La religion du crime/Chapitre VII

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Librairie anti-cléricale (p. 61-64).


CHAPITRE VII

LE BATTEUR DE DIG-DIG

Arthur Angedemer et l’abbé Meurtrillon étaient sortis ensemble de chez Bec.

Comme une assez forte pluie tombait, le gérant de l’hôtel Gigondas et l’ancien aumônier des Servantes de la discipline étaient restés sous la porte cochère et causaient ensemble depuis un quart d’heure.

Bec, on se le rappelle, avait dit à Meurtrillon qu’Arthur pourrait lui donner quelques renseignements sur Jeanseul.

— Alors, disait Meurtrillon au bel Arthur, le caractère de ce Jeanseul peut, d’après vos renseignements, se résumer dans ces deux mots : Amour et Bienfaisance.

— Ce sont, en effet, dit Arthur, les deux préoccupations de ce bon naïf.

— Vous êtes sûr que Jeanseul aime Mme Cingali ?

— Sacabre l’affirme, et le gaillard a pendant trop longtemps frétillé chez Mme Cingali pour ne pas savoir à quoi s’en tenir au sujet du jeune homme auquel nous avons maintenant tant de motifs de nous intéresser.

— Et en quoi consiste la bienfaisance de Jeanseul ? Que fait-il ?

— Il visiterait les taudis des quartiers pauvres et jouerait les « petit manteau bleu », grâce à une rente de quatre cents francs par mois venant de je ne sais quelle source, et qu’il gaspille sottement en libéralités. Vingt jours sur trente il serait plus pauvre que Job, ce personnage biblique dont la consolation suprême était de s’asseoir sur des tessons.

— Jeanseul jouit en effet d’une rente mensuelle de quatre cents francs, dit Meurtrillon. J’ajouterai que c’est moi qui suis chargé de lui transmettre l’argent à partir du mois prochain.

— Voilà qui peut nous être utile, fit observer Angedemer. Mais le difficile est toujours pour moi, ajouta le bel Arthur, de relier connaissance avec Jeanseul.

— Ne vous occupez-vous pas aussi de « ceux qui souffrent » ? dit Meurtrillon en accentuant d’une façon particulière ces trois derniers mots.

— Sans doute, dit-il… Mais c’est autre chose.

— Je vous l’accorde, répondit Meurtrillon, qui ajouta d’un air en apparence indifférent :

— La bienfaisance et l’amour sont deux sentiments que le monde estime, mais très imprudent est celui qui s’y abandonne. On tire toujours parti contre nous de nos meilleures tendances.

Arthur, qui, dans l’entretien qu’il avait eu avec Meurtrillon, avait pu voir que celui-ci allait droit au but et ne disait rien d’inutile, cherchait à comprendre la portée de l’observation vague du prêtre, quand un individu passa devant la porte cochère.

Ce personnage était court et trapu. Une casquette de loutre, rabattue sur son front, lui cachait les yeux, il était vêtu d’une vareuse de laine marron et d’un pantalon de velours de même couleur.

Angedemer, apercevant l’individu, poussa une exclamation de surprise, regarda Meurtrillon et dit tout bas au prêtre :

— Je vous comprends…

Puis, désignant l’homme à la casquette, Arthur ajouta :

— Voilà notre affaire. Le batteur de dig-dig passe…

— Le batteur de dig-dig ? demanda Meurtrillon.

— Vous allez voir… c’est une recrue…

Angedemer courut après l’homme et lui saisit la main en disant : Ceux qui souffrent.

L’individu s’arrêta sans paraître étonné, et comme si les trois mots que venait de prononcer le bel Arthur constituaient une sorte de mot d’ordre connu :

— Eh bien ! demanda Angedemer à voix basse, comment va le commerce de l’épilepsie ?…

— Je viens d’opérer à Charonne, dit l’homme, et je n’ai recueilli que dix-sept sous.

— Vous plairait-il d’avoir une attaque ici même ?

— Quand ?

— Tout de suite.

— Ce sera dix francs, payés d’avance, fit observer l’individu.

— Soit, répondit Arthur. Vous allez tomber du haut-mal, là-bas, devant la boutique sur laquelle est écrit ce nom : Cingali.

L’homme avec qui le bel Arthur tenait cette singulière conversation souleva la casquette qui lui couvrait en partie les yeux et regarda dans la direction indiquée.

La lueur d’un réverbère vint l’éclairer en pleine face.

L’épileptique, — ou, pour l’appeler par le nom étrange qu’en argot l’on donne aux individus qui simulent l’épilepsie afin d’exciter la pitié des passants, — le batteur de dig-dig était effrayant.

Qu’on se figure une tête d’homme-chien, velue jusque sur le front, et présentant une particularité affreuse : deux yeux ronds et tout blancs qui semblaient prêts à jaillir de leur orbite.

Cette épouvantable difformité, qui d’ailleurs ne paraissait point empêcher le monstre d’y voir très clair, avait sans doute décidé ce malheureux à choisir l’étrange et inavouable profession qu’Arthur venait de lui demander d’exercer pendant quelques minutes.

Le batteur de dig-dig tendit la main, reçut ses dix francs et eut un sourire qui découvrit deux rangées de dents noires et pointues.

— Surtout, dit Arthur, soyez sérieux et ne vous étonnez de rien.

— Entendu, bourgeois, répliqua le faux épileptique. Vous allez assister à un travail soigné.

Après avoir jeté autour de lui un coup d’œil circulaire, afin de s’assurer qu’il n’avait été vu par aucun agent, l’homme aux yeux jaillissants s’éloigna sans trop presser le pas.

Arthur revint près de l’abbé Meurtrillon.

— Jeanseul, dit-il, est en ce moment chez les Cingali. Je l’ai aperçu de loin. Celui que j’ai appelé le batteur de dig-dig va nous venir en aide. Il est des nôtres. Vous allez le voir travailler tout à l’heure. C’est un gueux digne de l’ancienne cour des Miracles. Regardez-le s’éloigner. Il ne se presse pas. Il prépare, retenant son haleine, son petit travail d’asphyxie momentanée. Il va pousser un cri aigu et tomber en arrière devant la boutique des Cingali. Si vous vous approchez alors, vous verrez un spectacle d’un réalisme effrayant : la tête raidie dans une rotation d’une rapidité extraordinaire, la face contournée, les lèvres saillantes et bleues, l’écume à la bouche, le visage empourpré, tous les traits animés de mouvements convulsifs, les yeux blancs hors de l’orbite, l’épileptique, grinçant de ses mâchoires entrechoquées, se tordra sur le trottoir avec des contractions de membres en dedans qui feraient illusion au docteur Carlate lui-même. D’ailleurs, écoutez. Entendez-vous ce cri. Le voilà qui commence…

Et, quittant le prêtre, Angedemer se dirigea rapidement du côté de l’homme qui se tordait.

La pluie tombait moins depuis quelques minutes.

L’abbé Meurtrillon passa sur l’autre côté du trottoir et observa de loin le groupe qui s’assemblait autour du forcené.

Arthur, criant : « À l’aide ! » gesticulait presque autant que l’épileptique.

En voyant Jeanseul sortir de chez Cingali, traverser la rue, immobiliser le furieux qui se débattait, puis le transporter dans la direction d’une boutique de pharmacien dont les gros bocaux verts et rouges brillaient comme des yeux d’animaux fantastiques, Meurtrillon se dit qu’Angedemer était décidément un être plein d’astuce.

« La combinaison, pensait le prêtre, est fort bien imaginée. L’empressement que le bel Arthur semble avoir mis à secourir l’épileptique va lui concilier la bienveillance de Jeanseul. Puis, avec un peu d’habileté, Arthur mènera Jeanseul où il voudra. Au reste, nous allons bien voir. »

Quelques minutes plus tard, le batteur de dig-dig, soutenu par Jeanseul et par Angedemer, sortait de la boutique du pharmacien.

Après une courte discussion dans laquelle le soi-disant malade exprimait, à en juger par ses gestes, qu’il se sentait de force à regagner de lui-même son domicile, Meurtrillon vit Maximilien et le bel Arthur quitter le monstre et s’en aller ensemble dans la nuit.

Le prêtre marcha derrière eux, les suivant de loin et allongeant le pas chaque fois qu’ils tournaient le coin d’une rue.

Évidemment, Meurtrillon avait un intérêt puissant à ne pas perdre de vue Angedemer et Jeanseul.