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La vie de Marie Pigeonnier/10

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Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 55-59).

X

Amour, tu perdis Troie

Une nuit de réveillon, un marquis plus ou moins authentique fut amené chez Marie et présenté chaudement par un de ses commensaux ordinaires.

Il ne serait venu à l’idée de personne de contester la noblesse de ce marquis, tant il avait grand air ; quelques médisants affirmaient tout bas qu’il vivait un peu à toutes les tables, pourvu qu’il mangeât, peu lui importait le ratelier.

On lui avait indiqué quelques riches partis, mais il avait peu d’enthousiasme pour le mariage ; on prétendait qu’il préférait redorer son blason de la main gauche.

Ses titres étaient-ils douteux ?

Une agence de renseignements aurait peut-être révélé un casier judiciaire, gênant pour entrer en ménage, et sans doute préférai-t-il rester célibataire pour éviter l’éclaircissement désagréable de ce mystère.

Il n’en était pas moins fort entouré, et les femmes laissaient volontiers tomber sur lui des regards significatifs.

Marie Pigeonnier n’échappa pas à cette étrange fascination qu’il exerçait sur le sexe faible.

Il s’en aperçut.

En homme qui s’y connaît, le marquis comprit tout le parti qu’il pouvait tirer d’une aussi favorable situation.

Sans empressement, et même avec une habile réserve, il adressa ses compliments à Marie, qui répondit avec un embarras dont elle n’était certes pas coutumière.

Sous le regard de cet homme qu’elle voyait pour la première fois, elle perdait son assurance et cherchait une contenance.

La malheureuse était pincée.

Le marquis eut la cruelle rouerie de ne pas y prendre garde.

Il parla avec une aisance qui troubla profondément sa victime.

Avant de se hasarder dans ce délicieux repaire, le marquis avait pris ses informations.

Son plan était arrêté d’avance, pour le cas où Marie Pigeonnier mordrait à l’hameçon.

Du premier coup, Marie avait mordu.

Enfin elle avait approché de ses lèvres la coupe fatale, et elle allait boire goutte à goutte, longuement, l’enivrant poison dont tant de femmes sont mortes.

Ce soir-là, le marquis ne pressa point le mouvement ; il affecta presque de l’indifférence, si bien qu’en partant il laissa Marie Pigeonnier toute bouleversée.

C’était la revanche de l’amour ; elle allait en connaître tous les tourments, toutes les attentes, toutes les déceptions, toutes les souffrances.

Le supplice commença dès le départ de son tourmenteur ; ce soir-là, elle se retira triste dans sa chambre ; la nuit ne fut qu’une angoisse poignante,

Le lendemain la fièvre la prenait, et elle refusa toute nourriture.

Elle s’opposa à la visite d’un médecin ; le mal qui la rongeait ne céderait ni à une purge ni à un vomitif.

L’assouvissement pouvait seul la calmer.

Ce ne fut que le troisième jour que le marquis se présenta chez elle.

Il ignorait son indisposition, et après s’être informé de son état, il allait se retirer, quand on lui fit savoir que madame le priait de venir lui serrer la main.

Il se rendit près d’elle, non pas sans paraître étonné de cette familiarité, lui qui était si nouveau dans la maison.

Il s’assit, sur l’invitation de la malade, auprès de son lit ; elle le retint assez longtemps pour que l’on en jasât dans l’antichambre.

Que se passa-t-il entre le marquis et Marie ; personne ne le sut.

Toutefois cette visite eut sur sa santé une influence des plus favorables ; Marie se leva le jour même, et au dîner, elle mangea un rouget tout entier, et de très bon appétit. Elle avait du goût pour ce poisson.

Elle fut plus gaie et dormit assez bien.

Dès le matin le marquis venait prendre de ses nouvelles, et elle le recevait debout, dans son salon.

Tout le monde la trouva radieuse, rayonnante, transformée.

Assurément cet homme disposait d’une puissance particulière, puisqu’il lui avait suffi d’un entretien de deux heures à peine pour guérir une femme déjà en danger.

Cela tenait du miracle.

Des amis ne purent s’empêcher même de féliciter le marquis d’une cure aussi prodigieuse, aussi rapide.

Et puis, le rouget est un si bon poisson !