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La vie de Marie Pigeonnier/9

La bibliothèque libre.
Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 47-53).

IX

La maison de la rue de Penthièvre.

Ce soir-là, Marie Pigeonnier rentra dans une chambrette où elle campait en attendant un asile digne d’elle.

Pendant une grande partie de la nuit elle rêva éveillée à la proposition du juif.

Elle répondait à toutes les objections qui se présentaient à son esprit.

Son grand désir était de se convaincre que cette proposition n’avait rien de suspect, et plus elle l’étudiait, plus elle la jugeait acceptable à tous les points de vue.

Marie Pigeonnier avait avalé bien d’autres couleuvres ; elle ne s’en portait pas plus mal.

Il ne lui restait plus rien à jeter pardessus les moulins ; pourquoi répugnerait-elle à y jeter les bonnets des autres ?

Allons, pas de sotte pudeur, ma fille ; lève-toi et cours chez le juif, qui est un brave homme, en somme, car il te met la fortune entre les mains de la façon la plus délicate.

C’est sous cette favorable impression que Marie se rendit chez le juif.

Quand elle arriva, il allait se mettre à table.

Il pria la visiteuse de vouloir bien partager avec lui son modeste déjeuner.

Elle prit place en face de lui.

— Avez-vous réfléchi, dit le juif ?

— J’accepte, répondit sans hésitation l’ex-repentie.

— Parfait. À votre santé.

— Merci.

— Buvons à notre association.

— Avec plaisir.

— En prenant le café, je vous donnerai lecture du petit acte que j’ai préparé et nous le signerons séance tenante. Ne craignez rien, cela n’a d’autre but que de nous sauvegarder, vous et moi, vis-à-vis des tiers ; et puis, tout le monde est mortel.

— Évidemment.

— Ainsi j’ai arrangé cela sous forme de location ; d’après des chiffres de ma première opération de ce genre, et différents renseignements sur d’autres identiques, j’ai pu évaluer les recettes à quinze, dix-huit et même vingt mille francs par mois, suivant les saisons ; les frais généraux déduits, il resterait un produit net minimum de douze mille francs par mois ; quand ce chiffre sera dépassé, vous prendrez les trois quarts du surplus pour vous. Maintenant je porte la location à six mille francs par mois, ce n’est pas trop ; qu’en dites-vous ?

— C’est raisonnable ; seulement je me réserve le droit de me retirer dans le cas où vos évaluations ne se réaliseraient pas.

— Oh ! dans ce cas, nullement probable, j’aimerais mieux consentir à une réduction proportionnée à la différence des recettes ; nous aurons tous deux intérêt à nous mettre d’accord sur ce point.

— Dans ces conditions, je suis prête à signer.

Aussitôt après le déjeuner, les deux associés échangèrent deux feuilles de papier timbré dans les formes convenues, et sans plus tarder se rendirent chez un tapissier pour traiter de l’ameublement du petit hôtel.

Ce petit temple du plaisir était situé vers le milieu de la rue de Penthièvre ; il n’a d’ailleurs pas changé depuis de destination, il a seulement changé de propriétaires.

De petites circulaires roses furent adroitement distribuées dans le monde léger.

Elles produisirent leur effet.

L’hôtel de Marie Pigeonnier devint bientôt le lieu de rendez-vous des désœuvrés riches, des chercheurs de distractions épicées, auxquels se mêlèrent quelques échantillons de la bohème dorée.

Les rendez-vous de noble compagnie,
Se donnaient tous en ce charmant séjour ;
Et doucement on y passait la vie
À célébrer le champagne et l’amour.

La dame de pique y vivait en parfaite intelligence avec la dame de cœur.

Les fidèles les caressaient toutes deux tour à tour, et quelquefois en même temps.

Elles n’étaient nullement jalouses l’une de l’autre ; l’intérêt les liait.

Les prévisions du juif furent dépassées.

L’or roulait sur les tapis verts et tombait dru dans les aumônières des dames quêteuses.

Bref ! c’était la maison où l’on s’amusait le plus de tout Paris.

Marie Pigeonnier triomphait et rayonnait.

À son tour, elle serait enviée.

En effet, une maison rivale lui suscita des ennuis, et sans de hautes protections elle aurait succombé.

Par bonheur, elle avait su attirer et retenir chez elle quelques sommités ayant grand crédit et haute influence.

Elle ne fut donc pas inquiétée.

Aussi son exploitation prospérait de jour en jour.

Le juif touchait régulièrement de gros dividendes ; Marie Pigeonnier achetait de la Rente, des Ville de Paris et du Crédit foncier ; il faut lui rendre cette justice, qu’elle ne se laissait jamais prendre aux fantastiques émissions de titres à fortes majorations.

Noblesse oblige et succès aussi.

À la fin de la première année, on fit de sérieux embellissements dans l’hôtel, tout l’ameublement fut renouvelé.

Il fut même question de louer une maison voisine, l’hôtel étant devenu insuffisant.

Mais on dut y renoncer devant les exigences du propriétaire et des locataires qu’il fallait indemniser.

La vogue ne se ralentit pas.

La maison jouissait d’une réputation européenne ; tous les étrangers de bonne marque s’y mêlaient à la foule des abonnés de Marie Pigeonnier et d’un grand nombre de jolies femmes ; certes, les plus irrésistibles qu’on puisse trouver sur les grandes places du monde entier étaient réunies là ; avec de tels éléments, l’hôtel de la rue de Penthièvre devait faire de bien brillantes affaires.

Ce fut assurément la plus belle période de la vie de Marie Pigeonnier.

Malheureusement elle avait encore un peu de ce quelque chose qui perd les femmes tôt ou tard ; son heure de faiblesse n’avait pas encore sonné à l’horloge de l’amour.

Elle ne pouvait plus beaucoup tarder.