La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 04

La bibliothèque libre.
La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 55-79).
LETTRE IV


Brooklyn, 5 novembre 1849.

Me voici à New-York, ou plutôt dans la partie de cette grande ville appelée le Brooklyn, qui en est séparé par l’East-rivers et prétend être une ville à part ; elle y a droit par son esprit créateur. Brooklyn est aussi paisible que New-York est bruyant et agité. Bâtie sur les hauteurs de Long-Island, elle a des points de vue magnifiques sur le grand port, des rues larges et tranquilles plantées des deux côtés d’ailantus, espèce d’arbres chinois de la famille des acacias, je crois, et dont le feuillage ressemble à celui de nos frênes ; cependant ses feuilles sont beaucoup plus larges et portent maintenant de longues fascioles. D’autres arbres, à tiges plus élevées que l’ailantus, donnent aux rues de l’ombre et l’aspect de la campagne. On dit que les négociants de New-York traversent la rivière pour se rendre à Brooklyn (où ils ont leur habitation et leur famille), afin de pouvoir dormir. L’ami chez lequel je suis, Marcus Spring, a sa maison de commerce à New-York et sa demeure proprement dite à Brooklyn ; elle est charmante, champêtre, et porte le nom de Rose-Cottage. Spring l’a fait bâtir, a planté lui-même les arbres, les berceaux de vigne qui l’entourent ; il a semé dans ses terres du maïs et des plantes potagères ; c’est une création mi-parc, mi-jardin. Il part tous les matins pour New-York et revient chaque soir, non pas seulement pour dormir, mais se reposer, être heureux avec sa femme, ses enfants, ses amis. Rose-Cottage est situé à l’extrémité de la ville. Ne te figure pas que c’est une petite ville, elle a cent mille habitants, une maison commune fort belle et cent églises ; de Rose-Cottage, on voit la campagne avec ses hauteurs boisées, ses champs verdoyants de trois côtés. Des maisons en construction sur divers points menacent de faire invasion sur les champs ; mais il s’écoulera encore plusieurs années avant que Rose-Cottage soit dans la ville. Je passerai quelque temps ici avant d’aller dans le Massachusett et à Boston.

J’aurais beaucoup, beaucoup de choses à te raconter si le temps me laissait le loisir et le repos nécessaires. Je vais te dire comment ma vie se passe, en procédant avec plus d’ordre que je ne l’ai fait en Danemark. Les impressions que je reçois sont plus grandes, plus massives ici ; c’est une espèce de bloc, si je puis m’exprimer ainsi. Je n’ai pu parvenir encore à les dominer, à les manier, ni trouver de paroles pour les exprimer. Je pressens des figures dans ce bloc ; il faut du temps et du travail pour qu’elles en sortent.

Mais une chose est certaine : l’effet produit sur moi par mon voyage en Amérique a déjà pris le tour le plus décidé, sa nature est tout autre que je ne m’y attendais. Je suis venue ici pour respirer un air vital plus frais, pour étudier la vie de ce peuple, les institutions d’un État nouveau, pour avoir des idées plus nettes sur certaines questions relatives au développement de l’État et de la nation, surtout pour étudier les femmes, la vie de famille dans le Nouveau-Monde, et connaître l’avenir de l’humanité en prenant mon point de vue au seuil du foyer. Les sources du ciel forment les fleuves ; de même la vie des peuples et leurs destinées dépendent de la vie cachée du foyer domestique. Je suis venue, en un mot, pour m’occuper d’affaires générales, et c’est la vie privée, ce sont les individus qui captivent surtout mon intérêt, mes sentiments, mes pensées. Je suis venue avec le dessein secret de me détacher du roman et de ce qui le constitue, de songer uniquement à un autre but, et me voilà forcée de m’en tenir au premier plus fortement que jamais, forcée sans rémission, par mes pensées et mes sentiments, à donner la vie à des formes, des tableaux, des rapports qui se sont agités dans l’ombre et l’arrière-plan de mon âme depuis une période de vingt ans. Dans ce pays soi-disant de la réalité (qui a cependant plus de vie poétique qu’on ne le pressent en Europe), j’ai déjà « in petto » vécu et écrit d’une manière plus romantique que je ne l’ai fait depuis bien des années, et il est probable que je continuerai de même pendant mon séjour ici.

Quand je me suis aperçue qu’à partir de mon réveil, le matin, je m’occupais dans mon atelier le plus intérieur, non pas d’affaires et de questions américaines, mais de mes propres créations d’idées, sous l’influence des impressions que me donnaient mon nouvel entourage, mes nouveaux rapports, alors j’ai renoncé à la pensée d’essayer un autre travail, et m’en tiens à celui que Dieu m’a imposé. Je dois chercher également ici à faire fructifier mon talent, à suivre ma vocation en laissant les événements et les choses agir sur moi comme bon leur semble. Je cultiverai donc comme par le passé le monde de la vie privée, en y faisant pénétrer le grand air du Nouveau-Monde, de la vie universelle, et en lui donnant plus de substance. Je voudrais que ce fût toujours ainsi ; j’y parviendrai mieux à l’avenir. Je pressens depuis longtemps le roman de la vie dans sa grandeur, son intimité infinie, et n’oublierai jamais le moment où commença à poindre devant moi la première vision d’un monde glorifié. Aurora céleste, elle a été, elle est et restera éternellement le point lumineux de ma vie. J’en ai l’obligation à la Suède. Mais des nuages l’obscurcirent pendant un moment ; je ne la voyais pas avec netteté, ou plutôt son impression ne se présentait plus à moi avec sa première beauté. Maintenant je la vois de nouveau, et, j’en ai le pressentiment, je serai redevable de son complet développement à l’Amérique.

Ma vie dans ce Nouveau-Monde, et avec lui, prend aussi une forme romantique. Ce n’est pas seulement un nouveau continent, une nouvelle civilisation, avec un avenir de plusieurs milliers d’années, que je dois observer ici ; c’est une âme pleine de vie, un grand caractère, un esprit individuel que je dois apprendre à connaître, avec lequel je dois vivre, causer durant une vie en commun profondément sérieuse. Combien je voudrais saisir son trait caractéristique, entendre ses révélations, sa parole d’oracle relativement à sa vie et à son avenir ! La grande et unanime hospitalité avec laquelle ce nouveau monde m’accueille me fait comprendre que c’est un cœur, un esprit vivant qui viennent en lui au-devant de moi.

Quelques mots maintenant de ma vie extérieure. Je t’ai quittée la dernière fois au moment où je partais avec M. et madame Downing pour faire une visite à la famille Hamilton. Lorsque nous arrivâmes sur le port de Newburgh, deux hommes, l’un gras et l’autre maigre, allaient et venaient en parlant haut, avec feu, on aurait pu dire avec colère. « Quiconque voyage avec ce bateau à vapeur est volé ! s’écriait l’un, il est rempli de filous et de fripons. » L’autre criait : « Quiconque tient à sa vie doit se garder de voyager avec le bateau à vapeur en faveur duquel vous parlez ; c’est un pot fêlé, il sautera au premier jour. » — « C’est faux, de la plus grande fausseté, » reprenait le premier ; et ils se lançaient de terribles coups d’œil sous leurs sourcils froncés, tout en continuant d’aller, de venir, en faisant chacun l’éloge de son bateau et dénigrant celui de l’autre. « Que signifie cela ? » demandai-je à Downing. Il sourit avec calme et répondit : « C’est de l’opposition. Deux bateaux se font concurrence pour les passagers, et ces hommes sont lancés pour faire le puff chacun en faveur du sien. Ils recommencent ce rôle chaque jour ; cela ne signifie rien. » Je remarquai aussi que, tout en se lançant les plus farouches regards, un sourire était souvent appelé sur leurs lèvres par les injures spirituelles qu’ils s’adressaient au sujet de leurs bateaux, qui probablement ne les méritaient pas. Les gens dont ils étaient entourés riaient et ne s’inquiétaient pas le moins du monde de leur querelle. C’était une comédie ; seulement je m’étonnais qu’ils eussent le courage de la répéter si souvent. Downing avait déjà fait son choix.

Nous étions à bord depuis un moment, quand le capitaine fit offrir à mademoiselle B… et à ses amis le passage gratuit sur son bateau à vapeur et sur le chemin de fer de l’Hudson. Nous voguâmes donc aux frais de ma bonne renommé et de la politesse américaine ; l’air était calme et chaud comme en été. Mais le tuilier M. A…, qui s’était déclaré mon ami, qui m’avait apporté des fleurs et invité à venir à sa villa, qui avait découvert quelques bons districts phrénologiques sur mon front, s’empara de moi, me conduisit auprès de sa femme, laquelle me présenta un poëte dont elle prétendait que je devais connaître les vers. Le poëte me présenta trois femmes, ces trois femmes m’en présentèrent d’autres, ainsi que des hommes. J’étais pour ainsi dire épuisée, j’eus chaud comme dans un four et me sauvai du salon vers mon silencieux ami, sur le tillac, lui reprochant de m’avoir laissée devenir la proie des indigènes de la contrée. Du reste, mon ami le tuilier me plaît beaucoup, c’est une nature bienveillante, large, solide, avec un cœur ouvert et une physionomie franche. Le poëte me plut aussi, il était animé et bon enfant ; malheureusement je n’avais pas lu ses vers, et mes nouveaux amis étaient trop nombreux. Sur le pont, je pus enfin rester assise en silence à côté du silencieux Downing, en sachant toutefois que je m’entretenais intérieurement avec lui, que son regard reposait sur les mêmes objets que le mien, qu’il les comprenait, les jugeait à peu près comme moi, parce que nous nous comprenions. Une parole dite de temps à autre, une observation, nous ranimait. Que ce genre de sociabilité est agréable!

Du bateau à vapeur nous passâmes sur le chemin de fer de l’Hudson (le même qui est en construction en face de Newburgh). Nous volions avec la rapidité d’une flèche vers la villa de M. Hamilton, située sur une hauteur au bord de la rivière. Nous fûmes bientôt dans une jolie habitation et au centre d’une vie de famille charmante.

M. Hamilton est fils du général de ce nom, contemporain et ami de Washington, ainsi que l’un des grands hommes de la guerre de l’indépendance. Madame Hamilton est une femme d’un certain âge, encore jolie, aux douces manières maternelles; un fils et trois filles composent cette famille. Madame Skeyler, la fille mariée, — dont bien des bouches m’ont fait l’éloge, en la représentant comme une femme remarquable sous le rapport du cœur et de l’esprit, — m’a offert de visiter avec elle les écoles et autres établissements de bienfaisance de New-York. J’ai accepté avec reconnaissance. Les deux sœurs plus jeunes non mariées, Mary et Angélika, me semblent le type des deux caractères de femme que l’on trouve dans les romans de Cooper. Mary a de la vivacité, du feu, de l’énergie, des yeux bleus animés, de l’esprit, sa conversation est amusante; Angélika, douce et sereine, jolie, digne comme la madone, est à mes yeux (comme à ceux de bien d’autres) une personne des plus attrayantes. J’ai remarqué surtout le charme particulier de sa voix et de ses mouvements. Sans faire de questions, elle établit la conversation, même avec les étrangers, et l’entretient d’une manière fort agréable.

M. Hamilton m’emmena visiter quelques-uns des petits cultivateurs ou métayers des environs, afin de me donner une idée de leur position. Nous arrivâmes chez plusieurs d’entre eux à l’heure du diner, et je vis leur table richement fournie de viande, de gâteaux, de maïs, de légumes, de fruits et du plus beau pain de froment. Les maisons étaient pour la plupart une espèce de construction particulière en bois, agréablement bâties. Les chambres sont claires, propres, elles ont de grandes fenêtres. J’étais enchantée de causer avec M. Hamilton, qui sait beaucoup de choses sur ce pays; c’est un ami ardent de ses institutions, dont il a eu l’occasion de reconnaître l’utilité durant sa longue carrière administrative. La journée était belle, un peu froide au vent, et n’avait rien de ce que tu appelles «un air bien mélangé!» Il a quelque chose de si vif, de si pénétrant ici, que j’en suis pénétrée comme je ne l’ai jamais été en Suède.

Il y eut beaucoup de monde à diner; parmi les convives se trouvait Washington Irwing. C’est un homme de soixante ans environ. Il a de jolis yeux, un grand nez bien fait, une figure encore agréable sur laquelle des fossettes et sourires jeunes rendent témoignage de la jeunesse de l’âme et de l’esprit. Son caractère est, dit-on, des plus heureux et son cœur excellent. Irwing s’entoure d’une foule d’enfants appartenant à ses frères et sœurs, plus particulièrement des filles dont il fait le bonheur et qui le rendent heureux par leur affection (il ne comprend pas la nécessité des garçons). On assure qu’il est doué de la faculté spéciale de trouver bien tout ce qu’il possède et lui arrive. C’est un optimiste, mais non pas de ceux qui s’aiment eux-mêmes. Nous étions voisins à table, et je ne lui en veux pas de s’être laissé aller au sommeil; on m’avait prévenue que cela lui arrivait dans les grands diners: je n’en suis pas surprise en vérité; cependant ce diner n’était pas de ceux qu’on appelle longs et ennuyeux. Irwing cherchait visiblement à entretenir la conversation d’une manière polie, agréable, at je fis de mon mieux, comme tu peux le penser; mais cela n’allait pas. Après le dîner, je lui demandai la permission de dessiner son profil, et afin qu’il ne s’endormît pas tout à fait, je priai Angélika de s’asseoir en face de lui et de lui parler. Elle réussit parfaitement. Irwing s’éveilla si bien, devint si causeur, il y eut parmi les fossettes de son visage un tel mouvement de sourires et de gaieté, qu’il y aurait de ma faute si je ne possédais pas le meilleur et le plus frappant portrait de cet écrivain universellement aimé. Je suis charmée de pouvoir le montrer à ses admirateurs en Suède. Irwing m’a invitée chez lui, ainsi que mes amis, pour le lendemain au soir. Comme nous avions choisi ce moment pour notre départ, nous lui demandâmes la permission d’aller le voir avant dîner. Dans la soirée, les nouveaux mariés de la maison revinrent d’un voyage. Le jeune époux, assis entre son père et sa mère, se partageait également entre eux, répondant avec joie et tendresse à leurs questions et à leurs marques d’amour.

Parmi les choses intéressantes que j’ai vues ici et dans plusieurs autres familles des bords de l’Hudson, je citerai les Oiseaux d’Amérique, par Audebon, véritable œuvre de génie. Non-seulement on y trouve les diverses espèces d’oiseaux de ce continent, mais on apprend à connaître leur caractère, leur vie, leur histoire, la manière dont ils construisent leurs nids et se nourrissent; leurs joies, leurs combats, les dangers auxquels ils sont exposés. Plusieurs de ces dessins me paraissent un peu excentriques dans leur composition; mais qui peut l’être davantage que la nature elle-même dans certains moments? J’ai fait une autre connaissance agréable en la personne de M. Steevens. Il parle avec intérêt des antiquités découvertes dans l’Amérique centrale. Quel vaste champ elles ouvrent à l’esprit d’entreprise et d’examen des Américains! Ils ne prendront pas de repos que cette contrée ne leur appartienne et qu’ils n’y aient les coudées franches. De grandes difficultés s’opposent dans ce moment à ce qu’ils puissent y pénétrer.

Le jour suivant, nous eûmes, parmi les bonnes choses du déjeuner (elles ne sont que trop abondantes et trop fortes ici; le poivre de Cayenne gâte tous les mets et l’estomac), nous eûmes, dis-je, du miel du mont Hymette donné à la famille Hamilton par un ami arrivant de Grèce. Ce miel classique ne me parut pas meilleur que le miel vierge de nos abeilles septentrionales. La fleur et l’abeille sont, je crois, les mêmes partout et se nourrissent de la même rosée céleste.

Je suis allée dans la matinée, avec Mary Hamilton, chez Washington Irwing. Sa maison ou villa sur le bord de l’Hudson ressemble à une paisible idylle; des rangs serrés de lierre couvrent une partie de ses blanches murailles et couronnent le faîtage. Des vaches grasses ruminaient dans la prairie qui s’étend sous les fenêtres. Dans les appartements régnaient une chaleur d’été, la paix et en même temps l’animation. Washington Irwing, tout en possédant l’aisance de l’homme du monde et beaucoup de bonhomie dans les manières, a cependant quelque chose de cette timidité nerveuse qui s’attache aisément à l’écrivain du bon aloi le plus fin. L’esprit poétique est souvent obligé de payer ses relations avec les sphères divines par une petite désharmonie tenant à la pesante réalité terrestre. En font essentiellement partie: les visites des étrangers et les formes de la société telles que nous les avons adoptées dans la bonne compagnie de la terre. Ce sont des enveloppes qu’il faut briser pour parvenir au noyau; il arrive souvent que nous n’avons pas le temps de prendre cette peine. Un portrait de Washington Irwing peint depuis longtemps, et qui se trouve dans son salon, prouve qu’il a été d’une beauté remarquable. Ses yeux et ses cheveux noirs le feraient prendre pour un Espagnol. Il a été fiancé a une jeune personne belle aussi et d’une bonté rare; mais elle est morte, et Washington Irwing n’a pas cherché une autre fiancée; il a été assez sage pour se contenter du doux souvenir d’un amour complet, a vécu pour les lettres, l’amitié et la nature. C’est un sage sans rides ni cheveux gris. Il s’occupe maintenant de la biographie de Mahomet, qu’il livrera sous peu à l’impression. Deux femmes, l’une d’un certain âge, l’autre jeune, pas jolies, mais ayant des physionomies pleines d’âme, et proches parentes d’Irwing, étaient avec lui.

J’ai reçu chez les Hamilton de nouvelles visites, tous gens aux manières amicales, au cœur ouvert. Les femmes ont en général la taille fine, mais un peu frêle. Ensuite, Mary Hamilton et moi nous fîmes de la musique. Nous étions dans toute l’ardeur de l’exécution d’une ouverture à quatre mains, et nous nous en tirions assez bien pour qu’on nous criât bravo, quand M. Downing, avec sa voix mélodieuse, sa fermeté (qui fait parfois de lui une sorte de despote aimable), nous interrompit en disant: «Voici le moment!» c’est-à-dire, il faut partir. Nous nous arrêtâmes donc au milieu du morceau pour faire les adieux, courir au chemin de fer qui étendait ainsi sa rude main sur la musique de la vie. Elle m’accompagna cependant sous la forme du souvenir de l’impression que m’avait faite cette agréable vie de famille. M. Hamilton, qui a été d’une bonté parfaite à mon égard durant cette visite, nous a accompagnés jusqu’à l’embarcadère. Il a fini par me prier de le considérer comme un père, et sa maison comme la mienne ; d’y venir et d’y rester toutes les fois que je me trouverais moins bien dans n’importe quel lieu des États-Unis. Je sais que cette offre m’a été faite aussi sérieusement que celle de Downing quand il m’a dit de le traiter en frère et de lui donner l’occasion de m’être utile. « Ne l’oubliez pas ! » telles furent ses dernières paroles lorsque nous nous séparâmes.

Nous remontâmes l’Hudson pendant une sombre mais belle soirée. L’air était complétement calme ; de temps à autre un bateau à vapeur tonnant, aux cheminées flamboyantes, venait à nous ; la rivière était d’un calme extraordinaire. Çà et là de petites lumières rouges apparaissaient sur les ombres noires projetées par les hautes montagnes du rivage. « Ces lumières proviennent des cabanes où habitent les ouvriers du chemin de fer, me dit Downing. — Vous vous trompez, répliquai-je, ce sont de petits nains qui regardent à travers le roc et ouvrent les lucarnes de leurs salles dans la montagne. Nous savons cela, nous autres Scandinaves ! » Downing sourit, et mon explication fut adoptée.

Ce que je pourrais regretter, si je songeais à regretter quelque chose ici, où il y a si grande abondance de vie, ce serait la vie des fables et des légendes que l’on rencontre partout en Suède. Elle fait de notre pays une terre poétique, dont les montagnes, les forêts, le sol, le bord des rivières et des lacs sont pleins de runes symboliques[1] ; chaque pierre, chaque motte de sable y est animée. Les magnifiques montagnes et collines de l’Hudson y auraient des noms, des légendes du même genre. Ici les traditions ne se rapportent qu’à l’histoire, surtout aux guerres contre les Indiens, et bien des noms ont une teinte d’ironie. C’est ainsi que l’on a donné à un rocher escarpé qui s’avance dans la rivière en forme de nez, le nom de «Nez-de-Saint-Antoine.» En passant devant lui, je me suis souvenue d’un petit poëme jovial que Downing m’a lu. Saint Antoine y est représenté prêchant les poissons. Ceux-ci accourent consternés et en même temps ravis, pour entendre le zélé père de l’Église qui veut les convertir. Le poëme se termine ainsi.

Ils furent enchantés, cependant ils préférèrent suivre leur ancienne voie.

Il en résulta donc pour saint Antoine — un long nez.

Je passai encore une couple de jours avec mes amis de l’Hudson, jours comblés de richesses, grâce à une infinité de belles choses que nos relations firent surgir, et aux fruits dignes du paradis que je mangeai. La nouvelle lune, en se montrant, donna un caractère encore plus romantique au voile d’été étendu sur les montagnes, la rivière, — et produisit des scènes d’une merveilleuse beauté. C’est par l’une de ces belles journées et avec une tempête chaude, que mes amis et moi, nous descendîmes l’Hudson pour aller à New-York. L’automne, en s’avançant, avait répandu sur la forêt d’arbres à feuilles rondes une teinte uniforme tenant de l’or et du cuivre, et brillante comme une broderie en or sans fin, sur le riche voile de vapeur indien qui couvrait les hauteurs et longeait l’Hudson. La violence du vent était telle, que le bateau penchait souvent sur le côté; et à mesure que le soir s’établissait, le silence augmentait parmi les groupes du grand salon rempli de monde. L’ami se rapprocha de l’ami ; les mères pressaient leurs enfants contre leur sein. Mes yeux tombèrent par hasard sur un homme de haute taille, d’un extérieur énergique et beau ; devant et près de lui était une petite femme dont il tenait la main pressée contre sa poitrine. J’étais, sans m’en rendre compte, un peu curieuse de voir le visage de cette femme. Elle tourna la tête, et sous son chapeau de paille je vis une figure noire sans aucun signe de beauté ; une vie muette, passionnée, y régnait comme dans l’atmosphère durant cette soirée orageuse et chaude, qui s’est gravée, ainsi que d’autres, en traits ineffaçables dans mon âme : tu les y verras un jour et sur le papier ; car tout ce que je sens fortement, profondément, je suis obligée, tu le sais, de le reproduire plus tard en paroles et en images.

Nous arrivâmes à New-York avec tempête et ténèbres, mais, du reste, très-confortablement à Astorhouse, où je fus bientôt assise intimement avec mes amis, prenant du thé et buvant du lait glacé exquis. « Pour entretenir la conversation avec vous, dit Downing lorsque nous eûmes fini, il faut, je crois, vous demander un — autographe. » Connaissant la terreur que m’inspire la manie américaine des autographes, il s’amuse souvent à mes dépens. Nous passâmes la soirée délicieusement en lisant chacun à notre leur nos poëtes favoris, Lowell, Bryant, Émerson. Il était minuit quand je me retirai dans ma chambre ; mais je restai longtemps encore levée, écoutant par ma fenêtre ouverte le petit clapotis de la pluie, m’enivrant de l’air balsamique, et laissant pénétrer en moi les aspirations d’une vie nouvelle.

Les Downing restèrent encore une couple de jours avec moi à Astorhouse, et dans cet intervalle nous visitâmes l’exposition des beaux-arts. Parmi les œuvres des artistes indigènes je n’ai remarqué qu’un grand tableau historique représentant la première guerre mexicaine entre les Espagnols et les Indiens, où l’on puisse découvrir des traces de génie proprement dit. Quelques œuvres plastiques me firent beaucoup de plaisir par la délicatesse de l’expression et la hardiesse de l’exécution, entre autres un buste en marbre de Proserpine et un petit berger écoutant le bruit d’un coquillage, tous deux d’un artiste américain appelé Hiram Powers. On aurait pu souhaiter quelque chose de plus grand, de plus national dans le sujet, mais il ne laissait rien désirer quant à la beauté, à la perfection des formes. En face des salles de l’exposition des arts américains, et cela me paraît bien, est ce qu’on appelle la galerie de Dusseldorf, où sont réunis des tableaux anciens, surtout de l’école allemande. Les artistes commençants et les amateurs y trouvent des sujets d’étude et des points de comparaison. Le temps ne m’a point permis de visiter la galerie cette fois.

Parmi les bonnes choses que j’ai rencontrées ici, il faut compter les propositions qui m’ont été faites par M. Putnam, libraire fort estimé de cette ville. Downing s’en est réjoui, car il connaît M. Putnam comme un homme parfaitement probe et sûr; je le crois rien qu’en voyant ses yeux.

Il m’en a beaucoup coûté de me séparer des Downing. Le temps que j’ai passé avec eux a été si riche sous le rapport des jouissances de l’esprit et du cœur, que je voudrais l’appeler mes jours des pains azymes dans le Nouveau-Monde. Je me suis fortement attachée à ces amis excellents. Je les reverrai!... J’ai infiniment d’obligations à Downing pour la sagesse, le tact, la gravité fraternelle avec lesquels il m’a aidé à combiner mes mouvements dans ce pays, à faire un choix parmi les invitations qui m’ont été adressées, etc., etc. En nous séparant, il m’a exhorté avec son fin sourire à me servir, en toute occasion, d’un peu de tact inné, — c’est précisément ce qui me manque, — pour savoir ce que je dois faire ou non. Je crois avoir suivi ce conseil sur-le-champ en refusant un jeune homme qui me proposait de grimper avec lui dans un clocher très-élevé. Rien ne me frappe comme l’ardeur, le penchant juvénile, je dirai presque enfantin, de ce peuple pour les entreprises. Il ne redoute rien, et croit tout possible. Mais — je suis trop vieille pour grimper dans les clochers avec les jeunes gens.

Après le départ de mes amis, M. Putnam s’est emparé de moi pour me conduire à sa villa de Staten-Island. Notre voiture eut de la peine à se frayer une route vers le port, à travers la foule des véhicules de toutes sortes qui encombraient les rues. J’admirai l’adresse avec laquelle leurs conducteurs s’évitent, tournent les difficultés, et dénouent sans fâcheuses aventures ces véritables nœuds gordiens composés de charrettes, etc. C’est remarquable, mais non pas amusant. J’étais dans l’attente continuelle de voir entrer la tête des chevaux par la portière ou d’être brisée en même temps que notre voiture ; cependant tout alla bien, et nous atteignîmes le bateau à vapeur. La traversée fut très-agréable sur les eaux calmes de ce vaste port, où les embarcations de toutes grandeurs vont, viennent, passent, entre les navires à voiles. — Quelle vie !

Dans la villa de M. Putnam, sur les hauteurs de Staten-Island, j’ai vu une maîtresse de maison délicieusement jolie, vive, aimable, trois jolis enfants, et le soir une foule de voisins. Je leur ai joué des polonaises et des chansons suédoises. Le bon morceau de la soirée a été un air plein de gaieté, chanté par un monsieur d’un certain âge. J’ai eu froid dans ma chambre, parce que le temps s’est raffraîchi et qu’on ne fait pas de feu dans les chambres à coucher ; c’est comme en Angleterre, mais non pas comme dans notre bonne Suède. J’aurai de la peine à m’accoutumer à ces chambres froides, où j’ai toutes les peines du monde à me lever et à m’habiller avec des doigts glacés. Mais j’oubliai tout cela lorsque, descendue pour le déjeuner, je me trouvai en face de mon aimable hôtesse, dans une pièce fort gaie ayant vue sur le port, la ville et les îles. Dans la matinée, M. Putnam me promena en voiture dans Staten-Island, et nous fîmes quelques visites. Les riches forêts, dorées par l’automne, étaient resplendissantes ; le jeu de leurs couleurs était chaud et profond comme les passions les plus pures de l’âme. Les sentiments qu’elles faisaient naître en moi me ranimèrent ; je passai à travers la forêt comme à travers un temple rempli de caractères symboliques ; je pouvais les lire et les expliquer. Nous avançâmes ainsi jusqu’à la plus haute colline de l’île, d’où la vue était grandiose et admirable par son étendue sur le pays et la mer. On ne distingue plus les hauteurs ; l’œil plane, tourne comme l’aigle dans les airs sans découvrir un rocher, une cime, sur lesquels il puisse se reposer.

Je vis aussi des habitations avec leurs jardins, des maîtresses de maison bienveillantes et jolies. L’une d’elles, véritablement belle, était triste, la mort avait récemment emporté sa joie. Dans une autre maison, le bonheur et la joie avaient établi leur domicile, on ne pouvait pas s’y méprendre. Je suis obligée de promettre que je reviendrai an printemps pour assister au retour de cette saison ; mais — je suis curieuse de savoir à combien de promesses je manquerai dans ce pays.

M. Putnam m’a reconduite à New-York chez l’aimable madame Skeyler, qui s’est chargée de moi à son tour, et m’a menée voir divers établissements publics, parmi lesquels se trouvent plusieurs grandes écoles où j’ai vu des centaines d’enfants très-vivaces ; j’ai surtout remarqué leurs yeux limpides, vifs et beaux. La méthode d’enseignement suivie ici me paraît avoir principalement pour but de tenir les enfants éveillés et de fixer leur attention. Une maison d’école contient plusieurs et même toutes les classes. Les plus jeunes enfants, ceux de quatre à six ans, sont au rez-de-chaussée ; chacun d’eux a sa petite chaise et son petit pupitre devant lui. À mesure que les écoliers avancent en âge et en instruction, ils montent un étage. Dans les écoles de filles, comme dans celles de garçons, les élèves de dix-neuf à vingt ans et au-dessus occupent l’étage supérieur ; ils y reçoivent leur diplôme et se lancent ensuite dans le monde pour y vivre et y enseigner selon ce que chacun a appris. Mais je n’ai pas recueilli grand’chose à cet égard. J’ai voulu faire des questions, on ne prenait pas le temps d’y répondre, et je n’ai point tardé a m’apercevoir que le but de ma visite n’avait pas été un enseignement, mais une exposition. Dans l’institut des sourds-muets, un jeune professeur a fait par signes à ses disciples un récit sur moi et la personne qui m’accompagnait ; ils l’écrivirent sur des tableaux suspendus au mur. J’admirai leur mémoire, la netteté de leur intelligence et du style.

Le jour suivant, nous avons fait une excursion dans l’une des îles. Des hommes bienfaisants y ont fondé un grand établissement pour recevoir et venir en aide aux émigrants qui arrivent d’Europe à New-York malades ou la bourse vide. Cette île s’appelle « Wards-Island, » et l’établissement « l’Asile des émigrants. » L’un de ses principaux fondateurs et administrateurs est M. Colden, autrefois l’un des premiers légistes de New-York, et riche maintenant ; il s’occupe des institutions de bienfaisance et leur consacre son temps et sa fortune. J’étais dans sa voiture, ainsi que madame Skeyler et Bergfalk, que j’ai entrainés avec nous. Arrivés sur le port, nous nous embarquâmes ; et cette course en bateau, sur des eaux calmes et odoriférantes (jamais je n’en ai trouvé de parfumées comme celles-ci), à la chaleur d’un soleil d’automne, était des plus agréables. On juge approximativement, à Wards-Island, des fortes dépenses que les Américains ont à faire pour recevoir la population pauvre et souvent la plus misérable de l’Europe, et des moyens qu’ils emploient pour y subvenir. Des milliers d’individus, couverts de haillons et malades, sont amenés ici, soignés, habillés, nourris, puis envoyés à l’ouest, dans les États du Mississipi, s’ils n’ont pas de parents ou d’amis plus rapprochés chez lesquels ils puissent aller. Des maisons spéciales ont été bâties pour les malades du typhus, pour les ophthalmies, les enfants malades, les convalescents, les femmes en couches ; plusieurs autres étaient en construction. Sur ces vertes collines, caressées par les vents moelleux de la mer, les malades doivent nécessairement se rétablir, quand la chose est possible, et les faibles se fortifier. Nous visitâmes les malades — des centaines avaient le typhus, — et les convalescents, assis à la bonne et substantielle table où ils dînaient. « Mais si vous leur donnez tous les jours une soupe et des viandes comme celles-ci, dis-je à M. Colden, vous devez avoir de la peine à les faire partir d’ici ? — ceux du moins qui ne vivent que pour manger. — Nous imitons alors la conduite du quaker envers son adversaire, répliqua M. Colden en souriant ; il le saisit d’une main vigoureuse : — Eh bien, dit l’adversaire, allez-vous me battre ? ce serait un procédé contraire à votre doctrine religieuse. — Non, je ne veux pas vous battre, mais vous tenir d’une manière désagréable. » Bergfalk était aussi satisfait que moi de voir cet établissement grandiose et de plus en plus florissant, que le peuple du Nouveau-Monde a créé en faveur des enfants malheureux de l’Ancien. Je ne jouissais pas moins de l’individualité de M. Colden, l’une de ces fortes natures qui peuvent porter de pareils établissements avec autant d’aisance qu’une mère porte son nourrisson. C’est un homme fort de cœur, d’âme et de corps. J’éprouve pour de tels hommes une admiration qui ressemble beaucoup à de l’amour filial ; ils possèdent cet aimant qui fait, dit-on, partie de la nature des montagnes.

J’ai visité aussi, avec madame Skeyler, une maison fondée en faveur des femmes repenties ; elle m’a paru bonne et bien ordonnée. Mademoiselle Sedgewik, l’une des directrices, agit d’une manière infiniment salutaire sur cette institution, en lisant à ces femmes des histoires propres à réveiller en elles la meilleure partie de leur nature, en leur parlant avec bonté et raison.

Madame Skeyler, aussi douce et maternelle dans son intérieur que bonne citoyenne au dehors — toute femme au noble caractère devrait l’être, — a été une hôtesse aimable pour moi ; je regrette seulement de n’avoir pu causer davantage avec elle. Ces écoles, ces asiles, etc., etc., sont parfaitement estimables ; — mais, hélas ! combien ils me fatiguent ! — Madame Skeyler m’a conduite chez mademoiselle Lynch, où j’ai vu quantité de gens, entre autres le poëte Bryant; il a une belle tête caractéristique à chevelure bouclée parsemée de gris.

De chez mademoiselle Linch, j’ai été menée par un aimable et loyal professeur — appelé Hacklitt, je crois, — aux Champs-Élysées, dans une île voisine de New-York, beau parc ainsi nommé à cause de sa poétique nature. Le temps et l’air étaient également ravissants; nous n’avons rien de pareil dans notre Vieux-Monde, du moins je n’ai jamais rien rencontré de semblable. Je hume cet air comme si c’était du nectar; il m’enivre presque délicieusement, et doit appartenir, à cette époque de l’année, à la vie magique de l’été indien. Je me suis donc promenée dans les Champs-Élysées avec de véritables sentiments élyséens; j’ai vu des masses de voiles blanches descendre l’Hudson comme des messagères de paix ailées, et j’ai laissé voguer mes pensées vers les amis que j’ai sur ses bords, amis nouveaux et cependant bien chers, éloignés et cependant si proches de mon cœur. Cette journée dans les Champs-Élysées du Nouveau-Monde a été ravissante. Mon professeur était bon et sage comme Mentor, plus sage, je crois, car il ne faisait pas de discours, m’accompagnait avec bienveillance, semblait jouir de ma satisfaction. Le soir il m’a fait traverser «East-River» et m’a conduite à Rose-Cottage dans le paisible Brooklyn. Je m’y reposerai quelques jours loin du monde.

Maintenant un mot sur mes nouveaux amis Marcus et Rebecca Spring. Ils sont d’une espèce tout à fait particulière, simples, humains, doués d’un esprit lucide, et me semblent angéliques. Dès mon premier dîner chez eux, ils m’appelèrent par mon nom de baptême et me dirent d’agir de même à leur égard. Je vis donc avec eux intimement comme avec un frère et une sœur. Ils ont été et sont d’une bonté inexprimable pour moi. Mon humeur était un peu triste les premiers jours. Je souffrais du froid, surtout dans ma chambre à coucher, et de la nécessité d’établir de nouveaux rapports, chose toujours désagréable pour moi. Mes hôtes ont fait mettre un poêle dans ma chambre, ce qui l’a rendue chaude, agréable, et je n’ai pas tardé à me trouver heureuse et à mon aise avec eux. Marcus aussi est « un homme qui s’est fait lui-même ; » je soupçonne cependant que Notre-Seigneur a été de la partie pour le cœur et la tête. Son visage (il me rappelle l’expression de Sterne) « ressemble à une bénédiction. » Rebecca est d’une famille de quakers, elle a quelque chose de la lucidité intime, de la réflexion propres à cette secte, dit-on. En outre elle est spirituelle, d’une conversation agréable, bien sans être jolie ; sa bouche est d’une fraîcheur exquise et animée, et sa taille d’une beauté classique.

Les deux époux sont de chauds patriotes, d’ardents philanthropes ; ils aiment les idéalités de la vie, et vivent pour elles, sont riches et font beaucoup de bien, à ce qu’il paraît. Ils s’intéressent au socialisme, mais en amateurs plutôt qu’en initiés proprement dits, et Marcus a associé une couple de ses commis à sa maison de commerce. Il est de cette espèce de gens qui n’aiment point à parler de ce qu’ils font, ni qu’on s’en occupe ; mais sa femme et ses amis aiment à parler de lui, et je n’en suis pas étonnée. Ils ont trois enfants : Eddy — le fils aîné, âgé de douze ans, pourrait servir de modèle pour un amour ou un ange de Raphaël ; il a l’air méditatif, calme, et beaucoup de finesse dans l’expression. La petite Jenny est robuste et vive ; puis vient le nourrisson, petit garçon aux boucles d’or, aux yeux bleus limpides, joli enfant, mais d’une mauvaise santé.

Avec Marcus, je cause de la marche présente et à venir du pays. Avec Rebecca, il est question de la vie intérieure, et j’apprends une infinité de choses qui me touchent et m’intéressent. Oui, en vérité, il y a ici beaucoup plus de poésie, de vie romantique, qu’on ne le suppose chez nous. Le climat aussi est juvénile, mais pas toujours de la meilleure manière ; car il est très-variable. Les premiers jours que j’ai passés à Brooklyn étaient d’une fraîcheur si piquante, que je gelais de corps et d’âme ; maintenant il fait si chaud, que j’ai couché les fenêtres ouvertes en regardant briller les étoiles à travers les stores, et l’aurore m’a apporté les souffles les plus doux de cet air et de ces parfums qui ont quelque chose de magique.

Le 7 novembre.

À mon grand regret, chère Agathe, il m’a été impossible d’écrire pendant quelques jours ; quand nous nous reverrons, je remplirai les lacunes de mes lettres. Beaucoup de choses flatteuses et fatigantes m’arrivent continuellement, mais elles ne méritent pas d’être couchées sur le papier. Ma vie est une lutte incessante contre l’amabilité et la curiosité ; j’en suis souvent épuisée ; souvent aussi je sens un souffle singulier de jeunesse, de renouvellement, inonder mon âme. J’ai éprouvé un sentiment de ce genre l’autre jour lorsque je me suis trouvée en rapport avec le noble enthousiaste H. W. Channing, nature aussi brûlante que pure, yeux rayonnants, visage régulier, et pur comme j’aurais pu me représenter celui d’un séraphin. À l’égard de son pays, c’est plutôt un amoureux disposé à la critique qu’un enthousiaste. Il aime avec enthousiasme ce qui est idéal, parfait ; la réalité lui paraît au-dessous de ce qu’elle est. « Nous sommes jeunes, très-jeunes, » dit-il relativement aux États Unis. Il parle d’Émerson comme d’un esprit supérieur lointain : « C’est le meilleur de nous tous, dit Channing. — Est-il votre ami ? demandai-je. — Je ne puis pas me flatter qu’un tel rapport existe entre nous : la différence est trop tranchante… Mais il faut que vous le voyiez pour le bien comprendre. » Je fis quelques observations contre les opinions d’Émerson. Channing répondit à peine ; il continuait à fixer Emerson en imagination, comme on lève les yeux vers une étoile de première grandeur. Cet homme doit avoir le don de fasciner.

Je partirai mercredi avec mes hôtes et Channing pour le « Phalanstère de l’Amérique du Nord, » dans le New-Jersey, afin de voir cet établissement singulier de près, et m’instruire relativement au « socialisme chrétien. » Bergfalk est des nôtres. Ensuite je reviendrai à Rose-Cottage, et j’y resterai jusqu’à la fin de la semaine. Je passerai celle qui suivra chez mademoiselle Lynch, à New-York, dans le tourbillon du monde ; puis je reviendrai ici, et j’irai avec mes hôtes dans le Massachusett, pour assister dans leur famille à la grande fête des « actions de grâces. » Elle est fixée cette année au 26 novembre, et sera célébrée avec solennité surtout dans les États de la Nouvelle-Angleterre, où elle a été fondée. Après quoi nous ferons une visite à Lowell, à Émerson et autres, chez qui nous sommes invités ; nous toucherons terre à Boston, où je compte passer les mois d’hiver ; mes amis retourneront chez eux.

Le soir.

Au coucher du soleil, je suis allée faire une promenade dans cette rue moitié ville, moitié campagne. Je marchais en silence sous les arbres verts, ayant à mon côté le joli Eddy Spring. Le ciel du soir était en feu et répandait sa chaude lueur sur les prés et les collines boisées. Quand je détournais les yeux pour les porter sur le bel enfant, son regard rencontrait le mien avec une douceur pénétrante angélique. Il paraissait voir et comprendre ce qui vivait en moi. Nous marchâmes longtemps ainsi, et le crépuscule commençait à venir quand un cavalier s’approcha de nous avec une grande boîte ou caisse sur le bras. C’était le bon Marcus et sa Dolly. La caisse était à mon adresse, et envoyée par M. Downing, qui l’avait remplie des plus belles fleurs. Quelques mots, plus charmants encore que les bouquets, y étaient joints. Rebecca et moi, nous arrangeâmes les fleurs dans un joli vase d’albâtre en forme de lis sortant d’un bassin ; Marcus et Channing nous aidaient des yeux.

Malgré mes fatigues de corps et d’esprit, je me porte bien, et suis fort reconnaissante de tout ce que j’apprends avec mes bons et affectueux amis, des sentiments qu’ils me font éprouver. La seule chose qui me manque, c’est de recevoir de bonnes nouvelles de ma mère et de toi. J’espère en la poste d’aujourd’hui, j’espère et j’aspire. Je vais faire partir cette lettre. Embrasse ma mère pour moi, et distribue des compliments à tous ceux qui voudront en avoir de ta {{droite|Fr.

  1. Sorte de caractères dont se servaient les Scandinaves antiques. (Tr.)