La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 06

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 111-130).
LETTRE VI


Westborough, 2 décembre 1849.

Chère Agathe, je t’écris d’une petite ville voisine de Boston, en attendant les wagons qui, à cinq heures du soir, nous emmèneront, c’est-à-dire Marcus, Rebecca, le petit Eddy, moi et Bergfalk, que j’ai décidé cette fois encore à nous accompagner. Il ne faut pas qu’il s’enterre dans les livres, ici comme en Suède, mais qu’il sorte et voie un peu la vie et les hommes, et commence par célébrer la fête des Actions de grâces, — l’une des solennités véritablement nationales des Américains, — au cœur des États où elle a été fondée, et où elle jouit encore de toute sa vitalité. Quand viendra l’hiver, il pourra s’enfermer avec ses livres. Cependant Bergfalk n’a pas été difficile à persuader ; il nous a accompagnés volontiers et avec plaisir.

Je t’ai écrit la dernière fois de New-York, pendant la lutte que j’y soutenais. Elle m’a fatiguée, et je n’ai pas été mieux à Brooklyn. Du monde depuis le matin jusqu’au soir ; et, tout en trouvant dans ce nombre des individus aimables, j’aspirai souvent à pouvoir me coucher et dormir. Il faut cependant que je te parte des moments où l’intérêt présent chassait l’envie de dormir, la fatigue, et me tenait plus éveillée que jamais. Je dois placer en tête l’improvisation de Channing, dimanche soir. Complétement lui-même, son discours coulait comme un flot limpide, était logique, brillant, parfait de contenu et de débit. Ce fut pour moi une fête intellectuelle continue. Il opposa l’idée d’un Dieu personnifié, le Dieu des chrétiens, au panthéisme qui est partout et nulle part ; développa comme émanant de la Divinité personnifiée les lois du devoir, de la société, de la beauté, de l’immortalité, imposées à chaque individu, et démontra que c’était par cette base seulement que le socialisme chrétien ou la société pouvait subsister et diriger les hommes vers le but suprême. Channing ne s’interrompit, ne se répéta pas une seule fois pendant ce discours dicté par une inspiration pure, prononcé avec un entraînement sans exagération ni passion, obéissant toujours à la règle du beau, et en faisant usage d’une polémique qui ne blessait pas le précepte de la bonté. Une fois seulement il dit d’un ton un peu plus accentué : « L’homme qui n’a pas aperçu en lui le dualisme de la nature humaine, qui n’a pas lutté contre le moi inférieur, est en dehors de l’humanité, — ou profondément à plaindre. »

La salle était comble, tout le monde écoutait avec la plus profonde attention. Le discours terminé, un cercle d’amis se pressa autour de Channing pour le féliciter. Je vis aussi l’orateur du dimanche précédent, M. H. James, aller vers lui, poser amicalement sa main sur la sienne en disant : « Vous êtes injuste à mon égard, vous m’avez mal compris. » Il était pâle, ému, mais complétement bon.

Ce soir-là, j’étais venue dans une petite voiture de Brooklyn à New-York, seule avec Channing, et m’étais aperçue durant ce trajet combien il paraissait chercher à distraire ses pensées et à les occuper de sujets complétement étrangers au discours qu’il allait prononcer. Mais lorsqu’il me ramena à la voiture, et au moment de nous séparer (il restait à New-York et je retournais à Brooklyn), je ne pus m’empêcher de lui dire : « Vous avez dû vous sentir fort heureux ce soir ! » — « Oui, oh ! oui, » répondit-il en soupirant à demi ; « mais j’ai blessé James. » Puis il me tendit la main avec son sourire rayonnant habituel et me dit : « Adieu, nous nous retrouverons le matin. » Mais quand viendra ce matin ? Nous nous séparons maintenant pour longtemps. Il est vrai que partout où l’on rencontre un esprit comme celui de Channing on doit croire que c’est le matin.

Je me souviens avec un plaisir particulier d’une soirée donnée par mes hôtes. Il y avait assez d’espace, d’air, de fleurs, et beaucoup de personnes aimables. Une jeune et jolie personne du nom de Sedgewick déclama des vers avec beaucoup de pathos dans la voix, mais du reste infiniment de calme ; sa sœur et elle avaient des chrysanthèmes naturels dans les cheveux. Une délicieuse jeune fille joua sur le piano ses compositions, petillantes de vie. On dansa aussi. C’était une agréable et joviale vie de société, où chacun mettait du sien et semblait jouir de la vie et des autres.

Nous partîmes le lundi matin en nous dirigeant à travers le Connecticut. J’ai quitté New-York avec le sentiment qu’une foule de lettres et d’invitations restées sans réponse, d’écoles, d’institutions non visitées, courraient après moi pour me saisir. Ma conscience était mauvaise, je fuyais en vérité le champ de bataille. Impossible d’agir autrement, de suffire à répondre à tous les appels, toutes les invitations, lors même que j’aurais pu faire dix personnes de mon seul et unique individu. Mais je reviendrai à New-York ; je veux voir encore quelque chose de ce que cette ville renferme de bon et de mauvais, et, sous ce dernier rapport, le quartier appelé « Five-Points, » composé de cinq rues qui se traversent, et habité par la plus mauvaise et la plus dangereuse partie de sa population. J’ai demandé à Downing, en plaisantant, s’il voulait parcourir « Five-Points » avec moi. Il a répondu par un refus positif. Hélas ! le beau et le bon ne se trouvent pas là. Ce que je cherche encore davantage, c’est la vérité, la réalité en tout et partout. Il faut que j’apprenne quelque chose de plus sur « Five-Points » et la haute société de New-York, où, je le sais, on trouve, comme dans toutes les grandes villes, les cinq dangereux et vilains points. Le premier, suivant moi, ce sont ses dîners si longs et si ennuyeux.

New-York m’a paru, extérieurement, une ville ennuyeuse, un casse-tête sans beauté ni intérêt. On y trouve de jolis et paisibles quartiers, avec de belles rues, de belles maisons ; mais la vie, dans ces quartiers-là, est morte. À Broadway, au contraire, c’est un fracas, un mouvement, une agitation sans fin ; dans la cité proprement dite, on se hâte comme s’il s’agissait de la vie, et les exhalaisons les plus détestables empestent l’air. New-York est la dernière ville du monde où je voudrais habiter ; on doit la considérer uniquement comme le grand hôtel, le caravansérail des deux Amériques et de l’Europe. Je dois dire cependant que j’y ai été tellement attaquée, tellement obligée de me défendre, que je n’ai pas eu le temps nécessaire pour regarder autour de moi et découvrir quelque chose de joli. Mais vive Brooklyn ! on peut du moins y vivre et dormir.

Continuons la course dans la vallée du Connecticut, vers les petits foyers de la Nouvelle-Angleterre, patrie des premiers pèlerins. Dans l’après-dîner, nous arrivâmes à Hartford, où nous étions invités à passer la soirée chez madame Sigourney, auteur de : Souvenirs agréables de pays qui le sont. J’ai donné ici des poignées de main à toute la ville, je crois, depuis l’évêque, beau prélat âgé, jusqu’à la petite fille allant à l’école, et j’ai joué mon rôle de société ordinaire. Madame Sigourney, femme amicale, un peu sentimentale, mais fort agréable, ayant des manières bonnes et maternelles, voulut absolument me garder chez elle la nuit. Il me fut donc impossible de retourner, comme je l’aurais désiré, dans ma jolie petite chambre de l’hôtel, pour me reposer et me taire… J’oubliai cet ennui le lendemain matin, en causant pendant le déjeuner avec mon aimable hôtesse et sa fille unique. Le soleil entrait, et cet intérieur avait un caractère de bonté et d’affection. Je me trouve toujours bien en pareil lieu et voudrais pouvoir y rester plus longtemps. Madame Sigourney m’a fait cadeau de ses œuvres poétiques, et j’y ai lu un poëme intitulé Mon pays ! qui m’obligea à lui baiser la main, tant il est joli, tant on y trouve un noble et véritable esprit féminin. Quelle est belle cette exhortation maternelle adressée à la terre du Nouveau-Monde :

« Sois la mère de tous les peuples opprimés, donne un nouveau foyer, de nouvelles espérances à tous les fils, à toutes les filles de la terre, qui fuient vers toi ; fais-les participer à ta richesse, à ta liberté, à ton bonheur, à toutes les bénédictions que tu as reçues. »

Après cet agréable moment de la matinée, je fus obligée de voir de nouveau des visages étrangers, puis mon aimable hôtesse me fit parcourir la ville, qui me parut bien bâtie, bien située. Les bâtiments publics sont les plus grands et les plus ornés de la ville ; l’intérieur et le dehors rendent témoignage de son aisance et de sa prospérité. À midi, je pris congé de mes nouveaux amis de Hartford, en promettant de revenir.

Du chemin de fer, je saluai la maison paternelle de Marcus, maison de campagne oú lui et plusieurs de ses frères et sœurs ont été élevés, et que ses regards cherchaient avec amour. La lune se levait et brillait dans les eaux du Connecticut, dont le chemin de fer longe les bords ; on apercevait les lumières des factoreries bâties sur l’autre rive. Je regardai d’heure en heure ce spectacle en croyant rêver, et vis plutôt que je me compris sa beauté ; car le mouvement et le bruit des wagons courant sur la voie ferrée agit sur moi d’une manière fatigante et m’assourdit. Nous arrivâmes assez tard à Worcester, où nous étions invités chez le maire ; il tenait en notre honneur maison ouverte ce soir-là. Sitôt arrivés, il nous fallut faire toilette et nous montrer à cette compagnie. Comme il y avait dans la ville une grande assemblée de maîtres et de maîtresses d’écoles du district, la foule était telle, qu’on pouvait à peine se mouvoir dans l’appartement, et mon hôte lui-même ignorait le nom de beaucoup de personnes qu’il me présentait. Cela m’était indifférent, puisque je saisis et me souviens fort rarement des noms étrangers. Chacun me donnait une poignée de main amicale. Nous eûmes aussi des chants affectueux de bienvenue et des bouquets offerts par de jolies jeunes filles et des jeunes gens. Je leur jouai la Polonaise de Necken, et Rebecca racontait, à ma place, la légende dont le sens profond frappe toujours les esprits. C’est, en outre, un bon représentant de la poésie scandinave naturelle.

Parmi les invités se trouvait le célèbre forgeron et philologue Elihu Burrit : il est de grande taille et fortement membré, a un front d’une élévation peu ordinaire, de grands et jolis yeux, et, en général, des traits forts mais agréables ; dans n’importe quelle société il exciterait l’attention par sa taille ainsi que par l’expression pleine de douceur et de philanthropie de son visage. Il venait d’arriver d’un congrès de la paix tenu, je crois, à Paris, et parla en faveur du principe de la paix, dont beaucoup de gens parlent et s’occupent dans ce pays des plus anciens pèlerins. Je me déclarai amie de la guerre, d’une bonne et juste guerre, aussi longtemps du moins que la paix ne jouirait pas sur la terre d’une vie noble et loyale. Mais comment se passent encore les choses pendant une longue période de paix dans les diverses contrées du monde ? Des milliers de nains lèvent la tête et combattent avec des épingles ou des pointes de plumes, piquant, égratignant de droite et de gauche, évoquant la petitesse d’esprit, l’égoïsme, l’amertume, les petites irritations, de misérables jouissances, des commérages, des mécontentements dans tous les coins. La société n’est-elle pas divisée par des milliers de petites querelles, de petites luttes ? Alors a lieu une guerre sérieuse, loyale ; on dirait le géant qui écrase les nains, et les hommes oublient leurs futiles querelles en faveur des grands intérêts généraux ; ils redeviennent frères. Après les géants viennent les dieux, et avec ceux-ci le renouvellement de la vie. Il faut que les hommes grandissent considérablement de cœur et d’intelligence, que la société se développe par son travail intérieur avant qu’ils puissent supporter une paix générale. Au nombre des questions qui me furent adressées était celle-ci : « Que pensez-vous en voyant tant de gens accourir pour vous voir ? — Je regrette de ne pas être jolie ! » répondis-je conformément à la vérité.

Notre hôte était d’une individualité agréable, franc, amical comme un vrai Américain ; et sa femme, délicate et jolie quakeresse, avait l’expression paisible et achevée qui distingue les femmes de cette secte et les rend particulièrement agréables. J’aime leurs manières calmes et le tu qu’elles adressent à tout le monde. Celle-ci, ayant perdu son unique enfant, avait adopté pour le remplacer un petit garçon qui l’aimait comme sa mère et paraissait ne pouvoir vivre qu’auprès d’elle.

La matinée du jour suivant fut employée en visites dans quelques maisons appartenant à des quakers ; toutes se distinguaient par l’ordre et la propreté, mais aussi, à ce qu’il me parut, par quelque chose de guindé et de vide qui m’aurait oppressée. Nous continuâmes ensuite notre voyage vers Oxbridge, où nous devions célébrer la fête des Actions de grâces et loger chez de nouveaux mariés, un médecin et sa femme, nièce de Marcus. Ils avaient construit leur maison d’après l’un des dessins de Downing et créé leur jardin suivant ses indications ; ils y vivaient seuls, sans domestique, la jeune femme s’étant chargée de tout dans l’intérieur du logis. Il paraît que ceci est très fréquent dans les petits ménages des États de la Nouvelle-Angleterre, par motif d’économie et aussi par la difficulté de trouver de bons domestiques. Je passai la nuit dans une petite chambre à coucher, froide, comme c’est l’usage ici ; la nuit l’étant également, je fus glacée au point de ne pouvoir fermer l’œil un instant. Durant cette longue insomnie, je fus visitée par quelques doutes peu joyeux sur la manière dont je résisterais, à la longue, à ce genre de vie auquel je suis si peu habituée. Mais lorsque le soleil, en se levant, brilla sur une petite église blanche dont le clocher pointu s’élançait au-dessus d’un bois de sapins en face de ma fenêtre ; quand toute la campagne resplendit avec quelque chose de si frais, de si septentrional, de tellement suédois, que mon cœur s’en réchauffa ; je saluai le jour des Actions de grâces avec beaucoup de reconnaissance. Toute cette contrée, éclairée par le soleil du matin, ressemblait, en vérité, avec ses montagnes et ses vallées, aux environs de notre Orsta ; et je songeai aux matines de Noël dans notre église bien éclairée, à la forêt de sapins, aux chaumières illuminées, aux paysans, aux traîneaux, aux grelots, à toute cette vie joyeuse et solennelle ! Mais nos chaumières peintes en rouge étaient métamorphosées ici en petites maisons blanches d’un aspect infiniment plus riche.

Mes mains étaient si roides de froid, que j’eus de la peine à m’habiller ; et j’étais grelottante lorsque je descendis pour le déjeuner dans une petite salle où, grâce au poêle en fonte, il faisait une chaleur à être rôtie. Comme d’habitude dans ce pays, le déjeuner fut riche et bon ; mais je ne puis croire que ces déjeuners copieux et échauffants soient salutaires pour la santé.

Nous allâmes ensuite à l’église, ce jour étant considéré comme férié dans tout le pays. Le prédicateur énuméra les raisons que l’assemblée avait d’être reconnaissante envers Dieu pour les affaires générales et particulières, pour la prospérité dont elle avait joui depuis la fête de l’année précédente. Quoique ce prédicateur de fût pas évidemment d’une nature poétique, et que l’histoire de l’année eût été relatée en style de chronique, son sermon, dans « cette circonstance solennelle, » fut édifiant et riche par son contenu et son but. Pourquoi tous les peuples n’ont-ils pas de ces fêtes annuelles d’Actions de grâces ? Elles serviraient à développer dans leur âme les rapports élevés qui existent entre la terre et le bienfaiteur céleste. Nous avons des jours publiquement consacrés à la prière, mais aucun qui le soit à la reconnaissance.

J’ai interrogé plusieurs personnes sur l’origine de cette fête en Amérique, et n’ai pas été médiocrement surprise en voyant combien on est peu instruit à cet égard. On croit qu’elle a été instituée quelque temps après l’arrivée des pèlerins, et qu’elle s’est consolidée comme l’expression la plus haute de la conscience d’un peuple. J’ai cependant entendu raconter — et ceci me semble vraisemblable — que cette fête date du commencement de la colonie, lorsque, après une longue pénurie et à l’approche d’une famine, cinq navires chargés de blé arrivèrent enfin de l’Angleterre ; c’est pourquoi pendant longtemps il a été d’usage dans le Massachusett de mettre, à l’occasion de cette fête, cinq grains de blé sur chaque assiette de convive au dîner, usage qui paraît avoir été conservé dans certaines parties de cet État. Le temps était beau mais froid quand, après le service divin, nous nous promenâmes dans cette ville rustique, aux petites maisons, aux petits jardins, et vîmes ses habitants bien vêtus, sortant de l’église, rentrer chez eux. Tout et tous rendaient témoignage de l’ordre, de l’aisance sans vanité et sans luxe qui règnent dans leurs demeures.

Nous dînâmes en grande compagnie à une table servie avec abondance et simplicité en même temps, chez l’un des parents de Marcus. Le soir, nous fûmes chez sa sœur et son beau-frère, qui possède et exploite une grande ferme près d’Oxbridge ; — ce sont le père et la mère de la femme du docteur ; — toute la famille y était réunie. La mère de famille, femme posée, agréable et maternelle, « comme il faut » dans ses manières, me plut infiniment par la noblesse et la délicatesse de son âme ; il en est de même pour les gens, en général, simples et affectueux de cette contrée. Ils sont beaucoup plus intimes et moins questionneurs que bon nombre de personnes que j’ai rencontrées dans de grandes sociétés. Nous eûmes un magnifique souper avec les deux plats obligés de la fête des Actions de grâces, le dindon et le plumpudding. On prétend dans les États de la Nouvelle-Angleterre que les dindons prennent un air mélancolique à l’approche de cette fête, car on en fait alors un grand massacre. Le pasteur — celui qui avait prêché le matin — prononça sur la table une bénédiction qui m’aurait paru longue si elle n’eût pas été en même temps substantielle ; nous l’acceptâmes malgré la fréquente répétition de ces mots « dans cette solennelle et intéressante circonstance, » qui firent échanger des regards et des sourires entre quelques-uns d’entre nous. Après le souper, la jeunesse dansa et je jouai du piano pour la faire danser, ce qui lui plut infiniment.

Vers minuit, nous rentrâmes dans notre gîte, où Marcus et Rebecca s’emparèrent de ma chambre froide ; un lit avait été apporté pour moi dans le petit et joli salon ; j’y trouvai un brillant feu de charbon et une lettre de Downing, encore plus propre à me réchauffer que le feu. — C’était presque trop de biens à la fois. Marcus et Rebecca prétendirent qu’ils aimaient les chambres à coucher froides et y étaient accoutumés. Peut-être ; mais — ils sont si bons ! Le lendemain matin mon hôtesse m’apporta du café préparé de sa main et me servit de la manière la plus gracieuse. J’étais reconnaissante, un peu honteuse, et n’aurais point accepté son aide si j’eusse été plus jeune et mieux portante que je ne le suis. Bergfalk avait aussi gelé d’une rude manière, quoique logé chez la sœur et le beau-frère de Marcus et soigné par eux.

Le vendredi matin nous allâmes à la « communauté de Hopedale, » petite société socialiste à quelques milles d’Oxbridge, où les Spring ont également des parents et des amis. La journée était douce, l’air mou, et la route traversait des champs encore verts. La communauté de Hopedale est entièrement basée sur l’esprit chrétien ; sa constitution est patriarcale. Le patriarche et administrateur, Adin Balou, homme d’un certain âge et fort bien, nous reçut, entouré d’une nombreuse famille. Chaque famille a sa maison particulière avec jardin, et la plupart des individus sont ouvriers et cultivateurs. Ici nous fûmes reçus également avec des chants de bienvenue, des fleurs, et je remarquai chez cette jeunesse beaucoup de vie. Rien n’était agréable comme de voir ces groupes animés et joyeux circuler parmi ces jolies petites habitations. L’église de la société (qui est en même temps maison d’école) ne me parut pas en harmonie avec sa destination. L’élément poétique était un peu plus vivace ici que dans le Phalanstère de New-Jersey ; l’élément moral y sert aussi de noyau, la poésie n’est qu’un accessoire. Nous dînâmes dans un joli ménage où les hôtes ne furent pas questionnés, on se contenta de les régaler et de les traiter amicalement. Un nègre et sa femme entrèrent et demandèrent à faire partie des membres de la communauté. Je me trouverais mieux à Hopedale que dans le « Phalanstère de l’Amérique du Nord, » parce que ses habitations sont séparées, parce que la confession de foi y est chrétienne, et que le patriarche paraît être un homme digne de confiance. Cette petite société subsiste depuis environ sept ans, et se compose de trente et quelques familles, de célibataires : cent soixante-dix âmes en tout. Chacun fait profession d’être chrétien « non résistant et tempérant. » Adin Balou a publié sur la raison vraie des écrits dont il m’a fait présent.

En général, dans les foyers et sociétés que j’ai visités jusqu’ici, la vie m’a paru peu gaie, assez dépourvue de jouissances intellectuelles et du sentiment du beau, mais intimement estimable, pieuse, grave, laborieuse ; c’est, somme toute, un bon fonds pour une forte vie nationale. De ces petits foyers sortiront nécessairement des hommes et des femmes graves, des individus qui prendront la vie au sérieux, qui auront appris de bonne heure à travailler et à prier. La communauté de Hopedale dit que son but est d’être le « commencement, sur une petite échelle, des armées industrielles qui s’avanceront pour subjuguer, fertiliser et embellir les champs non cultivés de la terre, pour en faire un sol digne de communes chrétiennes pratiques, et d’opérer des améliorations générales pour le bien des hommes. Le christianisme pratique, tel est le mot de ralliement de ces conquérants paisibles.

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre »

Pour le moment, je ne fais plus mention de ma vie militante. Quoiqu’elle m’amuse et m’intéresse souvent, je n’en songe pas moins sans cesse à ce que je pourrai faire pour vivre en repos ; mais je n’en vois guère le moyen. Ensuite voici le froid, centre lequel il m’est bien difficile de lutter : aujourd’hui nous avons une véritable tempête. J’aimerais savoir comment tu vas, si tu as chaud, si tu te trouves bien dans notre paisible demeure de Stockholm. Puisse-t-il en être ainsi, mon Agathe, et que l’hiver ne soit pas trop sévère à ton égard !

Boston. Massachusets, 2 décembre.

Je suis maintenant ici avec un froid rigoureux, mais dans une jolie chambre du grand hôtel appelé Revere-house, avec un feu de charbon étincelant. Marcus et Rebecca m’y ont installée en me disant : « Ne vous laissez manquer de rien. » Dans la matinée, je suis allée avec eux à l’église, ou j’ai entendu un sermon remarquable prononcé par un M. Parker, puissante nature douée d’un grand talent oratoire. Il adapte la morale chrétienne aux questions politiques et sociales du temps et du pays avec un esprit vigoureux et dépouillé de crainte. Il a une tête de Socrate, de grandes mains bien faites ; toute sa personne, expression et gestes, me paraît d’une originalité réelle produite par une nature décidée et forte.

J’assisterai ce soir à une réunion socialiste si je ne parviens pas à avoir le bonheur de rester dans ma chambre et à jouir d’une soirée de repos. Si je le demandais à mes amis, je l’obtiendrais ; mais je me laisserai emporter par le courant tant que j’aurai la force de le suivre. Demain, nous irons tous chez Émerson ; il habite une petite ville appelée Concord, à une heure environ (par chemin de fer) de Boston ; demain ou après-demain, chez Lowell, à l’université de Cambridge (presque un mille suédois d’ici). J’y passerai quelques jours, durant lesquels je prendrai une décision relativement à mon séjour à Boston. Les diverses offres de gîte que j’ai reçues ne me tentent pas encore ; je ne veux pas me lier avant d’être sûre de me trouver véritablement bien. J’éprouverai beaucoup de peine à me séparer de M. et de madame Spring ; ils font partie de la meilleure de toutes les espèces de créatures humaines, et il est infiniment agréable de vivre avec eux.

Je t’écris d’une manière bien incomplète sur les choses et sur les hommes ; mais les unes et les autres ne me laissent pas le temps d’agir différemment. Nous en causerons plus en détail une autre fois. Je sens chaque jour davantage combien ce voyage d’Amérique était nécessaire à ma vie, à mon développement.

Mardi, 4 décembre.

J’arrive avec les Spring et Bergfalk de Concord, la plus ancienne ville du Massachusett et le domicile de Waldo Émerson. Nous sommes partis et arrivés avec un veritable ouragan de neige ; mais les wagons sont bien chauffés, on y jouit du meilleur confort, tout en étant parfois bien secoués, car les chemins de fer d’ici sont beaucoup plus raboteux ou inégaux que ceux sur lesquels j’ai voyagé en Europe. Émerson est venu au-devant de nous par l’allée de sapins en face de sa maison ; il était tête nue malgré la neige épaisse qui tombait. C’est une figure calme, noble, sérieuse, teint pâle, traits et lignes fortement marqués, cheveux foncés. Il m’a paru plus jeune que je ne l’avais supposé, et son extérieur moins fascinant mais plus significatif. Il s’occupa de nous et surtout de moi, en ma qualité de femme et d’étrangère, d’une manière humaine et agréable.

Émerson est une individualité toute particulière, trop froide et trop hyperbolique cependant pour m’attirer : son œil puissant et limpide, toujours à la recherche d’un idéal qu’il ne trouve pas sur la terre, découvrant en tout des défauts, des imperfections, et rien de complet, est trop fort, trop d’une pièce, pour comprendre les faiblesses et les souffrances des autres ; car il méprise aussi la souffrance comme une faiblesse indigne des âmes élevées. Ces espèces singulières de natures humaines paraissent n’avoir jamais connu la maladie. Émerson a eu des chagrins et les a sentis profondément, dit-on (quelques-uns de ses plus beaux poëmes en rendent témoignage) ; mais il n’a plié sous leur poids que durant un instant fort court ; il s’agissait de la mort de deux de ses frères, beaux et chéris, et d’un joli petit garçon, son fils ainé. Il a aussi perdu sa première femme après une année de mariage, a trois enfants de la seconde, et paraît surtout aimer le plus jeune, un garçon. Madame Émerson a de beaux yeux pleins d’âme, une mauvaise santé, et une individualité toute différente de celle de son mari. Émerson m’a intéressée sans me réchauffer. Cette nature critique, pure comme le cristal et froide, peut être fort estimable, salutaire et bienfaisante, à sa manière pour celui qui la possède, et aussi pour ceux — qui veulent prendre leurs grades et se laisser critiquer. Quant à moi, il me faut le cœur et les chants de David.

Mais je reviendrai dans cette maison comme Émerson et sa femme m’invitent à le faire d’une manière fort aimable, et je connaîtrai mieux cette individualité qui tient du sphinx.

De chez Émerson l’adorateur de la nature, qui n’apportient à aucune Église et ne veut pas même faire baptiser ses enfants (il considère leur nature comme plus pure que celle des hommes faits et pécheurs), nous allâmes prendre gîte pour la nuit dans la maison d’un vieux et rigide puritain, où nous eûmes de longues prières, des génuflexions le visage tourné contre la muraille. La fille unique de la maison, Elisabeth H…, est une belle, digne et agréable personne : fiancée avec le frère aîné d’Émerson, elle n’a pas voulu après sa mort former d’autres liens ; elle m’intéresse. C’est évidemment un être supérieur, et son amitié pour Waldo Émerson me paraît être quelque chose de très-pur et de parfait. J’espère aussi la revoir dans le courant de l’hiver.

Tout dans la petite et poétique ville de Concord portait ce matin le cachet d’un véritable hiver suédois. Mademoiselle H… est sortie avec moi, et nous avons visité le monument élevé en l’honneur des premières victimes de la guerre de l’indépendance ; elles succombèrent ici dans le premier combat livré pour cette cause. Ce mausolée était presque complétement caché par la neige ; elle couvrait ainsi que la glace la petite rivière qui embellit la ville ; les Indiens l’appellent « Musketaquid, » ou rivière herbue. Émerson a donné ce nom à l’un de ses petits poëmes les plus vifs et les plus délicieux. Cette promenade avec une température si fraîche, sous des arbres couverts et étincelants de neige, à côté d’Élisabeth, dont l’atmosphère est vivifiant pour moi comme l’air pur imprégné de soleil, allégea mon esprit et mon corps. Nous rencontrâmes Bergfalk, qui arrivait de l’école des femmes, où il avait vu des jeunes filles résoudre les problèmes mathématiques qu’on l’avait prié de leur donner, — et dont elles s’étaient fort bien tirées et avec facilité. Il était enchanté des jeunes filles et de leur maîtresse, « comme il faut au suprême degré, » disait-il. Bergfalk a prononcé un petit discours pour témoigner sa satisfaction. Le prêtre aimable qui l’avait accompagné n’était pas moins animé que lui, et je présume que toute l’école aura été enchantée du « professeur, » titre que l’on a donné à Bergfalk durant notre voyage, personne n’osant se hasarder à prononcer son nom. J’ai visité aussi plusieurs petits foyers ; tout y était confortable, quoique les maîtres se servissent eux-mêmes et se chargeassent de toutes les fonctions de l’intérieur. Ceci a mon estime et non pas mon amour ; il faut tant remercier pour le moindre service reçu, en trouvant fréquemment qu’une simple servante s’en serait mieux acquittée. Nous partîmes dans la matinée sans avoir revu Émerson.

Quant à l’assemblée des socialistes de l’autre soir, je te dirai que j’y ai vu une foule de gens à l’air probe, que j’y ai entendu développer des théories d’avenir moyennant lesquelles, l’homme, au lieu d’aller au ciel par une voie semée d’épines, finira par s’y rendre sur des roses, etc., etc. Divers plans fort agréables pour la création de cette route ont été présentés, mais ils m’ont paru se distinguer par un défaut de base établie dans la possibilité et la nature réelle de l’homme, dont, en général, les socialistes me semblent perdre de vue le dualisme. C’est le mauvais côté de leur idée, ils ne le voient pas et croient que les établissements palpables suffisent pour que tout aille bien dans ce monde. Pendant leurs discussions il m’a semblé que je marchais dans les nuages, ou bien que j’errais dans une grande forêt dont je ne trouvais pas les issues. Il ne faut point, cependant, méconnaître le côté humanitaire de leurs théories et de leurs efforts en faveur des hommes.

Benzon, le consul suédois à Boston, qui était avec nous, m’a offert, par l’intermédiaire de Rebecca, sa maison pour l’hiver ; cette proposition m’a été agréable, mais j’ignore si je pourrai l’accepter. Elle a été faite d’une manière fort gracieuse et amicale. Je suis complétement impatientée par les coups incessants frappés à ma porte, par la nécessité de crier : « Entrez ! » quand je voudrais crier, « Allez-vous-en ! » par les cartes de visite, les lettres. Hélas ! hélas ! je suis bien fatiguée de ces compliments de bienvenue qui ne me laissent jamais un instant de paix. Je n’ai encore reçu personne ici, mais j’ai dit que je serais chez moi ce soir. Demain j’irai à Cambridge. Un horrible assassinat vient d’être commis, un professeur en a tué un autre ; toute l’Université et la ville en sont émus. C’est un événement inouï, dit-on ; mais l’accusé ayant beaucoup de connaissances et d’amis, étant connu comme bon époux et surtout bon père, beaucoup de gens assurent qu’il est innocent. On l’a arrêté. À peine si l’on parle d’autre chose dans ce moment.

Je me porte parfaitement, malgré toutes mes fatigues, et me propose, durant mon séjour à Boston, de m’arranger de manière à être plus tranquille. Je recevrai un jour ou deux par semaine, et ferai en sorte de vivre un peu pour moi ; j’en ai besoin.

P. S. Je te dirai encore au sujet d’Émerson que je ne suis pas sûre de l’avoir bien jugé. J’avoue que j’ai été un peu blessée de la manière dédaigneuse, — c’est le fait de sa personne plutôt que de ses paroles, — avec laquelle il s’est exprimé relativement à des choses, à des personnes que j’admire. Peut-être que cette fermeté, cette sorte de grandeur à laquelle je ne suis pas accoutumée, m’aura fait recommencer l’histoire du renard et des raisins. C’est une chose positive, la personne et la manière d’Émerson ont produit sur moi un effet tout opposé à celui des autres natures hautaines qu’il m’a été facile de juger, et dont j’ai fait peu de cas à raison de cette hauteur. Il n’en est pas de même pour Émerson, on ne s’en débarrasserait pas aussi facilement, je crois. Il peut être injuste, déraisonnable, mais ce n’est point assurément par égoïsme. Un esprit élevé habite en cet homme. Je veux le voir davantage et apprendre à le mieux connaître.

N’importe ce qu’il adviendra de cette connaissance, je resterai calme. « Si nous sommes parents, nous nous rencontrerons. » Sinon… il n’est plus le temps où je désirais ardemment de plaire. J’ai erré dans le désert de la vie, et c’est avec beaucoup d’efforts que j’ai gravi l’Horeb d’où j’ai vu la terra promise. Cette longue douleur, cette grande joie, ont fait pâlir pour toujours à mes yeux les figures magnifiques, les couronnes, les lauriers, les roses de la terre ; ils peuvent encore me fasciner, m’éblouir un instant ; mais cela passe vite. Ce qu’ils donnent ne me rend pas plus riche, ce qu’ils enlèvent ne me rend pas plus pauvre. Je pourrais dans certains moments leur dire comme Diogène à Alexandre : « Otez-vous de mon soleil. » Je ne voudrais pas même aller chez Waldo Émerson, ce fier astrologue, si je n’avais pas mon ciel à moi, avec étoiles et soleil, dont peut-être il ne pressent guère la grandeur.