La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 09

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 156-191).
LETTRE IX


Boston, 22 janvier 1850.

Je vais, chère Agathe, causer un moment avec toi, puis envoyer ce bavardage à la poste. Il m’est impossible de comprendre comment j’ai pu passer quinze jours entiers sans t’écrire ; mais une chose succède à l’autre, le temps est pris et s’écoule. Ensuite, j’ai été un peu souffrante, et j’ai manqué de force pour m’occuper. Les bons allopathes d’ici (je suis soignée par l’un des meilleurs médecins de Boston) n’ont pas mis le doigt sur mon mal, et je me suis réfugiée vers l’homœopathie.

Quoique fort mal à mon aise, j’ai visité divers établissements publics, accompagnée, ou, pour mieux dire, conduite par Charles Sumner. D’abord la maison de correction pour femmes, où elles sont sous la surveillance et la direction de dames respectables. J’ai admiré l’ordre qui règne partout. Ensuite, nous sommes allés dans une maison pour les aliénés pauvres. C’était bien et proprement tenu ; mais, hélas ! que c’était pauvre sous le rapport de la beauté et du comfort qui distinguent la maison des fous aisés à Blumingdale. Une femme se prit d’une violente amitié pour moi, me serra dans ses bras, me bénit constamment, demanda aux autres de l’imiter, et ajouta en s’adressant à M. Sumner : « Dites : Dieu la bénisse ! » Mon compagnon, qui causait dans ce moment avec l’administrateur, n’eut point égard à la demande de cette femme qui la répéta, et finit par s’écrier d’une voix sauvage et menaçante : « Dites donc : Dieu la bénisse ! » — « Oui, que Dieu la bénisse, » répliqua M. Sumner amicalement. Mon amie la folle sourit, et fut très-contente. Sumner a reconnu parmi les hommes deux de ses camarades de l’université, bonnes têtes qui avaient été plus avancées que lui dans l’étude des mathématiques. Leur front élevé et bombé paraissait ne plus loger une seule pensée ; mais un de ces hommes reconnut son ancien camarade, ce qui parut l’attrister et l’embarrasser. La vue de quelques fous mélancoliques produisit sur moi une impression presque trop forte, vu le malaise que j’éprouvais.

De la maison des fous je fus obligée d’aller à un dîner ; après celui-ci, à une réunion de svendenborgiens, dans une église leur appartenant, où je donnai des poignées de mains à plus de cent frères. Je rentrai enfin au logis à neuf heures et demie, et j’éprouvai pour la première fois de la journée un sentiment de bien-être ; toute souffrance avait disparu, je me réjouissais de passer un instant tranquillement avec une femme de mes amies qui m’avait ramenée, lorsque survint mon médecin ; il voulait m’emmener dans une soirée. Je le suppliai de m’épargner en disant : « C’est le premier moment de la journée où j’ai pu me reposer, où je me porte bien. Vous faites comme tant d’autres : vous dites que j’ai besoin de repos, et cependant vous voulez me forcer à aller en soirée. » Rien n’y fit, et, ne pouvant refuser à mon docteur, j’allai faire l’aimable jusqu’à minuit chez l’une des élégantes de Boston. Mon oppression nerveuse revint, je passai une couple d’heures douloureuses en portant envie aux Indiens, à tous ceux qui vivent en liberté dans les forêts sauvages. Enfin, rentrée de nouveau chez moi, je fus saisie par la crainte de ne pas fermer l’œil de la nuit et de la misérable journée qui lui succéderait. En sentant mes mains brûlantes comme si j’avais la fièvre, je me souvins de quelques pillules que mon ami Downing (il est homœopathe) m’avait données une fois, et après lesquelles je m’étais sentie merveilleusement rafraîchie. J’en mis plusieurs sur ma langue, et dormis cette nuit-là comme si je ne l’avais pas fait depuis longtemps. D’aussi bonne heure que possible, le lendemain, je suis allée chez mes connaissances de Boston leur demander un médecin homœopathe : une dame âgée promit de m’envoyer le sien. En rentrant, après une promenade, vers l’heure du dîner, je trouvai dans le petit salon un vieillard de haute taille, au visage pâle et caractéristique, front élevé, crâne chauve, cheveux gris d’argent, et une paire d’yeux bleus enfoncés pleins de sentiment et de gaieté. Silencieux et vêtu de noir, il se tenait debout au milieu de la pièce d’un air presque sacerdotal, et son regard pénétrant, sérieux, fixé sur moi. Dès ce premier moment, il m’a inspiré de la confiance. Je m’étais sentie tellement abandonnée et désemparée, sous le pouvoir de cette souffrance singulière qui paralysait mon âme et mon corps, dans un pays étranger où je n’avais d’autre appui que ma force morale et physique pour venir à bout de la tâche que je m’étais imposée, que j’allai vers ce vieillard et pris sa main entre les miennes en disant : « Venez à mon aide. » Il répliqua avec une voix de basse, en parlant lentement et comme avec peine. Ah ! mon Agathe ! je crains, en citant sa réponse, de faire preuve de vanité ; mais n’importe, qu’il en soit ainsi cette fois. Il me dit donc : « Mademoiselle Bremer, toute personne qui a lu vos Voisins ne peut manquer de souhaiter de vous venir en aide, et je crois pouvoir le faire. » Je pleurai, je baisai la main raboteuse que je tenais comme si c’eût été celle d’un bienfaiteur paternel. Le docteur me donna une petite poudre blanche sans aucune apparence, en m’engageant à la prendre au moment de me coucher. Je l’ai fait, j’ai dormi parfaitement, et le jour suivant, — ah ! quel bonheur ! le mal avait disparu. Mon médecin soutient que mon mal vient de l’estomac, et d’une maladie fort commune ici, appelée la dyspepsie. Il a exigé de moi un régime spécial : la difficulté, c’est de pouvoir l’observer dans ce pays où la nourriture est malsaine, nullement appropriée à son climat échauffant et stimulant. On mange au déjeuner du pain chaud, des choses grasses, par exemple du lard frit, des saucisses de porc, de l’omelette, etc., et le soir, à tous les soupers, des huîtres frites ou en salade, de la confiture de pêches ; on prend des glaces. En général, on mange beaucoup d’huîtres, accommodées de toutes manières. Mon médecin s’appelle David Osgood ; il vient me voir chaque jour, me soigne avec la plus grande affection et promet de me guérir, de me rendre complétement mes forces avant mon départ de Boston. Il descend d’une ancienne famille puritaine, est un véritable original, a l’extérieur rude, mais le cœur le plus excellent, le plus doux : on le voit à ses yeux. Ils sont de ceux qui ne mourront jamais ; on les retrouvera dans le ciel tels qu’ils étaient sur la terre. C’est le trait dont je me souviens toujours le mieux chez mes amis. Je suis certaine, à la résurrection, de les reconnaître à leurs yeux et à leur regard.

Je vais te parler maintenant de Concord et de son sphinx Waldo Émerson, qui est venu me chercher lui-même. Je me portais misérablement, pour avoir mangé je ne sais quoi le jour précédent, ou seulement de l’idée d’aller dans un nouveau foyer, elle m’avait empêché de dormir ; j’étais assise à côté de cet homme fort, affaiblie par la fièvre, abattue, silencieuse, sans avoir l’énergie nécessaire pour tenter de dire quelque chose. Je tournais la tête machinalement quand Émerson m’indiquait du doigt une couple d’endroits remarquables sous le rapport de l’histoire. Il vit sans doute mon malaise et me laissa garder le silence. Le premier jour que je passai chez Émerson, je fus d’une faiblesse fébrile extrême ; il me semblait que j’allais tomber par pièces et morceaux. Mais ensuite — était-ce l’effet de deux petites poudres de rien, ou de l’air pur et frais de la neige (l’hiver était véritablement beau a Concord), ou la présence de cet esprit énergique et fortifiant dans la maison duquel je me trouvais, ou toutes ces choses réunies, toujours est-il que je me sentis bien et légère de nouveau. Durant les quatre jours que j’ai passés chez Émerson, j’ai éprouvé une jouissance réelle à observer la force, la noblesse de cette nature d’aigle. Notre contact a cependant été incomplet, car nos points de vue et nos natures sont au fond trop différents. L’antagonisme secret qui vit en moi contre lui et mon admiration se montrent parfois, et évoquent aisément sa nature, glace des Alpes qui repousse et refroidit. Mais cette disposition n’est pas naturelle chez lui. Il y végète mal, l’abandonne volontiers quand il le peut, et on voit qu’il se trouve bien dans une atmosphère douce, éclairée par le soleil, où la beauté naturelle de son être peut respirer et fleurir librement.

Je jouissais d’étudier Émerson dans son être, son expression, son langage, ses faits et gestes journaliers, comme j’aime à contempler le cours paisible d’un fleuve qui porte de grands et petits bâtiments entre ses rives fleuries, comme j’aime à voir l’aigle former des cercles dans le nuage, se reposer sur lui et sur ses ailes. Rien ne peut arracher Émerson à cette élévation calme, les grandes ni las petites choses, la prospérité ni le malheur. Sous le rapport de la philosophie, il est panthéiste ; dans son point de vue moral du monde et de la vie, il est à un haut degré pur, noble, rigide pour lui-même comme pour les autres. Ses paroles sont sévères, son arrêt est souvent tranchant, mais son être n’en est pas moins noble, suave et le son de sa voix toujours également beau. On peut se quereller avec les pensées, les jugements d’Émerson, mais non avec sa personne. Ce qui me frappe surtout en lui, c’est la noblesse ; il est né noble. J’ai déjà vu quelques hommes nés avec ce cachet ; Émerson l’a peut-être à un degré plus élevé encore. Il faut y ajouter les profondes intonations de sa voix, son expression si douce et en même temps si élevée qui me fait penser à ces paroles de Marie Lowell : « Quand il prononce mon nom, je me sens déjà ennoblie. »

La conversation d’Émerson m’a aussi donné des jouissances ; elle coule avec calme et facilité comme un fleuve profond et paisible. Elle est fortifiante pour moi dans la résistance et aussi dans le bon accord ; il y a toujours quelque chose de significatif dans ce qu’il dit ; Émerson écoute bien, comprend et répond bien aussi. Cependant, que ce soit fatigue d’esprit ou par considération pour sa paix et sa tranquillité, je n’ai point cherché à le faire parler ; sa présence me suffisait. Émerson a été aimable dans ses attentions pour moi, et surtout par la manière dont il s’occupait de ma personne, en ma double qualité d’étrangère et d’hôte.

Une après-dînée, il m’a lu dans ses « Notes sur l’Angleterre » (manuscrit) des fragments de son entretien avec Thomas Carlyle (le seul homme dont je lui ai entendu parler avec plaisir et une sorte d’admiration), sur la « jeune Amérique, » ainsi que la relation du voyage qu’il avait fait avec lui à Stomhenge. Ce sont de ces choses que je n’oublierai jamais. Si fort que soit l’esprit critique d’Émerson, si nombreuses que soient les défectuosités découvertes par lui chez les hommes et dans les choses, — en les mesurant à son idéal, — il n’en est pas moins convaincu de la puissance du bien et de sa victoire définitive. Il comprend parfaitement ce que veut dire un noble républicanisme et américanisme, et les rapports nobles de la société, de la vie sociale. Mais Émerson ne voit la source qui donne la vie et la force que dans la conscience pure de l’homme. Il croit à la magnificence, à la pureté originelle de cette source, et veut absolument la débarrasser de tout ce qui l’obstrue ou la trouble, de tout ce qui est conventionnel, faux et bas.

J’ai demandé à une femme aimable, grande amie d’Émerson et pieuse : « Comment pouvez-vous autant l’aimer, puisqu’il n’aime et ne croit pas au but suprême que vous affectionnez. » Elle répondit : « Il est tellement exempt de défauts et si aimable ! »

Il l’est aussi dans son intérieur et ses rapports de famille. Je te parlerai davantage de lui quand nous nous reverrons, et tu verras sa belle et forte tête dans mon album, parmi plusieurs de mes connaissances américaines. Je pourrais lui demander des sympathies plus vives, un plus grand intérêt pour les questions sociales qui se rapportent au bien-être des hommes, plus de sensibilité pour la souffrance et les chagrins de la terre. Mais de quel droit l’onde qui tremble au moindre souffle du vent irait-elle quereller le roc de granit, parce que sa nature n’est pas autre ? C’est dans ces poitrines-là que se forment les métaux. Que l’onde se taise donc et se contente de pouvoir, malgré sa faiblesse, réfléchir le roc, les fleurs, le firmament, grandir et fortifier sa vie dans les sources invisibles des montagnes qui l’alimentent. La connaissance d’Émerson laissera des traces profondes dans mon âme.

Je veux te donner un échantillon de son style, de ce qui dans sa manière de voir et de sentir me convient le mieux. Je citerai quelques passages de ses Essais : ils peuvent aller à tout le monde et à tous les temps, véritables gouttelettes de l’artère de fer qui traverse tout ce qu’Émerson dit, ou écrit ; cette artère est la vie de sa vie. Dans sa leçon « sur la confiance en soi-même » Émerson dit :

« Croire que votre pensée, que tout ce qui est vrai pour vous est vrai pour tous les hommes, — c’est du génie. Exprimez votre conviction et elle deviendra la raison générale ; car ce qui était intérieur devient extérieur avec le temps, et nos premières pensées nous seront rendues par les trompettes du jugement dernier. Le principal mérite que nous attribuons à Moïse, à Platon, à Milton, et que chaque homme reconnaît comme étant la voix particulière de son âme, c’est de faire peu de cas des livres et des traditions, d’exprimer non pas ce que d’autres hommes ont pensé, mais ce que nous pensons nous-mêmes. Un homme devrait apprendre à découvrir et à veiller sur le rayon de lumière qui s’élance de son âme, plutôt que sur l’éclat jeté par le ciel étoilé des bardes et des sages. Et cependant il met sa pensée de côté parce qu’elle est sienne. Dans toutes les productions de l’esprit, nous reconnaissons nos propres pensées dédaignées par nous et qui nous reviennent avec une certaine majesté étrangère. Les grandes œuvres artistiques n’ont pas de doctrine plus profonde que celle-là à nous communiquer. Elles nous apprennent à persévérer dans notre impression première avec une sage inflexibilité, et surtout quand toutes les acclamations se trouvent de l’autre côté ; sinon un étranger dira le lendemain avec l’autorité d’un maître, précisément ce que nous avons toujours pensé et senti, et nous serons obligés d’accepter avec honte notre propre jugement par l’intermédiaire d’un autre.

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« Compte sur toi-même : — cette corde de fer fait vibrer toutes les âmes. Acceptez la place que la divine providence vous a assignée, la société de vos contemporains, et les événements selon qu’ils viennent. Les grands hommes ont toujours fait ainsi, et se sont confiés, comme des enfants, au génie de leur époque ; prouvant de la sorte cette croyance, que la certitude dernière déposée dans leur cœur agit par leur intermédiaire et domine tout leur être. Nous sommes maintenant des hommes obligés d’accepter, dans le sens le plus élevé, la même et haute destinée : nous ne devons pas être des mineurs, des invalides, des poltrons qui fuient devant une révolution, mais des guides, des réparateurs, des bienfaiteurs, en nous soumettant au travail tout-puissant et en empiétant sur le chaos et les ténèbres.

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« Quiconque veut devenir un homme, doit devenir un non-conformiste. — Quiconque veut amasser des palmes immortelles ne doit pas se laisser arrêter au nom de la bonté, mais commencer par examiner si c’est en effet la bonté. Enfin ce qu’il y a de plus sacré c’est l’intégrité de votre âme. Donnez-vous à vous-même le témoignage d’être juste et vous finirez par avoir celui du monde entier.

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« Une conséquence sotte est le bâton-cheval des petites âmes, adoré par les petits hommes d’État, les petits philosophes. Une grande âme n’a rien à faire absolument avec la conséquence. Exprimez ce que vous pensez aujourd’hui, avec des paroles rudes, et demain ce que vous penserez demain, quand même vos paroles seraient en contradiction avec ce que vous avez dit aujourd’hui. — Mais alors vous serez mal compris. — Est-ce donc un si grand mal que d’être mal compris ? Il en a été de même pour Pythagore, Socrate, Jésus, Copernic, Galilée, Newton, Luther ; il en sera de même pour tout esprit qui se révélera dans la chair. Être grand, c’est être mal compris.

« J’admets que personne ne peut faire violence à sa nature. Tous les jets de sa volonté sont enclos par la loi de son être, et insignifiants comme les inégalités de la chaîne des Andes et des Alpes relativement à la rondeur de la terre. Le caractère est plus décisif que nos volontés. Ce que nous valons dépend de ce que nous sommes.

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« Il y aura accord entre toutes les variétés et toutes les actions, si chacun est loyal et naturel à son heure. Une tendance les réunira tous.

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« La perception n’est pas arbitraire, c’est une fatalité. Si je vois un trait, mes enfants devront le voir après moi et insensiblement toute l’humanité, — quoique personne, peut-être ne l’ait vu avant moi. Ma perception de ce trait est un fait comme le soleil.

« Les rapports de l’âme avec l’esprit divin sont tellement purs, que c’est une profanation de vouloir créer des intermédiaires ou des aides entre eux. Quand la divinité parle, elle communique non pas une chose mais toutes choses, et crée tout à nouveau. Quand une âme est simple et reçoit la sagesse divine, il faut que les vieilles choses disparaissent ; — moyens, maîtres, textes, les temples croulent. Toutes choses sont sanctifiées par les rapports qui s’y rattachent, et le sont toutes également.

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« Mais les plus fortes intelligences n’osent pas encore entendre Dieu lui-même s’il ne parle pas comme David, ou Jérémie, ou Paul.

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« Si nous vivons dans la vérité, nous vivrons en vérité. Quand nous aurons un point de vue nouveau, nous nous déchargerons avec joie du souvenir des trésors mis de côté comme des vieilleries. Quand un homme vit avec Dieu, sa voix doit devenir aussi suave que le murmure du ruisseau et des blés.

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« Ces roses qui sont sous ma fenêtre ne renvoient pas aux roses passées ou meilleures : elles sont ce qu’elles sont. Elles vivent avec Dieu aujourd’hui.

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« L’homme ne sera pas heureux tant qu’il ne vivra pas avec la nature dans le présent et au delà du temps.

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« Le dernier fait sera l’absorption de tous en un, dans cet un qui est béni éternellement. La vie indépendante est l’attribut le plus élevé de la cause et la mesure du bien selon le degré auquel il entre dans toutes les formes inférieures. Toutes les choses réelles le sont par la vertu qu’elles contiennent.

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« Ne maraudons pas. Restons au logis avec la cause. Étonnons la populace envahissante des hommes, des livres, des institutions, par une déclaration simple du fait divin. Priez les envahisseurs d’ôter leurs souliers, car Dieu est ici, et ce lieu est saint. Que notre simplicité les juge, que notre obéissance à notre loi leur prouve la pauvreté de toutes choses mise en parallèle avec notre richesse innée !

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« Nous devons marcher seuls. Je préfère l’église silencieuse avant le service divin au sermon. Combien les hommes paraissent calmes, chastes, lorsqu’ils sont renfermés chacun dans son propre sanctuaire. Il ne faut pas cependant que votre isolement soit mécanique, mais spirituel ; c’est, ce doit être de l’élévation.

« C’est par ma faiblesse que je donne aux hommes le pouvoir de me tourmenter. Nul homme ne peut approcher de moi que par mon fait. Ce que nous aimons, nous le possédons ; mais par le désir nous nous enlevons ce que nous aimons.

« Si nous ne pouvons pas monter tout d’un coup jusqu’à la sainteté de l’obéissance et de la foi, résistons du moins à nos tentations ; mettons-nous en état de guerre, le cœur plein de courage et de fermeté. Ceci a lieu dans nos temps de mollesse, en disant la vérité. Ne vivez plus snuivant l’attente de ces gens trompeurs et trompés avec lesquels nous sommes en rapport. Dites-leur : Mon père, ma mère, mon frère, mon ami, j’ai eu l’air jusqu’ici de vivre avec vous. À l’avenir j’appartiendrai à la vérité. De ce moment, je ne suivrai pas d’autre loi que la loi éternelle. Je m’efforcerai de nourrir mes parents, d’entretenir ma famille ; — mais ces devoirs, je dois les remplir en marchant dans ma route nouvelle. Je renonce aux anciens usages et serai moi-même. Si vous pouvez m’aimer pour ce que je suis, nous en serons d’autant plus heureux ; si vous ne le pouvez pas, je n’en chercherai pas moins à le mériter. Je ne cacherai pas mon amour ni mon mécontentement. Je dois compter tellement sur ce qui est profond et saint, que je ne craigne pas de mettre à exécution avec énergie, en face du soleil et de la lune, ce qui me réjouit et ce que mon cœur me commande. Si votre esprit est noble, je vous aimerai ; s’il en est autrement, je ne vous nuirai pas et à moi-même par des prévenances hypocrites. Si vous êtes vrais, mais non pas à ma manière, restez avec vos semblables ; je chercherai le mien. Je ne fais pas ceci par égoïsme, mais en toute vérité et humilité. Il y va de votre intérêt autant que du mien et de celui de l’humanité entière — n’importe le temps que nous avons passé dans le mensonge — de vivre dans la vérité. Est-ce que ceci vous paraît dur aujourd’hui ? Vous ne tarderez point à aimer ce que vous prescrit votre nature, et si nous suivons la vérité, elle finira par nous conduire dans un port excellent. « Mais de cette manière vous ferez du mal à vos amis ! » Oui, mais je ne puis pas vendre ma liberté et mon pouvoir pour sauver leur susceptibilité. Du reste, tous les hommes ont leur moment de raison, lorsque leur regard plonge dans la région absolue de la vérité. Alors ils me rendront justice et m’imiteront. La foule croit qu’en rejetant le guide populaire vous rejetez toute la loi. Le sensualiste hardi se servira du nom de la philanthropie pour dorer ses convoitises ; mais la loi de la conscience est immuable. Deux confessionnaux existent, il faut entrer dans l’un ou dans l’autre. Vous pouvez remplir vos devoirs en suivant une route soit directe, soit réfléchie. Examinez si vous avez rempli vos devoirs envers père, mère, cousins, voisins, ville, chat, chien, et voyez si l’un d’eux peut vous adresser un reproche. J’ai mes propres et sérieuses exigences, mon cercle complet ; ils refusent le nom de devoirs à beaucoup d’actions appelées de ce nom. Mais si je me décharge de ces dettes, je puis aussi me passer de suivre les usages reçus. Quiconque croit cette loi relâchée n’a qu’à la suivre un jour.

« Il doit, en vérité, avoir quelque chose de divin celui qui secoue le joug des moteurs ordinaires de la société et ose se prendre lui-même pour guide. Son cœur doit être haut, sa volonté ferme, son regard lucide, pour lui permettre d’être sa doctrine, sa société et sa loi propre ; pour qu’une simple résolution soit aussi impérieuse pour lui qu’une nécessité de fer pour un autre.

« Si on observe sérieusement ce qu’on appelle maintenant de préférence le monde social, on éprouvera le besoin d’une doctrine morale comme celle-ci. »

Et j’ajoute que, si on observe sérieusement la nature humaine telle qu’elle est généralement, il sera facile de trouver que la morale d’Émerson produirait des êtres vaniteux et égoïstes ; qu’elle ne peut être bonne que pour des natures exceptionnelles, toutes d’une pièce et belles comme la sienne. Ce qu’Émerson méconnaît en général, c’est le dualisme enraciné dans la nature humaine. Cependant quelle fraîcheur vitale il y a dans ce cri : Soyez vrai ! soyez vous-même ! surtout quand il est poussé par un homme qui a prouvé qu’on peut, en étant vrai, remplir tous les devoirs de l’humanité comme fils, frère, père, ami, citoyen.

Mais — un chrétien véritable fait tout cela et — quelque chose de plus.

Je vais aussi le donner un échantillon de la doctrine d’Émerson sur les rapports entre amis et sur l’amitié, car cette doctrine vivra en moi et sera le vent favorable qui me fera avancer sur la route que j’ai choisie depuis quelque temps.

« S’il était possible de vivre dans des rapports justes avec les hommes, si nous pouvions nous abstenir de leur demander des éloges, leur assistance, leur intérêt, et nous contenter de les contraindre à nous les accorder par la force des lois les plus nobles, ne pourrions-nous pas alors être en relation avec un petit nombre de personnes,—avec une seule,—en suivant une règle non écrite, et faire l’essai de son efficacité ? Ne pourrions-nous pas donner à notre ami le certificat d’estime, de la vérité, du silence, de l’attente ? Aurions-nous besoin d’être si ardents à sa recherche ? Si nous sommes parents, nous nous rencontrerons. On disait dans l’antiquité qu’il n’y avait pas de métamorphose qui pût cacher un dieu à un autre dieu. Les amis, de même, suivent une loi divine de la nécessité ; ils gravitent l’un vers l’autre irrésistiblement. Leurs rapports ne se font pas, ils sont consentis.

« La société est pervertie quand on se donne de la peine pour la réunir ; et ce n’est pas alors la société, mais une basse et ignoble agglomération, quand même elle se composerait de grands esprits. Ce que chaque individu a de grand est tenu à l’écart, et la faiblesse de chacun est en activité : c’est comme si les dieux de l’Olympe devaient se rencontrer pour faire échange de tabatières d’or. Lorsque les rapports sont nobles, le moment est tout.

« Une personne divine est la prophétie de l’âme ; un ami, c’est l’espérance du cœur. Notre félicité attend qu’ils se réunissent pour n’être plus qu’un. Les temps commencent à faire place à cette force morale. Toute espèce de force est son ombre ou son symbole. La poésie est joyeuse et forte quand elle y puise son inspiration. Les hommes gravent leurs noms sur le monde quand la force morale est leur partage. L’histoire a été basse, les nations ont été de la populace, et nous n’avons pas encore vu un homme. Nous ne connaissons pas encore cette figure divine, mais seulement le rêve et la prophétie qui la concernent. Nous ne connaissons point ces gestes majestueux qui exaltent et calment en même temps le spectateur. Nous verrons un jour que l’énergie la plus individuelle est aussi la plus active pour le bien général ; que la qualité indemnise de la quantité, et que la grandeur du caractère agit aussi dans l’ombre, et vient en aide à ceux qui ne l’ont jamais vue. L’histoire que le monde a écrite sur les dieux et les saints qu’il a ensuite adorés renferme des documents de caractère. Les âges ont chanté les louanges d’un jeune homme qui n’était redevable de rien à la fortune et fut exécuté sur le Tyburn de sa nation. La pureté de sa nature a jeté un éclat épique sur les circonstances accidentelles de sa mort, et en a fait le symbole universel de la race-humaine. Cette grande défaite a été jusqu’à ce jour notre fait le plus élevé. Mais l’âme a besoin aussi d’une victoire remportée sur les sens[1], d’une force de caractère qui convertisse les juges, le jury, le soldat et le roi ; qui dirige les forces animales et minérales, se mêle à la séve, aux courants, aux vents, aux étoiles et aux voies des agents moraux[2].

« Si nous ne pouvons pas atteindre ces grandeurs d’un seul bond, honorons-les du moins. Je ne puis pardonner à mes amis de méconnaître un noble caractère, de ne pas l’entretenir avec une hospitalité reconnaissante. Lorsque, enfin, ce que nous avons tant désiré arrive et luit sur nous comme un rayon joyeux venu du royaume céleste lointain, continuer à être grossier, sardonique, recevoir une pareille visite avec le bavardage et la méfiance des rues, c’est faire preuve d’une vulgarité qui ferme les portes du ciel. C’est confusion et véritable folie quand l’âme ne connaît plus à qui elle doit son obéissance et son culte. En quelque lieu du désert de l’existence que s’épanouisse la sainte pensée qui nous est chère, elle fleurit pour moi. Si personne ne la remarque, je la vois, je connais la grandeur de ce fait ; sa floraison est un jour férié pour moi ; et pendant qu’elle dure je cesserai mes rêveries, ma folie, mes veilles. La présence d’un pareil hôte rafraîchit la nature. Bien des yeux peuvent découvrir et honorer les vertus journalières ; bien des gens aiguillonnent le génie dans sa carrière parsemée d’étoiles ; mais lorsque l’amour qui souffre tout renonce à tout, sacrifie tout, s’est promis de passer pour un fou, un misérable dans ce monde, plutôt que de souiller ses mains par des concessions ; quand cet amour vient dans nos rues et dans nos maisons, alors les purs, ceux qui s’efforcent de monter, connaissent seuls son visage ; et l’unique marque d’estime qu’ils puissent lui donner, c’est de le reconnaître.

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« La plus haute preuve d’estime que le ciel puisse jamais accorder à l’homme, c’est de lui envoyer ces anges déguisés et calomniés. »

Émerson dit de l’amitié :

« Elle exige le milieu si rare entre la ressemblance et la dissemblance, qui stimule chacune des parties par la présence de la puissance et du consentement chez l’autre. Puissé-je rester seul jusqu’à la fin du monde plutôt que de voir mon ami dépasser par la moindre parole, le moindre regard, sa véritable sympathie ! La concession me repousse autant que l’antagonisme. Que mon ami ne cesse pas un instant d’être lui-même. La seule joie que j’éprouve en l’ayant pour ami, c’est que son moi n’est pas le mien. Je déteste, quand je m’attendais à une résistance mâle, de trouver une bouillie de condescendance. Il vaut mieux être une ortie à côté de son ami que son écho. La condition d’une noble amitié, c’est de pouvoir s’en passer ; elle exige de grandes et sublimes qualités. Il faut avoir été très-positivement deux avant de pouvoir devenir complétement un. Qu’il y ait alliance entre deux grandes et puissantes natures qui se contemplent, se redoutent mutuellement avant de reconnaître la profonde identité qui les réunit malgré leurs différences.

« Celui qui a l’esprit noble, la certitude que la grandeur d’âme et la bonté sont toujours économes, qui n’est pas prompt à se mêler à la destinée, est seul propre à cette association. Qu’il laisse aller les choses ! Laissez au diamant le temps nécessaire pour sa formation, et ne vous attendez point à hâter la naissance de ce qui est éternel. L’amitié demande à être traitée religieusement. Nous parlons de choisir nos amis ; mais ce choix se fait naturellement. Le respect y a une grande part. Traitez votre ami comme un spectacle. Il a des mérites qui ne sont pas les vôtres, que vous ne pouvez pas honorer si vous le tenez trop près de votre personne. Soyez à son côté, laissez de l’espace à ces qualités, laissez-les croître et se développer. Êtes-vous l’ami des boutons du vêtement de votre ami ou de ses pensées ? Pour un grand cœur, cet ami doit être un étranger sous bien des rapports, afin qu’il puisse s’en approcher sur le terrain le plus saint. Laissez les garçons et les jeunes filles considérer un ami comme une propriété, et jouir d’un plaisir court et troublé au lieu du plus noble avantage.

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« Un ami est une personne avec laquelle je puis être vrai et penser tout haut. Je me trouve enfin devant un homme tellement vrai, tellement mon semblable, que je puis rejeter même les plus simples apparences de politesse, de forme et d’égards, en faire ma société avec la simplicité et le tout d’un atome chimique qui en rencontre un autre.

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« Achetons notre entrée dans cette communauté par une longue épreuve. Pourquoi profaner des âmes nobles et belles en voulant y pénétrer de force ? Pourquoi demander à avoir des rapports personnels hâtifs avec un ami ? Pourquoi aller vers sa maison, on connaître sa mère, ses frères et sœurs ? Pourquoi exiger qu’il visite votre demeure ?

« Toutes ces choses sont-elles importantes dans une alliance ? Rejetons-les. Que mon ami soit pour moi un esprit. Je ne lui demande qu’un message, une pensée, un acte de sincérité, un regard, mais pas de nouvelles ni de soupe. La politique, les bavardages, le nécessaire, je puis les obtenir à bon marché de mes connaissances. La société de mon ami ne doit-elle pas me paraître poétique, pure, universelle et grande comme la nature ? N’abaissons pas, mais élevons la règle.

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« Aime la supériorité de ton ami ; fais attention à lui comme à un adversaire. Qu’il soit pour toi une sorte d’ennemi beau, indomptable, respecté, et non pas une chose commode à prendre et ensuite à rejeter.

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« Qu’une chose aussi grande que l’amitié soit traitée par nous avec toute la magnificence dont nous pouvons disposer. Soyons silencieux, — afin d’entendre ce que les dieux nous disent à l’oreille. Ne soyons pas médiateurs. Qui a jamais délibéré sur ce qu’on doit dire aux âmes d’élite ? Attends et ton cœur parlera. Attends jusqu’à ce que tu sois subjugué par ce qui est nécessaire, éternel, jusqu’à ce que le jour et la nuit te demandent de parler.

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« Vous ne vous rapprocherez pas davantage d’un homme en entrant dans sa maison. S’il ne vous ressemble pas, son âme s’enfuira d’autant plus vite devant vous, et vous ne verrez jamais un regard vrai dans ses yeux. Nous nous apercevons tard, très-tard, que les dispositions, les présentations, les politesses et les usages de la société ne peuvent pas nous mettre dans les rapports que nous souhaitons avec la personne admirée par nous ; l’élévation croissante de notre esprit pour arriver au degré du sien est le seul moyen d’y parvenir. Alors nous nous rencontrerons comme l’eau avec l’eau, et si nous ne le faisons pas, c’est que nous n’en avons pas besoin, étant déjà ce qu’elle est.

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« Que ce que vous voyez vous serve d’avertissement, pour ne pas entrer en relation d’amitié à bon marché avec des personnes pour lesquelles il n’est pas possible d’avoir de l’amitié. Notre impatience nous conduit à une alliance précipitée que nul dieu ne peut sanctifier. Rien n’est plus sévèrement châtié que ces unions dépareillées. En avançant fidèlement dans votre voie, vous gagnerez ce qui est grand en perdant ce qui est petit. Vous prouverez ainsi que vous mettez fin à des rapports faux et vous attirez les premiers-nés du monde, ces rares pèlerins, dont un ou deux seulement se montrent à la fois dans la nature.

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« Il m’a paru, dans ces derniers temps, plus facile que je ne le pensais autrefois de conduire une amitié avec grandeur d’âme d’un côté, sans que l’autre y réponde. Pourquoi me laisser troubler par le chagrin de voir que mon objet n’a pas la puissance de répondre à mes sentiments ? Le soleil ne se trouble point parce que plusieurs de ses rayons tombent inutilement dans un espace vaste et ingrat. Que votre grandeur fasse l’éducation de cet objet brut et froid. S’il est indigne, il ne tardera point à s’éloigner, mais vous vous serez agrandis par votre propre éclat. Aimer sans être payé de retour est considéré comme une humiliation. Mais une grande âme sait qu’un amour vrai ne peut pas rester sans réponse. L’amour vrai passe par dessus l’objet indigne, habite et se cicatrise dans ce qui est éternel. Quand le misérable masque tombe, il ne s’afflige pas, mais il se sent débarrassé de beaucoup de poussière et sait que son indépendance est d’autant plus assurée.

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« Une grandeur d’âme parfaite et la confiance sont la moelle de l’amitié. Elle traite son objet comme un dieu, afin qu’ils soient divinisés tous deux. »

C’est magnifique et grand seigneur, diras-tu, et — très-partial. — Oui ; mais il y a en ceci quelque chose de bien et de grand, qui me plaît. Du reste, il est fort difficile de donner, par des citations, une idée juste de la manière de penser d’Émerson. Ses Essais sont une chaîne composée de brillants aphorismes qui souvent se contredisent. Mais ce qu’on y retrouve toujours, la moelle et le fil de métal qui les traverse tous, c’est ce cri : « Sois loyal, sois toi-même. Alors tu seras original, tu créeras quelque chose de neuf, de complet. » Il parle ainsi aux individus et à la multitude. La force et la beauté qu’il donne à ce cri de réveil, sont probablement ce qui constitue son pouvoir proprement dit sur les esprits américains, son influence bienfaisante sur le peuple du Nouveau-Monde qui a trop de penchant à suivre les traces de l’Ancien.

Du reste, Émerson est loin de se considérer comme le modèle de l’homme parfait qu’il veut évoquer dans son pays, excepté peut-être dans sa probité. Je lui ai dit avec chaleur quelques mots sur ses poëmes et leur « caractère américain. » — « Oh ! m’a-t-il répondu avec gravité, ne soyez pas trop bienveillante : nous n’avons pas encore de poésie dont il soit possible de dire qu’elle représente la civilisation de cette partie du monde. Le poëte de l’Amérique n’est pas encore venu. Quand il viendra, il chantera tout différemment. »

Lorsqu’un critique placé si haut abaisse les yeux sur lui-même, c’est quelque chose ; on peut se laisser critiquer par lui. Sous ce rapport, Émerson est bien plus grand que notre Thorild, avec lequel il a et a mainte ressemblance.

Émerson est, pour ainsi dire, dans ce moment, la tête des transcendentalistes de cette partie de l’Amérique, sorte de gens que l’on trouve surtout dans les États de la Nouvelle-Angleterre : ce sont, il me semble, ses Mont-Blanc oùu Alpes ; ils aspirent du moins à le devenir. Mais je ne vois encore parmi eux qu’un Alpe réel appelé Waldo Émerson. Les autres me paraissent s’étendre, se poudrer pour qu’on les suppose hauts et étincelants : mais — ils ont plus de prétentions que de puissance, et leurs fronts s’arrêtent dans les nuages au lieu de les dépasser. Alcott a vécu pendant quinze ans de pain et de fruits, a porté des vêtements de lin pour ne point empiéter sur la propriété du mouton, — la laine, et a enduré bien des souffrances afin de prouver sa foi et l’amour qu’il lui porte. Cependant, il a fini par avoir des vêtements de laine et à vendre sa sagesse pour de l’argent. C… a choisi les prairies de l’Ouest pour y construire une cabane où il a vécu en ermite pendant deux ans ; mais il est revenu à la ville, à la vie domestique et aux hommes de tous les jours. T… est allé dans une forêt sauvage, s’y est bâti une cabane, et a vécu de — je ne sais quoi. Il est aussi rentré dans la vie ordinaire, exerce un métier, écrit des livres où l’on trouve quelque chose de la fraîcheur des forêts, et que l’on vend pour de l’argent. Hélas ! ces gens qui essayent des voies extraordinaires et cherchent à se débarrasser de la petitesse de l’existence journalière, ne me causent aucune surprise. Moi-même j’ai fait des essais dans ce genre et leur aurais donné du développement si je n’avais pas été liée. Mais ils font, et Émerson lui-même, trop de bruit de ces tentatives, car elles n’ont rien d’extraordinaire au fond et ne produisent rien qui le soit. Leur but est ce qu’elles offrent de mieux, et cependant il manque ici du motif humain le plus élevé : l’amour des hommes.

Émerson dit en parlant des transcendentalistes : « S’il se trouve quelque chose de grand, de téméraire, dans la pensée ou la vertu, quelque confiance dans ce qui est vaste, inconnu, un pressentiment, quelque excès dans la doctrine, — ils l’adoptent comme ce que la nature a de plus grand.

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« Ces jeunes gens sont revêches à notre égard, mais véritablement nos aides. Par la franchise de leur mécontentement, ils montrent notre pauvreté, et l’insignifiance de l’homme aux yeux des hommes…

« Ces enfants exigeants nous font souvenir de nos défauts ; la seule attention qu’ils nous accordent est celle d’une attente sans mesure ; ils blâment et exigent avec sévérité. Pourvu qu’ils persistent à rester fermes dans ce beffroi, et à être exigeants jusqu’à la fin et sans fin, ils deviendront des amis redoutables que poëtes et prêtres devront respecter et craindre : lors même qu’ils se nourriraient de vent et s’abreuveraient de nuages, ils n’en auraient pas moins été utiles à l’espèce humaine.

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« À cette époque où chaque voix s’élève en faveur d’une route ou d’une loi nouvelle, d’une souscription pour former un capital en vue des progrès des vêtements ou de l’art, pour fonder une maison nouvelle ou un commerce plus étendu, pour un parti politique, ou l’acquisition de propriétés, — vous ne voulez pas supporter une ou deux voix solitaires, parlant en faveur de pensées et de principes non vendables ni passagers ? Bientôt ces progrès et ces inventions seront remplacés par d’autres, ces villes seront détruites, toutes choses changées, oubliées. — Mais les pensées que ce petit nombre de solitaires auront cherché à propager, par le silence comme par leurs discours, par ce qu’ils auront fait ou non, subsisteront en beauté et en force, s’organiseront de nouveau dans la nature, pour se revêtir d’une poussière nouvelle, peut-être plus noble et plus heureuse que la nôtre, en union plus complète avec le système du monde. »

Tel est ce noble idéaliste, et j’ai peut-être fait trop de citations de lui, puisque je ne peux pas le montrer tel qu’il est ; j’ai cependant exposé ce qu’il a de plus remarquable. Je n’ai rien contre ses fils les transcendentalistes ; c’est rafraîchissant de les voir, de les entendre émettre avec une vie nouvelle mainte vérité oubliée. Ils sont, dans la vie, l’élément jeune qui la renouvelle sans cesse et y découvre des beautés que des yeux plus âgés n’ont plus la force d’apercevoir. (Je me souviens d’avoir entendu dire que Schelling ne voulait pas de disciples au-dessus de vingt-cinq ans, parce qu’il ne croyait pas ces derniers propres à la contemplation et à un savoir immédiats.) Mais lorsque ces jeunes Alpes païens disent : « Nous répondons à ce qu’il y a de plus élevé, » je réplique : « Non pas. » Vous dites : « Nous sommes des dieux. » Eh bien, descendez de vos hauteurs pour diviniser la terre, et je vous croirai. Vous vous réjouissez de la position éminente, isolée, que vous avez prise et croyez faire assez en montrant l’idéal. Hélas ! l’idéal n’a jamais été inconnu. Vous êtes des hommes pauvres, imparfaits, pécheurs comme les autres ; votre vaillance n’atteint pas même le cœur du christianisme, qui non-seulement montre l’idéal, mais aide encore à l’atteindre ; qui non-seulement endure, mais surmonte tout et ne reste pas assis tranquillement en prenant un grand air. Il lutte avec ses confesseurs et leur dit : « Soyez les vainqueurs du mal par le bien. »

Si les transcendentalistes voulaient réellement créer du nouveau, ils devraient inventer quelque chose de plus élevé que leur doctrine, présenter dans leur homme idéal une figure plus belle que celle déjà montrée à la terre, que ce fils du ciel et de la terre, fort et en même temps humble, qui les réunit tous pour en faire une création nouvelle. Mais les transcendentalistes ne comprennent pas même sa grandeur.

Avant d’en finir avec eux, je te dirai quelques mots au sujet d’une femme qui appartient à ce cercle et dont j’ai souvent entendu parler depuis mon arrivée en Amérique, tantôt avec blâme, tantôt avec éloge, mais toujours avec distinction, mademoiselle Margaret Fuller. Quoique sans beauté et désagréable plutôt que bien de sa personne, elle est, dit-on, douée de dons fort rares et d’un véritable génie pour la conversation. Émerson m’en a parlé avec admiration, et dit : « La persuasion est sur ses lèvres. » Il est certain qu’elle a eu le pouvoir d’éveiller l’enthousiasme chez ses amis, comme pas une des femmes que j’ai entendu citer ici. Émerson dit avec sa sincérité habituelle et presque redoutable : « Elle a beaucoup de grandes qualités, mais aussi beaucoup de grands défauts. » Parmi ces derniers ou compte son orgueil et ses manières dédaigneuses à l’égard des personnes moins bien douées ; cependant on m’a dit aussi qu’elle pouvait s’en repentir et demander pardon quand des paroles dures lui sont échappées. Elle est complétement transcendentaliste par la hauteur et l’indépendance de son caractère, par la fierté et la probité, par le mordant de sa critique. Les « conversations » qu’elle a faites pendant quelque temps à Boston, dans un cercle choisi, étaient, dit-on, du plus haut intérêt. Madame Émerson ne peut assez louer sa chaude éloquence, sa richesse intérieure, et me souhaitais, je crois, de lui ressembler. Mademoiselle Fuller, partie pour l’Italie avec mes amis M. et madame Spring, y est restée après eux ; il y a une couple d’années de cela. Le bruit court maintenant qu’elle s’est mariée avec un jeune homme (mademoiselle Fuller a près de quarante ans) ; on parle d’un mariage fouriériste on socialiste, sans cérémonie religieuse ; il est certain que ce mariage est encore un secret et qu’elle a un enfant. Mademoiselle Fuller l’a écrit elle-même, a parlé de sa joie maternelle ; mais quant à son mariage, elle en ajourne les détails à son retour en Amérique, qu’elle projette pour l’année prochaine. Ceci a donné lieu à mille discours parmi ses amis et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers croient le pire ; mais je n’oublierai jamais le sérieux avec lequel madame W. Russel l’a défendue un jour dans une société ! S’appuyant sur le caractère de mademoiselle Fuller, elle a repoussé les soupçons qui tendraient à le souiller. Ses amis de Concord, — entre autres M. et madame Émerson, Élisabeth et une jeune sœur de mademoiselle Fuller, mariée dans cette ville, — paraissent complétement calmes à son égard et convaincus qu’elle se justifiera à la clarté du jour. C’est beau. Dans ses écrits mademoiselle Fuller parle du droit des femmes à leur développement complet et de plusieurs principes de liberté qui, tout en étant conformes à la morale la plus rigide, heurtent cependant bien des gens, même dans ce pays de liberté. Ses amis, et, parmi eux, Marcus et Rebecca, si bons et au cœur pur, désirent pour moi que je la connaisse.

« Il faut que vous voyiez madame Ripley, me dit un jour Émerson ; c’est l’une des merveilles de Concord. » Et j’ai vu — une belle femme déjà âgée, aux cheveux d’argent, aux yeux bleus, limpides, profonds, jeunes, et tellement féminine de sa personne, qu’il était impossible de deviner qu’elle savait le grec, le latin, les mathématiques, aussi bien qu’un professeur. Les jeunes étudiants qui échouent dans leurs examens à l’Université trouvent en elle un aide pour les faire avancer, grâce à son talent extraordinaire pour l’enseignement et à son influence maternelle. Plus d’un adolescent bénit son œuvre en lui. L’un d’eux m’a dit : « Elle m’interrogeait sur Euclide en écossant des pois et en mettant du pied le berceau de son petit-fils en mouvement. » J’ai passé une soirée avec les Émerson chez madame Ripley. Dans sa maison aussi il n’y avait pas de domestique. Ces femmes de la Nouvelle-Angleterre sont vigoureuses, de véritables descendantes de celles des pèlerins qui travaillaient si virilement en même temps que leurs maris, et fondèrent avec eux l’empire qui s’étend maintenant sur une partie du monde.

Le bisaïeul paternel d’Élisabeth H… était au nombre des premiers pèlerins que le petit navire la Fleur-de-Mai apporta au rivage du Massachusett. Il a raconté bien des fois à ses enfants que les hommes, quand ils faisaient des lois pour la nouvelle colonie, aimaient à en causer devant leurs femmes, leurs sœurs, leurs filles, et à demander leur avis. C’était fort bien et sage. Le sentiment et l’amour chevaleresque qui règnent généralement en Amérique pour notre sexe proviennent sans doute du mérite dont les femmes des premiers pèlerins ont fait preuve, de la dignité avec laquelle elles étaient traitées. Cette première égalité est probablement l’origine de l’égalité de droits et d’autorité que l’on rencontre ici dans la vie de famille et la vie sociale, quoiqu’elle ne se soit pas encore étendue à la vie politique. J’aime à causer avec Élisabeth H… : il y a quelque chose de très-profond, d’élevé, chez cette jeune personne, dont les paroles brillent souvent comme des diamants au soleil ; mais il faut que la chaleur de cet astre les évoque.

Parmi les personnes que j’ai vues chez Émerson, j’ai remarqué un professeur Suisse, M. Sherbe, d’un extérieur noble et grave, — un peu ultra-idéaliste aussi dans sa philosophie. Il a lutté contre les jésuites en Suisse, et vit maintenant ici comme professeur. Enfin j’ai fait la connaissance du docteur Jackson, qui a découvert les effets somnifères de l’éther sur le corps humain, et a reçu à cette occasion une médaille de notre roi Oscar ; il nous l’a montrée. Jackson a fait cette découverte par un hasard qu’il nous a raconté. Je le félicitai d’être devenu ainsi l’auteur d’un bienfait inestimable pour des millions d’êtres souffrants.

J’ai quitté Concord accompagnée par ce docteur ; il est le frère de madame Émerson. Mais cette ville, avec son paysage neigeux, son ciel bleu et clair, ses habitants, ses transcendentalistes, — tout ce que j’ai éprouvé, entendu, vu à Concord, et surtout son sphinx (nom que Marie Lowell donne à Émerson), ne s’effaceront pas de ma mémoire : ils forment en moi une sorte de région alpestre des plus fascinantes pour mon esprit. J’aspire à les revoir encore une fois, comme on désire revoir un pays natal.

Hier au soir, en revenant ici, j’ai trouvé Marcus, venu à Boston pour affaires. J’éprouvai une joie cordiale en revoyant ce bon, cet excellent ami. Après avoir causé un moment avec lui et M. Sumner, je me rendis avec Marcus à la conversation finale d’Alcott, où l’on traita plusieurs questions curieuses et relatives au régime et à son importance pour l’humanité. Alcott soutint que tous les grands et saints législateurs des races humaines s’étaient surtout abstenus de toute nourriture animale. Quelqu’un dit que le Christ avait mangé de la viande. Un autre répliqua qu’on ne pouvait pas le prouver. Un troisième ajouta qu’il avait au moins mangé du poisson. Alcott soutint qu’on ne pouvait en fournir la preuve, et je dis que c’était écrit. D’autres se joignirent à moi. « N’importe, dit Alcott avec un air de dignité, je sais ce qui vaut mieux que de manger du poisson. » Décidément Alcott boit trop d’eau et n’engendre que des figures composées de brouillards et de vapeurs. Il faut qu’il boive du vin et mange de la viande ou au moins du poisson, s’il veut que ses idées aient moelle et substance. Marcus s’amusa aussi de cette conversation, mais avec sa douceur naturelle. Parmi les auditeurs se trouvaient plusieurs femmes aux magnifiques fronts méditatifs, à belles tailles. Je ne les ai pas entendues parler, et suis surprise de ce qu’elles aient pu rester assises et écouter avec un pareil flegme. Quant à moi, c’eût été impossible. La compagnie a été invitée à une nouvelle série de conversations, mais celle-ci est assurément la dernière à laquelle j’assisterai.

Le 26 janvier.

Alcott est venu chez moi avant-hier dans la matinée, et nous avons causé pendant deux heures ; il s’explique mieux sous forme de dialogue que dans la conversation en pupblic ; aussi l’ai-je mieux compris. Il y a réellement une pensée vraie et profonde au fond de son travail de réforme. Cette pensée, c’est l’importance qu’il y a d’apporter une disposition d’esprit grave et sainte en entrant dans l’état du mariage, afin que cette union soit noble et puisse produire une bonne et noble postérité. Quant à sa règle pour conclure ces beaux et saints mariages entre de belles et bonnes créatures humaines (elles seules pouvant se marier, que deviendra la foule de celles qui n’ont pas ces qualités ? ), quant à cette règle, je la laisse pour ce qu’elle vaut. Elle est meilleure, plus humaine que les lois de l’État de Platon sur le même sujet. Personne ne peut nier que ce monde marcherait mieux si ceux qui donnent la vie à des créatures humaines le faisaient avec plus de conscience et un sentiment plus élevé de leur responsabilité. Cependant le mariage est, en général, dans une position bien inférieure sous ce rapport. Un homme et une femme s’unissent pour être heureux. Bonheur égoïste, — d’ordinaire la pensée ne va pas au delà, ne s’élève pas jusqu’à celle-ci : « Nous devons donner la vie à des créatures immortelles ! » C’est là pourtant le sens le plus élevé du mariage. (Les époux qui n’ont pas d’enfants peuvent s’y conformer en adoptant de petits orphelins.) « Mais pourquoi ne dites-vous pas cela ouvertement ? demandai-je à Alcott. Ceci a beaucoup plus d’importance, surtout pour la société, que tout ce qui a été dit dans vos conversations. » Alcott s’excusa sur la difficulté de traiter ce sujet en public, et parla de l’espoir qu’il avait de parvenir à réaliser ses vues, en formant une petite société dans laquelle il fonctionnera, je le présume, comme grand-prêtre. Encore un rêve ! mais le rêveur s’éleva considérablement dans mon esprit par la vérité et la noblesse de ses vues sur ce sujet. Je lui accorde aussi sa manie de régime, excepté dans ce qu’elle a d’exclusif, et m’en tiendrai à celui qui conserve, sans cette étroitesse, le vin et les autres dons de Dieu en criant aux hommes : « Veillez sur vous afin de ne pas vous appesantir par la gloutonnerie et l’ivresse ! »

Alcott m’a fait cadeau de deux livres. Ils contiennent des conversations qui ont eu lieu entre lui et divers enfants à l’époque où il tenait une école destinée à être l’école « par excellence. » Le point de départ d’Alcott pour l’éducation des enfants, c’est d’éveiller la plus noble partie de leur nature, de leur inspirer une haute estime pour elle, de la leur faire aimer, afin qu’ils se conduisent en conformité avec elle. Il présente de bonne heure à leurs regards l’idéal de l’homme, ou l’homme idéal en la personne du Christ. Chaque réunion avec les enfants commence par la lecture qu’Alcott leur fait d’un chapitre de l’Histoire sainte. Lorsqu’elle est finie, il leur demande : « Qu’est-ce qui s’est passé dans vos pensées (ou dans vos âmes) en écoutant cette lecture ? » Plusieurs répondent successivement d’une manière très-naïve et immédiate. Alcott leur fait ensuite chercher quelle vertu a été révélée par la narration ou l’événement dont il a fait la lecture, et quel est son contraire s’il y en a un. Il résulte de ceci diverses choses bonnes, dignes d’être méditées, et propres à développer l’intelligence des enfants. Mainte parole d’une fraîcheur primitive coule des lèvres de ces enfants ; mais beaucoup de niaiseries sont dites aussi par eux et le maître. Cette méthode ne convient pas pour une école en grand ; cependant les parents pourraient l’employer avec fruit. « Qu’avais-tu dans l’âme, dans le cœur ? » Combien des lèvres sages et toutes d’amour ne pourraient-elles pas évoquer de choses dans l’intelligence de l’enfant et pour son bien, par ces paroles prononcées le soir après l’école, le travail, les jeux, les chagrins et les joies de la journée ?

Après Alcott, Émerson vint passer une heure chez moi ; il agit toujours comme une puissance fortifiante sur mon individu. Et cependant son monde flotte aussi dans un élément dissolvant, sans figure ni limites décidées. C’est véritablement bizarre qu’une nature énergique et concrète comme la sienne puisse s’arrêter à un point de vue aussi faible et dissolvant ! Mais, tout en censurant la manière de penser d’Émerson, je suis obligée de m’incliner devant son esprit, sa nature. Il était en route pour New-York, où il a été invité à faire un cours, et a promis de venir chez moi à son retour. Je veux avoir une fois un entretien approfondi avec lui sur la question religieuse comme sur l’avenir de l’Amérique. J’éprouve aussi l’envie de guerroyer contre lui ; car il ne m’est jamais arrivé de rencontrer un lion sous forme humaine, sans que mon cœur de lion n’en soit ému. Un combat avec un pareil esprit est une jouissance, lors même qu’on serait vaincu.

Quant à Alcott, je ne sais quel esprit de contradiction m’irrite sans cesse contre lui et me pousse à m’en amuser ; cependant j’estime le beau et bon but que cet idéaliste se propose. Quand j’ai dit quelque chose contre lui, il me semble entendre la profonde voix d’Émerson m’adresser ce reproche : « Vous ne voulez pas supporter une ou deux voix solitaires parlant en faveur de pensées et de principes non vendables ni passagers. » Oh ! oui, si seulement elles étaient un peu plus raisonnables !

L’autre soir, j’ai assisté à une grande réunion de gens fashionnables de Boston chez madame Bryant. Je me portais bien ; la compagnie était belle, élégante, très-polie ; elle me plaisait. Une autrefois, je suis allée ailleurs dans une réunion du même genre. Comme je me portais mal, la compagnie me parut plus jolie et aristocratique qu’agréable. J’ai vu aussi une couple de figures que je n’aurais pas cru devoir rencontrer dans les salons du Nouveau-Monde et encore moins parmi les femmes de la Nouvelle-Angleterre, tant elles étaient boursouflées, hautaines et laides.—On lisait dans leurs regards et leur personne la suffisance de l’argent. Madame ….. et sa sœur ont passé un an à Paris. Elles auraient dû rapporter, en outre des modes, un peu de la grâce et du savoir-vivre de cette capitale. Les gens fiers de leurs richesses sont au point de civilisation de nos Lapons, qui, eux aussi, ne connaissent rien au-dessus de la fortune, et mesurent le mérite d’un homme au nombre de ses rennes. Quiconque en possède mille est un très-grand homme. L’aristocratie de l’argent est la moins noble qu’on puisse imaginer. Malheureusement elle est plus indigène qu’il ne le faudrait dans le Nouveau-Monde ; on s’en aperçoit à cette manière habituelle de s’exprimer en parlant d’une personne : « Il vaut tant ou tant de dollars ! » Mais les meilleurs dédaignent de pareilles expressions ; elles ne saliront jamais les lèvres d’un Marcus Spring, d’un Channing ou d’un Downing. Quant à la vie fashionable, il est à remarquer qu’elle n’est point considérée ici comme ce qu’il y a de plus élevé. On entend citer des gens en ajoutant qu’ils sont au-dessus de la fashion, ce qui veut dire de la plus haute classe. Il est clair pour moi qu’on forme insensiblement ici une aristocratie bien au-dessus de celle de naissance, de fortune, de relations de société : l’aristocratie du mérite, de l’amabilité et du caractère. Cependant elle n’est pas encore générale, ce n’est qu’une bande peu nombreuse ; mais elle grandit et son idée aussi.

Je me suis trouvée à un petit et agréable dîner chez le professeur Howe, avec Laura Bridgeman, la jeune fille aveugle et sourde-muette, devenue célèbre par la manière dont le professeur Howe a éveillé son âme pensante, et la narration pleine d’intérêt que l’on trouve à son sujet dans les Notes sur l’Amérique, par Charles Dickens. Elle a maintenant vingt-ans, est bien faite, frêle de sa personne, a une figure que l’on peut appeler jolie. Laura porte un bandeau vert sur les yeux. Quand elle eut touché ma main, elle fit connaître par signes qu’elle me prenait pour un enfant. L’une de ses premières questions fut : « Combien d’argent vous donne-t-on pour vos livres ? » Véritable question de Yankee, qui amusa beaucoup mes hôtes ; ils s’opposèrent cependant à ce qu’elle fût renouvelée. Je demandai à Laura, par l’intermédiaire de la femme qui l’accompagne toujours et lui sert d’interprète, si elle était heureuse. Elle répondit avec vivacité, et en essayant de produire des sons, pour exprimer qu’elle l’était infiniment. Laura est, dit-on, presque toujours gaie. La tendresse et l’attention constante dont elle est l’objet l’empêchent de se méfier de ses semblables, et lui font passer une vie d’amour et de confiance. Le docteur Howe, l’une de ces figures sombres dont Alcott veut nous débarrasser comme étant des princes de la nuit, c’est-à-dire qui ont le teint, les yeux bruns, les cheveux noirs, et un visage magnifique, plein d’énergie, est généralement connu pour son amour ardent de l’humanité. Il l’a poussé à combattre pour la liberté de la Grèce, de la Pologne, et enfin à se charger des êtres captifs sous le rapport des sens et du corps. — Son individualité me rend sa connaissance précieuse ; cependant je n’ai guère l’occasion de jouir de sa société. Il me paraît souffrir comme moi de la force surexcitante du climat et de la nourriture de ce pays. Sa femme est des plus charmantes, richement douée par la nature, instruite et d’un naturel plein de fraîcheur. Deux jolies petites filles roses et blanches, fraîches et belles comme les gouttes de la rosée, entrèrent à la fin du dîner, grimpèrent en le caressant autour de leur père. J’ai regretté de n’avoir pu montrer ce tableau à Alcott.

Je compte rester ici quinze jours encore. Mais je ne deviendrai pas riche dans ce pays ; car je n’ai ni le temps ni l’envie d’écrire. Grâce à l’hospitalité américaine, mon voyage sera loin d’être aussi coûteux que je m’y attendais : si je laissais faire quelques-uns de mes amis, il ne me coûterait absolument rien, je vivrais et voyagerais aux frais du peuple américain. Ce serait trop.

Le temps est affreux aujourd’hui : pluie battante et grand vent. Je m’en suis presque réjouie dans l’espoir de rester en paix ; mais il m’a été impossible de refuser deux visites, dont l’une venait m’inviter à une soirée, et l’autre demandait à faire mon portrait. Toutes deux n’ont emporté qu’un refus.

Je reçois à l’instant le plus joli bouquet envoyé par une jeune amie ; — c’est une foule de petites et charmantes fleurs réunies dans le calice d’une blanche calla ethiopica. Il ne se passe guère de jours où je ne reçoive des bouquets envoyés par des connaissances ou des inconnus. C’est fort aimable. Je ne leur dis pas non, et suis reconnaissante des fleurs et de la bonne intention.

Et maintenant je termine cette longue épître par un cordial à Dieu pour ma chère Agathe.

  1. Et c’est en ceci que nous voyons la grande faiblesse d’Émerson : il passe sous silence la victoire et ne reconnaît pas le vainqueur. (Note de l’Auteur.)
  2. C’est ce qui a eu lieu et se continue par la force de celui qui est mort et ressuscité. (Note de l’Auteur.)