La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 10

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 191-242).
LETTRE X


Boston, 1er février.

Bien des remercîments pour ta lettre du 15 décembre ; j’éprouve un plaisir infini à lire, à voir en esprit ce qui se passe à la maison. N’épargne pas les détails.

Mes forces augmentent sensiblement. Lorsque je me sens bien portante, mon âme est intrépide, et il me vient des pensées qui me rendent heureuse ; j’ai de la joie à me trouver sur la terre des pèlerins, de « nos pères les pèlerins, » comme on dit ici, la première où ils ont pris pied et fondé le foyer de la liberté religieuse et civile. De cette petite bande est sortie la civilisation d’une partie du monde.

Ce fut en décembre 1620 qu’un petit navire, la Fleur-de-Mai, prit terre sur la côte du Massachusett avec les premiers pèlerins, au nombre de cent. Ils étaient du parti religieux anglais appelé les « puritains, » qui avait surgi après la réforme, et en voulait une plus complète encore que celle de Luther. Au fond, les puritains cherchaient à donner un entier développement à la doctrine du réformateur quand elle renvoie l’homme à son rapport direct avec Dieu par Jésus Christ, et rejette le droit de l’Église et de la tradition à intervenir pour déterminer ce que l’on doit croire et enseigner. Les puritains demandaient donc pour chaque individu la liberté d’examen et de juger en matière de foi, sans autre guide et autorité que la parole de Dieu dans la Bible : de renoncer aux cérémonies de l’Église ancienne, d’élire leurs prêtres, d’adorer Dieu en esprit et en vérité, de prononcer eux-mêmes sur les affaires de leur Église. Le puritanisme était une invasion de ce vieux levain céleste au sujet duquel le Christ avait prophétisé qu’il « aigrirait un jour toute la pâte » de la vie de liberté spirituelle de l’humanité en Jésus-Christ. La lettre de franchise donnée par lui devint le mot de ralliement des puritains ; l’ayant à la main et sur les lèvres, ils se hasardèrent à combattre contre l’Église épiscopale dominante, refusèrent de se réunir à elle, s’appelèrent « non conformistes, » et tinrent plusieurs assemblées religieuses séparées, et auxquelles on donna le nom de conventicules. L’Église de l’État et le gouvernement agirent contre eux et les menacèrent. Mais le nombre des puritains et des conventicules augmentaient d’année en année ; des prêtres et plusieurs personnages considérés se joignirent aux puritains. La reine Élisabeth les avait encore traités avec égard ; mais Jacques, son successeur, s’écria avec aveuglement : « Je ne veux pas en entendre parler. Pendez-les ! cela suffit. » On leur donna donc à choisir entre leur rentrée dans l’Église ou la prison et la mort, ce qui fortifia leur opposition.

« Car, dit avec vérité Thomas Carlyle (du reste assez sévère dans sa critique de l’espèce humaine), on fait tort à l’homme en supposant qu’il n’est poussé aux grandes actions que par l’intérêt, le gain et les jouissances terrestres. Non ; ce qui l’excite aux grandes entreprises et produit de grandes choses, c’est la perspective de la lutte, de la persécution, de la souffrance, du martyre, pour la cause de la vérité. »

Des hommes et des femmes, sortis des villages et des petites villes des provinces septentrionales de l’Angleterre, se réunirent et formèrent une bande peu nombreuse, décidée à tout risquer pour avoir la faculté de vivre conformément à la pureté de sa foi. C’étaient des gens de peu, la plupart ouvriers et cultivateurs, vivant du travail grossier de leurs mains et aux conditions les plus dures de la vie. La Hollande leur offrit alors, comme à tous les combattants opprimés de la vérité, un lieu de refuge. La petite bande des puritains résolut donc de fuir dans ce pays, et y parvint en courant de grands dangers : elle se fixa à Leyden. Mais les puritains s’y déplurent, et comprirent qu’ils ne pouvaient pas rester là, qu’ils étaient, sur la terre, des pèlerins en recherche d’une patrie. Au milieu de leur lutte pour subvenir aux besoins journaliers de la vie, la croyance leur vint qu’ils étaient appelés, en faveur de l’humanité, à une œuvre plus haute que leur position présente ne paraissait l’indiquer. « Ils se sentaient émus par le zèle et l’espoir de propager l’Évangile et d’annoncer le royaume du Christ dans les contrées lointaines du Nouveau-Monde, alors même qu’ils serviraient seulement de marchepied à leurs successeurs dans la réalisation d’une œuvre si grande. »

Ils demandèrent, et obtinrent après beaucoup de difficultés, l’autorisation du gouvernement anglais d’aller se fixer dans l’Amérique septentrionale, « dans le but de travailler à la gloire de Dieu et d’être utiles à l’Angleterre. »

Ils frétèrent deux navires, la Fleur-de-Mai et la Véronique, pour les transporter au delà des mers. Les plus jeunes et les plus robustes de la bande, qui s’étaient offerts, furent choisis pour commencer ce dangereux voyage, après s’y être préparés tous ensemble par le jeûne et la prière. « Prions, disaient-ils, afin que Dieu nous indique la bonne route pour nous et nos enfants, et la subsistance de tous. » Une partie seulement des pèlerins venus en Hollande put prendre place sur les deux navires. Parmi ceux qui restaient se trouvait leur noble maître et chef Robinson, et du rivage du vieux monde il leur adressa comme adieu ces belles paroles :

« Je vous engage devant Dieu et ses saints anges à ne me prendre pour exemple qu’autant que vous me verrez imiter le Seigneur Jésus-Christ. Il a encore beaucoup de vérités à vous annoncer par sa sainte parole. Je ne puis assez gémir sur l’état des Églises réformées arrivées à un temps d’arrêt dans la doctrine religieuse, et qui ne veulent point marcher au delà des premiers instruments de la réforme. — Luther et Calvin ont été de grandes et brillantes lumières pour leur temps, mais ils n’ont pas pénétré dans tous les conseils de Dieu. Je vous conjure de ne pas l’oublier, — c’est un article de l’alliance de votre Église, — et d’être prêts à recevoir toute vérité qui vous sera révélée par la parole de Dieu. »

« Quand les navires furent prêts à nous emmener, écrit l’un des émigrants, les frères qui avaient jeûné et prié avec nous et pour nous donnèrent une fête d’adieu dans la maison de notre pasteur, qui était vaste. Et nous nous rafraîchîmes après nos larmes, en chantant des psaumes, en exécutant une joyeuse musique dans nos cœurs aussi bien qu’avec nos voix ; car plusieurs membres de la paroisse étaient habiles musiciens. Ensuite ils nous conduisirent à Delfthaven, où nous devions nous embarquer, et nous y régalèrent de nouveau. Après la prière récitée par notre pasteur, et durant laquelle des larmes furent répandues, ils nous accompagnèrent jusqu’au navire. Cependant nous étions hors d’état de causer ensemble, par suite du grand chagrin que nous faisait éprouver notre séparation. Mais, du navire, nous leur donnâmes un salut, puis nous tendîmes nos mains les uns vers les autres, et nous élevâmes nos cœurs vers le Seigneur les uns pour les autres, et nous mîmes è la voile. »

Des vents favorables conduisirent bientôt les pèlerins sur les côtes d’Angleterre ; mais il fallut y faire réparer le plus petit des deux navires, la Véronique. À peine eurent-ils perdu de vue les côtes anglaises en voguant sur l’Océan, que le capitaine et l’équipage de la Véronique, perdant courage devant la grandeur et les dangers de l’entreprise, voulurent retourner en Angleterre. Les passagers demandèrent alors à passer sur l’autre navire ; et, quoique « ce fût triste et décourageant, » ceux de Fleur-de-Mai y consentirent. Cette petite réunion de femmes et d’hommes courageux, — plusieurs des premières étaient dans un état de grossesse avancée, — persévéra dans son entreprise. La Fleur-de-Mai, chargée d’enfants, d’ustensiles de ménage, de bestiaux, véritable village flottant, se balança en avant sur le grand Océan, dans la saison de l’année la plus sujette aux tempêtes. Après soixante-trois jours d’une navigation dangereuse, les pèlerins virent le rivage du Nouveau-Monde, et Fleur-de-Mai jeta l’ancre dans un port du Massachusett.

Avant de descendre à terre, et tandis que Fleur-de-Mai repose encore sur les flots de l’abîme, ceux qui montent ce navire se réunissent pour décider la forme de gouvernement qu’ils vont adopter. Ils se forment de plein gré en corporation politique, et dressent l’acte suivant :

« Au nom de Dieu, amen. Nous, soussignés, etc., etc., ayant entrepris pour la gloire de Dieu et la propagation du royaume de Jésus-Christ, ainsi qu’en l’honneur de notre roi et de notre pays, de fonder la première colonie des vallées septentrionales de la Virginie ; nous déclarons ici solennellement, et réciproquement en présence de Dieu et de chacun de nous, que nous nous réunissons pour former un corps politique civil, afin de maintenir l’ordre parmi nous, de conserver et développer le but susnommé. En vertu de quoi nous ferons, nous promulguerons des lois, des ordonnances ; nous créerons une justice égale pour tous, et successivement les fonctions et les établissements que l’on croira les meilleurs pour accroître le bien-être général de la colonie, et nous leur promettons notre soumission et notre obéissance. »

Ce document est signé par tous les hommes de la compagnie, au nombre de quarante et un. C’est donc dans la cabine de Fleur-de-Mai que fut écrite la constitution la plus démocratique que le monde ait encore vue. La société démocratique et le peuple se gouvernant lui-même débarquèrent complétement organisée sur le rivage du Nouveau-Monde. Comme Abraham, les pèlerins étaient partis à l’appel de Dieu pour une contrée qu’ils ne connaissaient pas, et ignorant à quelle œuvre ils étaient destinés.

Leur pensée avait été de chercher une terre vierge et libre où ils pourraient fonder une église en l’honneur de Dieu ; et, à leur insu, ils fondaient en même temps une nouvelle société qui devait servir de foyer à tous les peuples de la terre, et portaient en eux la civilisation du Nouveau-Monde.

Ils débarquèrent sur un rocher appelé depuis le rocher de Plymouth et aussi des Pèlerins, et permirent à une jeune fille de sauter la première du bateau sur le rivage. Les pèlerins, arrivés sur cette terre nouvelle au commencement de l’hiver, y furent accueillis par le froid, les ouragans, les contrariétés. Ils firent une excursion dans l’intérieur du pays, y trouvèrent un peu de blé, mais pas d’habitations, rien que des tombeaux indiens. Ils étaient dans ce pays depuis une couple de jours seulement, et commençaient à dresser des abris pour se défendre contre la tempête et la neige mêlée de pluie, quand arriva le dimanche ; ils laissèrent reposer le travail et observèrent le sabbat avec piété. C’est un trait caractéristique des premières sociétés puritaines.

Je viens de lire une relation écrite en forme de journal sur la vie, les luttes, les travaux de cette colonie durant les premières années de son établissement. C’est une chronique simple, sans phraséologie ni vanterie, sans romantisme ni enjolivement ; mais elle m’a plus émue que maint roman touchant, et me paraît plus noble que bien des poëmes épiques. Car quelle grandeur il y a dans cette absence de prétention, dans cette vie de travail ! Quel courage, quelle persévérance, quelle foi, quelle confiance inébranlable animent cette petite bande de pèlerins ! Comme ces hommes et ces femmes s’entr’aident ! Comme ils persistent malgré la misère et les contrariétés qu’ils rencontrent ! Ils vivent environnes de dangers, luttent contre les indigènes, souffrent du climat, du manque d’habitations, des commodités de la vie, de vivres ; ils sont malades, voient mourir des êtres chéris ; ils ont faim et froid ; mais ils persévèrent. Les habitations qu’ils viennent d’élever sont détruites ; ils en construisent de nouvelles. Pendant cette lutte contre les besoins et les adversités, sous la pluie des flèches indiennes, ils fondent leur société, leur église, font des lois, un règlement d’école, tout ce qui donne de la force à une société humaine. D’une main ils tiennent le glaive, de l’autre la charrue. Malgré le danger constant qui menace leur vie, ils songent surtout au bien-être de leurs descendants, et l’on ne peut s’empêcher d’admirer la sagesse, la pureté, l’humanité des lois qu’ils promulguent. Dans cette législation, les animaux eux-mêmes ne sont pas oubliés ; des peines sont décrétées contre quiconque les maltraitera.

Pendant les premières années, la misère des pèlerins fut quelquefois poussée au dernier degré. « J’ai vu des hommes chanceler de faiblesse, faute de nourriture, » dit un témoin oculaire.

La récolte de la troisième année ayant été abondante, il fut permis à chacun de travailler pour soi et non pour tous, comme on l’avait fait jusque-là. Ceci donna plus d’animation au travail et rendit plus vigilant. Une période de prospérité succéda à la misère, et la colonie se développa avec rapidité et vigoureusement. Au bout d’un petit nombre d’années, on disait d’elle : « On peut y rester fort longtemps sans voir un ivrogne, sans entendre jurer et sans rencontrer un pauvre. » Ceux qui survécurent à ce commencement devinrent très-vieux : il n’est pas étonnant que des pères et des mères aussi robustes soient devenus la souche d’un grand peuple. D’autres colonies avaient été fondées dans le Sud ; mais les mœurs y étant plus relâchées et le but moins noble, elles s’étaient éteintes ou ne vivaient que d’une vie faible pendant leurs luttes avec les indigènes, le climat et les difficultés qu’elles rencontraient. Les puritains, par le but élevé de leur vie, l’énergie de leur foi et la pureté de leurs mœurs, remportèrent la victoire sur cette terre inculte et sauvage, et devinrent les législateurs du Nouveau-Monde. Je ne connais point d’État dont la fondation et les fondateurs soient plus nobles. L’œuvre entreprise par les pèlerins était la cause de l’humanité tout entière : elle avait fait un pas en avant. Ils furent les premiers, d’autres les suivirent.

Car, lorsque de la terre des pèlerins, mon regard se porte sur les États-Unis, je vois partout, au Sud comme au Nord, à l’Ouest, le pays se peupler, les États se former par des Européens qui, ayant souffert des persécutions pour leur foi, ont cherché la liberté de conscience et la paix sur une terre nouvelle et libre. Je vois des huguenots et des frères moraves dans le Sud ; le long du Mississipi, à l’Ouest, des protestants et des catholiques de toutes les contrées de l’Europe chercher et trouver ces mêmes trésors, les plus précieux pour l’homme, et former sur ce sol nouveau et riche des sociétés florissantes, protégées par les lois de liberté et sociales, faites par les premiers pèlerins.

C’est donc à eux qu’appartient l’honneur de ces créations nouvelles ; leurs idées forment encore la base des sociétés du Nouveau-Monde ; volontairement ou non les différents émigrants et les différentes sectes religieuses les ont adoptées. Les mœurs du foyer domestique et de la vie commune se forment sur ce modèle, et toutes les sectes religieuses se ressentent de l’influence de la confession puritaine. « Vis comme il t’est enseigné ; que ta conduite rende témoignage de l’Église à laquelle tu appartiens. » La forme de gouvernement qui organisa la petite société de la Fleur-de-Mai est devenue le principe vital de tous les États composant l’Union américaine. Sur les rivages de l’Océan Pacifique, elle subjugue et organise avec une puissance calme les bandes sauvages et libres de la Californie, leur apprend à la fois à se gouverner elles-mêmes et a obéir à la loi.

La vieille colonie a envoyé dans toutes les parties de l’Union des fils et des filles de pèlerins ; ils forment actuellement plus d’un tiers de la population de l’Amérique du Nord.

Si je considère la société puritaine telle qu’elle se présente de nos jours, deux siècles environ après sa première apparition dans le Nouveau-Monde, deux forces motrices me semblent tout dominer : l’une la réalisation des idéalités de la vie ; la seconde, le désir de conquérir la terre, c’est-à-dire de mettre toutes ses forces et ses produits au service de l’homme.

Celui du Nouveau-Monde (surtout de la Nouvelle-Angleterre, appelé en style humoriste Yankee) veut acquérir ; c’est pourquoi il ne redoute pas le travail, même le plus grossier, ni la peine. Faire le tour de la moitié du globe en vue d’une bonne affaire, lui semble peu de chose ; le caractère pirate de sa nature (qu’il a peut-être hérité des pirates scandinaves) le force continuellement à agir, entreprendre et mettre à exécution tout ce qui peut contribuer à son bien-être ou à celui des autres. Lorsqu’il a amélioré sa position, il songe (s’il ne l’a pas fait auparavant) à faire fructifier son talent pour l’intérêt général ; il acquiert, mais pour dépenser, et n’économisera point avec égoïsme. Il a un esprit national vivant et pense surtout à laisser après lui, comme citoyen, une mémoire estimée et aimée plutôt qu’une grande fortune. Avec le produit de son travail, il fonde volontiers une institution ou un établissement de bienfaisance, qui, d’ordinaire, finit par porter son nom. Je connais des personnes dont le penchant au bien est si pur, qu’elles repoussent même cette récompense.

C’est dans les États du Nord que les idéalités morales de l’homme et de la société ont surgi avec plus de netteté, et se développent toujours davantage chez les descendants de la première colonie. Par suite des entretiens que j’ai eus avec les idéalistes raisonnables de mes amis, et de mes propres observations sur l’esprit des institutions de ce pays, voici, je crois, ce qu’on exige de l’homme et de la société pour lesquels la jeune Amérique lutte dans son intérêt et celui de sa mission envers l’humanité.

Chaque individu doit être véridique dans sa propre spécialité, être seul avec Dieu, et, partant de ce point de vue intime, agir au dehors selon sa conviction.

Il n’y a point de vertu pour un sexe qui n’en soit une aussi pour l’autre. Dans l’intérêt des mœurs et de l’ordre, il faut que les hommes atteignent la pureté des femmes.

On doit donner à la femme l’occasion de parvenir à tout le développement compatible avec sa nature, de cultiver son intelligence, comme les hommes cultivent la leur. Elle doit avoir le même droit qu’eux à chercher la liberté et le bonheur.

L’honneur qu’on retire du travail et son salaire honorable doivent être le partage de tous les travailleurs honnêtes. Tout travail est honorable par lui-même et doit être considéré.

Dans la société, il faut que le mouvement égalitaire égalise en montant. Il faut que l’homme devienne juste et bon par suite de la justice et de la bonté avec lesquelles il est traité. Le bon esprit doit évoquer le bon esprit. (Ceci me rappelle la jolie légende suédoise du moyen âge sur le jeune homme que les démons avaient métamorphosé en loup-garou, et qui, en entendant prononcer son nom chrétien par une voix chérie, reprit sa première forme.)

La société est obligée d’offrir à chacun de ses membres tous les moyens possibles de développer ses facultés et d’arriver à la possession de ses droits, soit moyennant des lois qui aplanissent tout obstacle, soit par des établissements d’éducation publics, permettant a tous les citoyens sans distinction de développer leurs facultés jusqu’à l’âge où ils sont aptes à se soigner et à se diriger eux-mêmes.

On atteint l’idéal de la société par le complément de l’individu selon son propre idéal, par les associations et institutions libres, où les hommes entrent dans des rapports fraternels les uns envers les autres et apprennent à comprendre leur solidarité, leur responsabilité mutuelle.

Tout pour tous, c’est le véritable but de la société. Il faut que tous puissent parvenir á la jouissance de tout ce qu’il y a de bon sur la terre, moralement et physiquement, chacun selon sa mesure et sa capacité. Nul n’est exclu s’il ne s’exclut pas lui-même. Il faut que la porte reste ouverte afin que chacun puisse entrer. C’est pourquoi la prison doit être un moyen d’amélioration et une seconde école pour ceux qui en ont besoin. Dans son développement varié, la société doit s’organiser de manière que tous aient la possibilité d’arriver à tout, et que tout aille à tous.




L’idéal de l’homme américain me paraît être : la pureté de vue, la fermeté, la volonté, l’énergie de l’action, la simplicité, la douceur dans les manières et la personne, en y ajoutant quelque chose de tendre, de chevaleresque dans ses rapports avec la femme, ce qui lui sied parfaitement. Dans chaque femme l’Américain vénère sa mère.

De même, l’idéal de l’Américaine, de la femme du Nouveau-Monde, me paraît être l’indépendance du caractère, la douceur des manières et de sa personne.

L’idéal du bonheur pour l’Américain, c’est, il me semble, le mariage, le foyer domestique et l’activité civile. Avoir une compagne, une maison, un foyer, une pièce de terre à soi, en prendre soin et les embellir ; se rendre en même temps utile à l’État ou à la ville, tel est le but de la plupart des Américains. Un voyage en Europe pour voir des villes achevées et — des ruines, est un épisode de leur vie ardemment désiré.

J’ai assez vu de foyers américains pour être à même de dire que les femmes y jouissent, en général, de tout le pouvoir qu’elles veulent. La femme, dans le Nouveau-Monde, est le centre, le législateur du foyer, et l’homme américain aime qu’il en soit ainsi. Il veut que sa femme soit maîtresse de sa volonté dans l’intérieur, et il se plaît à lui obéir. J’ai entendu citer, comme représentant ce rapport, ces paroles d’un jeune homme : « J’espère que ma femme saura faire sa propre volonté à la maison, et je lui apprendrai à en avoir une si elle en manque. » Je dois ajouter que dans les foyers heureux où je me suis trouvée, la femme était aussi empressée de faire la volonté de son mari qu’il pouvait l’être à faire la sienne. Le dévouement et une sage raison égalisent tout.

Les établissements d’éducation pour les femmes, dans le Nouveau-Monde, sont, en général, bien supérieurs à ceux d’Europe. C’est peut-être dans l’éducation et la manière dont les femmes sont traitées que se trouve la partie la plus importante du travail d’avenir de l’Amérique en faveur de l’humanité. La considération croissante de la femme comme professeur, et son emploi comme tel dans les écoles publiques, même pour garçons, est un fait général aux États-Unis et me réjouit infiniment. Des séminaires ont été fondés pour former les femmes à l’enseignement. J’espère pouvoir visiter celui de West-Newton pour les institutrices, créé par Horace Mann ; il est près de Boston. Les filles de la Nouvelle-Angleterre paraissent avoir un penchant et un amour particulier pour cette vocation : celles de parents riches se consacrent à l’enseignement. Les filles des agriculteurs pauvres vont travailler dans les manufactures pendant quelque temps, afin de gagner l’argent nécessaire pour payer les frais d’école et devenir plus tard des institutrices. Tous les ans, il en part des bandes nombreuses pour les États de l’Ouest et du Nord, où s’élèvent tous les jours des écoles placées sous leur direction. En général, les filles de la Nouvelle-Angleterre sont renommées pour leur caractère et leur capacité ; Waldo Émerson lui-même, qui ne loue guère, m’a fait leur éloge. Dans ces séminaires ou écoles, elles apprennent les langues anciennes, les mathématiques, l’algèbre avec beaucoup de facilité, et y font autant de progrès que les étudiants. Tout récemment, une jeune personne de Nantuchet (Massachusett) s’est distinguée dans l’astronomie ; elle a découvert une comète et reçu, à cette occasion, une médaille du roi de Prusse.

La littérature allemande, qui a pénétré très-avant dans les États du Nord depuis quelques années, a pris une influence considérable sur la jeunesse studieuse, surtout en éveillant son esprit pour les idéalités de la vie. Les orateurs et les professeurs les plus en renom sont les avocats des idéalités humaines. La paix, la liberté, la véracité, la tempérance relativement à la boisson, la pureté et l’ennoblissement dans toutes les directions et situations de la vie, la propagation des avantages de la vie et de la civilisation, sont les sujets qui exercent l’éloquence des orateurs et leur attirent des milliers d’auditeurs. Ces questions sont traitées en vue de « l’utilité et de l’ennoblissement de tous. »

On dit d’un arbre qu’il grandit quand il s’élève et se rapproche du ciel, on peut dire la même chose de cette société ; son travail ne se fait pas seulement en largeur, mais en hauteur.

Le 3 février.

Depuis l’autre jour, j’ai passé une soirée agréable dans une réunion d’abolitionistes à Faneuil-Hall (grande salle de Boston destinée aux assemblées publiques). M. Sumner désirait que j’en visse une ici, et il m’a accompagnée. On devait présenter au peuple plusieurs nègres qui s’étaient enfuis des États à esclaves, et faire des discours à leur intention. La salle et les galeries étaient combles. L’un des meilleurs orateurs, et assurément le plus original de la soirée, fut un grand nègre, John Brown, si j’ai bonne mémoire, qui venait tout récemment de s’enfuir avec femme et enfants ; il racontait cette histoire. Il y avait une fraîcheur, une vie, quelque chose de particulier dans l’éloquence et les gestes de cet homme, et qui ajoutait un charme infini au vif intérêt inspire par son récit. Il se servait de comparaisons et d’expressions qui faisaient éclater de rire les auditeurs. John Brown riait avec eux, ne se laissait pas troubler et continuait avec plus d’animation encore. Je me souviens surtout du passage ou il racontait comment il avait traversé une rivière tandis qu’on le poursuivait. « Me voilà assis dans un bateau avec une paire de rames seulement, et ramant de toutes mes forces pour atteindre le rivage libre, où ma femme et mes enfants m’attendent déjà. Ceux qui me poursuivaient ramaient avec trois paires de rames pour me saisir ; ils sont tout près de moi. Mais au-dessus de nous est le grand Dieu qui nous regards ; il me donne de l’avance. J’arrive au rivage, je suis libre, et dès le soir avec ma femme et mes enfants. » L’assemblée applaudit.

Après cet orateur parut un groupe qui, lui aussi, fut accueilli par les plus vifs applaudissements. Une jeune femme blanche, portant une robe de même couleur fort simple, et les cheveux relevés, se présenta en tenant par la main une mulâtresse au teint basané. Cette dernière avait été esclave et s’était sauvée cachée dans un navire. Son maître, soupçonnant le lieu où elle était, avait obtenu la permission de visiter le navire ; il y fit répandre une épaisse fumée de soufre pour la forcer à se présenter ; mais elle avait en la force de résister et le bonheur d’échapper. Ce fut joli de voir mademoiselle Lucy Stone (j’avais fait sa connaissance chez mon petit docteur féminin) étendre sa main sur la tête de la mulâtresse en l’appelant « ma sœur » et en la présentant comme telle à la foule réunie. C’était bien, et tout le monde fut de mon avis, de voir une femme blanche se présenter ici comme la protectrice et l’amie de la femme de couleur. Mademoiselle Lucy le fit d’une manière toute féminine et avec calme. Puis elle raconta l’histoire de la ci-devant esclave, parla sur l’esclavage pendant quelque temps avec une complète assurance, netteté et dignité dans le ton et les manières. Mais, au lieu de s’appuyer sur la connaissance féminine de la vie, d’appeler l’intérêt sur l’injustice que l’esclavage commet à l’égard de la femme, en lui enlevant la propriété de ses enfants pour en faire celle du maître, qui peut les vendre comme bon lui semble ; au lieu d’insister sur ceci et plusieurs circonstances également propres à émouvoir la droiture et le cœur, et qui frappent surtout la femme esclave, mademoiselle Lucy se lança dans la polémique, déjà tant calfatrée dans les journaux, contre les défenseurs de l’esclavage dans le Nord, contre Daniel Webster et son zèle ardent pour la liberté des Hongrois, tandis qu’il voit avec indifférence trois millions d’individus en Amérique plongés dans l’esclavage. Elle répéta ce que des hommes avaient déjà dit, mieux et avec plus de force, et échoua complétement comme orateur féminin. Quand les femmes comprendront-elles que, pour occuper dignement une place dans le forum, elles doivent s’y présenter avec la noblesse et l’autorité de personnes qui ont réellement de nouvelles, de hautes vérités à proclamer, et rester dans le centre de la sphère des femmes ! Toute la courtoisie et la bienveillance des hommes ne suffiront pas, à la longue, pour les maintenir à la tribune, si elles ne l’occupent pas d’une manière spéciale, qualité qui ne leur manque pas au fond, pourvu qu’elles veuillent l’avoir ; mais il faut pour cela qu’elles se comprennent, ainsi que la vie, plus profondément. Les femmes qui, à toutes les époques, se sont présentées comme prêtresses de la vie intime, comme prophétesses et interprètes de ce qu’il y a de plus élevé et de plus saint ; qui ont été écoutées des peuples et des rois, Déborah, Wala[1], la Sybille, Égérie (pour citer seulement quelques-uns des types les plus anciens), indiquent aux femmes du Nouveau-Monde la route qu’elles devraient suivre pour parvenir à un pouvoir, à une influence publique. Si elles sentent que ces hautes facultés leur manquent, elles feront mieux de se tenir à l’écart et dans le silence. Quel pouvoir est plus grand que celui de l’amour, de la bonté raisonnable ? L’aigle et la colombe, je l’ai ouï dire, sont, de tous les oiseaux, ceux dont le vol est le plus prolongé et le plus rapide pour atteindre leur but.

L’auditoire de mademoiselle Lucy Stone était bienveillant ; il écouta avec attention, applaudit à la fin du discours, mais modérément. On loua sa facilité d’élocution, la convenance de sa personne ; ce fut tout : on ne pouvait pas aller au delà. Le tout ne valait pas grand’chose.

Les orateurs hommes qui se succédèrent donnèrent plus de vie et d’intérêt à la discussion ; mais ils me blessèrent par leur manque de modération, de justice, en appelant par leur nom, et même en cherchant et en indiquant du doigt dans les galeries, les personnes qui ne les suivaient pas dans leur travail d’abolitionistes. Je fus blessée d’entendre profaner la vie de famille en divulgant des divergences d’opinions entre père et fils sur cette question, et par d’autres infractions à ce principe divin de la morale : « Ne jugez pas ! » Cette polémique fut poussée avec beaucoup d’excès, de personnalités ; mais tout se passait cependant avec animation et gaieté. Ces rapports entre orateurs et auditoire étaient on ne peut plus libres et plus intimes. Le légiste Wendel Philipps paraît être très en faveur, et c’est véritablement un orateur richement doué, agréable, qui entraîne le public, et semble connaître le pouvoir qu’il possède de le toucher et de l’électriser. Un jeune homme, M. Quincy (de l’une des premières familles de Boston), parla vivement contre les partisans de l’esclavage, et parmi ceux-ci contre son frère aîné, maire de Boston ; mais le public ne goûta point ses attaques, surtout contre le maire ; il siffla et fit un vacarme épouvantable qui animait encore davantage l’orateur : il allait et venait sur l’estrade, les mains dans les pans de son habit qu’il agitait ; il avait l’air content comme si des zéphyrs agréables voltigeaient et soufflaient autour de lui. À la fin le bruit et les cris de Philipps ! Wendel Philipps ! devinrent tellement prépondérants, qu’on n’entendait plus M. Quincy. Il cessa donc de parler, et fit signe en souriant à Wendel Philipps de prendre sa place. Celui-ci, jeune, blond, ayant une jolie taille, un maintien aisé, s’avança et fut salué par une salve d’applaudissements à laquelle succéda un silence profond. Philipps, sûr de lui-même et de son auditoire parla avec calme et assurance ; il reprit le point que mademoiselle Stone avait négligé, s’occupa de la femme esclave comme mère, et dont l’enfant nouveau-né appartenait au propriétaire d’esclaves. Il s’exprima avec une voix, des paroles affectueuses, intimes, tendres, bien propres à exciter la fureur des hommes contre les rapports et les actes dont il faisait le récit. L’assemblée, suspendue à ses lèvres, recueillait chacune de ses paroles. Une fois, au milieu d’un argument, il interpella mon compagnon en disant : « N’est-ce pas ainsi, frère Sumner ? » Celui-ci sourit et fit un signe de tête approbatif. Vers la fin du discours, un monsieur sauta sur l’estrade et se mit à parler en même temps que Philipps. Celui-ci rit, pria l’assemblée de ne point écouter « cet homme inconvenant. » Alors l’auditoire entra en fermentation, mais gaiement, rit, interpella, battit des mains, siffla tout à la fois. Dans l’intervalle, on évacua les galeries sans bruit et facilement. Les orateurs firent une collecte dans la salle pour la mulâtresse, après quoi nous quittâmes ce lieu avec la foule : j’admirai le calme et la méthode avec lesquels cela se fit. Personne ne heurta, ne poussa ; chacun marchait paisiblement à son rang, et l’assemblée s’écoula ainsi comme un flot paisible. J’étais contente d’avoir vu une réunion populaire où tant de licence était dominée par tant d’ordre et de bonhomie.

Accompagnée par M. Sumner, je suis allée un jour au Palais d’État, ou j’ai vu le sénat, à moitié endormi, délibérer sur du cuir pour les souliers ; dans la chambre des représentants, j’ai entendu des discours dont l’éloquence, animée, il est vrai, était un peu plébéienne, sur la question de la majorité au sujet des votes (dont je ne te parlerai point). Les Américains improvisent avec la plus grande aisance et facilité ; leurs discours ici ressemblaient à un fleuve écumant ; leurs gestes étaient énergiques, mais uniformes et sans élégance. Le geste le plus fréquent, c’est d’étendre le bras droit avec le poing fermé, ou de tendre l’index. Dans les deux chambres, le président, des orateurs et plusieurs membres vinrent vers moi, me donnèrent des poignées de main et me souhaitèrent la bienvenue. J’en fais mention, parce qu’il me semble aimable et amical d’accueillir ainsi une étrangère et une femme qui n’a aucune importance dans la vie politique, et n’appartient qu’au monde paisible du foyer domestique. Ceci ne prouverait-il pas que les hommes du Nouveau Monde considèrent le foyer comme le sein maternel de l’État ?

Cette visite au Palais d’État de Boston, qui est un magnifique édifice à l’intérieur et extérieurement, m’a fait plaisir. Deux grands jets d’eau s’élancent devant sa façade, et du perron on a une vue des plus splendides. Au-dessous est la grande place, qui porte le nom de la ville, et au centre de laquelle est aussi un jet d’eau fort beau qui s’élance d’un bassin. De trois côtés il y a trois jolies rues le long desquelles sont de beaux ormes, l’arbre de parade du Massachusett. Plusieurs de ces mêmes arbres embellissent la place et la font ressembler à un parc. Du quatrième côté, on a la vue du golfe. J’aime à me promener sur les larges trottoirs d’asphalte, sous ces beaux ormes (quand il ne fait pas trop froid), à regarder, à travers les branches, le splendide ciel bleu du Massachusett, à voir dans le parc les petits républicains, sortant de l’école, courir et faire tapage. Près de là sont plusieurs belles rues bien bâties, entre autres Mount-Auburn, avec vue sur la mer. Au bas de la colline, de l’autre côté, est une place appelée Louisburg-square, où je me promène souvent aussi, moins pour sa jolie clôture d’arbres et de buissons et sa pauvre statue d’Aristide ainsi enclosée, que parce que madame Bryant y demeure et que je me trouve toujours bien chez elle. J’y fais de temps à autre un agréable dîner avec sa mère, madame Lee, femme âgée, spirituelle, cordiale, belle encore, et une couple d’autres convives. Madame Bryant est de ces fashionables qui, en femme riche, fait venir volontiers ses toilettes toutes faites de Paris, et n’en a pas moins le cœur ouvert aux bonnes œuvres cachées. Elle cherche à rendre heureux tout ce qui l’entoure, même les animaux. « Princesse, » beau lévrier gris, est à son aise dans la maison, et le plus agréable chien d’intérieur dont j’aie fait la connaissance jusqu’ici.

Un jour où le traînage était bon, madame Bryant m’a menée voir des promenades en traîneaux sur le Neck, étroite langue de terre où vont lutter les fashionables de Boston. Les jeunes gens, dans leurs légers et frêles véhicules attelés de chevaux rapides, couraient comme le vent. C’était agréable et vif à voir. J’ai vu aussi l’un de ces traîneaux géants qui peuvent contenir de cinquante à cent personnes assises. Il était attelé de quatre chevaux et l’intérieur rempli de plus de cinquante jeunes personnes et femmes en chapeaux de soie, blanc ou rose, avec rubans flottants. Cela ressemblait à une immense corbeille de fleurs. Mais je n’aime pas les masses de gens ni les masses de fleurs : elles détruisent toujours l’individualité. Je n’ai pas vu de plus jolies courses en traîneaux que les nôtres en Suède, où dame et cavalier, assis l’un à côte de l’autre sur des peaux de léopard ou d’ours, sont traînés par deux chevaux vigoureux couverts d’un filet blanc que l’air agite.

Il n’y a presque pas eu de traînage à Boston, l’hiver n’ayant pas été rigoureux. Moi qui aime tant notre hiver, qui respire si facilement par nos plus grands froids, je sens ici ma respiration gênée, quand le froid est vif comme dans ce moment. Je le trouve alors bien rude ; on dirait que l’air s’est imprégné de l’esprit rigide des vieux pèlerins et l’a pénétré. Un air de cette espèce ne me convient pas, il doit être tout différent de celui d’Europe : il a quelque chose de sec, de mince, de singulièrement fin et pénétrant qui doit influer sur la constitution de ce peuple. Il est fort rare ici de voir des personnes grasses, des formes pleines ; les femmes ne paraissent pas robustes. Les hommes ont l’air vigoureux, de l’élasticité ; mais ils sont ordinairement maigres, prennent de l’accroissement en hauteur plutôt qu’en grosseur. Leurs joues se creusent dès qu’ils ont passé les années de l’adolescence, et la forme du visage se rapproche du type indien. Le climat de Boston passe, en général, pour être malsain, à cause des vents froids de la mer. Je ne te parlerai guère de cette ville, où j’ai vu peu de chose et avec une disposition d’esprit partiale. Elle me semble n’avoir rien de remarquablement joli, excepté la partie dont je viens de te faire la description. Je n’ai vu ses environs qu’en voiture fermée : on dit qu’ils sont jolis et ressemblent en quelques points à ceux de Stockholm.

Les moments les plus riches que j’aie passés dans cette ville sont ceux où j’ai assisté aux lectures de Shakespeare faites par madame Kemble. C’est un véritable génie. La faculté qu’elle possède de donner à sa voix l’expression et les inflexions nécessaires pour la changer instantanément suivant les personnages est admirable. Jamais on n’oublie ce qu’on lui a entendu lire ; elle vous transporte complétement dans le monde et les scènes qu’elle représente. Sa mimique est de toute beauté, surtout dans les rôles héroïques. Je me souviendrai toujours de l’expression de son visage lorsque, représentant Henri V, elle exhorte l’armée à remplir noblement son devoir. La scène entre le roi guerrier amoureux et la timide, la noble et cependant naïve princesse française a été lue par madame Kemble de manière à faire rire et pleurer, c’est-à-dire on rit avec les yeux pleins de larmes de plaisir. Quand madame Kemble paraît devant le public, on voit sur-le-champ qu’il y a en elle une nature énergique et fière qui s’incline devant son auditoire, parce qu’elle fait est déjà puissante ; ensuite, pendant sa lecture, madame Kemble oublie le public et elle-même, et le public oublie tout également : ils vivent, frémissent, respirent ensemble, et sont tous deux ravis par les grandes scènes dramatiques de la vie, que madame Kemble évoque magiquement avec une énergie admirable. Elle est forte, mais non pas grande ; son visage, sans être beau, est cependant joli, et surtout riche et magnifique d’expression. « Il y a cinquante sourires dans son sourire, » dit Marie Lowell, qui s’exprime toujours si bien.

Madame Kemble a été infiniment aimable pour moi, et m’a donné gratuitement un billet d’entrée pour ses « lectures. » Je puis y assister avec un ami. L’autre jour elle a lu mon drame favori de Shakspeare, Jules César, et d’une telle façon, que je me suis presque trouvée mal. À côté de ces splendides caractères héroïques et de leur vie, le présent et ma propre vie me paraissaient si pauvres, si vulgaires, si faibles, si décolorés, que j’en éprouvai une véritable angoisse. Ce sentiment s’accrut lorsque, tout émue encore par la lecture, je fus obligée, entre les actes et à la fin de la pièce, de me tourner à droite et à gauche pour répondre aux présentations et donner des poignées de main aux meilleures gens du monde peut-être, mais que dans ce moment je souhaitais tous ensemble dans la lune. Et puis, chaque fois qu’il y avait quelque chose de remarquable, soit dans la pièce, soit dans la manière dont elle était lue, une femme étrangère assise à côté de moi m’en avertissait amicalement avec son coude.

Quant aux personnes qui m’entourent, je suis obligée de les diviser en deux classes, ou plutôt en trois. L’une est aimable, pleine de bonté, d’esprit, d’une noble délicatesse, je n’en ai trouvé nulle part de plus agréables. La seconde manque de réflexion : ses intentions sont bonnes, mais elle me cause souvent un grand tourment, ne me laisse de repos ni à la maison, ni dehors, ni dans les églises, en un mot, nulle part ; elle ne comprend pas qu’on puisse désirer et avoir besoin de rester en paix. Beaucoup de curiosité règne assurément dans cette classe, mais en même temps beaucoup de bienveillance et de cordialité, quoiqu’elles soient souvent exprimées d’une manière un peu bizarre. Cependant, si j’étais dans mon état physique et moral ordinaire, il y a une foule de choses que je prendrais mieux. Quant à la troisième classe, elle est insupportable. Je me bornerai à dire qu’elle est peu nombreuse, et que je lui donne une place dans les litanies.

J’ai des invitations pour toute la semaine ; maie je n’accepte qu’un dîner par-ci, par-là, c’est-à-dire de petits dîners. Ils sont la plupart du temps amusants, et je vois alors des familles aimables, des maisons qui le sont aussi ; on retrouve partout l’arrangement et le goût anglais. J’ai dû renoncer presque complétement aux réunions du soir, tant je m’y trouvais mal. La chaleur produite par l’éclairage au gaz des salons de New-York et de Boston me donne la fièvre. En revanche, j’ai joui de quelques soirées paisibles à la maison depuis que j’ai trouvé un jeune lecteur, M. Vickers, fils d’un Anglais associé de Benzon, et qui demeure dans la maison. Il s’est offert pour me faire la lecture, tout en ne sachant pas s’il pourrait s’en tirer à ma satisfaction, disait-il, n’ayant jamais lu haut auparavant. Il commença donc par balbutier un peu, mais lentement et avec la plus douce voix d’homme ; c’était une sorte de musique pour mon âme ; il me calmait avec suavité. Bientôt Vickers a cessé de balbutier, et sa manière de lire est devenue égale, mélodieuse comme un flot qui roule sans bruit. Il m’a fait passer ainsi mainte bonne soirée en me lisant la biographie de Washington par le président de Cambridge, M. Sparks, les Essais d’Émerson et autres ouvrages.

J’ai remarqué ici, chez les deux sexes, une intonation singulièrement chantante en parlant. Chez les individus développés, elle devient mélodieuse ; mais chez ceux qui le sont moins, en particulier chez les femmes, elle est souvent gémissante et parfois sifflante, surtout à la fin d’une question ; ce qui n’est pas agréable. Les hommes du commun parlent souvent du nez ; les voix fortes et pleines sont rares. En général, on parle, et surtout les hommes, bas, sans accent, avec une sorte de nonchalance, en laissant tomber les paroles avec indifférence. Il m’arrive souvent de ne pas les entendre ou comprendre quand ils parlent entre eux, tant ils le font bas et sans expression. Cela ne les empêche pas cependant de conclure les affaires promptement. Ils ne font pas de longues réflexions, disent peu de paroles, ne perdent pas de temps et prennent une résolution en un clin d’œil. Je suis souvent étonnée du silence et de la facilité avec lesquels les affaires paraissent se conclure ici : c’est à croire qu’on se sert d’une espèce de télégraphie. La bonne société attache beaucoup de prix à savoir plusieurs langues, surtout le français ; et bon nombre de personnes aiment à montrer qu’elles savent le parler, mais elles s’en tirent rarement avec succès, quoique les Américains prononcent le français bien mieux que les Anglais. Les plus raisonnables ici sont fort au-dessus de cette vanité et s’en amusent.

Je dois à M. Sumner quelques bons moments par l’obligeance qu’il a eue de me lire diverses choses, principalement des poésies de Longfellow. Il m’a lu un jour une narration (au fond c’est un poëme en prose) de Nathaniel Hawthorne, qui m’a fait un tel plaisir, que je veux te la raconter le plus brièvement possible. Hawthorne, l’un des jeunes prosateurs de l’Amérique du Nord, jouit déjà d’une grande réputation. Ses écrits m’ont été envoyés par une amie anonyme que j’espère découvrir, car je veux la remercier. Hawthorne traite des sujets nationaux avec infiniment d’intimité, de fraîcheur ; le sentiment mystique et sombre qui est au fond de ses tableaux ressemble à une nuit étoilée et cause un grand ravissement aux habitants du Nouveau-Monde, peut-être parce qu’il diffère beaucoup de leur vie journalière. La narration que M. Sumner m’a lue est intitulée la Grande Figure de granit, et la pensée paraît en avoir été inspirée par une figure colossale que l’on voit au milieu des montagnes du New-Hampshire (les montagnes Blanches).

« Dans l’une des vallées de New-Hampshire, dit Hawthorne, était une chétive cabane où des parents pauvres élevaient leur jeune fils. De cette demeure, comme de toute la vallée, on voyait dans l’une des montagnes, et pour ainsi dire taillée dans le roc, une tête humaine connue sous le nom de la grande figure de granit. Une antique tradition assurait qu’il viendrait un jour dans la vallée un homme dont le visage ressemblerait à celui de la grande figure de granit, qu’il serait le plus noble des humains et introduirait l’âge d’or dans le pays. Le petit garçon grandit en contemplant la figure, qui dominait la vallée, en songeant à l’étranger attendu, et il pouvait passer des heures entières absorbé par la noblesse et la beauté de cette figure. Il alla à l’école, devint jeune homme, instituteur, prêtre, et toujours il regardait la figure de la montagne. Son amour pour elle et l’impatience de voir arriver l’homme promis augmentaient de jour en jour. »

« Tout à coup une grande clameur retentit dans la vallée : « Le voici ! le voici ! » Tous les habitants sortirent pour aller au-devant du grand homme et lui souhaiter la bienvenue ; le jeune prêtre était parmi la foule. Le grand homme arriva dans une grande voiture traînée par quatre chevaux, entouré d’une multitude qui poussait des acclamations. Le peuple s’écriait : « Comme il ressemble à la figure de granit ! » Mais le jeune prêtre vit dès le premier coup d’œil qu’il n’en était rien, que ce n’était pas le grand homme promis, et le peuple fit la même remarque quand cet homme eut fait un court séjour dans la vallée. Le jeune prêtre continua à marcher paisiblement dans sa voie, en faisant le bien, en attendant le bienfaiteur promis, et en regardant toujours la figure de granit ; il croyait vivre et agir sous ses yeux. Une fois encore on cria : « Le voici ! voici le grand homme ! » Et le peuple courut de nouveau à sa rencontre. L’étranger venait avec pompe comme le précédent, et la multitude cria encore : « Comme il ressemble à la grande figure de granit ! Assurément c’est lui. » — Le jeune prêtre vit un visage d’une pâleur jaune, elle ressemblait véritablement un peu à la grande figure ; cependant la différence était forte. Au bout d’un certain temps elle fut plus sensible, et on ne tarda point à s’apercevoir que ce grand homme ne l’était pas, ne ressemblait pas à la figure de granit, et on le chassa de la vallée. Ces espérances et ces erreurs se renouvellent plusieurs fois. À la fin, le jeune prêtre calme l’ardeur de son impatience ; il espère encore, mais en secret ; il continue tranquillement à remplir sa mission, avec une gravité croissante et dans un cercle plus étendu, tout en levant encore les yeux vers la grande figure de granit, et en gravant pour ainsi dire ses traits plus profondément dans son âme. Il devient homme mûr, ses cheveux commencent à grisonner, et son visage à porter la trace des années ; le grand homme n’est pas encore venu, mais il l’espère toujours. En attendant, l’influence du prêtre a ennobli les habitants de la vallée et elle s’est embellie. Après une longue suite d’années, la paix et le bien-être général se sont établis dans la contrée. Les cheveux du prêtre sont blancs comme de l’argent, ses traits se sont roidis, son visage a pâli, mais il exprime complétement son amour pour les hommes, et le peuple de la vallée commence à dire bas : « Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble d’une manière de plus en plus frappante à la grande figure de granit ?… » Un soir, un étranger se présente devant la cabane du prêtre et y reçoit l’hospitalité. Il est venu dans la vallée pour voir la grande figure de granit dont il a entendu parler et l’homme que la renommée dit lui ressembler, non-seulement par les traits, mais encore par la beauté de son esprit. Pendant la soirée paisible, à la clarté des lumières éternelles, devant la grande figure de granit de la montagne, l’étranger reconnaît celui qu’on attendait dans — son hôte ; et celui-ci, dont la dernière heure est arrivée, sent son âme se remplir d’un pressentiment plein de béatitude. Ses traits, en se roidissant dans le trépas, prennent en même temps une parfaite ressemblance avec la grande figure vers laquelle, au moment de sa mort, son visage est encore tourné. »

Hawthorne est essentiellement poëte et idéaliste de sa nature. Le dernier livre qu’il a fait paraître, la Lettre écarlate, fait grande sensation dans ce moment, on en parle comme d’une œuvre de génie. Hawthorne est, dit-on, bel homme, mais il appartient aux natures poétiques misanthropes. Je connais sa femme et sa belle-sœur. Toutes deux sont des femmes pleines d’âme ; la première surtout est fort jolie et gracieuse. Les Hawthorne sont sur le point d’aller habiter les bords d’un lac dans le Massachusett occidental, dans une charmante contrée appelée Lennox, où demeure aussi mademoiselle Sedgewick ; ils m’ont invitée amicalement à venir chez eux. Je serai charmée d’apprendre à connaître plus intimement l’auteur de la Grande Figure de granit.

N. P. Wallis, de New-York, est un écrivain plein de talent, qu’on lit beaucoup, mais d’un esprit créateur très-différent de celui de Hawthorne. Spirituel, satirique, plein d’une vie badine, Willis trace des figures de genre, prises dans la vie extérieure plutôt que dans la vie intérieure. Hawthorne écrit des lettres mystiques écarlates puisées dans les chambres sombres du cœur, et Willis des impressions de route.

Cooper et Washington-Irwing nous ont fait connaître, par leurs romans et leurs narrations, une partie du monde dont les noms de Niagara et de Washington nous étaient à peu près seuls connus. Après ces poëtes en prose, viennent plusieurs femmes qui se sont distinguées dans le genre du roman. Les premières entre toutes et les plus goûtées sont : Mademoiselle Catherine Sedgewick. Madame Maria Child montre, dans ses tableaux de la vie ancienne et actuelle, son amour ardent pour les idéalités de la vie, pour tout ce qui est bon, noble et beau, que ce soit hommes, fleurs, étoiles, institutions, sciences, arts, événements, et cherche le point ou le ton par lequel ils s’accordent avec les harmonies éternelles. C’est un penseur platonisant, une chrétienne de cœur et de conduite. Madame Caroline Kirkland, spirituelle, gaie, satirique, s’appuie sur un grand cœur et une forte raison, comme nous l’avons vu dans son admirable livre : Un nouveau foyer dans l’Ouest. Mademoiselle Maria Mac-Intosh, que nous connaissons également par son roman Paraître ou être, mais dont la vie privée est son plus beau roman ; on pourrait dire ceci des autres également. J’ai déjà parlé de madame Sigourney, et ne connais encore que de réputation madame L. Hall, auteur d’un grand poëme dramatisé intitulé Miriam.

Il y a ici des légions de femmes auteurs et poëtes de second et de troisième ordre. Elles forment une bande de serins, de bouvreuils, de moineaux ; il s’y trouve même quelques merles, dont les chants de printemps sont profonds, riches de pensées, beaux, quoique peu nombreux. Mais je n’ai pas encore rencontré, chez les femmes poëtes de ce pays, le chant soutenu et riche de l’alouette, l’inspiration complète du rossignol : j’ignore si cette riche inspiration artistique fait partie de la nature de la femme. Je ne crois pas non plus, en général, à sa capacité comme artiste créateur. « Les poëmes lyriques non écrits, pourraient bien être, dit Émerson, un jour où nous causions sur ce sujet, sa spécialité innée. »




Les Lowell sont en deuil, la jolie petite Rose est morte, son père me l’a annoncé par quelques lignes, je vais aller chez eux.


Le 10 février.


Ma chère Agathe, je saisis le moment au passage et. …


Le 15 février.


Il m’a échappé comme je mettais la main dessus. Une visite qu’il fallait recevoir m’est venue, et ensuite… Hélas ! qu’on jouit peu de l’existence avec cette vie agitée, si honorable cependant. Je voulais me reposer un jour, ne pas ouvrir les lettres contenant des invitations, des demandes d’autographes, des vers, les paquets, les boîtes contenant des cadeaux de livres, de fleurs, etc., etc. Souvent je ne viens pas à bout, ou, pour mieux dire, la force me manque pour lire toutes les lettres, tous les billets qui m’arrivent dans le courant de la journée. La seule pensée d’y répondre me donne la fièvre ; et puis des visites, des visites, des visites ! ! !

En attendant, je remercie de tout mon cœur Dieu et mon bon docteur de ce que ma santé est meilleure, parce qu’elle me permettra de mieux accueillir une bienveillance dont je suis fort reconnaissante, et de faire ma campagne dans les divers États de l’Union. Je ne puis assez remercier Benzon du bien-être qu’il m’a procuré à Boston, des soins de M. et madame King, mes aimables hôtes depuis que Benzon est parti. J’ai vécu comme une princesse sous le rapport du comfort de la vie ; mais je suis impatiente d’aller au Sud, de respirer un air plus doux, de vivre avec la nature, d’avoir des perspectives plus étendues, d’entendre le murmure des prairies dans le « merveilleux occident, » sur les bords de l’Ohio, du Mississipi. C’est alors, me dit-on, que je verrai et comprendrai ce que sera l’Amérique future. Je le comprends déjà par ce qu’on me dit ici de la fertilité et de la richesse de cette contrée ; on assure que la vallée du Mississipi est dix fois plus grande que celle du Nil, et pourrait contenir une population de plus de deux cent cinquante millions d’âmes !… Comme je me trouverai bien quand le printemps viendra ! La température est dans ce moment très-froide et rude ici.

Je vais te faire rapidement le bulletin des événements de ces jours derniers.

Je suis allée à Cambridge chez les Lowell ; le professeur Parsens m’a accompagnée. La petite Rose, couchée dans sa bière, était encore jolie, quoique bien vieillie. Son père assis à sa tête pleurait comme un enfant ; Marie pleurait aussi avec infiniment de douceur et de beauté, et je pleurai avec eux, comme tu le penses bien. Ces jeunes époux peuvent répandre des larmes sans amertume, car ils sont deux et ne font qu’un pour l’affection. Ils s’appuieront l’un sur l’autre, se consoleront mutuellement ; mais comme ils ont beaucoup de tendresse de cœur, le chagrin mord profondément sur eux.

J’ai dîné chez le professeur Parsens ; j’étais affligée, mal en train, nullement aimable : c’est pourquoi je me suis pour ainsi dire arrachée à la société du soir pour retourner chez moi. Si on savait combien ce malaise nerveux me fait souffrir, on me pardonnerait une apparente froideur ; elle n’est pas dans ma volonté ni dans mon cœur. Je me suis reposée le soir en écoutant la lecture mélodieuse de Vickers.

Un aimable jeune homme, mon compatriote, M. Wachenfelt, m’a mené voir la célèbre manufacture de Lowell ; il y est établi depuis plusieurs années. J’aurais voulu remettre cette course, car il faisait froid, et je n’étais pas bien ; mais on avait invité du monde à mon intention préparé un festin ; il a donc fallu partir, et je ne m’en suis pas repentie. Par cette soirée étoilée, ce froid de neige, et de la colline de Drewcott, les bâtiments de la manufacture de Lowell formaient un demi-cercle resplendissant de lumières (on aurait dit un château magique), et m’offrirent un coup d’œil splendide sur cette terre couverte de neige. Ensuite, quand on pense, quand on sait que ces clartés ne sont pas des feux follets, un ornement, mais les symboles réels d’une vie animée, remplie d’espérance pour les personnes dont elles éclairent le travail ; quand on sait que chaque cœur renfermé dans ce palais du travail possède une petite lumière bien nette qui éclaire un avenir de bien-être et de prospérité rapproché de tous par le mouvement de la roue des machines à tisser, alors, en vérité, ces lumières rendaient un témoignage de la chose, et je regardai l’illumination avec un plaisir qui me fit trouver cette nuit d’hiver chaude.

Puis je donnai amicalement la main à une foule de gens, et tins bon jusque fort avant dans la nuit. Le lendemain, j’ai visité la manufacture et vu les « jeunes dames » à leur travail et à leur dîner, leurs dortoirs, etc., etc. Tout était bien et parfaitement conforme à la description qu’on m’en avait faite. Seulement je remarquai que plusieurs des « jeunes dames » approchaient de la cinquantaine, que plusieurs étaient assez mal habillées et d’autres, en revanche, avec trop de coquetterie. Ce qui me frappa surtout, c’est le bon accord des hommes et des machines. Par exemple, j’ai vu des jeunes filles se tenir chacune au milieu de quatre métiers à filer travaillant activement ; aller de l’un à l’autre, les regarder, les surveiller, les soigner à peu près comme une mère soigne et s’occupe de son enfant. Les machines deviennent de plus en plus des enfants obéissants sous les yeux maternels intelligents. La procession des ouvrières en châles, chapeaux et voiles verts, marchant deux à deux pour aller dîner, était jolie à voir ; ces femmes paraissent honnêtes ; elles mangent à de petites tables de cinq à six personnes, et ce qu’on leur donne m’a paru bon et suffisant : j’ai remarqué du lard et des pommes de terre, des tartes aux fruits. Plusieurs jeunes femmes du cercle de la civilisation de Lowell me furent présentées ; quelques-unes étaient remarquablement jolies. Ensuite on me mena en voiture fermée et sur une neige craquante (il y avait ce jour-là dix-sept degrés de froid) voir la ville et ses environs. Sa position est agréable sur le bord de la fraîche et mugissante Merrimack (l’eau riante), et des hauteurs la vue s’étend jusqu’aux montagnes Blanches, dans le New-Hampshire ; leurs cimes, couvertes de neige, s’élèvent au-dessus de toutes les montagnes visibles. Cette perspective est grande, magnifique. La ville, fondée il y a trente et quelques années par l’aïeul de James Lowell avec quelques centaines d’habitants, en renferme maintenant trente mille ; le nombre des maisons s’est accru en proportion. On attache beaucoup d’importance au caractère des jeunes ouvrières quand on les prend pour la fabrique, et à leur conduite pendant qu’elles y sont. On m’a bien parlé d’un enlèvement par-ci par-là ; mais la vie de travail est plus puissante ici que la vie de roman ; elle existe cependant dans le cœur et la tête des jeunes filles : ce serait mal s’il en était autrement. Celles qui sont laborieuses et capables peuvent gagner de six à huit dollars par semaine : aucune n’en reçoit moins de trois. La plupart amassent de l’argent, peuvent quitter la fabrique au bout de quelques années, et entreprendre un travail moins fatigant. Le soir, je suis retournée à Boston, par le chemin de fer, accompagnée par M. Wachenfelt, qui paraît fort aimé des habitants de Lowell.

Cette excursion m’a fait perdre, et je le regrette fort, la lecture de Macbeth par madame Kemble. Les journaux contenaient, ce soir-là, des récits détaillés sur l’instruction juridique relative à l’assassinat de Parkman ; ces détails sinistres avaient agi sur l’imagination de madame Kemble, qui en convint, de sorte qu’elle a donné à sa lecture du drame de Shakspeare une épouvantable réalité, et une puissance surnaturelle à la scène de nuit des sorcières, à toute la pièce en général. Plusieurs de ses auditeurs me l’ont dit.

Dimanche dernier, je suis allée avec quelques messieurs et mademoiselle Sedgewick (venue en ville pour peu de jours) dans l’église des Marins, pour entendre leur célèbre prédicateur, le père Taylor. C’est un véritable génie, il m’a ravie. Quelle chaleur ! quelle originalité ! quelle richesse d’expression il y a dans ses peintures poétiques ! Il doit, en vérité, avoir le pouvoir de réveiller les morts d’esprit. Un jour, parlant de l’homme méchant et vicieux, il s’interrompit, et se mit à décrire une matinée de printemps à la campagne, la beauté de la contrée, le calme, l’air embaumé, la rosée sur l’herbe et les feuilles, le lever du soleil ; — puis il revint à l’homme méchant, et le plaça en face de cette magnificence de la nature : « ce malheureux ne peut pas en jouir. » On m’a raconté qu’une autre fois il entra dans son église avec l’expression d’un profond accablement, la tête baissée et sans regarder, comme d’habitude, à droite et à gauche (il était obligé de traverser l’église pour arriver à la chaire), en faisant un signe de tête amical à ses amis et connaissances. Tous se disaient : « Qu’a donc le père Taylor ? » Il monta en chaire, s’inclina en proie à la plus grande affliction et en s’écriant : « Que le Seigneur ait pitié de nous ! car nous sommes une veuve ! » et il indiqua la bière qu’il avait fait placer sous la chaire, dans le passage. L’un des marins de la paroisse venait de mourir, laissant une veuve et plusieurs enfants, sans aucuns moyens d’existence. Le père Taylor n’avait fait qu’un, de la paroisse, de lui et de la veuve, et traça un tel tableau du chagrin de cette infortunée, de sa position, de la triste perspective qui se développait devant elle, etc., qu’après le sermon toute la paroisse se leva comme un seul homme, et apporta à la veuve des dons qui la mirent sur le champ au-dessus de la misère. En vérité, nos prêtres qui lisent leurs sermons froidement moralisant, devraient apprendre du père Taylor comment on touche et entraîne les âmes. Je lui fus présentée, ainsi qu’à sa femme, au cœur chaud aussi bien que lui. Il a environ soixante ans, une physionomie animée, expressive au plus haut degré, un visage couvert de rides profondes. Le père Taylor répondit à nos remercîments de son sermon : « Ah ! c’est fini, c’est fini de moi, je suis complétement brisé, et obligé de me monter pour faire sortir un peu de vapeur. C’est passé maintenant. » En parlant ainsi, il leva les yeux, et s’écria le regard étincelant : « Que vois-je ? O mon fils ! mon fils ! Et, les bras ouverts, il alla au-devant d’un jeune homme d’une taille presque gigantesque, au visage rayonnant, bien portant et bon, qui entrait dans l’église, et s’enferma dans les bras du père Taylor, puis dans ceux de sa femme, avec une grande affection. « Est-ce que tout est bien ici, mon fils ? demanda Taylor en se frappant sur la poitrine. Le cœur ne s’est pas endurci au contact de l’or ? » Et, en découvrant deux grosses larmes dans les yeux du jeune homme, il s’écria : « Ah ! je le vois, je le vois, tout va bien ! Dieu soit loué ! Que Dieu te bénisse, mon fils ! » Et ce furent de nouveaux embrassements. L’adolescent était un jeune marin, parent en esprit seulement du père Taylor ; saisi par la « fièvre de Californie, » il était allé au pays de l’or, et revenait après une année d’absence, avec ou sans or, je l’ignore ; mais il était évident que le cœur n’avait point perdu sa santé. On m’a beaucoup parlé de la bonté, de la libéralité du père Taylor et de sa femme, surtout envers les pauvres marins de toutes les nations.

Dans l’après-midi du même jour, j’ai assisté au service divin dans la chapelle de M. Barnard, où j’avais été invitée. J’ai vu dans sa maison la preuve de son étonnante activité pour aider les pauvres, les malheureux, à se relever par l’éducation et le travail. Cinq cents enfants environ étaient réunis dans la chapelle ; après le service divin, je donnai des poignées de main à tous ces petits républicains et républicaines, et deux fois à une partie d’entre eux. Les garçons surtout y mettaient infiniment d’ardeur. C’étaient de beaux enfants, pleins de vie. — L’activité ardente qui règne dans les États du Nord, en faveur de l’éducation de la jeune génération, est le signe certain et le plus beau de leur vie robuste et comme la prophétie d’un grand avenir. M. Barnard, missionnaire de la paroisse unitaire, est l’un de ses membres les plus actifs sous ce rapport, et n’a en vue que le bien de l’humanité. La plupart des grandes sectes de ce pays ont des missionnaires qu’elles envoient prêcher la parole, fonder des écoles ou pratiquer des œuvres de miséricorde. Ils sont entretenus par la paroisse à laquelle ils appartiennent, dont ils prêchent la doctrine et développent la puissance.

Durant mon séjour à Boston, j’ai visité les églises, et il m’a semblé que la plupart d’entre elles sont de la confession unitaire. Boston est appelé généralement la ville des unitaires, tant cette secte y est prépondérante. Mes connaissances les plus intimes ici étant de cette confession, beaucoup de gens croient que moi aussi je suis unitaire ; tu sais combien j’en suis éloignée, et combien le point de vue de cette secte me semble insufffisant. Mais dans ce pays je tiens à ne pas suivre mes sympathies, je veux apprendre à connaître toute création significative du cœur ou de la pensée dans sa spécialité. C’est pourquoi je cherche partout à voir, à étudier ce qui est caractéristique ; c’est pourquoi j’ai voulu visiter en Amérique les églises de toutes les sectes, entendre, si c’était possible tous leurs maîtres. Leurs divergences, quoique importantes pour la perception spéculative de la vie dans son système entier, ne le sont guère pour le christianisme pratique, pour la vie intérieure. Je m’en inquiète donc fort peu ; toutes les sectes chrétiennes ne reconnaissent-elles pas le même Dieu, le même maître et médiateur, le même devoir, le même amour, la même espérance éternelle ? Chacun a une mission particulière à remplir dans le royaume de la pensée ; et Dieu ayant varié les dons de l’esprit, il en résulte des manières différentes de comprendre et d’exprimer la vérité : elle y gagne dans son ensemble. La grande discussion sur les sujets les plus élevés, soulevée dans ce pays par la diversité des Églises et leurs représentants dans la presse (toute secte un peu considérable a son journal particulier), est d’une importance infinie pour le développement de l’intelligence religieuse du peuple. Elle doit en outre conduire à une connaissance croissante de ce qui est essentiellement semblable dans toutes les Églises chrétiennes, et préparer peu à peu la voie vers une Église d’une unité et d’un caractère universels, même sous le rapport des dogmes.

Les deux Églises principales des États-Unis paraissent être les trinitaires et les unitaires. Ceux-ci sont le résultat d’une protestation contre la doctrine de la Trinité et de la vieille Église d’État (l’épiscopale), qui l’a adoptée. Cette dernière attache la plus grande importance à la foi, et l’autre aux œuvres. Toutes deux reconnaissent le Christ, l’une comme Dieu, l’autre comme homme divin et le propose à l’humanité comme modèle suprême. Les deux Églises ont des confesseurs qui prouvent que dans chacune d’elles on peut avancer également dans la sanctification de la vie, et mériter au même degré, le nom de — chrétien.

J’ai entendu plusieurs sermons prononcés par des prêtres de l’ancienne Église d’État, qui paraît être l’Église aristocratique de ce pays, et d’ordinaire les fashionables en font partie ; c’est de bon ton. Mais sa pensée spéculative ne me semble pas encore sortie des voiles du moyen âge. On y met toujours en opposition la foi et la raison, et une pensée interprétative, du genre de celle de H. Martensen dans notre Nord, ne fait pas encore d’apparition sur le territoire de la théologie américaine. Mais j’exprime cette opinion sans être complétement sûre de sa justesse, n’ayant pas encore causé de la littérature théologique dans ce pays, ni fait de lectures suffisantes sur ce sujet.

Le principal guide et champion des unitaires d’ici, c’est le docteur Ellery Channing, appelé aussi le « saint des unitaires, » l’un des plus beaux exemples qui puissent prouver à quel point l’homme peut arriver dans l’esprit chrétien. Ses amis m’ont cité maints traits de la profonde gravité et cordialité avec lesquelles cet homme généreux a cherché à redresser, à purifier, même les plus petites choses. On voit dans ses portraits, un regard qui n’est pas de ce monde, qui ne le cherche, ne le questionne pas, mais qui cherche et interroge un ami, un conseiller plus haut placé. On le voit aussi par sa biographie, ses lettres privées, récemment publiés par son neveu H. W. Channing, et que celui-ci a eu l’obligeance de m’envoyer. J’y fais souvent ma lecture et elle me rappelle ta sentence favorite de l’Évangile : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu. »

Que le sentiment exprimé par les paroles que je trouve dans le livre ouvert devant moi est beau !

« Sentez combien vous êtes injuste envers vous-même, en permettant à un être humain d’empêcher le développement d’une âme comme la vôtre. N’oubliez pas que vous avez été créé pour aimer infiniment, éternellement, et que nul dévouement auquel vous n’auriez point répondu, ne ferme pour vous la source divine.

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« Je ne voudrais pas repousser votre désir de mourir ; car je ne connais rien de plus avantageux que la mort, pour ceux qui, ayant comprimé le mal de plus en plus, se sont élevés constamment au-dessus d’eux mêmes. Je m’estimerais heureux si je pouvais éveiller en vous et en moi cet amour désintéressé des hommes, qui se sacrifie lui-même, le sentiment de notre propre nature spirituelle, la confiance dans le principe divin qui est la base la plus intime de notre être, et en l’amour infini de Dieu pour la vie spirituelle des êtres qu’il a créés. Rien ne peut nous nuire, excepté notre infidélité envers nous mêmes, et le manque de respect pour notre propre esprit ; car, lorsqu’il nous manque, nous devenons les esclaves des circonstances et de nos semblables. Au contraire, si j’ai ce respect, je me sens fort et libre. »

Partout et en tout, on voit Ellery Channing tourné vers le divin Maître, qui se trouve dans la raison de l’homme éclairé par l’être divin envoyé de Dieu pour « compléter la loi ; » et c’est de ce point de vue intime qu’il agit au dehors.

Et jamais, sans doute, la bénédiction de Dieu n’a reposé d’une manière plus visible sur un homme. Quelles sont fraîches et complètes les expressions de sa joie et de sa reconnaissance à mesure qu’il vieillit ! Ne semble-t-il pas rajeunir, et devenir plus heureux avec les années ? Il se reproche de tant jouir, de se sentir si heureux dans le monde où tant de gens souffrent ! mais ce n’est pas sa faute. Ses amis, la nature, la source invisible d’amour et de reconnaissance qui devient de plus en plus abondante dans son âme, — tout se réunit pour embellir sa vie. Son horizon s’étend toujours davantage ; à mesure que sa santé décroît, sa foi et son espérance en Dieu et dans les hommes, augmentent ainsi que son amour pour la vie, la grande et magnifique vie !

C’est dans sa vieillesse qu’il écrit à son sujet :

« Les liens de notre amitié deviennent de plus en plus suaves pour moi. Il me semble parfois que je n’ai rien compris à la vie humaine avant ces derniers temps ; — mais il en est toujours ainsi. Nous nous réveillerons et nous verrons les choses merveilleuses et belles que nous n’avions vues jusque-là qu’avec des yeux voilés, et nous trouverons une création nouvelle sans faire un pas en dehors de nos vieilles demeures. »

Souvent il parle de la manière dont il jouit de la vie dans sa vieillesse. Quelqu’un lui ayant demandé un jour quel âge lui paraissait le plus heureux, il répondit en souriant : « Ce doit être vers la soixantaine. »

Durant la maladie qui mit fin à ses jours par l’épuisement, sa vie intérieure semblait avoir augmenté de force et de grandeur ; il s’informait avec l’intérêt le plus cordial des affaires des personnes qui l’entouraient ; chaque créature humaine paraissait lui devenir plus chère, plus importante. En même temps son cerveau voulait s’occuper sans relâche de grandes pensées et de grands buts. « Pouvez-vous, dit-il à ses amis pendant les derniers jours de sa vie, m’aider à ramener mon âme aux choses journalières, et à la détourner de ses visions de l’infini, de ce torrent de pensées ? » Une fois il interrompit la lecture qu’on lui faisait en disant : « Laissez cela et parlez-moi de l’homme, de ce qui le concerne. »

Dans sa dernière lutte sans douleur on l’entendit répéter souvent : « Père céleste. » Ses dernières paroles furent : « Je ne me souviens pas que mon cœur ait jamais été autant inondé de reconnaissance pour la bonté de Dieu que dans ce moment. » Et les derniers mots qu’il balbutia furent ceux-ci : « L’esprit m’a envoyé plus d’un message. » « Il s’affaiblissait à mesure que le jour avançait, dit son biographe. Nous l’aidâmes à se tourner vers la fenêtre d’où la vue se prolongeait sur les vallons et les hauteurs boisées à l’est. Nous tirâmes le rideau et la lumière tomba sur son visage. Le soleil venait de se coucher, les nuages et les nuées étaient étincelants de pourpre et d’or : il respira avec toujours plus de lenteur jusqu’au moment où son corps s’endormit sans pousser un soupir. Nous ne nous aperçûmes pas du moment où l’esprit le quitta. »

Ce n’est qu’un individu ressemblant au soleil, un homme aimé de Dieu et dans le cœur duquel habite son esprit, qui peut mourir de la sorte. Je juge aussi du pouvoir que ce véritable chrétien a exercé sur ses semblables par la petite circonstance suivante.

Je me promenais un jour dans les rues de Boston au bras de Benzon. En passant devant une maison, il baissa la tête avec respect en disant : « Depuis des années, je ne puis m’approcher de cette maison sans éprouver des sentiments de respect, et de l’amour le plus intime. Ici demeurait Ellery Channing. »

Quant à mes amis particuliers, je ne m’informe pas le moins du monde de quelle secte ils sont, trinitaires, unitaires, calvinistes, méthodistes, etc., etc., pourvu qu’ils soient dignes et aimables. Il y a beaucoup de gens ici qui, sans appartenir à une Église, vont volontiers dans n’importe laquelle quand il y a un bon prédicateur, et vivent du reste sur les grandes vérités annoncées par le christianisme qu’ils out accueillies dans leur cœur. Plusieurs de mes amis, ici, appartiennent à cette Église invisible.

Le 19 février.

De belles journées ! trois jours du plus beau temps de printemps ! Ce ciel bleu rayonnant, cet air si fin, si spiritueusement animé, ressemble à du champagne. — Je n’en ai pas encore respiré de pareil, et il m’a comme un peu enivrée. Ensuite, je me suis si bien portée durant ces jours-là, j’ai senti un tel flot de vie fraîche couler en moi, que j’en ai été tout heureuse, et assez enfant pour avoir envie de le dire à toutes les personnes que je rencontrais dans les rues, en les priant de s’en réjouir avec moi. J’ai joui du temps, de mes promenades, des gens agréables, et — du monde entier, durant ces belles journées. Longfellow est venu me prendre pour dîner chez M. et madame Appelton, les parents de sa femme, je crois (tu sais que je ne suis pas forte en généalogie). C’était le premier de ces beaux jours ; et lorsque j’eus franchi le seuil de la porte d’entrée, je m’arrêtai surprise par la beauté du ciel et de l’air qui venait à ma rencontre. Je dis à l’aimable poëte que ce devait être un produit de son art magique. L’intérieur des Appleton est l’un des plus jolis que j’ai vus à Boston ; le mari est invalide, mais de l’humeur la plus enjouée : la femme, saine de corps et d’âme, est fort aimable. Ajoute ici M. et madame Longfellow, et tu verras que ce fut un petit et charmant dîner.

En rentrant, je trouvai mon appartement plein de monde. C’était mon jour de réception, et j’avais un peu tardé à revenir. Mais je fus d’autant plus polie et crois que tout le monde se retira content. Je me sentais véritablement l’amie de l’humanité ce jour-là ; aussi est-on resté chez moi jusqu’après trois heures. Les Lowell, en venant me voir pour la première fois après leur malheur, m’ont fait un charmant cadeau ; Marie posa sur le plancher un grand plateau couvert des plus jolies mousses et lichens, qu’elle et James avaient ramassés sur les montagnes, sachant combien je les aime. J’ai été fort touchée de cette attention, et touchée aussi de revoir des espèces de lichens du genre de ceux que j’ai cueillis moi-même sur les montagnes près du parc d’Orsta : je ne pus m’empêcher de les arroser de mes larmes. Mon âme est comme une mer houleuse, dont les vagues montent et descendent alternativement ; elles sont cependant portées par le même élément.

Hier dans l’après-midi, W. Émerson est venu chez moi, et nous avons eu une conversation très-sérieuse. Je craignais que mon admiration pour lui, le charme sous lequel je suis à son égard, ne m’eussent empêché de faire ma profession de foi, et donné l’apparence de partager la sienne : je craignais d’avoir été ainsi infidèle à mon amour le plus élevé, et c’est ce que je ne voulais pas. Précisément parce qu’Émerson me paraît si noble, si grand, j’ai désiré me poser avec netteté devant lui comme devant ma propre conscience et entendre les objections qu’il ferait contre un aperçu du monde pris au point de vue chrétien infiniment supérieur à celui du panthéisme qui dissout toute vie concrète et en fait une vie élémentaire. Il me semblait que l’intérêt spéculatif seul le conduirait, de ce qui n’était que général, dans ce qui est intime. Quand on a répété tout ce que la sagesse antique et le stoïcisme le plus noble ont pu dire sur l’Être suprême, sur « l’âme supérieure, » comme puissance impersonnelle et législative, qui produit et absorbe tous les êtres, qui est indifférente aux destinées et aux sentiments privés, obligée de se soumettre aveuglément à une loi universelle, éternelle, immuable : quand tout a été lu, a été dit, combien elle paraît grande et complète, la doctrine qui enseigne que Dieu est au-dessus de cette puissance mondaine ; que c’est aussi un père qui prend soin de chaque homme comme de son enfant, et prépare à chacun, selon son espèce, une part d’héritage infinie dans sa maison, qui voit tomber un moineau. — Voilà une doctrine qui suffit à tout !…

Et quand tout ce que le stoïcisme le plus noble peut dire à l’homme sur son devoir, sur le degré le plus élevé de noblesse qu’il peut atteindre, a été dit ; quand il a créé un Épictète, un Socrate ; quand il a placé Simon Stylite sur sa colonne, qu’il doit paraître haut et d’une hardiesse surprenante, ce précepte :

« Devenez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

Paroles et but qui suffisent pour nous faire grandir jusqu’à l’éternité ;

Et quand tout ce que les sages du vieux monde, tous les transcendentalistes du Nouveau-Monde ont pu dire sur la noblesse originelle de l’âme, sur le pouvoir qu’elle possède de conserver sa noblesse par la contemplation continue de l’idéal et en se tenant éloignée de ce qu’il y a de plus mauvais sur la terre ; — quand une recherche encore plus transcendentaliste, quand l’étincelle divine qui s’élève en nous nous aura fait connaître la pauvreté de ce point de vue seulement négatif et notre incapacité pour atteindre les exigences les plus hautes de notre nature élevée : comme elle paraîtra grande, consolante, complète, la doctrine qui dit que l’Esprit divin veut être en rapport avec le nôtre, veut combler toutes nos imperfections par sa propre vie !…

Ce procédé final de la vie, cette nouvelle naissance, ce nouveau développement dont l’Écriture parle souvent comme d’une union, comme d’un fiancé allant vers sa fiancée (et dont nous voyons l’image dans la vie naturelle, par exemple dans le greffage d’un arbre fruitier d’espèce noble sur un arbre fruitier sauvage), est l’unique explication et accomplissement des efforts de la vie humaine.

Je voulais dire tout cela à Émerson, je l’ai essayé, mais j’ignore comment je m’y suis prise. D’ordinaire, je ne m’explique pas facilement ni avec bonheur avant de m’être un peu échauffée et d’avoir passé par-dessus ou à travers la première réflexion. La tenue calme, et pour ainsi dire surveillée d’Émerson, m’empêche d’entrer dans cette région. Je me trouve bien avec lui, mais je ne suis jamais complétement moi, et je ne crois pas m’être expliquée cette fois de manière qu’il me comprît. Il m’écouta avec calme, ne m’opposa rien de positif, parut aussi ne pas vouloir donner son point de vue de la vie comme étant achevé ; je le crois principalement une polémique contre la foi aveugle ou hypocrite. « Je ne veux pas, disait-il, qu’on se fasse passer pour savoir ou croire plus qu’on ne sait et croit en réalité. » — « La résurrection, la continuation de l’existence sont choses accordées, dit-il aussi, nous en portons le témoignage en nous-mêmes. Je maintiens seulement que nous ne pouvons pas dire sous quelle forme ni de quelle manière nous continuerons d’exister. »

Si mon entretien avec Émerson n’a pas conduit à quelque chose de particulièrement satisfaisant, il m’a toujours servi à avoir une conviction plus arrêtée de la noblesse de son caractère, de son amour de la vérité. Il est fidèle à la loi de son cœur et émet la vérité dont il a la certitude. Il fait bien et prépare ainsi la voie à une compréhension ultérieure de la religion et de la vie. Lorsque cet énergique regard qui voit en tout l’intérieur comme point central et idée, apercevra un jour la figure humaine cachée dans l’arbre de la vie, il enseignera aux autres-à la voir aussi, il l’indiquera avec des paroles, si puissantes et magnifiques, qu’une nouvelle lumière se lèvera pour un grand nombre, et l’on croira parce qu’on verra.

À la fin de notre entretien, je me suis donné le plaisir d’offrir à Émerson un exemplaire de l’Histoire de Suède, par Geijer, traduite en anglais ; il l’a accepté de la manière la plus aimable.

Dans la soirée, je l’ai entendu faire une leçon publique sur « l’esprit du temps. » Il loua la beauté des idées libérales, flagella sévèrement leurs guides parmi le peuple, et le manque de noblesse de caractère de ces hommes. « Le temps et l’impureté de l’esprit de parti empêchent les purs de se joindre à aucun parti. » Emerson a donné le conseil d’attendre le moment où l’on pourrait agir dans l’intérêt général sans renoncer à l’élévation de sa foi et de son caractère. Tout accommodement est un abaissement.

Emerson est très-célèbre en Angleterre et même ici comme orateur. Quant à moi, je ne le trouve pas plus remarquable sous ce rapport que dans une conversation tête à tête sur des sujets profonds. Ce sont les mêmes intonations graves, fortes et cependant mélodieuses, et métalliques aussi, les mêmes tours plastiques de langage et d’expression, les mêmes mots heureux resplendissants naturellement, la même force calme et posée. Mais son regard est beau quand, de la tribune, il passe sur la foule, et sa voix paraît plus forte quand elle subjugue cette foule. Ce soir-là, le temps était désagréable, le vent soufflait avec violence, la pluie tombait par torrents (il ne pleut jamais ici médiocrement ni doucement), et fort peu de gens étaient venus à la leçon. Émerson prit cette contrariété avec le même calme et se borna à dire à quelqu’un : « On ne peut pas tirer les grands canons devant si peu de monde, » entendant par là certains éclats de voix célèbres chez lui.

J’ai visité aujourd’hui la flotte de Boston et du Massachussett, donné des poignées de mains aux officiers et à leurs femmes chez le commodore, où était servie une collation, pendant laquelle des musiciens firent entendre une fort jolie musique instrumentale. Flotte magnifique, charmant et bienveillant accueil qui m’a fait plaisir.

J’ai visité aussi cette semaine, avec G. B. Émerson (oncle de Waldo et instituteur distingué), quelques écoles communales, où j’ai admiré la perfection avec laquelle les enfants, et surtout les filles, lisent, c’est-à-dire avec expression et vie ; on voyait qu’ils comprenaient très-bien les paroles et le sens de ce qu’ils lisaient. Ils répondaient bien également aux questions sur l’histoire naturelle. M. Émerson a à lui une grande école privée fort célèbre.

J’assisterai ce soir à la lecture d’Un Songe d’une nuit d’été, faite par madame Kemble, et plus tard, avec Émerson, à une soirée de musique chez un riche négociant de ses amis, M. Adams, dont il fait beaucoup de cas pour sa grande capacité pratique, la loyauté et la décision de son caractère.

Et maintenant, ma chère Agathe, je me propose de prendre la route du Sud, en allant d’abord à New-York, puis à Philadelphie, à Washington, à Charleston dans la Caroline du Sud. Arrivée là, je déciderai de la suite de mon voyage. Dieu soit loué de ce que je me sens à présent la force et le courage nécessaires pour le faire. Des invitations et des offres de gîtes me viennent de tous côtés et presque de tous les États. J’en ai plus d’une demi-douzaine rien que pour Philadelphie. Il y en a beaucoup que je ne puis pas accepter, mais plusieurs dont je me trouverai bien. En attendant, il est doux d’être l’objet de tant de chaude et prévenante hospitalité.

Le 25 février.

Où en suis-je restée la dernière fois, au moment d’entendre une lecture de Fanny Kemble ? C’était le Songe d’une nuit d’été. Je n’ai jamais bien compris ce rêve ; il ne m’a jamais fait plaisir, et il en a encore été de même cette fois, malgré l’admirable talent de madame Kemble. La soirée passée chez les Adams m’a été bonne. Mademoiselle Adams est une agréable jeune personne, avec jugement et aplomb ; elle a un talent réel sur le piano. Ensuite, Émerson a été amical et causeur. Il est très-frappé de l’individualité et du talent de madame Kemble, qu’il a vue aujourd’hui pour la première fois, et dit d’elle : « C’est Miranda, la reine Catherine et autres en une seule personne. » Il aime les individualités fortement prononcées ; moi de même ; mais Émerson voit l’espèce humaine trop individuellement. Il dit de l’un : « C’est un homme d’affaires ; » de l’autre : « C’est une actrice ; » d’une troisième : « C’est une sainte, » etc., et place ainsi chacun dans son coin, après lui avoir mis une étiquette. Il est vrai que chaque planète a son axe particulier, autour duquel elle opère son mouvement de rotation ; mais sa plus grande signification me paraît être dans son rapport avec le soleil, ce centre autour duquel elle gravite, et qui décide de sa vie et de sa course.

Je ne t’écrirai plus, probablement, de Boston ; car je vais m’occuper de mes préparatifs de voyage, et j’aurai beaucoup de visites à faire, de lettres à écrire pour me séparer d’une manière tant soit peu honnête de cette ville et de ses environs. Tout cela prendra du temps. Hélas ! je n’en aurai que trop peu, et le moindre effort me donne la fièvre. L’air est de nouveau froid et rude, et je ne suis pas bien. Cela provient-il de la nourriture, de la fatigue, de l’air, de tous ces devoirs de société ? Le climat et moi, nous sommes également variables dans ce pays. Et quand on me demande (c’est l’une des immuables questions qu’on m’adresse souvent) : « Quelle différence y a-t-il entre votre pays et le nôtre ? » ma réponse constante est : « Celle qui existe entre un homme marié rangé et un amant capricieux. » Et l’on rit.

J’ai passé une soirée fort agréable avant-hier avec mademoiselle Sedgewick, chez sa fille adoptive, madame Meinert, jeune femme très-gracieuse. Madame Kemble y était aussi, et sa personne, pleine d’une vie si fortement marquée, répand toujours l’animation autour d’elle. La bonté et la belle raison de mademoiselle Sedgewick produisent le même effet. Fanny Kemble m’adressa à travers le salon une question sur Lindblad. « Que savez-vous de notre Lindblad ? » demandai-je à mon tour[2]. « Est-ce que je ne le connais pas ? répliqua Fanny d’un air de reine et comme blessée ; est-ce que je ne connais pas ses belles compositions ? » Et elle cita plusieurs des chants si remarquables de Lindblad par leurs noms, en ajoutant qu’elle les chantait.

Je ne puis en écrire davantage cette fois, et vais faire la révérence, à Boston, à Bunkerhill, monument achevé, dit-on, par le travail des femmes ; et puis au Sud, au Sud !

  1. Antique sorcière scandinave. (Trad.)
  2. Compositeur suédois des plus remarquables. (Trad.)