La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 17

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 367-404).
LETTRE XVII


Columbia (Caroline du Sud), 25 mai 1850.

Il y a longtemps que je n’ai causé avec toi, mon Agathe ! mais les jours, les heures s’écoulent rapidement, et je n’ai guère d’instants à moi. Ma dernière lettre est datée de Savannah. J’ai bientôt après quitté cette ville, accablée de bontés, de cadeaux jusqu’au dernier moment. Je penserai toujours avec reconnaissance à mon hôte M. Tefft, tant il a été bon et bienveillant pour moi. Il m’a forcée, au dernier moment, de lui laisser payer mon voyage jusque à Augusta. On parle de l’amour du gain des Américains, mais on devrait par la même raison parler de leur penchant à la libéralité. Ils aiment à donner comme ils aiment à gagner. Je pars succombant sous le poids des cadeaux qu’on dépose encore sur mes bras au dernier moment.

Ce voyage en remontant la Savannah, qu’on m’avait dit si ennuyeux, si uniforme, m’a causé infiniment de plaisir. Le temps était divin, le courant très-fort et la rivière gonflée par les eaux du printemps, de sorte que nous avancions lentement. J’ai donc en le loisir nécessaire pour bien voir les rives entre lesquelles la Savannah serpentait, et qui, de mille en mille, d’heure en heure, offraient la même scène ; mais cette scène était la forêt primitive : des masses de feuillage, d’arbres et de buissons innombrables, de lianes, paraissaient se reposer sur l’eau des deux côtés de la Savannah bordée par les rivages de la Géorgie et de la Caroline. La forêt primitive, haute, impénétrable se prolongeait à plusieurs milles dans les terres, à ce qu’on me disait, avant que l’eau et le monde des plantes n’eussent fait place au défrichement. Mais ici elle régnait dans toute sa splendeur et magnificence première. Il me semblait assister au troisième jour de la création, quand, à la parole de Dieu, chaque plante parut avec sa semence. La Savannah avec ses eaux d’un brun rougeâtre, paraissait récemment sortie du chaos et riche de la substance qu’elle n’avait pas encore eu le temps de déposer, lorsque déjà les végétaux verdoyants s’élançaient sur ses bords avec un luxe sauvage. Des plantes grimpantes montaient rapidement à la cime des arbres et retombaient ensuite pour se plonger de nouveau dans la rivière. De ces masses vertes, formant des murailles, des portiques, des pyramides, de lourdes et fantastiques figures, s’échappaient parfois des catalpa avec une flamme de fleurs d’un blanc jaune ; de graves magnolias vert foncé présentaient leurs fleurs blanches comme neige au jour qui était beau et transparent. Des sycomores, des tulipiers aux jolies fleurs tachetées de jaune et de rouge, des mûriers, bien des sortes de chênes, d’ormes, de saules, me frappèrent tandis que nous passions. Le plus haut de tous ces arbres était le cyprès aux lianes pendantes qui étendait ses bras vigoureux sur les plantes moins élevées. Pas la moindre trace d’habitation, d’activité humaine ne se montrait sur ces rives. On ne voyait, n’entendait même rien qui se rapportât à la vie animale. Et quoique les alligators (crocodiles de l’Amérique) soient fort nombreux, dit-on, dans la Savannah, je n’en ai pas vu un seul ; pas un oiseau ne chantait, tout était silencieux et tranquille, même le vent. C’était une solitude d’une beauté fantastique et dans toute sa floraison dans ce moment. Je n’ai vu que dans un seul endroit deux grands oiseaux de proie perchés sur les branches d’un pin mort, et nous rappelant « que la mort était entrée dans le monde. »

C’est ainsi que nous remontâmes la rivière dans un bateau à vapeur à haute pression, l’Orégon, pourvu de deux cheminées haletantes, tandis que, le matin et le soir, le soleil et la lune semblaient rivaliser pour embellir le spectacle. Et je chantai en mon âme, comme autrefois les premiers colons de la Géorgie : « Que la création est belle et son Créateur magnifique ! » Quelle richesse, quelles scènes splendides cette partie du monde renferme dans son sein ! De nouveau seule avec l’Amérique, elle me découvrait ses mystères et le riche héritage des générations à venir.

La Savannah sert de frontière entre la Caroline et la Géorgie. J’avais, dans la première, des amis tendrement aimés ; mais la Géorgie me plaisait davantage ; je me tournais vers son rivage comme vers une terre plus libre, plus animée par une fraîcheur juvénile. Cette course était pour moi une fête incessante, je voulais seulement me taire et jouir ; mais, pour cela, j’étais obligée d’éviter dans le salon une bande de jeunes filles, jolies, mais étourdies, seules en partie de plaisir, qui couraient çà et là en bavardant, et sur le tillac une couple de planteurs disposés à causer, mais ne parlant que coton, coton, coton. Je cherchais à être en tête à tête avec la rivière, la forêt primitive, ses ombres et ses clairs. Parmi les jeunes filles se trouvait aussi un jeune adolescent, frère ou parent de l’une d’elles ; plus avant dans la soirée, il dut quitter le bateau. Les jeunes étourdies le saisirent, le prirent dans leurs bras, l’embrassèrent l’une après l’autre en jouant et riant, tandis que moitié fâché, moitié fasciné, il cherchait à se débarrasser d’elles. Quelle impression ce jeune homme a-t-il emportée de cette scène de nuit ? Ce n’est pas, assurément, de la considération pour les femmes. L’un des hommes d’un certain âge qui se trouvaient sur le pont secouait la tête : « Elles feront un sot de ce jeune homme, » dit-il. Je ne m’endormis que fort tard dans la nuit, par suite du bruit que firent ces voyageuses. Le lendemain était un dimanche ; la terre semblait le célébrer, tant la nature paraissait tranquille et parée. Les jeunes filles se tinrent en repos et se réunirent devant ma cabine, dont la porte du côté de la rivière était ouverte. Évidemment elles étaient disposées à entendre, à penser quelque chose de sérieux ; la paix du saint jour reposait sur elles. Et si un semeur, envoyé du ciel, avait répandu dans ce moment la semence de la vérité et l’idée d’une vie plus élevée dans ces jeunes âmes, le grain serait assurément tombé en bonne terre. Les pères et mères du Nouveau Monde ne paraissent pas avoir bien médité ce vieux et bon proverbe : « L’habitude est une seconde nature, » et celui-ci également bon : « Il est plus facile de barrer un ruisseau qu’une rivière. »

Vers la fin de ce jour, les jeunes filles furent débarquées, et des bateaux se détachèrent des plantations pour les prendre ; j’entendis des voix pleines d’amour leur souhaiter la bien-venue, et vis des feux amis briller dans l’obscurité, car la nouvelle lune était déjà couchée. Les ténèbres sont fort obscures ici à cette époque de l’année, tandis que, chez nous, le rouge du soir éclaire le ciel et la terre jusqu’à ce qu’il se transforme en aurore.

Je m’étais embarquée à Savannah le samedi après dîner. Le lundi matin, j’étais à Augusta. M. Bones vint me prendre avec sa voiture pour me conduire chez lui, où je fus accueillie avec infiniment d’amitié par sa femme, charmante Irlandaise, et par Hanna Longstreet, la pâle fille du Sud, que j’ai vue pour la première fois lors de ma traversée sur l’Océan. Je remarquai avec joie que sa santé était bien meilleure. Chez elle, et entourée des siens, elle était encore plus aimable qu’auparavant.

J’ai passé quelques jours fort agréables à Augusta, ne recevant des visites que le soir, et faisant le matin des excursions dans les plantations et autres lieux des environs. Ici, j’ai entendu et j’ai eu à répondre aux questions triviales et ennuyeuses ; l’une des pires et des plus habituelles est celle-ci : « Les États-Unis répondent-ils à votre attente ? » Mais j’ai aussi fait la connaissance de gens parfaits, hommes et femmes, véritables chrétiens et citoyens du Nouveau-Monde, qui travaillent en silence, avec sagesse et activité, à l’œuvre de l’émancipation, en aidant les esclaves à s’affranchir eux-mêmes, c’est-à-dire en leur fournissant l’occasion de gagner de l’argent, en les aidant à le faire fructifier, en les encourageant à travailler, à se bien conduire en vue de l’affranchissement, au bout d’un certain temps, de quelques années, et en leur accordant ensuite la liberté pour laquelle ils travaillent. L’un de ces amis de l’humanité ayant avancé un petit capital à une négresse, elle avait entrepris à son compte un travail qui lui permettait non-seulement de payer à son maître l’intérêt de la somme que son acquisition lui avait coûtée, mais encore elle était parvenue à racheter quatre de ses enfants ; restait le cinquième, et sous peu il allait être libre. Que te semble de cette femme esclave, qui ne craint pas de rester dans l’esclavage, pourvu qu’elle rachète ses enfants ? Au temps d’Athènes et de Sparte, une telle mère aurait été proclamée « un honneur pour l’humanité, » mais elle continue à être une esclave inconnue. Il est vrai qu’elle se trouve bien dans sa position et ne désire pas une liberté qu’elle ne pourrait pas acquérir à son âge sans changer une vie exempte de soucis contre une vie plus pénible, du moins à Libéria. « Quand je serai assez vieille pour ne plus avoir la force de travailler, dit-elle, mes maîtres prendront soin de moi. » Ainsi pensent bon nombre d’esclaves âgés ; ils ne se soucient nullement d’une liberté qui les obligerait à prendre soin d’eux-mêmes. C’est fort bien quand les maîtres sont bons et ne meurent pas avant leurs vieux serviteurs. Dans ce cas, leur sort est extrêmement incertain, et devient parfois, avec des maîtres étrangers, pire que celui des animaux domestiques.

Pendant mes visites dans quelques plantations, je me suis aperçue que les femmes des planteurs fixaient sur moi des yeux méfiants. L’une d’elles, fraîche, bonne, maternelle, ne m’en plut pas moins. Je lui demandai de parcourir le village à esclaves, près du corps de logis principal. Elle y consentit froidement et m’accompagna. Les mains (on appelle, dans le Sud, les nègres travailleurs les mains des champs) étaient occupées au dehors et leurs maisons fermées. Une couple d’entre elles cependant étant ouvertes, j’y entrai. Dans l’une était assis, sur son lit, un vieux nègre ayant mal au pied ; sa personne et toute sa maison annonçaient qu’il était bien traité. « On a soin de lui dans sa vieillesse, car c’est un de nos gens, dit madame E… à haute voix, de manière à être entendue des nègres. S’il était libre, il ne serait pas soigné comme cela. — Pourquoi pas ? pensai-je, ne voulant point parler haut à cause des nègres ; nous avons aussi nos propriétés en Suède, nous avons des serviteurs vieux et malades, et quoiqu’ils soient libres et reçoivent des gages qu’ils gagnent, nous ne considérons pas moins comme un devoir d’en prendre tout le soin possible dans leurs maladies et leur vieillesse, et, s’ils nous ont bien servi, de rendre cette vieillesse aussi heureuse que possible, tant que nos moyens le permettent. C’est ainsi, du moins, qu’agissent les bons maîtres en Suède. » J’aurais voulu pouvoir dire cela à madame E…, et l’eusse dit si nous avions été seules.

Les villages à esclaves de la Géorgie ont la même apparence que ceux de la Caroline ; la position des esclaves dans les plantations me semble aussi la même. Le bon ou le mauvais maître constitue touts la différence, mais elle est immense. « Ici demeure un planteur connu pour sa cruauté envers ses esclaves, » me dit-on un jour, lorsque nous passâmes en voiture devant une jolie maison de campagne, presque cachée par des arbres et des buissons touffus. On le sait, et on ne fréquente pas volontiers un tel homme ; mais c’est tout. L’ange de la justice ni celui de l’amour n’osent pénétrer dans ces bosquets mystiques où l’on sacrifie l’homme. Quel paganisme au milieu du christianisme !

Un autre jour, je suis allée voir dans la forêt une peuplade pauvre, appelée « les mangeurs de glaise. » C’est une espèce misérable de blancs que l’on trouve en quantité dans la Caroline et la Géorgie ; ils vivent dans les forêts, sans église ni école, sans âtre et parfois sans maisons ; mais ils n’en sont pas moins indépendants et fiers à leur manière, et poussés comme par une envie de malade à manger d’une espèce de glaise qu’on trouve ici. Ce goût finit par devenir une passion aussi forte que celle des boissons enivrantes. Elle dévore insensiblement sa victime, fait grisonner sa peau et mêle bientôt son corps à la terre dont il s’est nourri. Ces mangeurs de terre glaise n’obéissent pas à la loi, on ignore d’où ils sont venus, on sait à peine de quoi ils vivent ; mais on les trouve en grand nombre ici, ainsi que « les gens des collines de sable, » peuplade blanche, pauvre, qui vit dans les maigres contrées sablonneuses des États du Sud. Ces derniers sont d’ordinaire aussi relâchés dans leurs mœurs qu’ignorants. Les lois des États défendant d’apprendre à lire et à écrire aux nègres, les écoles ne peuvent subsister dans des contrées dont la moitié de la population se compose d’esclaves ; les pauvres blancs de la campagne ne reçoivent donc, pour ainsi dire, aucune instruction. Ils manquent, en outre, du sentiment de l’honneur, de l’émulation, du travail. Ici, lorsqu’un blanc a gagné un peu d’argent, la première chose qu’il fait, c’est d’acheter un ou une esclave. Ce dernier est obligé de travailler pour toute la maison. Les maîtres pauvres se font un honneur de ne rien faire, de charger l’esclave de tout le travail, et il le fait généralement assez mal, surtout s’il a un maître paresseux. La maison ne prospère pas, et si le maître souffre de la faim, il en est de même pour l’esclave ; il en résulte une misère excessive. Mais revenons aux mangeurs de terre glaise.

Groen et sa famille sont de bons exemplaires de cette espèce de gens. Ils habitent bien avant dans la forêt où il n’y a ni chemins ni sentiers. La journée était chaude, étouffante, même dans la forêt. Des chênes-poison, (sorte d’arbre nain que l’on dit très-vénéneux) croissaient partout dans le sable. Une maison en bois nouvellement construite, assez avant dans la forêt, par des personnes charitables qui étaient venues en aide à la famille qui l’habitait, contenait le mari, la femme, cinq on six enfants. Ils avaient un abri, mais c’était tout ; je n’y ai vu aucun ustensile de ménage, ni âtre ni porte. Groen, petit homme de cinquante ans et jovial, était content de son univers, de lui-même, de ses enfants et surtout de sa femme qu’il nous représenta comme étant la meilleure du monde, il en paraissait enchanté. Celle-ci, quoique grise de teint et de costume comme la terre et pitoyablement maigre, était très-jeune encore et une véritable beauté sous le rapport des traits. Elle avait l’air bon, mais non pas gai ; était silencieuse, regardait beaucoup ses enfants, les plus beaux marmots non baptisés que l’on puisse imaginer, et qui se roulaient les uns sur les autres en toute liberté ; ils étaient joyeux, sages et meilleurs que bien des enfants de salon baptisés et gâtés.

Groen aimait à causer et nous raconta spontanément diverses circonstances de sa vie. Pendant un temps, il avait été surveillant chez un propriétaire d’esclaves, homme d’église ; cette fonction lui parut cruelle et il l’abandonna. Il lui était impossible de donner ou faire donner des coups de fouet aux esclaves. Son maître ne voulait pas qu’on renonçât à ce châtiment, d’autres maîtres n’étaient pas meilleurs, Groen en avait fait l’expérience. Il était fier comme un roi dans sa libre et innocente pauvreté. « Mais, ne peut-on pas avoir de la douceur même en étant surveillant d’esclaves ? » demandai-je. — « Non, répondit Groen, il faut être dur, les stimuler avec le fouet quand on veut qu’ils travaillent, et le planteur ne permettrait pas d’agir différemment. »

Je donne pour ce qu’elle vaut cette expression de Groen : il faut, elle provient peut-être d’un manque de jugement ou de modération chez lui. Mais je dois l’avouer, les surveillants que j’ai vus jusqu’ici, m’ont déplu par l’expression dure et sauvage de toute leur personne et surtout de leurs yeux. L’un des côtés fâcheux de la vie des plantations, c’est que pendant une bonne partie de l’année, les esclaves sont abandonnés à la domination de ces hommes subalternes, quand le planteur et sa famille sont absents pour leur santé ou leurs plaisirs.

Le lendemain de ma visite aux mangeurs de terre glaise, j’ai assisté à une solennité, la remise d’une épée d’honneur, au nom de l’État de Géorgie, à un jeune officier d’Augusta qui s’était distingué et avait été grièvement blessé durant la guerre contre le Mexique. On avait dressé une estrade dans un petit parc près de la ville ; elle était entourée d’une galerie dont les siéges disposés en amphithéâtre étaient couverts de spectateurs. L’épée fut remise au jeune officier sur l’estrade ornée de tapis et de drapeaux. Cette scène en plein air, à l’ombre de ces beaux arbres, était fort jolie ; seulement il y eut trop et de trop longs discours. Le héros du jour me plut, parce que, dans le sien, il nomma avec éloge et amour plusieurs de ses camarades qui avaient combattu avec lui et lui paraissaient mériter mieux cette distinction. Il raconta leurs exploits et s’étendit sur ce sujet de tout son cœur. L’auditoire l’applaudit vivement. J’admire toujours l’extrême facilité que les Américains ont à parler ; mais lorsque leurs discours se multiplient et sont trop longs, je pense aux paroles de M. Poinsett : « C’est un grand malheur. » Après la cérémonie, on tira des coups de fusil tellement retentissants qu’il y avait de quoi devenir sourd.

Le héros du jour descendit de l’estrade et fut entouré par la masse de ses amis et connaissances ; son épée d’honneur avec garde en argent, son inscription et son ceinturon passèrent de main en main. Ensuite la musique joua, et la compagnie fit sous les arbres, éclairés avec des lampes de couleur, une promenade dansante dont la soussignée et le jeune héros formèrent le premier couple ; puis tout le monde dansa. Une foule de petites filles se distinguèrent dans cet exercice, ce qui présentait un joli coup d’œil, quoique je n’aime pas à voir de jeunes enfants aussi parés, et paraissant vieux en fait de danse. Les femmes non dansantes étaient assises en grande toilette sous les arbres, et bon nombre fort jolies. Je fus surprise lorsque Madame E… (à qui appartenait cette plantation et qui m’avait toujours regardée un peu de travers) me présenta son mari, et quand tous deux m’invitèrent chaudement et avec cordialité à venir chez eux, à y rester aussi longtemps que je le voudrais. Il m’en coûta d’être obligée de refuser cette offre amicale. Une pluie averse survint tout à coup, mit fin à la fête et nous renvoya tous sens dessus dessous au logis.

De retour chez les Bones, j’entendis chanter des nègres que Hanna Longstreet y avait fait venir. J’aurais désiré entendre leurs chansons à eux, mais ils répondirent : « Nous tenons au Seigneur, » et ne chantèrent que des hymnes. Cette étroitesse me déplut ; mais ces hymnes à quatre voix étaient magnifiques ; impossible de chanter mieux et plus purement. Ces nègres avaient des cahiers de musique devant eux et paraissaient les suivre ; cependant mes hôtes exprimaient en souriant un doute à cet égard. Au milieu de ce chant, un coq de la maison chanta aussi et ne cessa point. À la gaieté que cette interruption occasionna, je vis qu’il y avait quelque chose là-dessous. En effet, ce n’était pas un coq, mais un jeune nègre de la maison voisine qui voulait être du concert.

Puis vint un jeune noir moins dévot que les premiers ; il chanta, en s’accompagnant de son bagno, plusieurs chansons nègres généralement connues, composées dans le Sud par les noirs, et chantées par toutes les classes dans les États du Nord ; elles sont populaires à un haut degré. L’air en est mélodieux et naïf, plein de vie rhythmique et d’intimité. Plusieurs de ces chants rappellent les mélodies simples et belles de Haydn et de Mozart, par exemple : « Rosa Lee, » « Oh ! Suzanne, » « Chère May, » « Reconduisez-moi dans l’antique Virginie, » « Mary Blanc, » qui est d’une tendresse touchante, paroles et musique. Du reste, les paroles ne soutiennent pas l’épreuve comme la musique ; souvent elles sont niaises, et contiennent beaucoup d’expressions et d’images extravagantes ; mais il arrive parfois qu’on y trouve les tours les plus poétiques, des transitions, des situations hasardées et heureuses, comme dans les chants les plus anciens de nos Scandinaves.

D’ordinaire ces chansons nègres sont des ballades, ou plutôt des romances où l’on voit le tableau des aventures amoureuses du peuple, des particularités de sa vie privée. On n’y trouve pas de fantaisie, pas de fond sombre et légendaire comme dans nos chants, mais en revanche beaucoup de sentiment et une appréciation naïve et souvent humoriste du moment présent et de ses rapports. Ces chants sont nés sur les chemins pendant les courses des esclaves, sur les rivières tandis qu’ils voguent dans leurs canots, ou bien lorsqu’ils conduisent des trains de bois en descendant les courants, et surtout pendant les moissons ; elles remplacent pour les nègres le festin de fenaison chez nos paysans, qui chantent alors en impromptu tout ce qu’il y a de plus haut placé dans leur cœur ou leur esprit. Toutes ces chansons sont, à proprement parler, des improvisations qui ont pris racine dans la mémoire et dans l’oreille des nègres, et ont été répétées par le chant, jusqu’au moment où des blancs, qui savaient la musique, les ont apprises et notées. Ces improvisations continuent encore ; il est facile de connaître leur origine, car ce sont des enfants de la nature, du hasard, l’expansion de la joie et du chagrin d’une race naïve. La rime vient comme elle peut, tantôt pesante, tantôt fraîche et complète, tantôt il n’y en a pas. Le rhythme est magnifique, les tableaux ont la couleur et la précision locales. L’Alabama, la Louisiana, le Tennessée, la Caroline, l’antique Virginie, tous les noms mélodieux des États du Sud, de rivières, de lieux où les esclaves ont habité, se trouvent dans ces chants, ainsi que l’histoire de leurs amours, ce qui donne une couleur et un intérêt local à ces chants, aux États et aux endroits dont ils font mention. C’est la fleur et le parfum de la vie des nègres, les émanations des fleurs du désert. Il n’y a aucune amertume dans ces chansons, elles vivront encore lorsque l’esclavage aura disparu du Nouveau-Monde.

Entre autres chansons que le jeune nègre nous fit entendre ce soir-là, il en est une dont je voudrais pouvoir te faire entendre la fraîche mélodie et la terminaison particulière ; quant aux paroles, je me souviens seulement de celles-ci :

« Je vais au vieux Péedée, et, près du vieux Péedée, durant une nuit d’été bien éclairée par la lune, je verrai ma Sally. »

On s’arrête longtemps sur la première et la dernière syllabe du vers. La chanson raconte ensuite comment l’amant et Sally se marieront, s’établiront et vivront heureux le tout sur les bords du vieux Péedée… charmante idylle méridionale. Le bagno est un instrument africain, fait avec la moitié d’un fruit appelé calebasse ou gourde dont l’écorce est très-dure. On tend sur l’ouverture une peau mince ou vessie et par-dessus une ou deux cordes fixées au manche. Le bagno est la guitare du nègre et assurément le premier essai des instruments à cordes.

Le jour suivant, à un dîner chez M. et madame Gardiner, on me donna aussi le plaisir d’entendre des chansons nègres. Le jeune noir qui chanta, ayant la poitrine faible, ne pouvait guère travailler ; c’est pourquoi de bonnes âmes lui avaient fourni les moyens d’exercer, de développer ses facultés musicales ; il chantait admirablement. Pour comprendre la fascination spéciale que produisent ces chants, il faut les entendre chanter par des nègres et voir leurs yeux rayonnants, leur abandon naïf.

Augusta est une villa du même genre que Savannah, moins jolie, et plus petite de toute façon ; cependant elle est bien, et située sur un large coude de la Savannah. Il y a dans les environs de jolies maisons de campagne avec jardins. J’y ai vu et fait visite à plusieurs belles et sérieuses familles, j’y ai entendu le moqueur dans la forêt de chênes ; on ne trouve pas ici celui de Suède, mais une foule d’autres variétés dont la plus magnifique est le chêne vert.

Durant mon séjour à Augusta, j’ai été un moment incertaine à l’égard d’une excursion que je me proposais de faire au nord. Je désirais beaucoup voir la partie montagneuse de la Géorgie et la chute d’eau de Tellulah, dont on m’avait parlé à Charleston comme de la plus pittoresque de l’Amérique. J’aurais eu du plaisir à voir l’original qui a construit, il y a une couple d’années, la première auberge près de cette chute, et appelé sa fille ainée Magnolia Grandiflora ; la seconde, Chute de Tellulah, et donné à son fils un autre nom curieux dont je ne me souviens pas maintenant. J’étais presque décidée à faire cette excursion, une aimable jeune femme m’avait donné des lettres pour ses amis à Athènes et à Rome, villes qu’on trouve sur la route de Tellulah ; mais la chaleur est devenue si forte, j’en suis tellement affaiblie, et le voyage aurait été si fatigant, que j’y ai renoncé, et j’ai pris la résolution de retourner à Charleston, en passant par Columbia, la capitale de la Caroline du Sud, dont on m’avait vanté la magnifique position dans la partie montagneuse de cet État. Après avoir promis de revenir, je me suis séparée de mes hôtes, très-reconnaissante de mon séjour dans leur maison et à Augusta, où j’avais amassé un or préférable à celui de la Californie. M. Bones m’a accompagnée sur l’autre bord de la rivière jusqu’à l’endroit où j’ai trouvé la voie ferrée.

En allant de ce côté, nous passâmes par la foire aux esclaves au moment où l’on promenait sur la place quarante à cinquante jeunes individus des deux sexes en attendant des acheteurs. Ils chantaient, paraissaient gais et sans réflexions. À ma demande, nous nous arrêtâmes et descendîmes de voiture. Les jeunes esclaves qu’on voulait vendre étaient âgés de douze à vingt ans ; il s’y trouvait aussi un petit garçon de cinq ans tout seul, et qui se pressait contre le gardien des esclaves. Le pauvre petit ! où étaient sa mère, sa sœur, son frère ? Plusieurs de ces esclaves étaient mulâtres clair ; il s’y trouvait des jeunes filles fort jolies. L’une d’elles, âgée de douze ans, était si blanche que je l’aurais crue de cette race ; ses traits aussi étaient ceux des blancs. Le gardien nous dit que, la veille, une jeune fille plus blanche et plus jolie encore avait été vendue quinze cents dollars. Ces enfants blancs de l’esclavage deviennent, la plupart, des victimes du vice et tombent dans le plus profond avilissement. Encore une fois, quel paganisme dans un pays chrétien ! Presque tous ces jeunes esclaves étaient de la Virginie, qui, n’ayant guère de travail, vend les enfants de ses esclaves dans le Sud. On me fit observer que ceux-ci avaient un air gai et sans souci. « Leur état est d’autant plus affligeant, pensai-je. Le plus profond degré de l’avilissement c’est de ne pas le sentir. »

En détournant mon regard de cette tache honteuse du jeune et bel État de la Géorgie, il se porte vers un autre point, riche en fait d’honneur et d’espérance ; on l’appelle « Liberty-Country. » Je regrette beaucoup de n’avoir pas pu visiter cette ancienne terre natale de la liberté en Géorgie. C’est là qu’eurent lieu les premiers mouvements du Sud en faveur de l’indépendance de l’Amérique. Les « garçons de la liberté » sont partis de là, c’est là aussi que l’on a commencé à relever les nègres par le christianisme, à les rendre propres à la liberté, à la colonisation dans leur pays natal africain. Il vient de mourir à Liberty-Country, un riche planteur, connu de tous par son zèle pour cette cause et son amour des hommes, M. Clay. Une grande foule de blancs et de noirs ont accompagné son corps à sa dernière demeure. Après l’inhumation, les blancs retournèrent chez eux, tandis que les nègres restèrent près de la tombe toute la nuit en chantant des psaumes. La sœur de M. Clay s’est occupée avec son frère à relever les noirs, et l’on assure qu’elle continue son œuvre. Que Dieu bénisse ces dignes gens !

Voici, en général, sous quel point de vue l’esclavage est considéré en Géorgie.

C’est un mal. Mais, par la sagesse de Dieu, il deviendra un bien pour les nègres. Les blancs qui en ont fait des esclaves, payent leur dette en leur donnant le christianisme, en leur enseignant l’agriculture et les métiers. Ils recevront peu à peu de l’éducation, on les affranchira et on les colonisera en Afrique, dont ils civiliseront les peuplades païennes. »

Je suis convaincue que c’est la vérité, et que cette voie est la bonne. Cette opinion de la Géorgie et ce qu’elle commence à produire me prouvent que l’esprit public devance la loi, qui, relativement à la manière de traiter les esclaves, est peu respectée en Géorgie, et dans la Caroline du Sud.

La Géorgie peut s’appeler avec plus de justice que la Caroline, l’État aux palmettes, car cet arbre y est abondant, ainsi que d’autres végétaux qui annoncent le voisinage des tropiques, et une nouvelle face de la terre (combien je désire voir de plus près la figure du tropique !). L’une de ces plantes, appelée « yuca gloriosa » et aussi « le poignard espagnol, » fait pousser ses feuilles pointues sur toutes les parties de sa tige, et a une touffe de magnifiques fleurs blanches en forme de clochettes. Maintenant, adieu pour cette fois aux belles fleurs de la Géorgie, à ses habitants.

Columbia est une petite ville agréable, composée de jolies villas, de jardins. Au milieu de tout cela est un splendide Capitole, car Columbia est la capitale de la Caroline du Sud. Chaque État de l’Union a sa capitale ; elle est située au centre, et d’ordinaire peu importante, excepté comme lieu de réunion des deux corps législatifs, le Sénat et les représentants ; ils siégent au Capitole pendant plusieurs mois, tous les ans. Chaque État a aussi sa grande ville de commerce située sur le bord de la mer ou de l’une des grandes rivières qui traversent en tous sens cette partie du monde si richement arrosée. Columbia dans la Caroline (chaque État a, je crois, une ville de ce nom) est agréablement assise sur une hauteur près de la Congoree. Un monsieur Gibbs (naturaliste) a été on ne peut plus aimable pour moi ici ; j’ai eu infiniment de plaisir à voir ses collections ; elles contiennent des fragments de squelettes d’animaux gigantesques, le mégathérium et le mastodonte, trouvés ici. Une de leurs dents est aussi grande que ma main. M. Gibbs a eu la bonté de me donner des dessins et des descriptions sur ces animaux ; je me réjouis de les rapporter à notre professeur Sundevall. Il m’a donné aussi un nid de colibri, qui est la plus mignonne petite chose du monde, construit avec des brins d’herbe fine et des bouts de papier.

Le professeur F. m’a invitée à une noce de nègres dont il faisait les frais en faveur de deux esclaves de sa maison. Les mariés étaient jeunes et fort bien, surtout l’un des mariés, nègre noir comme la nuit et dont son maître louait la perfection sous le rapport du caractère et de l’intelligence. L’une des mariées (non pas la fiancée de ce nègre) était une véritable beauté. Les deux négresses portaient des robes blanches, avaient des guirlandes de fleurs. Le prêtre arriva au milieu des noirs, se plaça devant les époux et les maria assez lestement. Bientôt après, les danses commencèrent dans la même pièce ; nègres et négresses valsèrent, les femmes habillées et parées avec gaze et fleurs, absolument comme nos dames, avec cette différence cependant qu’elles avaient beaucoup plus de clinquant et infiniment moins de grâce ; cette parure empruntée ou inusitée leur allait mieux pourtant que je ne l’aurais cru. Pendant que la compagnie noire dansait avec animation, la compagnie blanche allait voir la table de noce agréablement servie et ornée de fleurs, de gâteaux, elle paraissait prête à se rompre sous le poids d’une surabondance de mets.

J’ai fait la connaissance, chez le professeur allemand Lieber, d’un écrivain de talent qui est en même temps un homme bienveillant. Du reste, je n’ai rien trouvé de remarquable ici, excepté une masse de colonels. De deux hommes riches, l’un au moins (planteur ou l’ayant été) est appelé colonel, sans cependant avoir été militaire. Ayant manifesté ma surprise à cet égard, on me dit qu’à l’époque où le Président des États-Unis avait fait un voyage dans différents États il avait nommé une partie de ces messieurs ses aides de camp pour la circonstance, en les appelant colonels. Mais ce titre si élevé pour un service si mince, et le faible pour les titres qui distingue une partie des républicains de l’Amérique, surtout ceux des États du Sud, ne me semblent guère en harmonie avec le but de cette société. Le vieil Adam en vieil uniforme revient encore.

Hier, je suis allée, seule, faire des voyages de découvertes dans les bois et dans les champs. Arrivée à une jolie petite maison située dans la forêt, j’ai vu à la porte une épaisse mulâtresse que j’ai prise pour la propriétaire. En demandant une gorgée d’eau, je suis entrée et me suis mise en conversation avec deux vieux époux, un nègre et sa femme, à qui cette habitation appartenait ainsi qu’un petit jardin. La mulâtresse était causante et me montra touts la maison ; son maître et celui de son mari l’avait fait construire pour eux et la leur avait donnée à vie. L’intérieur et le jardin rendaient témoignage de l’amour du vieux couple pour l’ordre et le bien-être.

Dans un autre endroit, en dehors de la forêt, j’ai vu auprès d’une petite habitation deux femmes blanches âgées, évidemment des sœurs, vêtues pauvrement et assises dans la cour à l’ombre d’un grand châtaignier. Je leur demandai la permission de m’asseoir à leur côté. Elles y consentirent, et nous fîmes connaissance ; puis elles me montrèrent leur maison, et je vis que leurs moyens d’existence étaient fort modestes. Ces deux sœurs avaient connu des jours meilleurs, mais la mort de leur père les avait plongées dans le besoin : elles vivaient maintenant du produit de leur petite propriété et de ce qu’elles gagnaient à faire des robes. La piété et le travail leur faisaient aimer la vie, et les journées leur semblaient courtes. Si seulement la santé de l’une était meilleure, le sable et le vent moins chauds !… Partout la position des femmes, les causes de leurs souffrances, de leur bonheur, de leurs joies et de leurs chagrins sont les mêmes. Ici l’été et le sable sont les pierres d’achoppement de leur félicité ; ailleurs c’est l’hiver et le granit ; en tous lieux la mauvaise santé.

Charleston, 2 juin.

« Ce nid de hiboux » est cependant fort agréable actuellement ; il ressemble à un immense bouquet de fleurs et d’arbres odoriférants, et possède des gens bien bons et bien aimables. La manière dont les anciens et les nouveaux amis m’ont reçue m’a touchée. J’en viendrai à aimer Charleston pour ses habitants, et surtout à cause de mesdames Howland et Hollbrook. Me voici de nouveau dans la maison de la première, et traitée comme un membre de la famille. Je suis arrivée il y a trois jours moitié rôtie par la chaleur, le soleil, la fumée, la poussière ; mais j’ai trouvé ici un véritable air d’été suédois ; il dure encore aujourd’hui et me rafraîchit.

Madame Hollbrook avait fait poser sur mon secrétaire un bouquet de belles fleurs et un livre qui m’a surprise et réjouie. Car je ne m’attendais guère à trouver dans le Nouveau-Monde, et encore moins dans les déserts sablonneux de la Caroline du Sud, un penseur mûr, allant au fond des choses, et, comme mon ami Boeklin en Suède et H. Martensen en Danemark, dans leur philosophie religieuse, plaçant la base de la foi chrétienne dans la raison la plus élevée. C’est précisément cette pensée véritablement germanique que je trouve dans le livre d’un jeune missionnaire, James W. Miles, intitulé « Théologie philosophique, ou Origine des croyances religieuses basées sur la raison, » petit livre par son format, grand par son contenu, écrit avec la clarté et la précision anglaises, sans aucune prolixité allemande. Ce livre se rapproche beaucoup de « l’Autonomie » de Martensen, et je m’en réjouis, parce qu’il prouve que les lois de la pensée se développent chez l’espèce humaine d’après une nécessité intérieure, indépendante des rapports dus au hasard. Les vérités, les découvertes, n’émigrent pas d’un pays dans l’autre. Chez tous les peuples parvenus à un point de civilisation à peu près égal surgissent les mêmes phénomènes, les mêmes aperçus. Ainsi un homme jeune, solitaire, misanthrope, mais penseur profond, est arrivé au même point, aux mêmes résultats que nos théologiens philosophiques scandinaves les plus éminents, sans savoir qu’ils existent, sans connaître la source où ils ont puisé la nouvelle vie de la pensée. Un exemple dont Miles se sert dans son livre pour faire comprendre le rapport qu’il y a entre la raison subjective et la raison objective m’a frappée. Comment des esprits séparés, dans des relations et des pays différents, sont-ils arrivés à avoir la même pensée ? Car je me suis servie plusieurs fois moi-même de cet exemple, que je regardais comme une découverte à moi appartenant, et dont je tirais un peu de vanité. Mais j’éprouve bien plus de satisfaction à la voir briller aussi devant une autre âme. Cet exemple, c’est le rapport qui existait entre le célèbre Le Verrier et l’étoile dont ses calculs ont découvert et constaté l’existence. L’étoile existait, agissait ; la pensée humaine existait, observait. L’étoile attirait, l’homme suivait, et — il a fini par trouver l’étoile. La lumière et le regard se sont rencontrés. Tous les yeux peuvent voir maintenant cette étoile, personne ne la révoque en doute. C’est ainsi que la vérité de Dieu et la raison de l’homme se cherchent dans la théologie et finiront par se trouver[1].

J’ai écrit sur-le-champ à madame Hollbrook pour lui exprimer la joie que ce livre me causait. J’espère me promener encore une fois avec elle, et célébrer une fête de l’esprit dans les bosquets de myrtes de Belmont.

Justine, la fille aînée de la maison, est de retour après un séjour de près d’une année à Baltimore, dans le Maryland. La jubilation avec laquelle on l’a reçue a été une jouissance pour moi. Comme tous les bons foyers et les bons rapports de famille se ressemblent ! mêmes chagrins, mêmes joies. Je l’ai compris longtemps avant de le voir.

Il y a aujourd’hui grande soirée ici à mon intention. Je suis charmée de ne pas en avoir la responsabilité ni à m’en mêler ; tout ce que j’aurai à faire se bornera à être passablement bien mise, à faire la conversation, à répondre à ces questions : « Comment trouvez-vous ceci ? Comment trouvez-vous cela ? » à être aimable suivant mes moyens.

Le 10 juin.

Je vais achever les préparatifs de départ de cette lettre trop retardée. Pendant quelques jours, j’ai goûté le plaisir de — ne rien faire, de me reposer, de regarder les colibris voltiger autour des fleurs rouges, ou bien les busards perchés sur le toit et les cheminées, et étendant leurs grandes ailes au vent et au soleil (ce qui leur donne un air tout à fait pittoresque), et à parcourir l’État et la ville en esprit.

La Caroline du Sud a un caractère beaucoup plus aristocratique dans ses lois et dans sa vie de société que la Géorgie, et n’a pas l’élément de la liberté et de l’humanité pour base de son existence. Le Massachusett et la Virginie, ces vieilles ruches mères d’où sont sortis les essaims qui se sont répandus dans toutes les directions, ont envoyé également dans la Caroline du Sud les premiers cultivateurs qui l’ont défrichée. Les puritains et les cavaliers s’y sont rencontrés, mais uniquement dans un intérêt d’argent. Deux Anglais, lord Shaftesbury et John Locke, fondèrent ici une société aristocratique, et les nègres furent déclarés la propriété absolue de leurs maîtres. Cependant l’histoire ancienne de la Caroline a aussi un moment qui fait d’elle un membre de l’empire du Nouveau-Monde : c’est, à mes yeux, celui où elle donne un asile, un nouveau foyer aux enfants persécutés du vieux monde : et à tous les hommes poursuivis, opprimés ou frappés par le malheur, l’occasion de recommencer une vie nouvelle, d’espérer un développement plus heureux.

Le noble Coligny, en France, avait tourné pendant longtemps les yeux vers la Caroline du Sud, comme lieu de refuge pour les huguenots. Lorsque la persécution, éclata contre eux avec une cruauté sans limites, ceux qui purent fuir, se sauver, traverser l’Océan, vinrent ici ; la renommée parlait de cette contrée comme étant la plus belle partie de l’Amérique du Nord ; chaque mois de l’année y faisait épanouir des fleurs (ceci est parfaitement vrai).

« Nous quittâmes notre maison pendant la nuit, dit la jeune Judith Manigault, tandis que les soldats dormaient, et nous leur abandonnâmes tout. Nous eûmes le bonheur de nous cacher pendant dix jours dans le Dauphiné, tandis qu’on nous cherchait. » Après un voyage rempli d’aventures et d’adversités, Judith continue :

« Arrivés dans la Caroline, nous éprouvâmes toutes sortes de malheurs. Au bout de dix-huit mois, notre frère aîné mourut de la fièvre, épuisé qu’il était par un travail rude auquel il n’était point accoutumé. Depuis notre départ de France, nous avions éprouvé des chagrins, souffert des maladies, de la peste, de la faim, de la misère. Pendant six mois, j’ai travaillé à la terre comme une esclave, sans manger un morceau de pain, et, durant quatre ou cinq ans, j’en ai manqué lorsque j’en avais besoin. Et cependant Dieu a fait de grandes choses pour nous en nous soutenant au milieu de si grandes épreuves. » Le fils de Judith Manigault, qui devint riche, consacra pendant la lutte pour l’indépendance américaine sa grande fortune au service du pays « qui avait accueilli sa mère. » Des familles persécutées du Languedoc, de la Rochelle, de la Saintonge, de Bordeaux et autres villes et provinces françaises, qui avaient les vertus des puritains et non pas leur étroite partialité, s’enfuirent vers la Caroline. On leur donna des terres sur les bords fleuris des rivières, et elles purent, à l’ombre d’arbres antiques et splendides, adresser à Dieu leurs actions de grâces. C’est ainsi que la Caroline du Sud est devenue le refuge des puritains français, et a pris place dans le grand asile de tous les peuples que le Nouveau-Monde leur offre aujourd’hui. Maintenant encore la Caroline et la plupart des provinces du Sud sont remplies de familles qui descendent de ces anciens émigrants huguenots ; mais ils n’en ont guère conservé que le nom. La langue, les usages, les souvenirs, ont été effacés par l’influence de la souche législative qui a donné le ton au Nouveau-Monde. Cependant on retrouve encore quelque chose des manières et de l’esprit français dans la vie et le caractère des habitants du Sud.

Le ton et les rapports de société de la Caroline sont toujours aristocratiques d’une manière que j’approuve peu, malgré mon affection pour certaines personnes de ce pays. Ce que l’aristocratie d’ici a de commun avec toutes celles du monde actuel, c’est que les vertus aristocratiques, la grandezza, n’y existent presque plus. Les prétentions seules sont restées. Les anciens planteurs riches et magnifiques ne le sont plus. La richesse, la puissance, l’hospitalité, exercée avec grandeur, tout s’est amoindri. Les chaînes de l’esclavage compriment toujours davantage les États du Sud, tandis que ceux du Nord grandissent rapidement en prospérité et en population. L’émigration actuelle commence cependant à pénétrer aussi dans les États du Sud, avec son industrie et ses manufactures, plus en Géorgie que dans la Caroline, où cependant un homme de la Nouvelle-Angleterre, M. Gregg, vient de fonder une filature de coton comme celle de Lowell, mais mieux disposée, quant aux jardins à l’usage des ouvriers de la fabrique.

Il y a des individualités remarquables dans les États du Sud, mais pas de peuple uni et travaillant a s’élever. Un sentiment amer fermente dans beaucoup d’esprits, même généreux, contre le Nord despotique et injuste, c’est-à-dire contre le parti du Nord, qui est contraire au Sud, — contre les ultra abolitionistes et leurs actes. C’est seulement quand je les oppose au parti exagéré de l’esclavage que je suis de leur bord. Pourquoi le Sud, le Sud éclairé, ne fermerait-il pas la bouche au blâme juste et injuste d’une manière grande et noble, en prenant lui-même cette question en main, en faisant des lois, une loi du moins pour amener l’émancipation graduelle ?

J’avoue qu’à mes yeux les États du Sud perdront une grande partie de leur charme, de leur originalité, en perdant leur population noire. Les bananes, les nègres et les chants des nègres, c’est ce que j’ai trouve de plus vivifiant pour l’esprit dans les États-Unis. Quiconque dans la vieille ou dans la Nouvelle-Angleterre est tourmenté par le spleen ou la dyspepsie, par la trop grande tension d’esprit ou des nerfs, fera bien de m’écouter quand je lui dirai : « Allez au Sud, mangez des bananes, regardez les nègres, écoutez leurs chants ! cela vous guérira. » Si l’on y joint la forêt primitive avec ses fleurs et ses parfums, et les rivières rouges… Mais les nègres, avant tout, ils sont la vie et la bonne humeur du Sud.

Plus je les vois, plus j’étudie leurs gestes, leur caractère, leur manière de parler, leur manière d’être, plus il est évident pour moi qu’ils forment une race à part dans la grande famille humaine, qu’ils sont destinés à représenter une physionomie particulière, une forme différente du vieux type de l’homme, et cette physionomie, c’est leur esprit d’enfant.

Madame Howland m’a conduite hier au soir dans un endroit de la ville où les nègres, venus pendant le jour des plantations à Charleston pour vendre leurs petits ouvrages (paniers, nattes tressées, etc.), et les produits de leurs jardins, démarrent du rivage pour s’en retourner. Ils revenaient à leurs bateaux avec des paquets noués à la main, des cruches sur la tête, et toute espèce d’ustensiles remplis des provisions qu’ils avaient achetées en remplacement des objets vendus ; les principaux articles étaient du pain blanc et de la mélasse. Deux barques étaient déjà remplies de monde, de paniers, de cruches : tout cela s’était fait en habillant et riant joyeusement ; mais on attendait encore du monde, et j’entendis appeler Adam, Aaron, Sally et Méhala, Lucy, Abraham, Sarah ! Nous causâmes avec les nègres qui étaient encore sur la rive, et leur demandâmes à qui ils appartenaient, s’ils étaient bien. Deux d’entre eux ne pouvaient tarir sur l’éloge de leurs maîtres, et nous racontèrent tout ce qu’ils en recevaient ; en revanche, ils dirent du mal d’un planteur du voisinage. « Je crois que vous vous permettez des propos sur mon maître, » dit un jeune nègre avec un peu d’irritation et s’approchant avec un geste menaçant, qui fit sur-le-champ changer de ton aux autres. « Non, assurément, nous n’avons rien dit, sinon que nos maîtres… » Mais ils furent interrompus par le chevalier du planteur en question ; il assura que son maître n’était pas plus mauvais que le leur, etc., etc. On entendit appeler dans ce moment à grands cris Sally, Nelly, Adam, Abraham, Aaron ! On les vit tous paraître avec je ne sais combien de fils et de filles d’Adam, de couleur, accourant, descendant avec des cruches, des corbeilles, des bouteilles, sur le rivage, et de là se jetant dans les bateaux en criant, parlant, riant à haute voix. Il m’est impossible de dire comment le tout entra dans les bateaux, hommes, femmes, mélasse, paniers, cruches, sans ordre ni façon, sans rime ni raison dont je pusse me rendre compte. Je ne faisais que les regarder tout ébahie. On aurait dit une masse confuse de bras et de jambes, de têtes formant une mêlée noire ; mais elle était joyeuse, tout se passa avec bonhomie, et l’on partit de même. Cette masse noire se calma, et les bateaux quittèrent le bord ; on vogua un peu en zigzag dans le canal ; on entendit des causeries et des éclats de rire d’un bateau à l’autre ; des dents blanches brillèrent dans l’obscurité. Mais, lorsqu’ils furent plus avancés sur la rivière, les rames frappèrent des coups réguliers dans ces eaux éclatantes comme un miroir ; alors commença le chant : la confusion du chaos fut remplacée par la plus belle harmonie.

Un trait particulier de ces enfants de la nature, c’est leur esprit aristocratique ; j’ai toujours considéré les enfants de la nature comme des aristocrates innés. Les nègres se pavanent d’appartenir à des maîtres riches, et regardent le mariage avec le serviteur d’un maître moins riche comme une grande mésalliance. Ils tiennent à la richesse de leurs maîtres comme un comte autrichien à ses quartiers.

Ce qui s’oppose le plus à l’émancipation des noirs comme peuple et en masse, c’est leur manque de nationalité, d’unité. Ils ont l’esprit de famille, de parenté (et peut-être de tribu là où celle-ci existe encore en Afrique) ; mais ils n’ont pas de souvenirs communs et aucune tendance comme peuple ; les tribus et les petits royaumes de l’Afrique le prouvent également. Croire que les esclaves libérés de l’Amérique pourront perpétuer au delà des mers à Libéria la civilisation républicaine américaine, c’est, je crois, une erreur ; ils semblent faits pour les petites sociétés monarchiques. Ils possèdent au plus haut degré le sentiment religieux, seraient faciles à gouverner, et aimeront à l’être par une personne supérieure de sa nature. C’est pourquoi je vois l’idéal de la vie comme peuple, pour les nègres, dans les petites sociétés ennoblies par le christianisme, régularisées autour d’un chef prêtre ou roi, ou l’un et l’autre à la fois.

La population esclave du Sud grandit journellement sous le rapport du nombre, et des lumières par l’influence des noirs et des mulâtres affranchis, dont le nombre s’accroît également, et qui participent au droit qu’ont les blancs de recevoir de l’éducation. En un mot, la race noire est de toute manière en croissance dans les États du Sud. Puisse la race blanche comprendre qu’elle doit faire de même ! Ce serait chose facile si les femmes voulaient s’éveiller. Hélas ! la plupart dorment ici, dorment sur de moelleux coussins, éventées par des esclaves hommes et femmes. Il y a longtemps qu’on leur dit d’écouter « la petite voix ; » il est temps qu’elles écoutent la grande, la voix de Dieu qui passe sur la terre et fait tressaillir tous les peuples jusqu’au fond de l’âme. En vérité, l’heure est venue !

Quant aux propriétaires d’esclaves, je les divise en trois classes : les adorateurs de Mammon, les patriarches, et les héros ou hommes d’avenir. Les premiers ne regardent les esclaves que du point de vue du gain, s’en servent et en abusent suivant leur vouloir. Les seconds connaissent la responsabilité de leur position, ne croient pas devoir renoncer à un bien qu’ils ont hérité de leurs pères : c’est peut-être tout ce qu’ils possèdent ; mais ils se considèrent comme rigoureusement obligés de soigner leurs serviteurs, de leur rendre la vie aussi heureuse que possible par l’enseignement du christianisme, et en leur laissant autant de liberté et de plaisir innocent qu’ils le peuvent. La troisième classe, et la plus noble, veille au bien-être des esclaves, le regard fixé sur leur émancipation, et c’est pourquoi ils agissent par l’éducation et une assistance pratique. Ils font avancer peuple et pays sur la route de la civilisation. Même à la Caroline, on m’a parlé de quelques personnes de cette classe et tout récemment de femmes riches qui ont émancipé leurs esclaves. La loi rend ceci difficile ; mais, dans la Caroline également, la conscience publique commence à dépasser la loi ; les magistrats eux-mêmes y prêtent la main. En général, il n’est personne pour qui j’aie une plus grande estime et à qui je porte un plus grand intérêt, — vu la difficulté de sa position, — qu’à un bon et consciencieux propriétaire d’esclaves.

Mais j’en reste là ; l’institution de l’esclavage ravale les blancs encore plus que les noirs, et agit d’une manière nuisible sur leur développement, sur le sentiment du juste, et principalement sur l’éducation des enfants, en ne comprimant pas, chose si nécessaire dans les jeunes années, leur caractère naturellement violent. La moralité privée, comme la moralité publique, en souffre.

Je me suis arrêtée, je crois, à la fête qui devait être donnée par madame Howland. Elle a été fort jolie et agréable ; j’ai joué des danses suédoises ; on a bu, mangé, causé, — tout comme chez nous. J’ai vu, ce soir-là, l’un des littérateurs les plus renommés de la Caroline, poëte et auteur de romans, M. Simms. Il aime avec enthousiasme les scènes naturelles du Sud ; cela m’a réjoui ; mais nous n’avons pas été d’accord sur la grande question ; je m’y attendais. J’ai vu aussi un frère du jeune Miles, qui m’a dit, au sujet de la même question : « Le monde est contre nous, ses voix l’emporteront et nous condamneront sans avoir égard à ce que nous sommes et faisons en réalité pour nos serviteurs noirs. » Les esprits sont fortement tendus, l’amertume est grande dans ce moment entre le Sud et le Nord de l’Union. Bien des voix dans la Caroline demandent la séparation et la guerre.

Je suis allée aussi à une grande fête donnée par le gouverneur de la Caroline du Sud, M. et madame Akin. On y a fait de bonne musique, on a causé dans les appartements et sur la terrasse, à l’ombre des plantes grimpantes, clématites, chèvrefeuille, roses, à l’air doux et romantique de la nuit. On dit que cinq cents personnes étaient invitées ; cette fête est l’une des plus jolies que j’aie vues dans ce pays. En général, les femmes se poudrent le visage avec du blanc, puis l’enlèvent, ce qui donne momentanément à la peau une apparence de velours, mais elle n’en devient ensuite que plus jaune. La forte chaleur rend, dit-on, cette habitude nécessaire. Je n’ai rien contre elle, pourvu qu’on ôte bien la poudre ; cela se fait souvent d’une manière imparfaite. Je présume que ce fard est un héritage de la vieille France.

Je me suis promenée encore une fois avec madame Hollbrook dans les bosquets de myrtes de Belmont, et j’ai eu avec elle une fête de l’esprit. J’ai vu aussi le jeune et spirituel missionnaire Miles : visage pâle, rempli d’expression, regard qui pénètre profondément ; mais, hélas ! il ne pénètre pas plus avant que la plupart des autres dans le cœur de la grande question. Sur d’autres sujets, le vol énergique et libre de sa pensée m’a plu. J’ai été invitée un soir chez madame Hollbrook pour y voir divers membres âgés de sa famille. J’y ai trouvé deux vieilles femmes célibataires et propriétaires de quelques belles îles sur les côtes de la Caroline, où elles vivent au milieu de leurs nègres (dont elles sont les conseillères, les institutrices) et dans la meilleure intelligence avec eux.

Il est une invitation que je regrette de ne pouvoir accepter, du moins cette fois : c’est celle d’un monsieur Spalding, homme riche, âgé, et qui, dans la belle île où il demeure, laisse croître les palmettes en liberté, les esclaves noirs travailler librement, guidés seulement par la loi du devoir, de l’amour, et cela marche parfaitement. Ce digne planteur m’a invitée à venir m’en assurer. Puisse-t-il vivre longtemps !

Il fait horriblement chaud ici ; il faut que je prenne la route du Nord avant d’être complétement fondue. Sans cette circonstance, je serais volontiers restée ici encore un peu de temps pour voir les plantations de coton dans les îles.

Les côtes de la Caroline et de la Géorgie sont bordées d’îles qu’on dit belles comme le paradis et riches en végétaux. Elles produisent le plus beau coton dans les champs élevés et du riz dans les terres basses. La Caroline a aussi des montagnes et des métaux, des sources de roche fraîches, limpides comme cristal ; elles ne prennent que plus avant dans leur course la couleur rouge-chocolat dont j’ai parlé.

Je voulais retourner dans le Nord par les montagnes, le Tennessée et la Virginie ; car je veux absolument voir cette dernière, l’un des États les plus anciens et la patrie de Washington ; mais le voyage à travers le Tennessée serait devenu si fatigant pour moi, grâce à ses mauvaises routes, ses mauvaises auberges (car elles sont encore, dit-on, dans l’enfance), que je n’ai pas osé l’entreprendre par cette forte chaleur. Je m’en retournerai donc tranquillement par mer, comme je suis venue, et m’embarquerai le 15 pour aller à Philadelphie et de là à Washington. En attendant, je me reposerai et me bornerai à quelques excursions hors de la ville. Je me porte bien, grâce à Dieu et à ma prudence continuelle sous le rapport du régime.

Mesdemoiselles Annely, deux sœurs riches et d’âge moyen, ont la bonté de me prêter voiture et chevaux pour me conduire chez elles. La plus jeune vient ordinairement avec eux. Cocher et chevaux sont de vieux serviteurs de confiance ; nous sommes obligées d’aller comme ils l’entendent, c’est-à-dire lentement. L’un de ces matins, la conversation suivante a eu lieu entre l’esclave et sa maîtresse. Elle. « Mon cher Richard, ne nous conduis pas par telle rue, elle est longue et poudreuse, nous n’arriverons pas. Entends-tu, Richard ? — Lui. Je veux prendre ce chemin, mame. — Elle. Ah ! mon cher Richard, ne peux-tu pas en prendre un autre ? par exemple la rue de… — Lui. Non, mame, j’ai quelque chose à faire dans la rue de… — Elle. Hélas ! ne pouvons-nous pas éviter de passer par là ? — Lui. Non, mame, j’ai besoin par là. » Et malgré des prières renouvelées un peu après, nous fûmes obligées de suivre la route que l’entêté Richard avait décidé. Ces vieux serviteurs de confiance sont plus têtus que les nôtres ; mais il y a quelque chose de si bon, de si chaudement cordial dans leurs yeux : ils veulent le bien de la famille.

M. William Howland est de retour ; ses manières sont parfaites. C’est évidemment un père de famille bon, aimé, et qui paraît jouir du bonheur de passer quelque temps en paix au milieu des siens. Les enfants dansent le soir avec encore plus d’entrain qu’auparavant, depuis que Justine est à la maison et danse avec eux.

J’ai assisté chez M. Gilman à un service du soir pour les nègres, dans une salle que le digne prêtre leur avait ouverte. Le premier prédicateur, qui était un vieux nègre, fut obligé de céder la place à un autre, tellement animé, disait-il, par la puissance de la parole, qu’il lui était impossible de se taire. Il donna carrière à son éloquence pendant un bon moment, mais en répétant toujours la même chose. Ces prédicateurs nègres étaient bien inférieurs à ceux que j’avais entendus à Savannah. Celui-ci finit par inviter l’une des sœurs à prier. Une femme âgée, maladive, ne tarda point à prier à haute voix, et prononça une action de grâces évidemment fervente pour la consolation que donne l’Evangile du Christ, et ce qu’elle disait sur la force qu’il lui avait donnée durant ses longues souffrances était véritablement touchant. Mais la prière fut trop longue, elle tournait dans le même cercle, et chaque soupir était accompagné de l’abaissement du poing sur le banc. Aussi, quand elle eut fini et qu’une autre sœur fut invitée à prier, l’orateur ajouta : « Que ce soit court, s’il vous plaît. » Cette nouvelle prière fut encore plus longue que la précédente, avec force répétitions et coups de poing sur le banc. La troisième sœur invitée à prier reçut cet avertissement laconique, mais décidé : « Qu’elle soit courte ! » Et lorsqu’elle s’égara sur la route des autres, le prédicateur, pressé de parler, l’interrompit sans cérémonie. C’est seulement pendant les chants, et celui que l’un des nègres avait composé (on chantait en canons, et le nom de Jérusalem y était souvent répété), que la réunion s’anima. C’était plaisir d’entendre ces nègres chanter de toute leur âme et de leurs corps aussi, car ceux-ci se balançaient, les têtes faisaient des signes, les pieds frappaient le plancher, les genoux, les coudes, les mains remuaient en mesure, suivant le ton et les paroles qu’ils chantaient, et avec un ravissement visible. Il faut voir les nègres chanter si l’on veut comprendre leur vie. J’ai vu leurs imitateurs, les soi-disant « chanteurs noirs, » qui courent le pays peints en nègres et chantant à la manière des noirs, avec les mêmes gestes, dit-on. Mais il n’y a rien de plus profondément différent ; car la partie essentielle de la ressemblance leur manque, c’est-à-dire la vie.

L’un de mes plaisirs ici, c’est de causer avec un vieux noir appelé Roméo ; il habite une petite maison dans un jardin près de la demeure de M. Howland, le soigne ou plutôt le bouleverse à son gré. C’est le vieillard le plus gai et le meilleur enfant que l’on puisse se figurer ; il a une bonne dose d’esprit naturel. Il a été enlevé de l’Afrique dans la force de l’âge et raconte avec une délicieuse naïveté des histoires sur sa patrie. Je lui ai demandé un jour ce qu’on pensait dans son pays sur la vie après la mort. Il répondit que « les bons allaient rejoindre le Dieu du ciel qui les avait créés. — Et les méchants ? dis-je. — Ils passent dans le vent, » et Roméo souffla autour de lui dans toutes les directions. Je lui fis chanter une chanson funèbre éthiopienne : c’était monotone et sur trois semi-tons ; puis une chanson d’amour africaine : — elle paraissait assez grossière et nullement ravissante. J’ai dessiné le portrait de ce vieillard dans mon album pour te l’apporter ; mais il riait tellement, était si confus de ce que je le peignais, qu’il m’a été difficile de me rendre compte de sa figure. Je l’ai représenté avec le costume ordinaire des esclaves : vêtements gris et bonnet de laine tricoté.

Ma rencontre avec le peuple nègre et la forêt primitive m’a impressionnée d’une manière toute spéciale, et mon regard a été agrandi par la richesse des formes dont le Créateur se sert pour exprimer sa vie. La terre me semble un grand symbole, un poëme dans lequel les différentes espèces d’hommes, de plantes, d’animaux, l’eau, les continents, forment des groupes de chants et de pensées, dans lesquels nous devons étudier le style du grand maître, son idée, son intention, son système. Mon esprit déploie ses ailes et plane — seulement en imagination, hélas ! au-dessus des déserts et des paradis de l’Afrique, des contrées glaciales de la Sibérie, du magnifique pays des Indous, enfin au-dessus de tous les lieux où les hommes bâtissent, où les animaux respirent, où les végétaux s’élancent vers la lumière ; et je cherche involontairement à grouper et à réunir ces diverses formes pour en faire des constellations harmonieuses gravitant autour d’un soleil central qui les éclaire toutes. Mais ce ne sont encore que des pressentiments de mon âme, et j’apprendrai peut-être à les expliquer dans ma patrie.

Je ne te parlerai pas des mystères de Charleston, ne les connaissant que par ouï-dire, et je ne m’occupe pas de ce que j’apprends de la sorte. De sombres mystères, et plus nombreux que la renommée ne saurait en colporter, doivent naturellement exister dans une grande ville où l’esclavage est domicilié. J’ai entendu dire qu’il y a dans Charleston un établissement du fouet pour les esclaves, et dont l’État tire un revenu annuel de plus de dix mille dollars. Quiconque veut que son esclave soit puni par le fouet l’envoie dans cette maison et paye. On me l’a dit maintes fois, et je crois que c’est vrai. Ma position ici rend difficile et presque impossible pour moi de faire des recherches sur pareille matière.

Je ne t’écrirai plus de cette ville, mais de l’un des États du Nord. J’aspire à trouver un air plus frais, un peuple plus libre. Il faut souvent ici comprimer ses pensées les plus intimes, se taire, si on veut éviter de blesser ou d’entamer une dispute. Et cette chaleur qui dure sans interruption jusqu’en octobre !… J’aimerais mieux habiter le cap Nord et faire du feu avec des pins les deux tiers de l’année.

Et cependant, beau Sud, florissant jardin de l’Amérique du Nord, tu m’as réchauffée, rafraîchie délicieusement. Adieu à tes terrasses couvertes de festons de lianes qui cachent de pâles beautés ! Adieu, forêts primitives odoriférantes, rivières rouges où retentissent les chansons des nègres ! Adieu aimables et bons habitants amis des esclaves et non de l’esclavage ! Quand mon regard se dirigera en esprit vers le Sud, je penserai à vous, et en vous à l’avenir de la Caroline et de la Géorgie. Je vous verrai sous vos palmettes ou dans vos bosquets de magnolias et d’orangers, tous les fruits de la terre étalés devant vous sur votre table hospitalière ; je vous verrai, comme tant de fois, distribuant vos dons à l’étranger, aux nécessiteux, aux enfants de tous les peuples. Je verrai autour de vous les nègres, vos serviteurs et amis, que vous aurez émancipés, chantant les hymnes que vous leur avez apprises, les joyeuses chansons qu’ils ont composées.

P. S. Je veux te parler d’un autre mystère de Charleston, car je l’ai vu souvent se glisser comme une ombre et passer rapidement dans les rues et les ruelles. Il ressemble à une femme pauvrement vêtue en robe couleur de crépuscule. On l’appelle M. le docteur Suzan, car elle est le médecin et l’aide des pauvres. Elle appartient à l’une des premières familles de la ville ; ayant commis une faute dans sa jeunesse, elle a été expulsée de la société, qui, dans l’Amérique du Nord, supporte beaucoup d’immoralité secrète, mais rien d’ostensible. Peut-être qu’après bien des années elle aurait pardonné à la jeune pécheresse et lui aurait de nouveau ouvert ses rangs ; mais elle ne rechercha point le misérable pardon des hommes, son cœur et son regard se dirigèrent vers un but plus élevé : elle devint la servante de Dieu chez ses serviteurs pauvres. Depuis lors, on ne la trouve que chez eux ou en route pour y aller. Ce qu’on lui donne en argent, en vêtements, elle l’emploie pour eux et vit dans une pauvreté volontaire. Les nègres de la maison de madame Howland furent une fois tellement malades d’une fièvre contagieuse, que tout le monde les fuyait ; les nègres eux-mêmes ne voulaient point aller près des malades. Le docteur Suzan vint, les soigna et leur rendit la santé. Quand on la récompensa, elle trouva qu’on donnait trop. Connue de la ville entière, elle va librement partout avec son vêtement pauvre et sombre comme un ange consolateur ; mais elle marche rapidement, en silence, on dirait qu’elle craint d’être vue. Ainsi que la mouche luisante, c’est seulement dans les ténèbres qu’elle répand sa brillante lumière intérieure ; comme cette mouche, elle a été écrasée par le pied de l’homme, mais elle l’éclaire encore.

Adieu ma chérie ! Compliments à qui de droit de la part de ta

Frédérika.
FIN DU PREMIER VOLUME.


  1. Bien des gens croient honorer Dieu en rendant les hommes bien misérables et sots. Je ne puis adopter cette idée ; l’œuvre doit honorer le maître. Il est de la grandeur du Créateur de faire des créatures raisonnables et dont il veut être compris. C’est le droit et la gloire de l’homme, qu’étant obligé et pouvant le comprendre, il y parvienne par son propre sentiment et son idée. Il y aura toujours assez de distance entre la créature et le Créateur pour donner lieu à une humilité, à une adoration infinie, et s’élevant à mesure que son point de vue grandit.
    (Note de l’Auteur.)