La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 18

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 1-55).
LA


VIE DE FAMILLE


DANS


LE NOUVEAU-MONDE




LETTRE XVIII.


Philadelphie (Pensylvanie), 23 juin 1850.


Enfin, chère Agathe, voici un moment de calme où je puis causer avec toi. Il a été difficile à conquérir dans cette ville amicale des « Amis. »

J’ai quitté Charleston le 15 de ce mois, accablée, comme partout, de cadeaux, d’infiniment de bontés et de bienveillance ; mais, en même temps, fatiguée, harcelée, durant les derniers jours que j’ai passés dans cette ville, par une vie de société incessante. Ma dernière soirée s’est écoulée sur la terrasse de ma demeure, à contempler le firmament avec un astronome, M. Gibs (frère de l’aimable naturaliste de Columbia). Trois grandes constellations, le Scorpion au cœur rouge-feu (Antares), le Sagittaire, le Capricorne, ainsi que la Couronne du Sud (insignifiante), brillaient d’un grand éclat. La lumière zodiacale lançait sa lueur blanche vers la Voie lactée ; nous dirigeâmes le télescope vers une nébuleuse de celle-ci, ensuite du côté où se trouve ma patrie, perdue, hélas ! dans l’immensité de l’univers comme l’infusoire dans l’Océan. Mais je puis voir maintenant ce rapport sans qu’il m’écrase ou m’inspire des pensées inquiètes. L’écrit d’Oerstedt sur « l’unité de la raison humaine dans tout l’univers, » les bases sur lesquelles il l’édifie, m’engagent à y voir mon foyer, à me considérer comme la citoyenne du monde. L’univers n’est plus pour moi que le monde, le foyer particulier de l’homme. La nuit, étant fort obscure, rendait les étoiles d’autant plus brillantes ; cependant elles l’étaient moins que chez nous et paraissaient aussi moins grandes. L’air était embaumé et si calme, que nous entendions les coups de rames et les chants des nègres sur la rivière. Je restai levée jusqu’après minuit. Le lendemain, j’ai dit adieu à mon foyer bien-aimé de la Caroline du Sud. Madame Howland a eu pour moi jusqu’à la fin les soins d’une mère, d’une sœur. Mon petit panier était rempli d’oranges, de bananes de choix, cadeau que m’avait fait la marchande de fruits de la maison, jolie mulâtresse qui none d’une manière si pittoresque ses mouchoirs de tête. (J’ai son portrait dans mon album.) Le vieux Roméo m’a donné des fleurs. Je me suis embarquée à trois heures du soir sur le bateau à vapeur l’Orfraie. La compagnie de Philadelphie et de Charleston, à qui il appartient, m’avait envoyé des billets de « politesse, » auxquels je dois d’avoir effectué gratuitement le voyage de Philadelphie. Ce cadeau, d’une valeur de vingt dollars, ne pouvait être offert avec plus de bonne grâce.

La chaleur a été brûlante pendant la première nuit que j’ai passée à bord. Au calme de l’air et de la mer, on aurait pu croire que le vent avait cessé d’exister, et j’ai compris qu’on pouvait mourir de chaud. Beaucoup d’Espagnols de Cuba se trouvaient sur le bateau. Leur personne et leur physionomie toute spéciale et si différente de celles des Américains me donnaient matière à observations. La vivacité de leurs gestes, leur langue fortement accentuée et mélodieuse, l’originalité de leurs traits, semblent indiquer une race plus marquante que la race anglo-saxonne, et cependant il n’en est pas ainsi, du moins actuellement. Les Espagnols de cet hémisphère surtout sont, à ce qu’il paraît, fort en arrière des Américains sous le rapport de l’instruction et de la science. Une partie de ceux qui se trouvaient à bord fuyaient, disait-on, pour se soustraire aux recherches qu’on fait maintenant à Cuba relativement à la tentative manquée de Lopez contre cette île. D’autres se rendaient à New-York pour consulter les médecins ou fuir l’été des tropiques, et un jeune couple de grandes familles et proches parents, pour s’y marier, la loi espagnole mettant beaucoup d’entraves aux mariages entre parents aussi rapprochés, parce que, dit-on, les enfants ou petits-enfants résultant de ces sortes d’union sont idiots ou des êtres manqués d’une manière quelconque. Le jeune fiancé, fort joli homme, avait l’air hautain et capricieux. La fiancée et sa sœur, jeunes, jolies également, étaient trop grasses. Un vieux comte, évidemment la proie d’une hydropisie de poitrine, soufflait tandis qu’un nègre le soignait avec la plus grande tendresse ; les enfants de la même nation qui se trouvaient à bord me parurent singuliers par leurs gestes et leur parler pleins de vivacité. Le voyage sur mer fut calme et des plus agréables. Un M. Linton, de la ville des Amis, jeune et très-bien, a pris soin de moi avec une courtoisie chevaleresque. L’Océan nous envoya, comme récréation, une foule de poissons volants ; des pélicans aux becs énormes planaient au-dessus des vagues et guettaient leur proie. Une grande baleine, en voyage comme nous, lançait des jets d’eau fort jolis. Notre course, en remontant la Delaware le lendemain matin, fut infiniment agréable, malgré un temps brumeux ; mais, le brouillard ayant relevé successivement ses pesantes draperies, nous vîmes des rives d’une beauté poétique, avec collines, beaux arbres, maisons de campagne, des troupeaux dans les pâturages, et une nature bien différente de celle que je venais de voir dans le sud. À Philadelphie, le professeur Hart, venu à ma rencontre, m’emmena chez lui, où je suis restée depuis lors. La vie de société, beaucoup de choses intéressantes, quoique parfois bien laborieuses, se sont emparées de moi corps et âme.

Les Quakers — « les Amis, » comme on les appelle ici ordinairement — sont d’une bienveillance extrême à mon égard ; ils me prennent la main, m’appellent Frédérika et toi, me conduisent dans de beaux équipages voir ce qu’il y a de bien, de remarquable dans la ville et hors de la ville. Quels magnifiques établissements on a créés ici en vue du bien général ! Le cœur s’élargit en les parcourant, en voyant l’esprit qui les dirige, et l’on est frappé au plus haut degré par le contraste que présentent les États à esclaves et les États libres. Les uns ont pour principe l’égoïsme, tandis que les autres prennent pour base l’amour de l’humanité ; chez les uns, le travail, c’est l’esclavage ; chez les autres, le travail et les hommes sont libres. On ne voit ici que des femmes blanches balayer le devant des portes de leur maison. Comme tout est soigné, élégant, florissant, en ville et à la campagne ! Et ces établissements publics, ces fleurs de l’amour des hommes ! Ah ! les jardins de luxe et les paradis de la nature n’ont aucun parfum à côté d’eux et sont bien inférieurs à ces asiles pour l’enfance, les malheureux, les vieillards, qu’on serait tenté de prendre pour l’avant-cour fleurie du sanctuaire.

Je n’ai pu m’empêcher de répandre des larmes de joie en visitant, l’autre jour, le grand asile des aliénés de Philadelphie, tant cette œuvre et les soins qu’on y apporte m’ont paru donner de grandeur et de noblesse au cœur humain.

Cette maison est dans un beau et vaste parc, avec allées, berceau et jardins ombragés. L’établissement est entouré d’un mur, disposé de telle sorte au pied de la colline, qu’on ne l’aperçoit ni du parc ni de la maison ; les pauvres prisonniers peuvent donc se croire complétement libres. Un joli musée composé d’oiseaux et autres animaux empaillés, de collections de coquillages, de minéraux, se trouve aussi dans cet asile ; les aliénés peuvent se distraire en y cherchant de l’instruction, le travail et la distraction étant les moyens principaux auxquels on a recours ici pour guérir ces infortunés. On leur fait dans le même but des « lectures » sur différents sujets deux ou trois fois par semaine dans une grande salle où ils sont assis sur des bancs. On les réunit souvent pour des plaisirs en commun, tels que concerts, bals, etc. Il y a aussi divers jeux, tels que billards et autres. Partout, dans l’intérieur, j’ai entendu de la musique, c’est pour la folie un moyen particulièrement curatif. Bon nombre d’entre eux jouaient du piano d’une manière remarquable. On m’a montré une femme un peu avancée en âge qui avait été amenée à Bloomingdale dans un état d’idiotisme complet. On lui donna un piano sur lequel elle se décida à jouer un petit morceau qu’elle avait appris dans son enfance. Le souvenir de plusieurs autres airs lui était insensiblement revenu, et elle avait fini par se rappeler toute la musique exécutée par elle dans les premières années de sa jeunesse. Cette femme joua du piano devant moi et passa, avec un plaisir visible, d’un petit morceau à un autre ; son visage prit en même temps l’expression lumineuse et joyeusement innocente de celui d’un enfant heureux. Il est probable qu’elle ne se rétablira jamais parfaitement, que les facultés de son âme resteront faibles, mais elle passe maintenant une vie heureuse, exempte de trouble, avec la musique de son jeune âge.

Quelques femmes, surtout les plus jeunes, étaient occupées à faire des fleurs artificielles ; elles m’en donnèrent plusieurs qui étaient fort bien. On fait travailler les hommes aux champs et dans le jardin. Il y a ici une nièce du grand Washington, fille de son frère ; c’est une belle vieille dame, d’une ressemblance remarquable pour les traits avec le président. Ses manières sont dignes et nobles. Elle était fort pâle ; on la dit faible plutôt que malade d’esprit. Le grand nombre de belles fleurs naturelles, surtout des roses, était extraordinaire ; les aliénés, même incurables, s’en trouvent entourés quand ils ont un instant de raison. Tandis que mon guide, un Quaker aimable et un peu fantasque (l’un des directeurs de cet asile), écoutait avec beaucoup d’attention et un intérêt visible ce qu’une vieille dame lui disait des affaires importantes qu’elle avait à — « Jérusalem, » une autre me chuchotait avec ironie : « Cet endroit est magnifique ; c’est un paradis, n’est-ce pas ? » — Puis elle ajouta avec crainte et plus bas : « C’est un enfer, je vous l’assure ; il s’y passe des choses épouvantables ! » Hélas ! ces infortunés ne peuvent pas toujours être médicamentés avec de la musique et le parfum des fleurs ; on est obligé quelquefois d’employer des moyens de force. C’est déjà beaucoup de pouvoir se servir des autres plus fréquemment. Le nombre des aliénés guéris ici rend témoignage de l’efficacité de ces derniers moyens ; on a recours aux autres avec autant d’adoucissement que possible. Un jeune militaire de bonne mine me dit : « Ah ! je le vois, vous êtes venue pour me délivrer ; nous sortirons ensemble de cette prison bras dessus, bras dessous. » Il ajouta : « Si vous aviez une sœur, aimée de vous plus que toutes choses au monde, et si on vous tenait enfermée pour vous empêcher d’aller vers elle, comment trouveriez-vous cela ? » Je répondis que, si j’étais malade et obligée de soigner ma santé pendant quelque temps, je prendrais patience. — « Mais je me porte à ravir. J’ai été un peu malade, un peu tête montée, comme ils disent ; mais je suis parfaitement bien maintenant. Ces gens doivent être fous, puisqu’ils ne s’en aperçoivent pas et s’obstinent à me garder. »

Les aliénés ont ordinairement ce trait de ressemblance avec les gens raisonnables, qu’ils se considèrent toujours comme beaucoup plus sensés que les autres. Mon jeune colonel était évidemment encore « tête montée, » et nous accompagna en s’exprimant avec chaleur à l’avantage des dames.




Le collége Girard est une grande école fondée pour trois cents garçons pauvres, dans le but d’en faire des ouvriers habiles de tous métiers. Un Français naturalisé en Amérique, M. Girard, a disposé de sa fortune pour créer cette école. L’édifice, qui n’est pas encore complétement achevé, est en marbre blanc, construit sur le modèle du temple de Minerve en Grèce ; il a coûté des sommes inouïes. Cette prodigalité est blâmée par bien des gens, car ce luxe extérieur met en seconde ligne la bonne œuvre que M. Girard s’était proposée. L’établissement ne contient encore qu’une centaine de garçons. Le penchant des Américains pour donner à tous leurs édifices la forme d’un temple est frappant. Je n’y trouve rien à redire, même lorsque l’emploi des colonnades et autres ornements est quelquefois poussé à l’excès, comparativement à l’idée qu’on se fait d’une construction destinée à devenir la demeure d’un particulier, car ceci prouve que la conscience du peuple dépasse de beaucoup le point de vue qui fait d’une habitation uniquement l’abri du corps sans y attacher un autre sens. Il veut que la demeure de l’homme soit un témoignage symbolique de la marche ascendante de son âme. Quand on voit une construction très-grande et magnifique ressemblant à un temple grec, à un panthéon, à un château gothique, on peut être certain que c’est un établissement public, une académie, une école, un capitole ou un hôtel.

M. Girard a ordonné expressément dans son testament que nulle instruction religieuse ne serait donnée à la jeunesse dans son institution, que pas un ecclésiastique ne se trouverait parmi les maîtres ou les directeurs de cet établissement. Mais la manière dont les Américains envisagent le rapport qui existe entre la religion, l’homme et la société, est si nette, leur amour pour la religion est si fort, qu’ils trouvent toujours le moyen d’éluder les défenses de ce genre. Tout en se conformant à la volonté du testateur relativement à l’exclusion des maîtres et de l’enseignement religieux, on lit à haute voix chaque matin, dans le collége Girard comme dans toutes les autres écoles américaines, un chapitre du Nouveau Testament à la jeunesse réunie, avant de commencer les travaux de la journée. L’une des galeries splendides de l’école-temple contient la statue en marbre blanc de M. Girard. C’est un travail magnifique comme portrait fidèle d’un simple particulier en habit bourgeois ; haute figure prosaïque sans aucune imagination, mais dont l’énergique réalité fait plaisir. Cette statue ne paraît point à sa place dans ce beau temple, car elle manque complétement de noblesse et d’élévation.

Il faut aussi te parler du « Pénitentiaire de Philadelphie. » Au centre de la vaste rotonde à laquelle viennent aboutir les grands corridors à cellules, comme les rayons du soleil à un foyer commun, était assis, dans un bon fauteuil, en habit jaune clair à grands boutons, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, un Quaker, M. Scattergood. On dirait une grande araignée veillant sur les mouches prises dans sa toile. Mais non ; cette comparaison convient peu à la chose et à l’homme, vieillard bienveillant, à l’air sensé, humain et bon. Il est difficile de se représenter un gardien plus agréable, L’Ami Scattergood nous accompagna dans les cellules. Les prisonniers vivent ici entièrement seuls, sans communications avec leurs codétenus ; mais on leur permet de travailler, de lire. La bibliothèque est considérable, et contient entre autres des livres religieux, des voyages, des écrits sur l’histoire naturelle, et même des ouvrages de pure littérature, mais choisis. Ce n’est pas d’une main parcimonieuse que les plus nobles semences de la civilisation sont répandues sur les enfants de la prison « assis dans les ténèbres. » L’esprit du Nouveau-Monde n’est ni timide ni avare ; il ne craint pas d’en trop faire quand il veut le bien. Il s’applique seulement à trouver la bonne manière d’y parvenir, et en fait usage avec cœur et générosité lorsqu’il l’a découverte. J’ai souvent pensé que de jolies narrations, de beaux traits pris dans la vie humaine, de bonnes biographies, celles surtout des hommes coupables, qui, rendus à la liberté, sont devenus des membres vertueux de la société, contribueraient mieux au perfectionnement de l’esprit et du cœur des prisonniers que les prédications et les livres religieux, en exceptant toujours le Nouveau Testament. C’est pourquoi j’ai beaucoup désiré travailler dans ce genre. Mon opinion a été confirmée ici par ce que l’Ami Scattergood m’a raconté. Peu de temps auparavant, il avait visité un prisonnier connu par sa dureté, la roideur d’esprit dont il avait donné constamment des preuves pendant plus d’une année de captivité ; mais cette fois il paraissait changé, complétement doux et presque tendre. « Comment allez-vous ce matin ? demanda le Quaker ; vous n’êtes pas le même. Qu’y a-t-il ? — J’ignore comment cela se fait, répondit le prisonnier ; mais ce livre… (et il montra presque avec colère un petit volume intitulé : le Petit Jean) m’a rendu tout drôle !… Voilà bien des années que je n’ai répandu une larme, et cette histoire… » Il se détourna fâché de ce que de « sottes larmes » obscurcissaient de nouveau sa vue à la pensée de « cette histoire. » Le récit de la belle vie d’un petit enfant avait ramolli le cœur dur d’un pécheur. (Cet homme avait commis un meurtre.)

Un jeune détenu, enfermé depuis deux ans, ne savait en entrant dans la prison ni lire ni écrire, ne possédait pas la moindre notion religieuse. Il avait, maintenant une écriture parfaite, et la lecture était son plus grand plaisir. Le temps de sa peine finissait sous peu, il allait sortir de la prison plus instruit et meilleur qu’il n’y était entré. Son visage annonçait une nature grossière, mais l’expression en était actuellement fort bonne ; sa voix et ses paroles rendaient témoignage de l’amélioration de sa nature. Un autre détenu avait peint sa cellule avec un goût artistique et fait une salle de verdure dans l’allée où il lui était permis, une fois par jour, de respirer l’air frais.

Tous les détenus jouissent de cette distraction dans une allée sortant comme un rayon lumineux de la prison et séparée des autres par une haute muraille. Le prisonnier s’y promène en ne voyant que la terre et le ciel. La vue de l’Ami Scattergood était évidemment agréable à tous les détenus ; sa bonhomie, son air raisonnable, les mettaient en gaieté. Une jeune femme, qui était sur le point de quitter la prison, déclara « s’en éloigner à regret parce qu’elle ne verrait plus M. Scattergood. »

J’ai vu dans les cellules des prisonnières (parmi ces dernières il y avait deux négresses) des fleurs fraîches dans des vases ; c’était un cadeau de leur gardienne, qu’elles aiment toutes. Je suis sortie de cette prison plus édifiée que je ne l’ai été bien des fois en sortant d’une église.

L’Ami Scattergood m’a dit que, depuis la création de ce pénitentiaire, le nombre des prisonniers ne s’était pas accru, il était resté à peu près le même ; observation satisfaisante, vu que la population de la ville avait augmenté et augmentait considérablement tous les ans. Une autre remarque moins favorable et moins encourageante, relativement au système pénitentiaire, c’est qu’on ramène assez souvent les mêmes prisonniers et pour la même faute. Ceci n’est pas étonnant, vu qu’il n’est pas facile de se corriger des défauts dont les années ont fait des habitudes ; les vieux criminels ne s’améliorent pas aisément. Ce n’est donc pas dans les prisons qu’il faut chercher l’espoir du Nouveau-Monde, mais dans les écoles et surtout dans les foyers, quand tous seront devenus ce qu’ils doivent être, ce que plusieurs d’entre eux sont déjà. Deux maisons de refuge, ou asiles pour les garçons vagabonds, que j’ai vues, me semblent des établissements bien ordonnés et le fruit d’une pensée véritablement humaine. Ces garçons, et ceux de la grande institution de Westboro (Massachusett) fondée dans le même but, sont traités d’après le même système. On les garde pendant quelques mois seulement pour leur donner un peu d’instruction et les former à la discipline, après quoi ils sont placés dans de bonnes maisons à la campagne, surtout dans l’Ouest, où un individu laborieux trouve facilement de l’emploi.

« Le Foyer des marins » est un établissement fondé par des particuliers pour donner un bon gite et à bon marché aux matelots de toutes les nations, tandis que leurs navires sont dans le port de Philadelphie. J’ai visité cette maison avec madame Hale, — l’auteur de Miriam, — femme au front magnifique et penseur, aux manières ouvertes et agréables. (Elle s’occupe dans ce moment de la publication d’un livre sur la position des femmes dans la société, et dont la tendance, selon moi, n’est pas assez large.)

De tous les établissements que j’ai vus, c’est la grande maison des pauvres de Philadelphie qui m’a le moins édifiée. Elle est assez vaste pour contenir trois mille personnes environ, a coûté des sommes énormes à la ville, et ne répond pas cependant à son but. Tout se passe ici beaucoup trop à la manière des manufactures ; l’individu, confondu dans la masse, n’est pas traité suivant son mérite. Le paresseux reçoit autant qu’un estropié, qu’un aveugle, et ce dernier est privé des soins spéciaux qu’exige son infirmité. Je n’ai pas trouvé non plus la direction de cette maison aussi noble et attentionnée que celle des autres établissements de bienfaisance. Elle manque d’un lieu de repos en plein air, avec arbres, champs verdoyants et fleurs pour les vieillards. La petite cour, ornée de quelques arbres, est par trop insignifiante. Du reste, l’ordre et la propreté y sont remarquables, comme dans tous les établissements publics du Nouveau-Monde. Des salles claires et vastes, ont, dans l’épaisseur des murs, de petites chambrettes obscures, ressemblant à des niches, des cellules, où couchent les vieillards ; ils ont ainsi chacun un petit coin à eux, avec porte ouvrant dans la salle commune où un poêle en fer répand la chaleur. Cette disposition m’a paru dominante pour les chambres des pauvres ; elle est assurément bonne, et les vieillards peuvent ainsi, quand ils le veulent, être seuls, ou jouir de la société et des livres, dans une salle claire, chaude, garnie de tables, de bancs et de chaises.

La ville contient encore d’autres bons établissements publics ; j’espère avoir le temps de les visiter. Parmi leurs fondateurs ou leurs directeurs, on trouve toujours des Quakers, et cet amour de l’humanité qui animait le premier législateur de la Pensylvanie, William Penn, le créateur de Philadelphie. Plus je vois de Quakers et plus ils me plaisent. Les hommes ont quelque chose de sensé, d’assuré, de sèchement gai qui est fort agréable ; ils racontent volontiers de bonnes histoires, destinées presque toujours à illustrer le principe de la paix, à prouver combien la sagesse humaine s’accorde avec lui, et que tous deux sortiront victorieux de leur lutte avec le monde. L’amour chrétien se montre chez les Quakers, accompagné d’un peu de ruse, d’adresse mondaine innocente, et leur calme permanent contient au fond une bonne dose de sel.

Les femmes me plaisent surtout par ce calme achevé de leur personne extérieure et intérieure que j’ai déjà remarqué, leur air raisonnable ; on ne leur entend pas faire de sottes questions. Il y a parmi elles beaucoup de visages expressifs avec de jolis yeux, des traits purs et un teint clair.

L’intérêt que les Quakeresses prennent aux affaires de la patrie, surtout quand celles-ci se rapportent aux grandes questions de l’humanité, les distingue aussi de la foule des femmes. Les Quakers ont été de tout temps les meilleurs amis des nègres ; ceux qui s’enfuient des États à esclaves trouvent des protecteurs zélés chez les « Amis ». Plusieurs Quakeresses, remarquables par leur talent oratoire, ont souvent parlé, et avec force, dans les assemblées publiques sur quelque affaire concernant l’humanité. Pour le moment, elles s’occupent de l’émancipation. L’un des plus célèbres orateurs féminins de cette cause, Lucrétia Mott. était parmi les visites que j’ai reçues l’autre jour. C’est une petite et belle femme de cinquante et quelques années, aux traits fins, aux yeux magnifiques, très-calme et décidée de sa personne.

Le 25 juin.

Hier, jour de la Saint-Jean, je suis allée dans la vieille église suédoise de cette ville. Nos compatriotes ont été les premiers colons du Delaware, à partir de la chute d’eau de Trenton jusqu’à la mer. William Penn acheta d’eux le terrain où se trouve maintenant Philadelphie. Ce furent notre grand Gustaf Adolphe et Oxenstjerna qui tracèrent le plan d’une colonie suédoise dans le Nouveau-Monde, et, pour la faire prospérer, le roi se rendit caution personnellement d’une somme de quatre cent mille rixdalers[1] à prendre dans le trésor royal. Des personnes de toutes les classes furent invitées à prendre part à cette entreprise. La colonie devait vivre de son travail libre, « les esclaves, disait-on, coûtent beaucoup et travaillent à contre-cœur. Les Suédois étant laborieux, sensés, nous gagnerons assurément davantage avec des hommes libres ayant femme et enfants. » Les Suédois voyaient dans le Nouveau-Monde un paradis et croyaient la colonie future destinée à devenir « un asile pour les femmes et les filles de ceux que les persécutions religieuses ou la guerre obligeaient à fuir, et une bénédiction pour les individus, le monde protestant tout entier. » « Elle sera peut-être utile à la chrétienté opprimée, » disait le grand roi, qui, dans ses plans pour la gloire de la Suède, y ajoutait toujours la prospérité de l’humanité.

Ce projet fut réalisé par Oxenstjerna après la mort du roi. On acheta des terres sur la rive méridionale du Delaware ; elles furent peuplées par des émigrants suédois. La colonie prit le nom de la « Nouvelle-Suède, » prospéra pendant quelque temps et vit sa considération s’accroître, en se livrant à l’agriculture, à toutes les industries pacifiques. Elle construisit, pour se défendre contre les Hollandais, qui occupaient la rive opposée, la forteresse de Christiania ; la population suédoise de cette colonie ne se montait pas cependant à plus de sept cents âmes. Lorsque des contestations s’élevèrent entre elle et la colonie plus puissante de la Nouvelle-Néerlande, le gouverneur suédois, Rising, attaqua la forteresse hollandaise. Pour se venger, les Hollandais surprirent avec des forces supérieures la colonie suédoise. Elle succomba. Le nom suédois ne se faisait plus respecter au delà de l’Océan, et, malgré leur protestation, nos compatriotes se trouvèrent sous la domination étrangère. Les rapports avec la métropole cessèrent insensiblement. Le dernier prêtre suédois émigré étant mort fort âgé, la soi-disant église suédoise est administrée par un ecclésiastique américain. M. Clay, le pasteur actuel, avait réuni dans sa maison, pour me recevoir, tout ce qu’il connaissait de descendants des premiers colons suédois. Ils formaient une réunion de cinquante à soixante personnes. Je donnai des poignées de main à bon nombre d’individus fort bien, mais n’ayant plus rien de suédois que leur nom de famille, et nul souvenir de leur origine. Leur langage, leur extérieur, tout s’était complétement fondu dans la race anglo-saxonne maintenant dominante.

L’église, joli et solide petit édifice en brique, n’avait une apparence de vétusté qu’extérieurement. À l’intérieur elle est neuve et bien ornée. Un grand volume était ouvert sur une espèce de pupitre au centre de l’église, et on voyait sur le feuillet imprimé en grosses lettres (un peu maltraitées par la restauration) ces mots : « Une grande lumière est apparue au peuple qui habitait la terre des ténèbres ! »

Cette inscription, la vieille église et les noms suédois que je lus sur les tombes du cimetière, étaient tout ce qui restait de la « Nouvelle-Suède » sur la côte orientale du Nouveau-Monde. Non, ce n’est pas tout. Un noble et pacifique souvenir est conservé par l’histoire, c’est un épisode d’une fraîcheur, d’une pureté d’idylle. Les pèlerins de la nouvelle Angleterre ont souillé leur territoire par le sang et leur cruauté envers les Indiens. Les pèlerins suédois, au contraire, traitèrent ceux-ci avec tant de justice et de sagesse, que durant le temps de leur domination sur cette rive, pas une goutte de sang indien n’y a été répandue ; aussi étaient-ils aimés des sauvages, qui les appelaient « notre peuple à nous. » « Les Suédois, disent les chroniques du temps, sont pieux, laborieux, modérés dans leurs désirs, très-dévoués aux usages et aux mœurs de leur mère patrie. Ils vivent de l’agriculture, du soin des troupeaux ; leurs femmes sont vertueuses, filent et tissent, prennent soin de leur ménage, élèvent bien leurs enfants. » William Penn, dans une lettre adressée aux négociants de Londres (6 août 1683) écrit à leur sujet :

« Les Suédois et les Finlandais habitent les contrées où les eaux du Delaware s’élèvent très-haut. Ce sont des gens simples, robustes et laborieux ; mais ils ne paraissent pas faire de grands progrès dans la culture et les plantations. Ils semblent plus désireux du nécessaire que du superflu, et ne pas se soucier du commerce. Je dois louer leur obéissance envers l’autorité, leurs rapports cordiaux avec les Anglais, ils ne dérogent pas à la vieille amitié qui subsiste entre les deux royaumes ; étant des gens vigoureux et sains, ils ont de beaux enfants. Chaque ménage à au moins trois ou quatre garçons et autant de filles ; quelques-uns ont six, sept et huit fils. Je ne puis me dispenser de leur rendre cette justice, que je connais peu d’hommes jeunes plus sobres et plus laborieux ! »

Ainsi parlent les plus anciens témoins de la vieille colonie suédoise ; elle continue à vivre dans les annales : — son église est encore là. Il s’en élève une autre maintenant à l’Ouest, dans la vallée du Mississipi. Je suis désireuse de la voir.

Hier, j’ai fait une visite à la tombe de Franklin, et tressé une guirlande de trèfle et autres fleurs des champs que j’y ai déposée. Franklin appartient au groupe de ces hommes heureux qu’on peut appeler les héros de la vie pacifique et les bienfaiteurs de l’espèce humaine. Il était le troisième membre du grand triumvirat (Fox, Penn, Franklin) qui a fondé dans le Nouveau-Monde la puissance du principe de la paix, et le premier à marcher de l’avant dans la presse pour la liberté du peuple et l’indépendance de l’Amérique.

Franklin, avec son extérieur tranquille, ses mœurs simples, son regard franc, scrutateur, toujours dirigé vers les lois les plus simples et les plus universelles en toutes choses et en faveur de tous les êtres, « qui jouait avec la foudre comme un frère, faisait descendre, sans bruit ni fracas, l’éclair du nuage ; » Franklin, avec sa philosophie pratique de la vie (plus superficielle, il faut en convenir, que profonde), avec son grand amour du travail, son caractère aimable, est, il me semble, le plus magnifique représentant du caractère réel des néo-Anglais dans leur rapprochement avec celui des Quakers.

Je crois devoir te parler un peu plus en détail de cette secte, qui a créé, non-seulement la Pensylvanie, Philadelphie, et donné à l’État, à la ville, leur caractère particulier, mais encore qui a exercé une influence transcendante sur la vie spirituelle du peuple de la vieille et de la nouvelle Angleterre. Pour nous, les Quakers sont une famille bizarre qui tutoie tout le monde, porte de grands chapeaux à larges bords et se distingue par ses petites singularités extérieures. J’ai appris ici à comprendre leur signification intérieure relativement à — toute l’humanité.

Georges Fox est né en Angleterre, il y a environ deux siècles : « son père, appelé Christophe le Probe, était tisserand dans le Leicestershire ; sa mère descendait de la bande des persécutés. Le petit Georges se fit remarquer de bonne heure par un profond sentiment religieux, un caractère inflexible mais franc. On le mit en service chez un cordonnier de Nottingham ; celui-ci, étant en même temps cultivateur, le chargea de garder ses moutons. Durant cette période, la lecture de la Bible, la prière, les jeûnes, l’occupèrent. Sa jeune âme avait soif de la perfection, elle était agitée par une aspiration secrète vers le bien suprême, la lumière, la lumière immuable et vraie. Son adolescence arriva pendant l’une des périodes les plus orageuses de l’Angleterre, lorsque l’Église et l’État étaient également ébranlés par les factions ennemies, et que les sectes religieuses, divisées dans leur propre sein, combattaient l’une contre l’autre. Georges voulait trouver une certitude inébranlable, une base solide, une lumière qui pût le diriger, ainsi que le monde, vers la vérité, le bien suprême ; il n’entendait autour de lui que des querelles et des luttes d’opinions. Son âme en fut encore plus obscurcie. En proie à une anxiété inexprimable, George abandonna sa profession et son troupeau, s’enfonça dans la solitude des forêts, en espérant une révélation de Dieu. Il s’adressa à un grand nombre de prêtres afin qu’ils le consolassent, mais ce fut en vain. Il se rendit à Londres pour y chercher la lumière, et ne trouva chez les sectes qui se combattaient, chez les professeurs en renom, que des ténèbres. Georges retourna dans sa contrée natale, où les uns lui conseillaient de se marier, les autres d’entrer dans l’armée de Cromwell. Mais son esprit inquiet le poussait vers la solitude et dans les champs, où il erra durant bien des nuits avec une angoisse d’âme « trop forte pour qu’il pût l’exprimer. » De temps à autre cependant, un rayon de joie céleste pénétrait dans son cœur et « je sentais alors, dit-il, que je reposais en paix dans le sein d’Abraham. »

Fox avait été élevé dans la religion d’État de l’Angleterre. Il reconnut maintenant qu’on pouvait avoir fait des études à Oxford ou à Cambridge, et être incapable de donner le mot de l’énigme de la vie ; il pensa aussi que Dieu n’habite pas dans les temples faits de main d’homme, mais dans le cœur des vivants. De l’Église d’État il passa dans celle des dissidents et n’y trouva pas non plus « la vérité immuable, » la base solide de la conviction morale qu’il cherchait.

Georges renonça aux sectes religieuses et chercha la vérité au-dessus d’elles ; « quoique ébranlé par les tempêtes, son cœur croyait à une puissance ayant pouvoir sur la tempête, » et ancrage solide de l’esprit. Un matin, Fox, assis près de son feu, méditait en silence et sondait du regard son âme à lui. Un nuage passa dessus, il lui sembla entendre une voix qui disait : « Toutes choses proviennent de la nature. » Une vision panthéiste obscurcit et oppressa son âme. Mais, tandis qu’il continuait à méditer, une autre voix s’éleva des profondeurs de son esprit et dit : « Il y a un Dieu vivant, » et la lumière se fit en lui tout à coup. Les nuages, les doutes s’envolèrent, Fox se sentit pénétré de cette lumière, et arrivé à une certitude infinie, à une joie inexprimable.

La lumière et la certitude qui avaient éclairé son âme, et s’y étaient levées par sa propre expérience intérieure, parlèrent ainsi :

« Il y a chez tous les hommes une lumière intérieure, c’est la révélation de Dieu, une voix intérieure qui rend témoignage de la vérité, c’est la voix de Dieu, qui conduit l’homme à la vérité. Pour trouver la vérité, l’homme n’a qu’à se tourner attentivement vers la lumière et la voix intérieures.

« La lumière intérieure ! La voix intérieure lui ordonna d’aller annoncer ce message à l’espèce humaine, d’entrer dans les églises, de crier aux prêtres pendant le service divin : « L’Écriture n’est pas la seule règle, l’esprit est au-dessus de l’Écriture ! » Elle lui ordonna de s’élever contre les « serviteurs mercenaires » de la religion, comme contre les loups couverts de la peau des agneaux.

Je n’entrerai pas dans le détail des persécutions qu’eut à subir l’homme qui s’élevait ainsi contre la foi et la morale anciennes, dont la force d’esprit faisait trembler les murs des églises ; rien ne serait cependant plus intéressant que de suivre cet homme, de voir qu’au sortir des mauvais traitements, des prisons, des dangers de mort, il était toujours le même, si ce n’est plus fort, plus décidé, et embrasé d’un zèle plus ardent ; de voir grandir autour de lui le nombre de ses partisans enivrés par les flots de la lumière intérieure, tandis qu’une partie des serviteurs de l’Église d’État avaient peur et tremblaient quand on disait : « L’homme aux culottes de peau est arrivé ! » Rien n’offre un plus haut intérêt que de voir ces partisans ignorants de la lumière intérieure, de la révélation de la voix intérieure, venir, en vertu « de la morale divine qui vit dans toute âme humaine, » proclamer les oracles de la vie intérieure. Des servantes et des manœuvres deviennent prédicateurs, lancent leur voix dans le monde, invitent le pape, le sultan, les puritains et les cavaliers, les nègres et les Hindous, à comparaître devant le tribunal suprême de la voix intérieure.

La lumière qui avait brillé aux yeux des plus illustres païens, de Socrate et de Sénèque, comme base dernière de notre destination morale, de la source la plus limpide de la vie, avait pénétré par l’intermédiaire du berger Georges Fox dans le peuple, était devenue sa propriété. Même le dernier d’entre tous y participait, car la doctrine disait : « Assieds-toi n’importe où tu te trouves ; assieds-toi près de ton foyer, et lis la divine inscription tracée dans ton cœur. Les uns cherchent la vérité dans les livres, les autres près des savants ; mais ce qu’ils cherchent est en eux-mêmes. L’homme est un abrégé de l’univers, et, pour le comprendre, nous n’avons qu’à nous étudier nous-mêmes comme il faut. »

L’apparition de cette doctrine à une époque où les vieilles autorités chancelaient, où les oracles ne donnaient que des réponses confuses, explique l’enthousiasme approchant d’une orgueilleuse ivresse avec lequel plusieurs des partisans de Georges Fox propageaient ses préceptes. Se considérant comme les fondateurs d’une religion universelle, ils allèrent prêcher « l’infaillibilité de la lumière éternelle » à Rome, à Jérusalem, en Amérique, en Égypte, en Chine et au Japon.

Fox, guidé par la lumière intérieure, persévéra dans sa détermination. La voix intérieure lui avait ordonné de mettre l’esprit au-dessus de la lettre, de tutoyer tout le monde, de ne se découvrir pour personne, de refuser de prêter serment ; de ne reconnaître aucune forme de gouvernement sans y être invité par la voix intérieure. En revanche, elle lui ordonnait de serrer tous les hommes dans les bras de l’amour fraternel, de traiter même les animaux avec tendresse. Fox se rend dans le Nouveau-Monde et dit à l’Indien : « Tu es mon frère ! » En tous lieux, il répand avec sa doctrine la beauté intérieure de son âme, son amour pour le bien et la vérité éternelle ; partout il acquiert de nombreux compagnons pour le suivre sur une route qui paraît, si claire et si facile. Car Georges Fox enseignait que l’âme de l’homme était bonne de sa nature et un enfant pur de Dieu.

William Penn, jeune homme doué de facultés remarquables et d’un extérieur attrayant, d’une famille riche, devint l’un des disciples les plus ardents de Fox. Lui aussi eut à souffrir des persécutions et fut mis en prison pour sa doctrine, mais il s’y fortifia et devint son apôtre le plus énergique.

Les armes de la persécution et du ridicule étaient dirigées depuis longtemps contre les Quakers, dont le nombre augmentait ; on leur opposa aussi de meilleurs arguments, entre autres leur amour-propre qui les trompait, et on disait : « Comment m’assurerai-je que je ne prends pas les inspirations de mon égoïsme pour celles de l’esprit de Dieu ? » Penn répondait : « L’esprit rend témoignage par notre esprit. »

La Bible est la règle et le guide des protestants. Les Quakers en ont-ils une meilleure ?

Les Quakers répondaient que la vérité était une. La parole de Dieu ne peut pas être en contradiction avec la voix de Dieu dans la conscience ; mais l’esprit est juge, il habite dans celui de l’homme. La lettre n’est pas l’esprit. La Bible n’est pas la religion, mais l’histoire de la religion. L’Écriture est une exposition de la source et non pas la source elle-même. La lumière de Dieu dans notre esprit rend témoignage de la vérité de Dieu dans les Écritures et dans le christianisme.

Le Quaker chrétien évoquait sa communauté avec les enfants de la lumière de tous les temps, acceptait la révélation de la lumière chrétienne uniquement parce qu’elle certifiait l’existence de la lumière intérieure dans son âme. Sa foi était basée sur le témoignage universel de sa conscience ; elle l’aidait à résoudre toutes les questions discutables. Quand on lui opposait les doctrines de la prédestination, des questions sur la liberté, la nécessité, le Quaker posait la main sur sa poitrine : « La voix intérieure à rendu témoignage ici de la liberté et de la responsabilité de la volonté. » Il disait encore :

« Tous les hommes sont égaux, parce que la lumière intérieure luit pour tous. Il faut rejeter tout gouvernement qui n’est point basé sur les lois de la raison universelle. Il n’y a aucune différence entre les prêtres et les laïques, entre l’homme et la femme. La lumière intérieure éclaire tout le monde, ne connaît pas de différence de classes ou de sexe. »

Mais je ne veux pas trop prolonger mes extraits de la doctrine des Quakers, et passe à la fondation de l’État qui porte leur nom. À mesure que la secte grandissait dans sa protestation contre l’Église et l’État, la persécution et la haine grandissaient également, et des milliers de Quakers moururent de froid et de mauvais traitements dans les prisons.

Ces sectaires opprimés tournèrent alors les yeux vers le Nouveau-Monde pour y chercher un refuge. Fox était revenu de la course qu’il avait faite, comme missionnaire, à travers les États orientaux de l’Amérique du Nord, depuis Rhode-Island jusqu’à la Caroline, en y répandant la semence de sa doctrine dans des milliers d’âmes prêtes à la recevoir. Plusieurs familles quakers anglaises se réunirent pour se préparer, ainsi qu’à leurs amis, un asile au delà de l’Océan, dans le pays qui avait accueilli Georges Fox. Elles achetèrent des terres le long du Delaware, s’y rendirent avec un grand nombre de leurs coreligionnaires, pour y fonder une société dont l’unique loi et règle serait la loi intime du cœur, éclairé par la lumière intérieure. William Penn se joignit bientôt à eux et prit la direction de la colonie comme son chef et son directeur naturel.

Quant à leur organisation civile et politique, la société des Amis se réunit à la colonie des Puritains en disant : « Leurs concessions sont de celles que les Amis peuvent approuver ; car, ajoutaient-ils, nous aussi nous plaçons la puissance chez le peuple. »

Mais les Quakers allèrent plus loin que les Pèlerins dans leur manière de comprendre et d’appliquer ce principe.

Les Puritains avaient adopté pour règle l’Écriture. Les Amis laissaient à l’esprit de se prononcer sur ce qu’on devait croire et suivre dans l’Écriture. Chez les Puritains, la paroisse avait le droit d’élire ses pasteurs. Les Amis ne voulaient pas de prêtres. Chacun, homme ou femme, était prêtre et avait le droit de prêcher lorsque l’esprit l’excitait à exprimer une vérité, car la lumière intérieure était présente chez tous.

Les Puritains avaient accordé à chaque homme voix élective et faisaient dépendre les décisions de la majorité. Les Amis, croyant que la puissance et le témoignage final de la voix intérieure se trouvaient chez tous les hommes, revenaient, dans leurs délibérations, sur la même question jusqu’à ce qu’il en résultât un accord volontaire.

Les Puritains avaient construit des églises sans ornements et sans images.

Les Amis n’avaient point d’églises. Ils se réunissaient dans des salles ou des maisons appelées lieux de réunion, y étaient assis en silence, écoutant les révélations de la voix intérieure, ne parlant que lorsqu’elle les excitait à le faire.

Les Puritains considéraient la femme comme la moitié de l’homme, sa compagne dans la famille et sur le sentier de la vie privée.

Les Amis regardaient la femme comme l’aide de l’homme dans les affaires publiques et la vie privée. Ils lui reconnaissaient le droit d’émettre son avis relativement aux questions politiques et religieuses. Les résolutions arrêtées dans l’assemblée délibérante des femmes avaient la même valeur que celles des hommes pour décider des questions et prononcer des jugements. On écoutait avec respect les inspirations de la femme lorsqu’elle se levait à l’appel de l’esprit dans les salles de réunion des Amis.

Les Puritains avaient simplifié l’acte de la bénédiction nuptiale. Les Amis rejetaient toute consécration faite par un pouvoir extérieur. Pour valider un mariage, il suffisait que l’homme et la femme déclarassent dans l’assemblée qu’ils voulaient vivre ensemble comme époux légitimes. La voix intérieure suffisait pour sanctifier une union et lui donner de la force, la lumière intérieure pouvait seule en montrer le chemin et purifier le cœur.

Telles étaient la pureté, l’élévation des principes de la petite société qui se transportait dans le Nouveau-Monde pour entreprendre « la sainte expérience (suivant l’expression de William Penn) de fonder une association complétement basée sur ce qu’il y a de plus intime et de plus spirituel dans la vie de l’humanité. » Tel fut le commencement de la colonie qui, sous la direction de Penn, se développa, parvint à l’état le plus florissant, et prit le nom de Pennsylvanie. Penn voulait fonder « une colonie libre en faveur de toute l’espèce humaine. » Le renom de la « sainte expérience s’étendit au loin. Les fils des forêts, les chefs des tribus indiennes vinrent trouver le roi des Quakers. » Penn eut une entrevue avec eux en plein air dans la profondeur des forêts dépouillées de feuillage par les gelées de novembre, leur annonça le même message sur la noblesse de l’homme, la vérité et l’unité de la lumière intérieure, message que Fox avait présenté à Cromwell, et Mary Fischer aux souverains musulmans. Anglais et Indiens s’engagèrent à respecter la même loi morale. Un tribunal de paix, composé d’un nombre égal d’individus pris dans chaque peuple, devait prononcer un jugement, si des discussions venaient à s’élever.

« Nous nous rencontrons, dit Penn, sur le large chemin de la bonne foi et de la bonne volonté ; aucun ne cherchera à s’attribuer plus d’avantages que l’autre ; tout sera empreint de loyauté et d’amour. — Nous sommes une même chair et un même sang ! »

Ces nobles paroles touchèrent les Indiens. « Nous voulons, dirent-ils, vivre affectueusement avec William Penn et ses enfants tant que la lune et le soleil existeront. »

La forêt, la rivière, le soleil, furent les témoins de cette alliance de paix et d’amitié conclue sur les bords du Delaware. « C’est la première, ajoute un historien, qui n’ait point été confirmée par un serment, et n’ait jamais été rompue. »

Les Quakers disaient : « Notre œuvre est meilleure que si nous avions conquis, comme les fiers-à-bras espagnols, les mines du Potose. Nous enseignons aux pauvres âmes obscurcies dont nous sommes entourés leur droit comme homme. »

C’est sur un terrain situé entre le Delaware et la Schuykill, acheté des Suédois, et « jouissant de la bénédiction d’avoir des sources transparentes, un air salubre, » que Penn fonda la ville de Philadelphie, « l’asile des persécutés, la demeure de la liberté, le foyer du genre humain. » — « Ici, disaient les Amis, nous adorerons Dieu selon sa loi et sa lumière pure ; nous vivrons d’une vie innocente sur une terre vierge et élyséenne. » Les Quakers conclurent une alliance étroite avec la colonie suédoise, et les Suédois prirent place dans les conseils de Penn.

Philadelphie était destinée à devenir plus tard la ville natale de l’indépendance américaine, de l’acte qui la déclarait un monde et réunissait tous les États séparés au nom d’une humanité plus haute. C’est à quoi les Amis ne songeaient point alors.




Les détails que je viens de te donner, mon Agathe, sont le fruit de mes lectures, de mes pensées, de mes observations. Cet épisode de l’histoire de l’humanité m’a fortement captivée, et je vois encore autour de moi des traces toutes fraîches de sa vie.

Si je considère maintenant le principe quaker en lui-même, il représente évidemment la doctrine pour laquelle Socrate est mort, pour laquelle le grand Gustaf Adolphe a combattu, a remporté la victoire, a péri de la mort des héros, — c’est-à-dire le droit de la liberté de la pensée, relativement à la foi en la lumière et la voix de Dieu dans l’âme humaine. Ce principe qui, chez Georges Fox, s’élance du cœur même du peuple, pour devenir ensuite celui de l’Église de l’État, du peuple, voilà ce qui constitue l’originalité de la secte des Quakers, et fait pénétrer ce principe dans la vie sociale. Il n’est ni nouveau ni suffisant, vu l’étroitesse avec laquelle les Quakers l’ont compris.

Mais, si la lumière intérieure éclaire une volonté sombre dans l’âme de l’homme ? si la voix intérieure se trouve contrariée par un penchant vil, amer du cœur ? Les Quakers ont oublié, on n’ont pas pris en considération ce vieux dire : « Tout cœur humain a une goutte de sang noir. » Pour le purifier, la lumière ou la voix intérieures sont insuffisantes, il faut une goutte de sang d’une force et pureté divine. Les Quakers trouveront, dans les mystères de leur propre vie, assez de preuves de la présence de cette goutte noire, même chez les enfants de « la lumière intérieure. » C’est la sinistre histoire des luttes, « peut-être non sanglantes, mais tenaces, silencieuses, amères, entre les Amis ; » d’oppressions cachées, de longs tourments secrets, de querelles irréconciliables, enfin de tous ces démons gris qui répandent l’amertume sur la vie commune. La secte des Quakers n’a pas vu tout cela à son origine ; ce mal n’existait peut-être point alors. L’enthousiasme pour une belle idée métamorphose l’âme en une matinée de printemps avec ciel serein, air pur, chant des oiseaux ; le parfum des fleurs l’embaume, les nuages ne se montrent que plus avant dans le jour. Cette secte, au moment de sa première et fraîche aurore, était un fleuve limpide, sortant de sources pures, et baptisant de nouveau le monde avec l’eau purifiante de la vérité, afin qu’il crût à la voix et à la puissance de la vérité. C’était, c’est la bonne œuvre qu’elle a faite en faveur de l’humanité. Son avertissement a pénétré avec une force purifiante dans des milliers d’âmes. (Waldo Emerson, sous le rapport de la foi en la lumière intérieure et la puissance de la vérité, est un Quaker.)

L’erreur de cette secte, c’est d’avoir cru, de croire encore qu’il suffit à l’homme de sa propre lumière intérieure, de sa propre force pour atteindre la perfection. C’est pourquoi elle fait trop peu de cas de la prière, de la communion, de tous les moyens que le Père souverainement bon a donnés à ses enfants pour les mettre en rapport avec lui, et lui avec eux ; leur communiquer sa vie et ce qu’on a si justement appelé les secours de la grâce. Aussi les Quakers manquent de l’assurance et de la liberté avec lesquelles un enfant de Dieu se meut dans le cercle de la Création, et trouve que rien n’est impur, nuisible, lorsqu’on en jouit avec un esprit pur et reconnaissant. Les Quakers contemplent avec des regards de méfiance tout ce qui est beauté, art ; ils ont peur de la joie franche, se méfient de la beauté de la nature et manquent de cet esprit universel dont les Scandinaves sont doués, quoiqu’ils se laissent, il est vrai, égarer quelquefois par lui, ce qui faisait dire à ta connaissance un peu excentrique L…g : « On doit manger, jouer, chanter et même danser en vue de Dieu. »

Mais laissons les Quakers en paix ! Leur secte a rempli sa mission ; elle a porté un moment la torche de la liberté devant les hommes, tandis qu’ils étaient en route « pour sortir des ténèbres et arriver à la lumière. » Elle a eu son temps ; il est passé quant à sa puissance ; mais elle vit encore et fait sentir son influence dans le Nouveau-Monde, surtout comme principe rigide de la droiture, de l’amour universel de l’humanité ; avec ce principe elle pourrait frayer des sentiers nouveaux à la nation américaine. La doctrine de la lumière intérieure ne meurt pas, mais elle désire se réunir à une lumière plus haute.

Son égalité civile pour les hommes et les femmes est une riche semence qui se répandra au loin. La société des Quakers a prouvé avec évidence combien cette égalité est peu dangereuse en elle-même, et combien est insignifiant le changement extérieur qu’elle produit dans leur société. L’homme et la femme y ont des droits égaux et les exercent ; mais ils n’en sont pas moins restés fidèles à leur nature ; la femme plus occupée de son foyer, l’homme, des affaires extérieures. Les femmes n’en sont pas moins restées femmes, mais en même temps elles ont acquis plus d’importance sous le rapport du caractère. Les relations entre les deux sexes se montrent plus inébranlables en ce qu’ils ont de meilleur, et plus élevées en ce qu’ils avaient de moins bien. La « sainte expérience » a parfaitement réussi quant à ce point et devrait conduire à une expérience plus noble encore.

La jeunesse quaker actuelle se rapproche davantage du monde en fait de poésie, de musique, et commence à éclaircir un peu l’antique costume gris et jaune clair en y joignant diverses couleurs plus gaies. Le changement est préparé dans les esprits. Le monde a été purifié par la pureté des Quakers, sa joie et sa beauté innocente commencent à se frayer une route vers eux. Une jeune fille appartenant à une famille quaker de mes amies se servait de rubans roses, et avait donné une plus jolie forme à son chapeau. Sa mère lui reprochait de songer à plaire aux hommes plus qu’à Dieu. « N’a-t-il pas fait les fleurs et l’arc-en-ciel ? » répondit-elle.

L’étroitesse d’esprit est rompue ; cependant elle est si originale, si jolie dans ses simples et douces formes extérieures, que je tiens à les conserver, et ne voudrais pas pour beaucoup les perdre. J’aime le toi et le tu des Quakers, leurs assemblées, leur costume, surtout celui des femmes, si fin et d’une pureté si chaste. Sous ce costume se trouve plus d’une âme noble marchant encore à la clarté de la lumière intérieure, rendue plus brillante par le soleil de la révélation chrétienne ; y puisant pour elle et pour les autres des oracles qui échappent à l’oreille, au regard distrait du monde. Des poëtes comme Whittier, des orateurs comme Lucrétia Mott, prouvent que l’esprit et ses riches dons reposent encore sur la société des Amis.

Les Quakers des États-Unis sont, dans ce moment, divisés en deux sectes qu’on ne peut pas précisément appeler amies. Les « Quakers Hicksite se sont séparés de la société orthodoxe. » Cette dernière se rapproche, comme autrefois, de la confession des Trinitaires, l’autre de celle des Unitaires.


Le 27 juin.

J’ai assisté hier à une assemblée de Quakers orthodoxes. Dans une salle verte et claire, sans aucun ornement, deux cents personnes environ étaient réunies, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ; il y avait, en outre, une foule d’enfants. On était assis, en silence, sur des bancs, en regardant devant soi, excepté moi, qui parcourais des yeux mon entourage. La température était fort chaude, le silence et l’immobilité de l’assemblée m’oppressaient ; je me disais continuellement : « L’esprit ne touchera-t-il pas enfin quelqu’un ? » Non, l’esprit ne bougeait pas. Un vieux monsieur toussa, j’éternuai, les feuilles s’agitaient faiblement en dehors de la fenêtre ; je n’aperçus pas d’autre mouvement. Les femmes assises avec leurs chapeaux gris, tous de mêmes couleur et forme, ressemblant à des bateaux renversés à fond plat, me plaisaient moins que d’habitude. Cependant je vis beaucoup de visages dont les yeux et l’expression annonçaient la profondeur de l’esprit, quoiqu’elle manquât de lumière. Et les enfants, les pauvres petits enfants que l’on forçait de rester assis tranquillement et éveillés, sans occupation, sans un but propre à fixer leur attention, que pouvaient-ils penser, sinon : « Ah ! comme c’est ennuyeux ! finira-t-on bientôt ? » Moi qui ne peux penser et m’approfondir sur un sujet qu’en marchant, je me disais la même chose. Nous passâmes ainsi une heure, assurément. Enfin, deux anciens, assis dans la tribune, se levèrent et se tendirent la main ; ce fut le signal annonçant que l’assemblée était finie. J’étais heureuse de recouvrer la liberté et de sortir pour respirer. Dimanche j’assisterai à la réunion des Quakers unitaires : nous verrons si l’esprit y sera plus vif ; il a été tellement profond ici, qu’il n’a pu se montrer au jour. En tous cas, ces réunions silencieuses peuvent être fort bonnes comme discipline ; il y en a assez dans le monde où l’on parle de tout sans ordre ni résultats.


Dimanche 30 juin.

Oui, l’esprit a été vif dans l’assemblée des Quakers unitaires. Il a touché d’abord un homme, puis une femme, et je l’ai entendu parler du point central même de la confession quaker. L’homme (j’ai oublié son nom) était âgé, avait un air animé quoique grave ; il exhorta l’auditoire à s’en tenir à l’intégrité, à la pureté de l’intention, de la conviction. De la lumière pure de la volonté en sortirait une autre qui se répandrait sur la vie et tous ses actes. Le discours était bon, animé, clair et sensé ; mais je pensais à ces paroles : “ L’homme naitra de nouveau par l’esprit et l’eau. ” Ici était l’eau, et rien de plus. C’était la purification humaine. Il ne fut pas question de l’esprit céleste, de la vie inspirée de l’amour. L’orateur s’assit, tout l’auditoire resta un moment silencieux, puis une petite et jolie femme aux traits purs et beaux, aux yeux limpides, se leva de son banc. C’était Lucrétia Mott. D’une voix, non pas forte mais claire, avec une netteté de prononciation qui empêchait de perdre aucune de ses paroles, elle parla pendant une heure sans interruption, sans redites, sans que je formasse d’autre souhait que celui de l’entendre continuer, tant son exposition du principe non conformiste, qui est celui des Quakers, était net et fort, tant l’application qu’elle en faisait aux questions sur la vie pratique, débattues actuellement, était logique et parfaite, questions qui, suivant elle, étaient la paix, l’esclavage et les droits civils de la femme. J’écoutai avec le plus grand plaisir cet admirable discours entièrement inspiré par la voix intérieure de Lucrétia Mott ; on aurait dit un feu vigoureux quoique contenu. Il y avait là, talent, force, clarté, lumière. Cependant ce discours manquait de la chaleur de l’inspiration, de la vigueur que donne la vie éternelle, la lumière était une clarté d’hiver. En attendant, je suis enchantée d’avoir entendu un orateur féminin parfait en son genre. La salle était comble, chacun écoutait Lucrétia Mott avec une admiration visible. On m’a parlé de quelques jeunes personnes qui ont prononcé dans ces réunions des paroles inspirées ; je ne les ai point entendues. L’assemblée se termina comme la précédente, c’est-à-dire que deux anciens se levèrent et se tendirent la main.


Lundi.

J’ai lu aujourd’hui, pour la première fois, dans son entier, la « Déclaration d’indépendance américaine, » dont nous avons entendu tant parler, le monde, toi et moi. Je l’ai lue dans la salle même où elle a été signée ; il faut que tu la lises aussi, c’est-à-dire ce qui concerne son principe fondamental, sur lequel reposent la liberté et les droits de l’humanité dans le Nouveau-Monde :

« Lorsque le cours des événements amène pour une nation la nécessité de rompre les liens politiques qui l’unissaient à un autre peuple et à se placer parmi les puissances de la terre, au point de vue particulier que la nature et les lois du maître de la nature lui assignent, alors une estime convenable pour le jugement de l’espèce humaine exige que cette nation déclare les raisons qui lui ont fait prendre cette pénible détermination.

« Nous considérons comme évidentes par elles-mêmes les vérités qui suivent : Tous les hommes ont été créés égaux. Leur Créateur les a dotés de certains droits imprescriptibles, au nombre desquels se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. C’est pour assurer ces droits qu’ont été fondés des gouvernements dont l’autorité légale est appuyée sur le consentement des gouvernés ; n’importe le moment où la forme du gouvernement devient destructive de son but, le peuple a le droit de le changer, d’en établir un nouveau en la forme qui lui paraît la plus utile pour sa sécurité et son bonheur. »

Vient ensuite l’énumération des griefs des colonies américaines contre le gouvernement anglais, et qui les décident à s’administrer elles-mêmes. Les colonies qui formèrent ainsi une alliance politique étaient au nombre de treize. Jefferson (avec le concours de Thomas Payne) fut l’auteur de cette déclaration, adoptée par le Congrès américain le 4 juillet 1776. C’est à l’aurore d’une époque nouvelle qu’elle naquit, à une époque de grandes pensées, de grandes luttes qu’elle fut annoncée au monde ; c’est pendant une guerre ardente avec l’Angleterre, et dont l’issue était encore incertaine, que cette déclaration d’indépendance fut écrite et signée ; c’est la veille d’une grande bataille qu’elle fut lue à l’armée républicaine. Ainsi l’a voulu son illustre chef, le général Washington.

Aucun changement n’a été fait dans la salle où les hommes dirigeants de la révolution signèrent cet acte : tout y est resté dans le même état. On voit encore la table verte autour de laquelle les membres du gouvernement avaient été assis, et sur laquelle ils ont signé la déclaration de l’indépendance.

On m’a répété à cette occasion une parole de Franklin. Lorsqu’il fut question de signer ce document, quelques personnes présentes parurent hésiter et disposées à se retirer. Une voix dit : « Messieurs, soyons unis ! » — « Oui, répliqua Franklin avec sa tranquillité ordinaire, à moins que nous ne préférions être tous pendus séparément ! » On rit, et chacun signa rapidement.

Cette magnifique déclaration des droits imprescriptibles de l’humanité jure encore avec beaucoup de choses dans ce pays : combien de temps cela durera-t-il ?

Je vais maintenant te parler de mes amis et connaissances ici : d’abord de mes hôtes, avec lesquels je vis complétement en famille. M. Hart et sa femme sont des gens paisibles, pâles, pieux, fort bienveillants. La vie est charmante avec eux ; ils composent, avec leur fils Morgan, âgé de dix ans, tout le ménage. Hart est un homme intéressant, aimable ; on aurait de la peine à trouver des manières plus douces, plus calmes, unies à une grande capacité pour le travail, à une volonté aussi énergique. À ceci se joint une gaieté fine, un regard particulier et singulièrement pénétrant. Il a une faculté organisatrice extraordinaire pour tout ce qu’il entreprend, et en outre il est fort remarquable comme maître et directeur d’une école supérieure de Philadelphie, pour cinq cents garçons. Hart est aussi rédacteur d’un magasin littéraire (Sartines Magazine), et trouve le temps de faire beaucoup de choses en ménageant bien ses moments. Le matin, il va ordinairement au marché, et fait les acquisitions nécessaires pour le ménage ; une gentille servante le suit avec un panier. Je l’ai accompagné un jour afin de voir le marché de Philadelphie, dont la richesse est célèbre. Tandis que nous avancions dans les passages couverts où se trouvent les boutiques de toutes les denrées et friandises de la table (boucherie, volailles, poisson, légumes, fruits, qui ont chacune leurs divisions séparées le long des passages construits en planches dans une large rue), je vis mon compagnon écrire de temps à autre quelque chose sur un papier qu’il tenait à la main. Je crus qu’il inscrivait le prix de ses emplettes. En effet, mais la note était aussi pour moi, et contenait la liste de mes projets et entreprises de la journée, ce que je devais voir et visiter. M. Hart m’en donne ordinairement un aperçu chaque matin. « Je veux aujourd’hui, ma bonne dame, dit-il à une bouchère et marchande de volaille, une couple de poules grasses pour régaler la personne que voici. » La gracieuse marchande fit un signe de tête, choisit deux poules magnifiques, les donna à M. Hart, et à moi un gros bouquet. Je n’ai pu refuser mon admiration à ce marché, tant il était riche et propre. Malgré la foule des denrées et la forte chaleur, on n’y remarquait pas la moindre mauvaise odeur.

Nous déjeunons à huit heures et demie paisiblement et agréablement. À neuf heures, M. Hart va trouver ses cinq cents fils, dont il paraît prendre soin avec le plus grand amour. Le soir, après dix heures, il s’occupe de la rédaction et des épreuves du magazine jusqu’à minuit. Il n’en trouve pas moins du temps à consacrer à sa famille, à moi, à la vie de société. En vérité, j’admire la facilité de travail si calme de cet homme et son talent de suffire à tout.

Parmi mes plus agréables connaissances ici, est la famille du chargé d’affaires danois, M. de Bille. Ses filles sont des jeunes personnes infiniment gracieuses, pleines d’âme, de vie, et je suis ravie de pouvoir parler ma langue maternelle avec cette famille, parler du Danemark et de mes amis dans ce pays. La mort d’Ochlenschlæger[2] a été pour moi une nouvelle inattendue ; il paraissait si bien portant lorsque je l’ai vu dans sa terre il y a un an. Mademoiselle de Bille m’a lu un morceau que le célèbre poëte s’est fait lire comme préparation à la mort, c’est-à-dire le monologue de Socrate écrit par Ochlenschlæger lui-même, et tout empreint d’un esprit stoïque pur. C’est singulier, cependant, de pouvoir, dans un pareil moment, se faire lire ses propres vers. Notre archevêque Wallin fut d’un autre avis. Quelqu’un ayant commencé, près du lit où il se mourait, à lire l’un des plus beaux psaumes composés par lui, Wallin interrompit le lecteur en disant : « Non, non, pas ceci maintenant ! » et ne trouva de calme qu’en écoutant la lecture de l’Évangile de saint Jean. Mais je voulais te parler de mes connaissances ici.

Parmi mes amis est un couple quaker (un peu mondain), M. et madame Townsend, gens agréables et riches, qui me témoignent infiniment de bonté ; ils me conduisent partout en voiture, dans et hors de la ville. Le foyer paternel de M. Townsend, foyer rigoureusement quaker, m’intéresse surtout à cause d’une jeune fille qui m’avait écrit une petite lettre aimable. Je la savais très-faible par suite d’une maladie de la moelle épinière, et gardant le lit depuis plusieurs années. Quand on me conduisit dans sa chambre, je vis étendue sur un lit et enveloppée d’une robe blanche disposée en larges plis plastiques, un être… je n’avais jamais rien vu qui ressemblât davantage à un ange ! Dans ce beau et pur visage rayonnaient deux grands yeux ayant une limpidité véritablement surnaturelle. La jeune fille ne fit aucun mouvement pour lever la tête lorsque je me baissai vers elle, mais passa doucement ses bras autour de mon cou. Le visage de cette attrayante Mary ne portait aucune trace de l’état de maladie et de faiblesse nerveuse dont elle est la proie, et qu’elle endure avec la patience d’un agneau. Il ne comprime point sa vie spirituelle, Dieu a donné des ailes à son esprit, et la jeune fille, enchaînée corporellement, envoie de son lit de douleur des enseignements pleins de sens au monde, en observant ce qu’il y a de plus ingénieux dans la vie naturelle.

Son petit livre, destiné aux enfants et à la jeunesse, intitulé « la Vie des insectes, » a été pour moi un cadeau bien venu, parce qu’il me montre une jeune fille ayant adopté la branche d’étude que j’ai souvent conseillée aux jeunes personnes (sans succès que je sache), c’est-à-dire la biographie appliquée aux animaux et aux plantes. L’esprit, le coup d’œil de détail propre aux femmes, le sentiment poétique qui les attire vers ce qui est spirituel, universel, et leur fait découvrir en toutes choses un sens symbolique et riche de pensées, semblent leur donner une aptitude spéciale pour cette partie de la science qu’elles enrichiraient. Mary Townsend a traité son sujet en suivant la ligne biographique et poétique ; elle donne dans son livre l’histoire des métamorphoses des insectes. Ce petit livre est orné de gravures appropriées au sujet, représentant les différentes espèces d’insectes, surtout au moment où ils déploient leurs ailes dans l’espace.

Mary Townsend et sa jeune sœur, bien douée et maladive aussi, pas autant que Mary cependant, sont intimement liées par l’amour le plus affectueux, et occupées maintenant d’une chronique rimée sur l’histoire d’Angleterre, pour aider à la mémoire des enfants. Le père et la mère de M. Townsend forment un couple âgé de Quakers classiques. La principale occupation du père paraît être de soigner ses filles.

J’ai dîné chez Lucrétia Mott en compagnie de tous ses enfants et petits-enfants, jolie et florissante bande. Elle m’intéresse sans m’attirer ; son mari, M. Mott, âgé, vigoureux, paraît bien défendre sa place, mais il est éclipsé aux yeux de la multitude par la gloire de sa femme. On prétend qu’il en est content ; cela lui fait honneur.

Dans une leçon publique faite récemment sur Shakspeare, par un littérateur distingué, M. Dana, Desdemona a été représentée comme l’idéal de la femme à toutes les époques, et après lequel il n’y avait plus rien. Après la leçon, Lucrétia Mott se leva et dit : « Ami Dana, tu t’es trompé dans ton exposition de ce que la femme doit être ; je tâcherai de te le prouver. » Elle invita l’auditoire à se réunir dans cette salle à un jour donné ; il ne manqua pas de s’y trouver. Lucrétia fit un discours parfait, tout pénétré de cet amour de la vérité et de la valeur intrinsèque, base vitale de la secte des Quakers. Lucrétia est une femme, un orateur magnifique, et le serait encore davantage si elle écoutait un peu plus les discours et les pensées des autres, surtout relativement à la question de l’esclavage.

Parmi les personnes qui m’ont offert leur maison ici, est madame S. Peter, la femme du consul britannique. En lui faisant ma visite de remercîment, j’ai trouvé en elle une personne vive, à cœur chaud, zélée surtout pour le développement de son sexe, sous le rapport d’une vie matérielle, aussi bien qu’intellectuelle plus indépendante. Madame Peter a fondé chez elle une école de dessin pour des jeunes filles pauvres ; elles y apprennent à dessiner, à composer des dessins, à graver sur bois, etc., et m’a montré plusieurs jolies choses faites par ses élèves. Madame Peter cherche aussi à créer d’autres établissements utiles pour les femmes, et était irritée du peu d’intérêt qu’elle avait rencontré surtout chez ces dernières. « À la manière dont le monde marche maintenant, disait-elle, le meilleur service à rendre aux filles, c’est de les noyer au moment de leur naissance. » Cette singulière preuve d’amour me fit sourire. Je ne pouvais pas, cependant, donner complétement tort à cette femme au cœur ardent, c’est-à-dire, en supposant que le monde ne deviendrait pas plus juste et plus éclairé à l’égard des femmes. Il me semble que, sous ce rapport, je n’ai aucune crainte à avoir en Amérique, et surtout aucune raison de noyer les filles.

Je n’ai reçu que le soir, mais j’ai vu alors une foule de gens, et parmi eux plusieurs personnes m’ont intéressée. De gracieuses jeunes filles m’ont fait hier cadeau d’une fleur de cactus géant, de l’espèce qui fleurit seulement tous les trente ans. Il est impossible d’imaginer une plus belle création du soleil, il a voulu réfléchir son image dans cette fleur.

Malgré la forte chaleur que nous avons ici maintenant, je me sens de plus en plus acclimatée, en état de réfléchir, de tirer un enseignement de ce que j’éprouve dans ce pays.

Tu m’interroges sur la position des femmes qui se consacrent ici á l’enseignement. Je t’en ai déjà parlé, et aurai beaucoup de choses à te dire à cet égard, car leur position est incontestablement l’un des plus beaux côtés du Nouveau-Monde. On y reconnaît toujours davantage que les femmes sont les meilleurs maîtres pour l’enfance et la jeunesse ; on les emploie généralement dans les grandes et les petites écoles, même pour les garçons, jusqu’à ce que ceux-ci aient atteint l’âge de treize à quatorze ans, et quelquefois plus. J’ai causé avec des jeunes personnes ayant servi de maître à des adolescents de dix-sept à dix-huit ans ; elles m’ont dit n’avoir jamais eu qu’à se louer de leur attention, de leur respect. Il est vrai que ces jeunes personnes étaient remarquablement nobles de ton et de manières. Les maîtresses ne sont pas aussi bien payées que les maîtres, loin de là ; c’est une injustice reconnue, car la santé des femmes souffre davantage de ce rude labeur que celle des hommes, et les empêche d’y persévérer aussi longtemps. On espère remédier à ce partage inégal à mesure que les femmes trouveront plus de moyens de se tirer d’affaire. Madame Élisabeth Blackwell, jeune femme très-remarquable de cette ville, a ouvert à son sexe la carrière de la médecine. Elle a montré tant de résolution dans sa lutte avec des obstacles et des préjugés infinis (même dans ce pays libre !), s’en est tirée si victorieusement par son talent, qu’un collége médical pour des femmes seulement est sur le point de se former ici, et leur permettra d’étudier, de passer leurs examens comme médecins.

Combien je m’en réjouis ! Les femmes médecins seront extrêmement utiles à leur sexe, aux enfants, et même dans certaines maladies pour le traitement desquelles les femmes paraissent avoir des dispositions particulières.

Quant aux occupations industrielles, je crois que l’éducation des femmes est également fort négligée ici ; elles devraient apprendre, plus qu’on ne le fait, la tenue des livres. Sous ce rapport, on est bien plus avancé en France. En Amérique, où les deux tiers des habitants se livrent au commerce, il serait fort important que les femmes sussent tenir les livres ; mais jusqu’à présent leur principale occupation au dehors a été l’enseignement de la jeunesse. J’ai vu l’autre jour une jeune personne de vingt ans donner une leçon de déclamation à une classe de jeunes gens plus âgés qu’elle. Son talent était remarquable, et ses auditeurs obéissaient à ses avis comme des enfants sages. Ils avaient eux-mêmes créé cette classe afin qu’elle leur donnât des leçons.

Je quitterai bientôt la ville des Amis pour aller à Washington ; le congrès y est assemblé ; des discussions ardentes y ont lieu relativement à la Californie et à l’esclavage.

Tu connais par les récits des voyageurs la régularité et l’ordre qui règnent à Philadelphie ; elle en est redevable au caractère des Quakers. C’est une ville paisible en comparaison de New-York. Elle n’a point de palais ; on y voit peu de constructions remarquables, ce qui ne l’empêche pas d’être bien bâtie, d’avoir de belles et larges rues plantées d’arbres ; derrière ceux-ci de larges trottoirs et beaucoup de maisons particulières avec escaliers de marbre et portes cochères, surtout dans les rues fashionables. Dans chacun des grands quartiers est une vaste place plantée d’arbres comme un parc ; il est agréable de s’y promener et de s’y asseoir. On dit que cette surface de régularité cache beaucoup de désordre ; des querelles, des batteries, ont lieu fréquemment entre les parties moins civilisées de la population, ainsi qu’entre les manœuvres et les nègres libres (la plupart fugitifs). Ces derniers sont fort négligents. Une partie de la jeunesse mâle de la ville des Quakers paraît ressembler à ces boissons fermentées qui font sauter le bouchon ou éclater la bouteille lorsqu’elles s’y trouvent trop à l’étroit. Je répète ce qu’on m’a dit et trouve la chose fort naturelle. Si mon esprit avait été enfermé dans une forme de Quaker rigide, je serais devenue sainte Thérèse, ou folle, ou, — je n’ose dire quoi.

J’ai visité, avec la famille de Bille, le beau cimetière de Philadelphie, Laurel-Hill, sur les bords de la Schuykill. J’ai parcouru avec M. et madame Townsend quelques-uns des plus beaux environs de la ville, entre autres les rives pittoresques et rocheuses de la Schuykill. Le pays est extrêmement fertile partout. On y voit du maïs, des champs de froment, de belles prairies. Tout annonce le soin et le travail. On trouve ici le châtaignier, le noyer, le frêne, plusieurs espèces de chênes, l’orme, l’érable, le tilleul, le joli pin de la Virginie, petit arbre de forme pyramidale, sombre, couvert de feuilles serrées, et une foule de jolies espèces d’arbrisseaux. Des vergers, la plupart composés de pêchers, ornent les champs. Les environs de Philadelphie sont jolis, variés de collines, de vallons ; c’est une nature d’idylle ; les arbres y sont grands et touffus, mais aucun ne peut être comparé au magnolia et au chêne vert. J’ai vu aussi le tulipier.

La Pennsylvanie est appelée l’État Clef de voûte, depuis longtemps, je crois, à raison de sa position centrale parmi les premiers États qui formèrent l’Union. Elle est considérée comme le second, vu sa population et sa prospérité. Son territoire possède d’immenses couches de charbon et de grandes beautés naturelles dans ses vallées intérieures. Le Susquehanna et la vallée de Wyoming, d’une beauté romantique, ont de la célébrité. Philadelphie vient après New-York pour l’étendue et la population. New-York a sept cent mille habitants, Philadelphie environ trois cent mille. Les désordres de cette ville pourraient bien provenir en grande partie de sa population sans cesse croissante et au niveau de laquelle le nombre des établissements d’éducation n’a pu encore s’élever. Mais l’exemple donné par l’État des Pèlerins des temps nouveaux a piqué d’honneur l’État quaker ; il s’est occupé énergiquement de l’organisation d’un système d’école ressemblant à celui de Massachusett, et se flatte, à ce que j’ai ouï dire, de le surpasser. Si c’est avec justice, je l’ignore. Maintenant, adieu, Philadelphie !




Washington (district de Columbia), 1er juillet.

J’ai éprouvé un frémissement de plaisir avant-hier soir, lorsque de la colline du Capitole des États-Unis, ma vue a embrassé le magnifique panorama de la contrée traversée par la Potomac (grande rivière qui baigne Washington) et éclairée par les nuages dorés du soir. C’était un spectacle splendide. La position de ce Capitole, ses environs et ses perspectives sont assurément ce qu’on peut voir de plus beau. Le représentant qui parle au nom du pays et du peuple ne peut manquer d’être inspiré par la vue que l’on a de là, par la joie, l’orgueil qu’il doit éprouver en se disant que c’est là son pays, qu’il peut travailler à sa prospérité. J’ai passé cette soirée avec mademoiselle Lynch (maintenant à Washington, afin d’obtenir du Congrès une pension pour sa mère, veuve d’un officier de la flotte) et avec le consul américain au Canada, M. Andrews, homme jeune et agréable.

Le jour suivant, je suis allée avec mademoiselle Lynch et le docteur Hebbe, Suédois établi depuis plusieurs années en Amérique, voir le palais du sénat et des représentants. La journée était belle. Le drapeau des États-Unis avec ses trente-trois étoiles (une pour chaque État) flottait au Capitole, comme c’est l’usage pendant les sessions du Congrès, et lui donnait un air de fête. Le sénat, assis dans une grande rotonde fort bien éclairée par de hautes fenêtres placées dans l’un des hémicycles de la salle, produit une impression nette et bonne. Les sénateurs sont en général de beaux hommes, la plupart ont une physionomie particulière ; la tenue de l’assemblée est calme, digne, — ce qui n’empêche point qu’il s’y passe de temps à autre des scènes fâcheuses et indignes de ce corps. Même durant cette session, il a été témoin d’une scène sauvage et comique à la fois, dont les acteurs étaient M. Benton, sénateur du Missouri, et M. Foote, sénateur du Mississipi. Le premier, d’une forte stature et qui rappelle un peu par son visage un oiseau de proie, est allé vers M. Foote d’un air et avec des gestes tels que ce dernier, de petite taille et d’une extrême vivacité nerveuse, prit un pistolet et le dirigea vers la poitrine de Benton. Lorsque le sénateur d’Alabama dit avec sang-froid : « Donnez-moi cette arme ! » il se trouva que le pistolet n’était pas chargé. L’épervier et la colombe étaient maintenant chacun à sa place, et la querelle entre eux paraissait arrangée. Mais je ne me serais pas fiée à l’épervier.

Clay et Webster, ces deux grands hommes politiques, étaient au sénat quand j’y suis allée ; ils n’ont point parlé. Je t’ai déjà dépeint l’extérieur de Clay. Daniel Webster ressemble d’une manière frappante à feu notre archevêque Wallin, surtout par ses grands yeux enfoncés, son front puissant, magnifique et bombé ; mais il est plus beau et plus massif. Sa tête est véritablement superbe. Webster est sénateur du Massachusett et Clay du Kentucky. Relativement aux grandes questions entre le nord et le sud de ce pays, Webster paraît représenter le nord modéré et Clay le sud modéré. Le sénat est divisé dans la salle en deux partis. Chaque sénateur a devant lui un petit pupitre où il tient du papier ou des livres. Le vice-président dirige l’assemblée assis sur un siége un peu plus élevé que les autres, en face des membres, et l’aigle américain flottant au-dessus de lui. Il a une belle et énergique figure, un extérieur mâle et franc. Dans la galerie destinée aux personnes qui assistent à la séance et qui fait le tour de la salle au-dessus de la tête des sénateurs, le rang de devant est pour les femmes (politesse américaine) ; on entend fort bien ce qui se dit dans le sénat.

La chambre des représentants produit une impression moins favorable. La salle est beaucoup plus grande ; pas aussi bien éclairée que celle du sénat ; les représentants sont plus nombreux ; on va, on vient, on parle, on s’y conduit avec peu de dignité. L’ensemble produit l’effet du chaos, et de la galerie des spectateurs je n’ai pas entendu un seul mot distinctement. Le son n’y arrive point avec netteté, et les représentants parlent avec une rapidité torrentielle. J’ai échangé des poignées de main avec une foule de sénateurs et de représentants très-gais et très-polis.

Dans l’après-midi, le sénateur de New-Hampshire, M. Hale, nous a conduites, mademoiselle Lynch et moi, à White-House, la demeure du président, non loin de la ville. Tous les samedis soir, il y a musique militaire dans le parc, et le peuple s’y promène en liberté. Le président (général Taylor) était dehors et mêlé à la foule. On me présenta à lui ; nous nous donnâmes une poignée de main. Il a l’air bon, modeste, était vêtu simplement, presque avec négligence. Le président n’est point considéré comme un grand homme d’État, mais il est unanimement estimé pour son caractère exempt de vanité, son talent et son humanité comme général ; la guerre du Mexique l’a fait président. Son extérieur m’a paru plus bourgeois que militaire. Le vice-président Fillmore (avec lequel j’ai fait aussi connaissance ce soir-là) a l’air plus président que Taylor. Celui-ci habite une jolie maison qui ressemble à un palais (trop simple cependant pour en porter le nom), près de la Potomac. La position et la perspective sont belles. La musique joua « le Drapeau parsemé d’étoiles » et autres airs patriotiques. Trois à quatre cents personnes, hommes, femmes et enfants, se promenaient dans le parc ; la soirée était belle, la scène gaie et lumineuse. J’en ai joui en me promenant au bras tantôt de l’un tantôt de l’autre membre du congrès et en donnant des poignées de main à droite et à gauche. Comme on sait que j’aime les enfants, plusieurs pères et mères m’amenèrent les leurs pour me serrer la main ; le président s’amusait à voir ces enfants courir ou assis sur l’herbe, sans soucis et heureux. Le général Taylor paraît avoir de cinquante à soixante ans ; on le dit très-fatigué et inquiet de la position et des luttes actuelles de l’Union. Il jouissait ici d’un moment de repos, et se tenait avec une simplicité et une aménité patriarcales au milieu de la foule.

Plus tard.

Je rentre du Capitole, où j’ai passé la matinée, me promenant bras dessus, bras dessous avec les sénateurs, causant avec eux plutôt que je n’ai écouté les orateurs : c’est là cependant ce que je voudrais faire. L’annexion de la Californie avec ou sans esclavage, telle est la grande question du jour. Elle divise le Nord et le Sud, en fait deux partis ennemis. Personne ne sait comment la lutte se terminera, et l’on assure que le président vient de dire : « Tout est sombre. » Henry Clay, dont le désir est d’amener un compromis, travaille depuis longtemps dans ce sens ; il a maintenant le sénat contre lui (par suite, dit-on, de ses manières impérieuses et de matamore), est gêné par l’opposition qu’il rencontre chez messieurs ses collègues. Il s’en est plaint amèrement aujourd’hui, lorsque Anna Lynch et moi nous sommes allés lui faire une visite avant la séance. (Il s’était présenté chez moi hier pendant mon excursion à White-House.) Clay me questionna ensuite sur le roi Oscar, son caractère, sa position vis-à-vis du peuple, etc., etc. On m’adresse tant de questions insignifiantes et triviales, qu’il m’est véritablement agréable d’avoir à répondre à des choses sérieuses et réfléchies, j’ai donc été ravie de pouvoir dire que nous avions dans le roi Oscar un souverain bon, sage, juste, et que nous aimons. J’ai reconnu dans ce que Clay savait de la Suède, de sa constitution, le coup d’œil du génie, à qui un peu d’instruction sur une matière suffit pour connaître et comprendre beaucoup de choses. Comme nous étions sur ce chapitre, le domestique introduisit un petit homme singulier tenant à la main une canne ressemblant à un bâton noueux et à une baguette magique. « Ce doit être quelque prodige du Grand-Ouest ! » pensai-je. (Nous étions assis les portes ouvertes.) « Êtes-vous Henry Clay ? » demanda le petit homme en se plantant, ainsi que son bâton noueux, devant le grand homme. « Oui, monsieur, c’est mon nom, répliqua celui-ci avec impatience. Asseyez-vous. Que me voulez-vous ? » — Le petit homme s’assit sans gêne dans un fauteuil, et je me levai en manifestant à Clay ma crainte de l’importuner. « Oh ! non, non ! dit-il poliment. C’est si réconfortant la société des femmes ! Mais ces hommes, — je les hais ! » Et il fit vers le petit homme un geste qui aurait dû le faire sortir ou l’égaliser avec le plancher s’il l’eût compris ; mais il paraissait fermement décidé à ne pas se laisser troubler. J’abandonnai donc l’homme d’État fatigué au lutin. Clay, populaire au plus haut degré, laisse pénétrer tout le monde jusqu’à lui, et paraît en même temps accablé par les gens qui abusent de son temps et de son obligeance. On assure qu’il est maintenant plus irritable et impatient qu’on ne l’a jamais vu. Quelle vie ! Et cependant les hommes courent après elle !

J’ai visité aujourd’hui avec Judge Berrian, sénateur de la Géorgie, homme d’esprit et fin (malheureusement partisan de l’esclavage, mais du parti des patriarches, je crois), la bibliothèque du Capitole, grande et belle salle, avec une vue magnifique, et pièce de réunion générale pendant les sessions, lorsque les membres du Congrès peuvent s’y reposer et causer avec leurs connaissances. On y voit tous les jours, assise dans une embrasure de fenêtre, devant une table couverte de papiers et de livres, une femme qui commence à atteindre l’âge moyen, figure élégante, visage fin, expression agréable. Elle paraît constamment occupée et en rapport avec plusieurs hommes considérables ; sollicitant quelque chose au Congrès, elle se tient là pour veiller à ses intérêts. Que veut cette femme ? Trois millions de dollars en terres dans l’Ouest, afin de créer un fonds dont l’intérêt annuel serait affecté aux asiles d’aliénés et aux maisons des pauvres de tous les États de l’Union. C’est mademoiselle Dorothée Dix. Depuis dix ou douze ans, elle a parcouru la plupart des États, visitant les maisons de fous et autres asiles destinés au malheur ; elle a beaucoup contribué à leur amélioration ; grâce à elle, les aliénés sont mieux soignés et traités. Par son influence et les mémoires parfaits qu’elle a écrits et remis au gouvernement de chaque État, plusieurs maisons d’aliénés ont été fondées dans les lieux qui en manquaient et où ces infortunés étaient abandonnés au bon plaisir de la charité privée, aux soins les plus misérables. L’activité et l’influence de mademoiselle Dix sont l’un des plus beaux traits de la vie publique de la femme dans le Nouveau-Monde. Nous en causerons davantage une autre fois ou verbalement.

Le 2 juillet.

Je viens du Capitole, où j’ai eu le plaisir d’entendre Clay, Webster et autres sénateurs éminents. Clay parle avec vivacité et une forte impulsion. Le son de sa voix, qu’on m’a beaucoup vanté, ne m’a point frappée ; il me semble qu’il la jette parfois avec trop de véhémence ; les mots se trouvent alors noyés dans un son glapissant. Webster, au contraire, parle avec le plus grand calme, sous le rapport du ton et de la manière ; il baisse la voix suivant l’impression qu’il veut produire. C’est l’opposé de ce que font ordinairement les orateurs américains ; mais l’effet en est très-grand. D’autres orateurs m’ont intéressée également ; à peine cependant ai-je pu les écouter, par suite des présentations de membres du Congrès et des entretiens que j’ai eus avec eux. Ces messieurs sont fort polis, mais je vais tâcher de consacrer mon oreille aux affaires et laisserai à mademoiselle Lynch la conversation légère où elle est passée maître ; je n’y suis qu’un gâte-métier. Du Capitole nous nous sommes rendues en voiture chez le président ; c’était son jour de réception. Arrivées tard, nous nous sommes trouvées seules avec lui. Il a été aimable, amical, gracieux, nous a raconté diverses choses concernant les Indiens du Sud et bien propres à détruire les idées un peu trop romantiques que nous nous en faisions, mademoiselle Lynch et moi. Derrière l’aménité polie du président, j’ai cru apercevoir le nuage des soucis secrets qu’il veut dissimuler. Sa fille, mariée au colonel Blix était, avec sa robe blanche, infiniment jolie et gracieuse ; ses manières sont calmes et on ne peut plus comme il faut.

Hier j’ai dîné chez le professeur Henry (l’un des plus célèbres chimistes de ce pays) et trouvé en lui un grand admirateur de Berzélius et d’Oerstedt ; c’est un homme extrêmement aimable. Le vice-président Fillmore y est venu le soir ; lui aussi a des manières fort distinguées, et sa conversation est des plus charmantes.

Le 3 juillet.

Je me suis trouvée hier au soir chez M. et madame Sexton, avec Daniel Webster et plusieurs autres personnes. Webster n’a pas l’air bien portant ; son teint est d’une pâleur jaune ; il se tient beaucoup à l’écart, est silencieux, semble lourd et ne pas être à ceux qui l’entourent. Sa femme, jolie et amicale, le plaça à côté de moi, en me souhaitant le plaisir de causer avec lui. Webster a des yeux remarquables ; quand il les tourne vers quelqu’un, on croit plonger le regard dans des catacombes pleines d’antique sagesse. Cependant il n’en sort pas grand’chose dans la conversation et la vie de société journalières ; la profondeur doit être profondément logée dans cette tête magnifique. Webster est d’une simplicité parfaite et sans façon, — c’est une nature décidée, qui se montre ce qu’elle est ; de celles, je crois, dont les forces ne se réveillent tout à coup que dans les grandes circonstances.

Anna Lynch a raconté aujourd’hui à table d’hôte qu’on avait dit de Webster : « Personne n’est aussi sage qu’il en a l’air. » — « Pas même Webster ! » ajouta Berrian sur-le-champ. Ce qui fit rire tout le monde avec approbation. Anna Lynch et moi sommes assises à un coin de la table d’hôte avec Clay entre nous et de chaque côté divers hommes du Sud ; de sorte que, par ma petite amie, je me trouve au centre du parti favorable à l’esclavage. Henry Clay ne peut pas cependant être classé de ce côté. Je demeure à l’hôtel National, mais j’irai sous peu habiter une maison particulière, où je suis invitée depuis longtemps. Dans cet hôtel, c’est une vie de société incessante, il y fait affreusement chaud. On y voit et entend divers personnages intéressants. Le sénateur de la Californie (magnifique figure de géant, et remarquable échantillon des habitants de l’Ouest) m’a fait cadeau d’une épingle en or de Californie, dont la tête est une masse de ce métal dans son état naturel ; avec un peu d’imagination, on y voit un aigle sur le point de prendre son vol.

Il est temps, ma chère Agathe, de fermer cette longue lettre. Je resterai probablement une quinzaine de jours à Washington, après quoi j’irai prendre des bains de mer pour me fortifier avant de continuer mon voyage. Au lieu de me diriger vers l’ouest, ce qui serait dangereux et pénible par les fortes chaleurs de l’été, je me dirigerai vers le nord, pour aller dans les États du Maine, du New-Hampshire, puis à l’ouest, à Chicago, en traversant les grands lacs, et de là aux colonies scandinaves.

Demain, 4 juillet, nous nous proposons, mademoiselle Lynch et moi, d’aller à Mount-Vernon, propriété qui a appartenu à Washington, et où il est enterré, afin de passer dans un calme profond le grand jour des États-Unis, le jour de la « déclaration d’indépendance, » célébré dans tout le pays, dans tous les États et toutes les villes, par des discours, des coups de feu et des toasts. Mademoiselle Lynch est ici comme dans son élément, et sans la moindre coquetterie elle attire par son animation et l’agrément de son esprit une foule de gens autour d’elle, d’hommes surtout. À ceux-ci elle adresse mainte petite vérité poivrée, mais si amusante, qu’ils la préfèrent à la flatterie. Mademoiselle Lynch a une facilité toute particulière pour les jeux de mots et les saillies, ce qui égaye toujours et répand un air frais dans l’atmosphère parfois pesante ou orageuse de la politique. Clay s’emportait un jour contre les personnes qui le soupçonnent de cacher dans sa proposition de compromis des vues égoïstes, d’aspirer au fauteuil de la présidence, etc., etc. ; il assurait qu’il n’était plus au pouvoir des « hommes » de lui rien offrir qui pût le tenter. Anna Lynch lui demanda s’il soutiendrait la même thèse relativement au pouvoir des « femmes. » Clay rit en disant qu’il y réfléchirait. Sa mauvaise humeur était passée.

  1. Cinq à six cent mille francs. (Trad.)
  2. Célèbre poëte danois moderne. (Trad.)