La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 21

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 138-153).
LETTRE XXI


À M. C. OERSTEDT, CONSEILLER DE CONFÉRENCE À COPENHAGUE.


Au bord de la mer, dans le New-Jersey (Amérique), 
10 août 1850.

Combien de fois, mon respectable ami, j’ai pensé à vous dans cette partie du monde si éloignée de votre patrie ! Combien de fois j’ai désiré m’entretenir avec vous sur ce Nouveau-Monde dont le développement marche avec rapidité, et sur lequel votre regard se repose avec l’intérêt d’un observateur ! De tous mes amis de Copenhague, vous êtes le seul qui ayez compris pourquoi je désirais voir l’Amérique. Lorsque je vous ai dit : « Me trouvez-vous aussi déraisonnable et bizarre de vouloir faire ce voyage ? » vous m’avez répondu : « Non, ce pays est une grande et remarquable formation de l’esprit créateur ; l’observer de près sera du plus haut intérêt pour vous. » La réalité dépasse mes pressentiments, et je ne puis encore me rendre compte de toute sa richesse. J’ai donc voulu attendre, pour vous écrire, que cette civilisation universelle, ses divers phénomènes, sa vivante unité, fussent plus nettement présentes à mon esprit ; sous ce rapport, j’aurais peut-être dû différer encore, car il y a beaucoup de choses sur lesquelles je n’ai pas suffisamment réfléchi ; mais je tenais à vous remercier de la jouissance dont je vous suis redevable sur cette terre étrangère : je veux parler de la dernière livraison de votre ouvrage intitulé l’Esprit de la nature, et de votre traité sur l’Unité de la raison dans tout l’univers, dont vous m’avez fait cadeau à Copenhague et que j’ai lus ici. Les nouvelles et joyeuses lumières que ce petit traité a fait naître en moi m’ont pour ainsi dire inondée de bonheur. Il a rapproché tout le firmament de mon cœur, donné un plus grand éclat à chaque étoile ; ce magnifique écrit, petit de forme, grand par son contenu, est l’un de mes trésors les plus précieux. Je l’ai retrouvé dans votre Esprit de la nature, mais développé, perfectionné. C’est avec une satisfaction inexprimable que j’y retrouve aussi la fleur de nos entretiens à Copenhague, mes pressentiments, confirmés par votre pensée claire et logique.

Car, que peut-il y avoir de plus net, de plus raisonnable, de plus sage que ceci : Toutes les étoiles suivent la même loi du mouvement, ont la même lumière, les mêmes ombres, ce qui permet de les étudier, de découvrir leurs phénomènes, etc., etc., de calculer leur distance, l’espace occupé par chacune d’elles ! La ressemblance entre la raison de l’homme et la raison de l’Univers doit donc s’étendre à des sphères semblables et de la même manière. Si, nécessairement, l’idée de la règle, du cercle, de la parabole, etc., est la même pour tous les mondes que nous voyons dans l’espace, si leur mathématique et leur physique sont les mêmes que les nôtres, il devient évident que l’idée du beau ne diffère pas essentiellement, que la raison morale est au fond la même, qu’elle reconnaît le même principe, la même pensée fondamentale. Vous l’avez prouvé clairement, vous avez prouvé que, ces globes suivant des lois semblables à celles qui gouvernent le nôtre, il est probable et même certain que des êtres pensants, doués d’une raison, de sens semblables aux nôtres, existent dans ces mondes, comme leur produit le plus élevé, comme la fleur de leur vie et de leurs lois. Il n’est pas probable que le grand Créateur y ait laissé son œuvre inachevée.

Mêmes lumières, mêmes ombres ! J’ajoute : Même joie, mêmes larmes, même désir, même espérance, même foi, même Dieu créateur, médiateur, consommateur, avec des conditions variées peut-être dans leur développement, mais au fond les mêmes pour tous les mondes. J’ignore si vous allez aussi loin que moi ; mais nous serons, je crois, d’accord (en une chose du moins), car cette pensée est tirée de votre écrit : c’est-à-dire que, dans l’univers, dans chaque étoile, même la plus éloignée, il ne se trouve rien qui soit complétement étranger, inconnu sur notre globe et à la raison qui vit en nous ; depuis le calme d’hiver d’Uranie jusqu’à la vie de rotation brûlante, passionnée de Mercure ; depuis la nébuleuse qui se forme lentement sous les yeux du Créateur, d’après des lois et des forces semblables à celles de notre terre, jusqu’à l’étoile dont la matière, ayant atteint le degré le plus élevé du perfectionnement, porte des sociétés harmonieuses composées de créatures humaines dans toute leur beauté, ainsi que les animaux : avec toutes les positions, les variétés, les scènes, les développements individuels en nature et en esprit, que la vie de la terre et l’imagination de l’homme font pressentir, et bien des choses encore. Quelle fantaisie humaine suffirait à peupler le firmament, à pressentir toutes les formes qu’on y trouve ? et cependant tout cela, au fond, est humain, l’univers de l’homme nous appartient. Partout mêmes lois, même raison ; par conséquent, la même âme, le même cœur.

O mon ami ! ce cœur humain qui aime et souffre tant, cet esprit, qui pressent, s’efforce d’atteindre tant de choses, et en atteint, en achève si peu, cet être si pauvre, si petit, si grand, cet être énigmatique, l’homme, n’est donc pas, après tout, si peu de chose, si isolé dans son être et dans son existence qu’on pourrait le supposer. La vérité reconnue par lui est la vérité dans tous les mondes de l’univers ; ses efforts, ses recherches, la vie qu’il a commencée ici-bas, peuvent se développer à l’infini et atteindre le but. Délivré de la terre, il peut trouver de nouvelles lumières, la lumière éternelle, avec adoration mais sans surprise, sans en être ébahi ; car dès ici-bas il était familiarisé avec elle et connaissait depuis longtemps sa nature. Mêmes lumières, mêmes ombres ! Mondes, frères issus de la même lumière, de la même maison paternelle, combien vous vous êtes rapprochés de moi et m’êtes devenus chers !.. car, si dans ces mondes, comme sur la terre, les ténèbres et les dissonances règnent encore, celui qui séparera les ténèbres de la lumière, qui transformera les dissonances en accords parfaits, est vivant, je le sais. N’ai-je pas vu un jour chez vous, mon ami, une foule de grains de sable répandus sans ordre sur un morceau de verre, s’ordonner et former une belle figure symétrique ressemblant à une étoile au retentissement d’un beau son musical ? Ce son était produit par une main humaine qui conduisait l’archet. Mais, lorsque l’archet est entre les mains du Tout-Puissant, le son qu’il produira n’amènera-t-il pas le même résultat ? Seulement les grains de sable seront des hommes, des sociétés, des États. Il répandra la beauté, l’harmonie sur le monde, il n’y aura plus de dissonances, de gémissements ; c’est ce que nous disent les pressentiments les plus raisonnables de tous les peuples, c’est ce que vous nous avez dit avec une certitude scientifique dans « l’Unité de la raison, dans l’univers. » Dieu l’a dit lui-même en révélant qu’il était l’amour éternel. C’est pourquoi je vois dans les phénomènes variés de la vie, dans tout ce qui est ténèbres, chaos, dans toutes les étoiles, dans toutes les larmes, des figures harmonieuses, l’étoile éternelle, enfant de l’harmonie, l’univers futur de Dieu, le royaume futur de l’homme, et je pleure tout en étant ravie.

Vous voyez, mon ami, quelle joie lumineuse et pure votre livre a fait naître en moi ; la propager a toujours été votre souhait. Il m’est impossible d’exprimer combien mes matinées ont été riches lorsque, votre livre à la main et assise sur le bord de la mer, je voyais se développer devant moi cet espace infini comme les vues que vous aviez évoquées à mes yeux ; ou bien, le soir, lorsque je visitais avec vous, en imagination, les mondes brillants qui roulaient au-dessus, autour de moi, en conformité des pensées sur la métamorphose des choses, que je tiens de vous, tandis que de jolies visions célestes formées par des feux et des explosions phosphorescentes illuminaient le firmament.

J’ai souvent entendu, dans le Nouveau-Monde, prononcer avec distinction votre nom ainsi que celui de Linné et de Berzélius. Le professeur Henry a été le premier à faire connaître ici vos écrits scientifiques. La rapidité et l’habileté avec lesquelles toute découverte naturelle scientifique est appliquée dans ce pays à l’utilité générale vous réjouirait à voir. Votre découverte du télégraphe électro-magnétique n’a été, je crois, adoptée nulle part avec plus d’ardeur qu’ici. On voit partout, le long des chemins de fer, de ville en ville, d’État en État, des télégraphes électriques. New-York et la Nouvelle-Orléans causent ensemble, concluent des affaires (même des mariages, dit-on), par l’intermédiaire de ces télégraphes, et chaque jour on essaye d’en faire de nouvelles applications, de développer les forces dont vous avez fait connaître les résultats.

En général, les découvertes qui peuvent hâter le mouvement, faciliter les communications, tiennent très-fort au cœur de cette nation ; elle préfère tout ce qui fait marcher la vie en avant. On conserve, dans l’administration des brevets d’invention de Washington, un exemplaire de toutes les machines construites aux États-Unis, et pour lesquelles des brevets ont été accordés (leur nombre se monte, si je ne me trompe, à douze ou quinze mille) ; j’ai remarqué que la plupart de ces machines avaient pour but de hâter le mouvement, d’économiser le temps et la force. J’y ai vu des mouvements perpétuels qui ne bougeaient pas. Les enfants eux-mêmes paraissent porter le plus grand intérêt aux machines de locomotion. Me trouvant un jour dans une école de garçons, au moment où on leur avait permis de dessiner ce qu’ils voudraient sur leurs ardoises, je passai entre les bancs pour voir les œuvres de ces enfants aux yeux limpides. La plupart des ardoises présentaient des machines ou des bateaux à vapeur. L’intérêt pour les machines propres à hâter le mouvement est profondément uni à l’agitation de la vie dans ce pays. Des fleuves et des rivières innombrables le traversent en tous sens, donnent à la circulation de la vie une facilité qu’on ne trouve dans aucune autre contrée. Hommes et marchandises, les pensées et les choses, vont et viennent continuellement d’un État à l’autre, du nord au sud, de l’est à l’ouest ; rien n’est tranquille, rien ne stationne, si ce n’est par exception.

L’instinct qui porte l’Américain à conquérir toute cette partie du monde, ainsi que ses ressources naturelles, est en pleine activité ; c’est pourquoi le gouvernement, comme les particuliers, favorisent le développement des sciences pratiques. La géologie, la chimie, la physique, etc., sont florissantes. Les États envoient des savants explorer les contrées nouvelles de l’Union ; des instituts se forment pour faire progresser les connaissances utiles, principalement sous le rapport des sciences naturelles et de la mécanique. De ce nombre sont : l’institut Franklin è Philadelphie, Smithsonian à Washington, dont les jolis constructions gothiques s’élèvent sur les bords de la Potomac. Cet institut, doté par un riche Anglais appelé Smithson, est destiné à former le noyau d’un institut national central, où tous les travaux concernant les sciences naturelles aux États-Unis auront un point de réunion. Le professeur Henry, secrétaire de cet institut, se réjouit de vous envoyer les premiers mémoires imprimés de cet établissement, et je me félicite d’être chargé de vous les remettre.

Je ne puis toucher maintenant qu’en passant ce grand thème, la « vie des États-Unis. » J’ai commencé ma course dans cette partie du monde par les États septentrionaux de l’Union. J’y ai trouvé la gravité et le travail, une force impulsive en avant incessante, celle de l’esprit et de la main. Ses grands établissements d’instruction, ses manufactures, ses asiles parfaits pour ceux qui souffrent, ses institutions destinées à relever l’humanité tombée, sont dignes d’admiration, ainsi que le mouvement général de la société qui s’élève. J’ai pu voir, avant l’hiver, le magnifique Hudson avec sa nature grandiose, ses bords couverts de forêts et variés des plus belles couleurs : j’ai vu les rivières, les vallées, les montagnes du Connecticut et du Massachusett ; elles m’ont fait penser à la Suède : les scènes naturelles de mon pays et celles de ces États se ressemblent beaucoup, même par leurs aspects d’hiver, leurs aventures dramatiques de joie et de misère.

Ensuite j’ai vu au sud les États aux Palmettes de la Caroline et de la Géorgie ; le luxe de leur vie naturelle, sous des formes qui m’étaient inconnues, m’a ravie. Je voudrais pouvoir vous décrire ces rivières rouges dont les rives sont couvertes de forêts que nulle main humaine n’a touchées, où l’on ne voit pas d’habitation humaine, où des forêts semblent nager sur l’eau, et au milieu desquelles des centaines d’espèces d’arbres sont enlacés par des milliers de belles lianes en fleurs. On dirait le chaos de la vie des plantes, mais un chaos plein de beauté ; des groupes surprenants représentent les formes architecturales que nous admirons dans les temples et les églises édifiées par la main des hommes. La forêt primitive les montre ici dans un jeu fantastique inspiré par le rêve du matin de la nature ; celle-ci n’est-elle pas humaine, ou remplie de ce que l’humanité a de bon et de mauvais, de beau et d’épouvantable ? Les formes colossales de la forêt primitive représentent des portiques, des voûtes de temple, des pyramides, des grottes, des sphinx, des dragons, des piliers couronnés de fleurs, des autels, des arcs de triomphe, de profondes et silencieuses voûtes sépulcrales. La forêt primitive c’est le rêve du monde de l’homme, et avec quelle richesse, quelle poésie ! J’ai vu ici le troisième jour de la création lorsque, à cette parole du Père de tous : « Soyez, » la terre ouvrit son sein maternel et donna naissance au monde des plantes dans leur magnificence du matin, prophétique, chaude encore de la vision de la nuit.

Vous ne serez pas blessé, mon ami, vous si poétique de votre nature, de ce que j’ai regardé ici par les yeux de la Genèse, plutôt que par ceux du naturaliste. La première voit dans un acte spontané ce que les autres découvrent dans une succession de moments, et cependant ils voient la même réalité. J’ai éprouvé un plaisir particulier à reconnaître, parmi les végétaux de la forêt primitive, plusieurs plantes que je considérais comme des exemplaires rares en me promenant avec vous dans le jardin botanique de Copenhague. Je me souviens surtout du tulipier, du palmier éventail ou palmette, qui font partie des végétaux indigènes des États américains du Sud.

Si, dans les États du Nord, la vie est une grande épopée didactique, elle est dans le Sud une romance d’une beauté pittoresque infinie, quoique l’esclavage et les déserts de sable y aient leur place et fassent partie de la vie romantique de ces États. Les nègres, avec leur nature énigmatique, leurs chants, leurs fêtes religieuses ; les villes remplies de bosquets d’orangers, les terrasses parées de chêvrefeuille et de roses que l’hiver ne vient pas faner, à l’entour desquels voltigent les colibris, et qui protégent contre un soleil ardent des femmes belles et pâles ; les mouches luisantes que l’on voit la nuit ; les forêts de pins où les azalées se tiennent telles que des anges de lumière entre les arbres sombres, où chantent les merles, l’oiseau aux cent langues ; et beaucoup d’autres productions spéciales de ces États, — le coton, le riz, leur culture et leur population mélangée, font partie de la vie romantique de ces États.

Mais, je le sens, il est presque téméraire à moi d’essayer à tracer un tableau de la vie, du caractère général de l’Union, en sachant que chaque État forme un tout séparé, complet, renfermant presque les mêmes erreurs, les mêmes ressources en fait de champs fertiles, de montagnes métalliques, de cours d’eau, de forêts, d’une foule de dons et de beautés naturelles encore inconnues et non employées. Je me désespère et suis en même temps ravie de ce qu’il y a partout ici tant de choses nouvelles, inconnues, et que je ne connaîtrai jamais. Heureux le pays dont la division naturelle, la forme gouvernementale lui offre tant de moyens pour apprendre à se connaître lui-même !

Chaque État est pour ainsi dire un individu indépendant, et le sent dans sa lutte de rivalité avec les États ses frères. Dans ce but, il fait appel à toutes ses forces, passe en revue toutes ses ressources. J’ajoute que, dans ce pays de liberté, aucune limite n’est mise aux essais, aux expériences ; tout peut être tenté, même l’extraordinaire, afin de s’assurer si la chose est faisable ; l’idée la plus extravagante est certaine de trouver au moins un petit nombre de partisans, du temps pour la réaliser. J’ai entendu des Américains dire en plaisantant que si quelqu’un présentait une thèse pour soutenir qu’il vaut mieux marcher sur la tête que sur les pieds, cet homme ne manquerait pas d’avoir une école et des disciples essayant sérieusement s’il serait plus profitable de marcher sur la tête. D’autres personnes en riraient peut-être tout en les laissant faire, afin d’acquérir la certitude qu’en effet marcher sur les pieds est préférable. On y aura toujours gagné une chose, le résultat de cette expérience et la conviction qu’il vaut mieux marcher sur les pieds que sur la tête. Mainte tentative, il est vrai, considérée d’abord comme une folie égale à celle-ci, et dont on s’est moqué, a fini, au bout d’un certain temps, par les plus heureux succès. C’est ce qui a eu lieu relativement au transport de la glace dans les contrées tropicales.

Le premier qui tenta cette expérience, et vit maintenant à Cambridge (Massachusett), fut considéré pendant plusieurs années comme un extravagant, même par des gens raisonnables. Maintenant l’exportation de la glace dans le Sud est l’une des principales branches de revenu de l’Amérique septentrionale. De nombreux navires portent des masses de glace, prises dans les lacs des montagnes de l’État de New-York, du Massachusett et du New-Hampshire. L’individu qui s’obstina à tenter cette exportation, malgré toutes les contrariétés qu’il rencontra, et dont le premier chargement, arrivé à la Havane, fut jeté à la mer sous prétexte que cette glace était d’une qualité nuisible, est aujourd’hui riche et considéré comme un homme sensé.

L’Amérique du Nord est le pays des expériences, par suite du caractère entreprenant de ses habitants, de sa division politique, de ses institutions, qui laissent un espace illimité à l’originalité, aux forces individuelles, pour agir dans leur sens. Les premiers essais dans le vaste champ expérimental de l’humanité ont ouvert des perspectives sans fin à l’égard de ce qu’elle peut faire encore. Un de ses fils a tiré sans bruit la foudre du nuage, pour l’empêcher de nuire aux habitations humaines ; un autre a donné, par la vapeur, des ailes à tous les peuples de la terre ; un troisième, — qu’il doit s’estimer heureux ! — a trouvé le moyen d’assoupir la douleur physique, d’endormir le patient à l’heure de son martyre. Tout cela s’est fait au commencement de la vie de ce pays ; car, pour une civilisation dont l’avenir se compte par milliers d’années, deux siècles ne sont qu’un moment du matin, le jour n’est pas encore venu. Que ne fera pas ce peuple durant cette longue journée ? Des choses plus grandes que celles-là, j’ose le prédire en m’appuyant sur son regard intelligent et limpide. On l’habitue de bonne heure à observer avec profondeur, à saisir les choses avec toute sa force sans regarder beaucoup autour de lui, sans se laisser arrêter par les avertissements du passé. Il a l’œil éveillé, un vaillant courage, une persévérance inépuisable. Quand, la semaine de travail finie, le dimanche se présentera, ces yeux animés, attentifs, se dirigeront avec plus d’énergie que maintenant vers les choses surnaturelles ; il y fera également des découvertes, portera les sciences et la sagesse dans les régions où l’humanité n’est encore qu’en espérance et par ses pressentiments. Je le crois, parce que l’esprit, la constitution de ce peuple le porte à se servir principalement de ce qui peut avoir de l’importance pour l’humanité tout entière, pour l’homme dans son monde. Je le crois, parce que la race germanique, dont la nature est profonde et transcendante, se montre sur ce sol alliée à la race anglo-saxonne, et que j’attends de leur croisement intellectuel une race chez laquelle les plus hautes méditations s’uniront au coup d’œil le plus net et le plus pratique.

Ce qui pour le moment distingue d’une manière spéciale l’Américain (Yankee, ou frère Jonathan comme on l’appelle dans le langage jovial, en opposition de son ainé John Bull), c’est en grande partie ce qui caractérise les Anglais, c’est-à-dire, l’esprit national uni à l’esprit religieux et leur produit : l’amour pratique de l’humanité.

Frère Jonathan a d’autres traits de ressemblance encore avec John Bull ; ils ont le même père, non la même mère. John Bull est corpulent, a les joues colorées, est important, parle haut. Frère Jonathan, beaucoup plus jeune, est maigre, élancé, un peu frêle de stature, plutôt pâle que coloré, pas important, mais vigoureux et décidé ; John Bull a au moins quarante ans, Jonathan n’a pas encore accompli sa vingt et unième année. John Bull a les mouvements pompeux, un peu guindés ; Jonathan a la langue et les pieds plus lestes. John Bull rit haut et avec persévérance. Jonathan ne rit pas, mais sourit en passant. John Bull s’asseoit pour faire un bon repas, comme s’il s’agissait d’une grande et importante affaire ; Jonathan mange vite, se hâte de quitter la table pour fonder une ville, creuser un canal ou établir un chemin de fer. John veut être gentilhomme, Jonathan ne songe guère à en avoir l’apparence, il a tant à faire ; peu lui importe s’il sort parfois en courant avec un trou au coude, ou un pan d’habit déchiré, pourvu qu’il avance. John Bull marche, Jonathan court. John Bull est fort poli pour les « dames » assurément ; mais quand il veut s’amuser à table, il les met à la porte, c’est-à-dire qu’il les prie d’avoir l’obligeance de passer dans une autre pièce pour lui préparer son thé, « il va les suivre immédiatement. » Jonathan n’agit pas de la sorte, il aime la société des femmes, ne veut pas en être privé, c’est l’homme le plus galant de la terre ; et s’il lui arrive une fois par hasard de s’oublier, c’est parce qu’il s’est — oublié lui-même ; mais cela n’arrive pas souvent. Quand John Bull fait une mauvaise digestion ou de mauvaises affaires, il a le spleen et songe à se pendre. Quand Jonathan fait une mauvaise digestion ou de mauvaises affaires, il voyage ; il lui arrive parfois de devenir fou pour un peu de temps, mais il se rétablit et ne songe jamais à mettre fin à ses jours ; au contraire, il se dit : « N’y pensons plus, en avant ! » Les deux frères se sont mis en tête qu’ils humaniseront et civiliseront le monde ; mais Jonathan marche avec plus de zèle dans cette voie et veut aller plus loin que John Bull ; il ne craint pas de blesser sa dignité en mettant les deux mains à la pâte comme un véritable manœuvre. Les deux frères veulent devenir des hommes riches ; mais John Bull garde pour lui et ses amis la meilleure, la plus grosse part. Jonathan veut partager la sienne avec tous les peuples, enrichir tout le monde ; il est cosmopolite ; une partie du monde lui sert de garde-manger, il a tous les trésors de la terre pour entretenir son ménage. John Bull est aristocrate ; Jonathan est démocrate, c’est-à-dire, il veut, il croit l’être, mais il lui arrive de l’oublier dans ses relations avec des gens d’une autre couleur que lui. John Bull a un bon cœur qu’il cache par moments dans sa graisse, son flegme, sous son par-dessus bien ouaté et boutonné. Jonathan a bon cœur aussi, et — ne le cache pas. Son sang est plus chaud, il n’a point de corpulence, marche la redingote ouverte ou sans redingote. Quelques personnes soutiennent même que frère Jonathan c’est John Bull dépouillé de son par-dessus, et c’est avec ce dicton américain que je prendrai congé cette fois de John Bull et de son frère Jonathan. On pourrait cependant étendre encore davantage la comparaison entre eux.

Mais je ne veux pas abuser de votre temps et peut-être de votre patience en continuant ces tableaux imparfaits. Veuillez les considérer comme quelques épis cueillis dans un champ immense. Quand j’aurai achevé ma course, quand je reviendrai près de vous, mon butin sera plus considérable. J’aurai visité les États septentrionaux de l’Union, les montagnes blanches du New-Hampshire, les Indiens du Minnesota et le grand Ouest, le grand, le merveilleux Ouest, comme disent les Occidentaux, et, entre les montagnes Rocheuses et de l’Alleghany, cette immense vallée du Mississipi, qui permettra à deux cent cinquante millions d’individus d’y vivre commodément ; où les plus belles céréales américaines croissent avec une telle abondance, qu’elles pourraient suffire, à ce qu’on assure, aux besoins de l’Union tout entière. C’est là seulement qu’il est possible, dit-on, de bien saisir le phénomène de la civilisation sociale américaine dans ce qu’elle a de plus remarquable, dans ce qu’on appelle d’ordinaire le progrès. Je suis donc désireuse de voir en quoi consiste cette croissance, et j’espère en causer ensuite de vive voix avec vous.

Si ma mère et ma sœur y consentent, je passerai encore un hiver dans ce pays. La bienveillance, l’hospitalité si remarquable dont je suis l’objet ici, me facilitent les moyens de visiter les États et les contrées éloignées ; ce peuple a le cœur d’une chaleur juvénile, il faut le reconnaître, même lorsqu’on est trop vieille, trop pesante pour bien recevoir tout ce qu’il veut donner.

La facilité avec laquelle il reçoit les impressions intellectuelles fait aussi partie de sa jeune vie ; l’Amérique est une terre hospitalière, non-seulement pour les hommes, mais aussi pour les idées. On s’en aperçoit à l’estime qu’elle a pour les noms scientifiques et littéraires de l’Europe. Je m’attends à voir se développer ici, dans l’avenir, mainte semence répandue par la connaissance plus intime des penseurs et des poëtes de la Scandinavie. J’espère que les écrits théologiques de H. Martensen seront bientôt traduits ici ; une théologie qui embrasse et sanctifie la vie universelle, qui fait de chaque don naturel un don de la grâce, une théologie comme celle-là, existe dans les pressentiments et la foi d’une partie de la nation, mais pas encore dans l’Église de ce pays.

Je renferme dans votre lettre quelques mots pour H.-C. Andersen ; ses Aventures sont goûtées et lues ici des grands et des petits, comme chez nous. « Ne viendra-t-il pas en Amérique ? » me demande-t-on souvent. Je réponds : « Il y a trop d’eau entre vous ; » j’ajoute intérieurement : « et trop de feu. » Andersen courrait le danger d’en être dévoré comme un nouveau Sémélé. Mais s’il pouvait traverser heureusement l’épreuve de l’eau et du feu, il remercierait Dieu, je le crois, de voir ce continent occidental et son peuple.

Puissé-je occuper une place dans votre pensée et votre affection comme une amie dévouée et reconnaissante.