La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 25

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 213-247).
LETTRE XXV


Watertown (Visconsin), le 1er octobre 1850.

La plus magnifique matinée ! comme j’en ai joui, ainsi que d’une promenade sur les bords du Rock-River, petite rivière tributaire du Mississipi !

Watertown est une ville de deux mille habitants, de fondation récente ; ses petites maisons, la plupart en bois et peintes en blanc, bien proprettes et ornées, sont parsemées sur la pente verdoyante qui se trouve entre la forêt et la rivière. Des colonnes de fumée sortaient de leurs cheminées pendant cette calme matinée ; le soleil brillait sur elles et sur la rivière limpide comme un miroir. Plus j’avance dans l’Ouest, plus il devient évident, pour moi, que l’homme n’y est encore principalement occupé que de la conquête de la vie matérielle, en un mot, des « affaires, » et n’a pas eu le temps de se tourner vers le soleil.

Mais les églises, les écoles, les asiles, les petits foyers, qui commencent à se parer de fleurs, à s’entourer de jardins, prouvent que la vie de la lumière cherche à se frayer une route.

La dernière fois que je t’ai écrit, c’est de Chicago. De cette ville, j’ai traversé le lac Michigan en bateau à vapeur, et me suis rendue à Millwaukie, escortée par M. Reed ; les propriétaires du bateau n’ont pas voulu me permettre de payer ma place. Le voyage a été éclairé par le soleil et amusant ; nous avons touché à de petites villes nouvellement nées sur les bords du lac, telles que South-Bord, Elgin, Racine, n’ayant chacune que sept à huit ans d’existence ; elles sont en bonne voie de croître sous l’influence de la navigation des lacs et du commerce.

J’ai rencontré à Millwaukie un Suédois, M. Lange, qui y est établi comme négociant ; il m’avait invitée chez lui, et me conduisit dans sa demeure, où sa femme, bienveillante Irlandaise, m’a accueillie avec effusion. C’était le soir. Le lendemain il pleuvait ; mais le temps s’éclaircit et devint ravissant. Pendant toute la matinée, il m’a fallu jouer le rôle de lionne devant un courant intarissable de messieurs et dames ; j’ai reçu des cadeaux de fleurs, de livres, des vers ; j’ai été obligée d’être polie, de faire les mêmes réponses aux mêmes questions, de jouer, recommencer, recommencer encore les mêmes chansons et polonaises suédoises sur le piano. Parmi toutes ces personnes, plusieurs évidemment devaient être des individus offrant de l’intérêt et avec lesquelles il m’aurait été agréable et utile de m’entretenir ; mais, hélas ! le courant passe rapidement avec toutes ses perles.

À midi, je suis allée dans une grande pension, où j’ai vu une foule de jeunes et jolies filles, fait la conversation avec elles. J’ai vu aussi quelques maîtresses qui étaient bien, et puis encore des messieurs et des dames. Une transformation importante a lieu maintenant dans l’organisation des écoles de femmes des États de l’Ouest, sous la direction de mademoiselle Beecher, la sœur du jeune pasteur si bien doué du Brooklyn. Après-midi, on m’a menée voir la ville dans une voiture qui avait été mise à ma disposition par un de ses habitants. Millwaukie est jolie, a une position magnifique entre la rivière du même nom et le lac Michigan ; elle croît vigoureusement. Quatre grandes maisons d’école, une dans chaque quartier, et sur la coupole desquelles étincelait le soleil, étaient encore en construction, ornées élégamment, mais sans luxe.

J’ai vu plusieurs rues bien bâties, ayant de jolies maisons et boutiques, d’une autre espèce que celles de Chicago. Presque toutes les maisons de Millwaukie sont en briques, d’une espèce particulière, fabriquées ici avec une espèce de terre prise sur place ; elle a une teinte douce de jaune clair, ce qui donne à la ville un aspect fort agréable ; on dirait que le soleil l’éclaire constamment. J’ai vu aussi de jolies villas, ayant de belles perspectives sur le lac et le pays. Millwaukie, et non pas Chicago, mériterait d’être appelée la « Reine des lacs » elle se pose en ville splendide, sur des hauteurs illuminées par le soleil, grandit et s’étend chaque jour. Presque la moitié de la ville est allemande ; on y voit des inscriptions, des enseignes, des physionomies allemandes ; on y publie des journaux allemands, car beaucoup d’émigrants de cette nation n’apprennent jamais l’anglais, et sortent rarement de la partie de la ville où ils sont réunis. Généralement parlant, ils paraissent, dans l’Ouest, former des clans, vivre et s’amuser entre eux comme dans la terre natale. Leur musique, leurs danses et autres plaisirs populaires les distinguent du peuple anglo-américain, qui, surtout dans l’Ouest, n’a d’autres plaisirs que les « affaires. » Ceci me rappelle une conversation que j’ai eue à Augusta en Géorgie, je crois, dans une boutique où j’étais entrée pour faire une emplette ; une femme d’âge moyen était derrière le comptoir. J’entendis, à sa prononciation, qu’elle était Allemande, et lui demandai, dans sa langue, comment elle se trouvait dans le Nouveau-Monde. « Oh ! répondit-elle, on n’est pas mal ici pour les affaires et pour gagner de l’argent ; mais, lorsque, après avoir travaillé tout le jour, le soir arrive, je n’ai pas de plaisir. Si, dans le Vieux-Monde, on ne gagne pas autant par son travail, il a du moins des plaisirs quand il est fini ; mais ici on n’a que des occupations, des occupations du premier jusqu’au dernier jour de l’année. Ce n’est pas amusant de vivre ainsi. » C’est dans le Sud que cela m’a été dit, où l’émigration n’est encore qu’une petite rivière. Les Allemands viennent par grandes bandes dans les États du Nord-Ouest, se réunissent entre eux et ne manquent pas de plaisirs. Leur musique pénètre de temps à autre d’une manière stimulante jusqu’aux oreilles des Anglo-Américains, dont les yeux sont souvent attirés par les robustes et florissantes jeunes filles allemandes, et assez fortement pour les amener sur le territoire allemand.

Le soir, j’ai soupé chez le maire, où j’ai vu des personnes fort agréables. Une jeune femme a détaché un bracelet de son bras pour le passer au mien ; je porterai son souvenir dans mon cœur. La maison du maire est sur une hauteur infiniment pittoresque, avec vue dans une profonde vallée habitée et cultivée.

Mais il est dangereux de bâtir des maisons sur les hauteurs. Par exemple, tu as acheté un espace assez grand, où tu as bâti une jolie maison, planté un jardin orné de fleurs. Tu es charmée de ta demeure, de la vue magnifique dont tu jouis sur le lac et une grande partie du pays. C’est fort bien aujourd’hui. Demain tu apprends que le terrain à côté de ta maison est acheté par quelqu’un qui se propose d’abaisser le sol de plusieurs brasses, afin de construire une rue immédiatement au-dessous de ta maison. Tu proteste en disant qu’elle croulera immanquablement si le rideau sablonneux est creusé à une pareille profondeur à côté d’elle. C’est inutile ; le surlendemain, l’excavation est commencée devant toi avec l’agréable perspective de voir, dans un temps donné, la montagne de sable et ta maison s’ébranler, culbuter sur la nouvelle rue qui est à tes pieds. Et si la fortune est juste, elle mettra en pièce la maison que ton fossoyeur a élevée. Ce tableau est sombre, mais je l’ai vu de mes yeux à Millwaukie. J’aimerais habiter cette ville pendant quelque temps, sur ses belles hauteurs, parmi ses habitants éveillés et bienveillants ; mais y bâtir des maisons, bien obligé !

Une journée passée au milieu des Suédois du lac des Pins.

C’est le 29 septembre, au matin, que je suis arrivée dans cette première colonie suédoise de l’Ouest ; j’y étais venue de Millwaukie avec M. Lange, qui conduisait notre petite voiture, sur une route peu facile, à travers une contrée solitaire de vingt et quelques milles anglais. Nous arrivâmes un dimanche, par une belle matinée que le soleil réchauffait. La petite colonie suédoise du lac des Pins, quoique dispersée en grande partie, se compose encore d’une demi-douzaine de familles vivant en fermiers dans une contrée aussi belle et romantique qu’on puisse se l’imaginer, véritable paysage de lac suédois ; elle ne pouvait manquer de ravir nos compatriotes, de sorte que, sans commencer par examiner la qualité du terrain, ils résolurent d’y fonder la Nouvelle-Suède.

J’ai passé la matinée à visiter diverses familles ; presque toutes habitaient des maisons en bois et paraissaient être dans une position de fortune des plus restreintes. Celui qui me sembla le plus à l’aise était un maréchal ferrant, qui, je crois, l’avait été aussi en Suède. Il s’était bâti une jolie ferme dans la forêt, était bien de sa personne et avait pour femme une jolie Norwégienne. Après lui venait un M. Bergvall, devenu ici un robuste paysan ; il avait quelques arpents de bonne terre qu’il cultivait avec ardeur et courage, était bien dans ses affaires, d’une joyeuse, bienveillante et fraîche nature suédoise ; il avait des bestiaux qu’il soignait lui-même, une bonne récolte de maïs, elle séchait au soleil dans les champs, et avait bâti, à côté de sa maison en bois, une petite ferme pour agrandir la première. Dans celle-ci se trouvait la plus jolie et gracieuse jeune femme suédoise, aux joues fraîches et rosées, comme on en voit rarement en Amérique. Elle nourrissait son premier-né, était chargée de toute la besogne de l’intérieur, aidée seulement par sa jeune sœur. Le dîner que j’y ai fait était, malgré sa simplicité ; remarquablement bon, et meilleur que pas un de ceux que j’avais pris dans les grands et beaux hôtels américains. Lait excellent, beurre et pain parfaits, les oiseaux du lac les plus délicats, des tartes friandes, une hospitalité cordiale, un esprit de table animé, la belle langue suédoise parlée par tous : ce repas était une véritable fête.

Dans l’après-dîner, madame Bergvall me conduisit, par un petit sentier dans la forêt, au délicieux lac des Pins, dans le voisinage duquel elle avait demeuré, entourée des autres habitations suédoises. En marchant je l’interrogeai sur sa vie, et j’appris, sans qu’elle proférât une seule plainte, tout ce que cette vie offrait de difficultés. La plus grande, pour les colons de l’Ouest, était celle de se procurer des aides pour le travail, ou ce que nous appelons des valets et des servantes : quelquefois on n’en peut trouver à aucun prix ; si la force faiblit alors, si la maladie ou un malheur arrive, le besoin grandit en même temps. Tandis que nous étions assises sur le bord du lac paisible, couronné par des arbres et des buissons touffus, parés des différentes teintes de l’automne, nous entendîmes la voix joyeuse de Bergvall, qui conduisait ses bœufs à l’abreuvoir, et ne tardâmes point à voir de magnifiques cornes passer à travers le feuillage épais.

Nous nous dirigeâmes ensuite du côté de la plus ancienne colonie suédoise du lac des Pins, où madame Petterson, veuve et mère de ma compagne, nous attendait avec le café. Nous étions, M. Lange et moi, dans notre petite voiture découverte ; les autres familles suédoises nous suivaient dans des véhicules attelés de bœufs. Parmi elles se trouvaient un jeune Suédois marié à une Américaine, épaisse veuve d’un certain âge, assise, avec parasol ouvert, dans une voiture, tandis que son jeune mari, à pied, dirigeait ses bœufs. L’un des fils de madame Petterson, âgé de vingt ans, nous précédait à cheval dans l’épaisse forêt pour nous montrer le chemin, et nous arrivâmes à une maison en bois située sur une hauteur avec la plus jolie vue sur le lac, qu’on voyait ici dans toute son étendue.

Madame Petterson, grande, et autrefois belle femme, vint au-devant de moi, appuyée sur sa béquille, le dos courbé, mais le visage rayonnant de bienveillance et de loyauté. Elle n’a pas encore cinquante ans ; les fatigues et les soucis l’ont vieillie et brisée avant le temps. J’ai vu en elle le véritable type d’une bourgeoise suédoise, avec la surabondance de chaleur cordiale exprimée par ses yeux et ses paroles, et qui ne mesure pas avec avarice les dons de sa main. Elle nous régala du plus excellentissime café.

Son mari avait débuté ici comme agriculteur ; mais sa femme et lui n’avaient pas l’habitude des travaux rudes, leurs terres étaient mauvaises, ils manquèrent d’aides. Ils avaient beaucoup d’enfants, en eurent davantage et infiniment de mal. Tandis qu’elle nourrissait ses enfants, madame Petterson était obligée de se livrer aux travaux les plus fatigants, et souvent elle a fait la lessive à genoux, courbée par le rhumatisme. Son mari, contraint de renoncer à l’agriculture, se fit cordonnier, et réussit à gagner strictement le nécessaire pour lui et les siens. Il est mort quelques années auparavant, et sa veuve se dispose à quitter son petit domaine, qu’elle ne peut plus administrer, pour se retirer chez son gendre Bergvall. Elle se sentait épuisée, vieillie, passée, comme elle le disait, sans toutefois se repentir d’être venue en Amérique, car elle songeait à ses enfants, à l’avenir qui s’ouvrait pour eux dans le Nouveau-Monde, elle était contente de l’avoir acheté en faisant le sacrifice de sa vie, en marchant prématurément vers le tombeau où elle allait déposer sa béquille.

La contrée était ravissante, ses rives fraîches et touffues se réfléchissaient dans le lac uni comme une glace ; la forêt descendait jusque-là, et le coucher du soleil était moins enflammé que d’ordinaire en Amérique. C’était un véritable paysage suédois, où les sombres pins se mêlaient aux arbres à feuilles rondes.

En entrant dans la maison de bois, nous nous trouvâmes une vingtaine de Suédois réunis, et la soirée se passa en chantant et en dansant, à la véritable manière suédoise.

Pendant tout mon voyage vers l’Ouest, j’avais médité un discours que je me proposais d’adresser à mes compatriotes, en leur apportant les compliments de la mère-patrie, en leur rappelant son souvenir. Souvent j’avais été profondément émue par la pensée des paroles, des sentiments que j’exprimerais. Mais, à présent, sur place, dans le lieu où j’avais tant désiré me trouver, mon discours ne voulut pas revenir, et il n’y en eut pas. Je me sentais heureuse avec mes compatriotes de les trouver si bien, si Suédois encore dans un pays étranger : j’étais plus disposée à la gaieté qu’à la solennité. Les belles voix suédoises ne me firent pas défaut dans le Nouveau-Monde, et je fus réellement émue lorsque les hommes conduits par Bergvall chantèrent avec pureté et vigueur :

« Suédois ! levez-vous pour le Roi et la patrie ! »

et autres antiques chants nationaux.

Madame Petterson prit soin de nous bien régaler, café et thé sans pareils, gibier recherché, fruits, tartes et autres bonnes choses, le tout préparé d’une manière aussi friande que pour la table d’un prince. Les plus jeunes fils de la maison servaient. (En Suède cette fonction aurait été remplie par les filles !) Après le repas, nouveaux chants, puis danses. Madame Petterson donnait l’intonation d’une voix forte et pure (un peu aigre) ; elle aurait été des danses, des polonaises, sans son rhumatisme. J’invitai le maréchal ferrant et conduisis avec lui la polonaise à révérence ; elle entraîna jeunes et vieux, électrisa tellement tout le monde, que les jeunes gens firent des bonds élevés, et l’épaisse Américaine tomba sur un banc à force de rire. Nous finîmes par danser autour de la maison. Plus tard, la soirée étant belle, nous descendîmes sur les bords du lac, et le chant des Étoiles de Tegner fut chanté sous le brillant firmament. Au moment de nous séparer, je priai madame Petterson d’entonner le psaume suédois du soir, et nous chantâmes :

« Toute la terre repose maintenant. »

Nous nous séparâmes ensuite avec des poignées de mains, et des souhaits de prospérité.

Je restai chez madame Petterson avec un peu d’inquiétude, je l’avoue, sur le repos de la nuit ; car, malgré l’abondance du souper, la maison annonçait une grande pénurie sous le rapport du confortable le plus ordinaire de la vie. Je devais partager le lit de mon hôtesse. « Hélas ! mademoiselle Bremer, me dit madame Petterson quand elle fut couchée, de combien de choses qu’il croyait indispensables l’homme peut se passer !

— Assurément, » répondis-je en grimpant dans le lit, où je dormis à peine, mais je reposai assez bien. Je fus très-contente le lendemain matin de me lever bien portante avec le soleil, un peu pâle à travers le brouillard. Le temps était froid, humide ; mais du café bien chaud me réchauffa le corps et le cœur.

Ce fut avec émotion et une reconnaissance affectueuse que je pris congé de mes amis suédois après le déjeuner. Madame Petterson voulait me donner le seul bijou qui lui restait, une grande bague en or ; je m’y opposai. Nous nous séparâmes avec larmes.

La cordialité, l’hospitalité, la gravité et la gaieté, ces qualités caractéristiques de la vie intérieure suédoise, quand elle est bonne, seront implantées dans le désert de l’Ouest par nos colons. Cette journée passée avec les Suédois du lac des Pins, cette vie de famille pleine d’amour, cette riche hospitalité dans de pauvres cabanes, m’en sont garants. Les Suédois resteront Suédois, même dans le Nouveau-Monde ; leur vie, leur caractère national, leurs danses et leurs jeux, leurs chants et leurs psaumes donneront à la vie de l’Ouest un nouvel élément, une beauté nouvelle. Ils apprendront au peuple de ce pays que la gravité et la gaieté peuvent végéter ensemble, qu’on peut être à la fois pieux et gai le dimanche comme les autres jours ; ils enseigneront aux habitants de ce pays l’ordre, la persévérance, le système de la vie, choses qui leur manquent encore.

Durant cette journée, j’ai adressé à tous les Suédois que j’ai rencontrés des questions sur l’avenir et la situation des émigrants dans ce pays nouveau, comparés à leur position dans la terre natale. Leurs réponses se sont presque toutes accordées, et ce qui suit peut en donner une idée :

« En travaillant aussi rudement en Suède que nous le faisons ici, nous nous tirerions aussi bien d’affaire et souvent mieux.

« Quiconque n’est pas accoutumé aux travaux rudes ne doit pas se faire agriculteur dans ce pays.

« Si l’on a un peu d’aisance dans sa patrie, il vaut mieux y rester ; il ne faut pas venir ici avec une grande famille, à moins que ce ne soit en vue des enfants, car ils ont dans ce pays de meilleures chances d’avenir qu’en Suède. Ils entrent dans les écoles gratuitement, y reçoivent un bon enseignement et trouvent ensuite avec moins de peine à se tirer d’affaire.

« Mais les personnes âgées, non habituées à un travail rude et à la privation des commodités de la vie, ne résistent pas longtemps aux maladies et autres difficultés qu’elles rencontrent ici.

« Les célibataires jeunes peuvent émigrer s’ils veulent commencer par se mettre en service dans les maisons américaines, où ils sont bien nourris et vêtus ; on leur donne de bons gages, qui les mettent à même d’amasser promptement quelque chose. Quand on est jeune et robuste, il est facile de se tirer d’affaire ici ; mais il faut se préparer à travailler vigoureusement, à souffrir des inconvénients du climat.

« En général, les Norwégiens résistent mieux que les Suédois, parce qu’ils songent à travailler, à économiser et moins à s’amuser que nous. Aussi émigrent-ils par grandes bandes, ce qui leur permet de s’entr’aider. »

Au lever du soleil, M. Lange et moi nous nous dirigeâmes, par les sentiers tortueux de la forêt, vers la grande route, où je devais attendre la diligence de Madison ; M. Lange retournait chez lui. Il y a dans cette contrée plusieurs lacs fort jolis, aux bords romantiques, et le nombre des habitations qui s’élèvent sur leurs rives augmente journellement. J’ai entendu nommer le lac d’Argent, le lac Nob-Maddin, celui de Naschota, infiniment joli, et dans le voisinage duquel j’attendais la diligence. Il y avait ici une agréable maison de campagne nouvellement bâtie, des établissements commencés. La forêt, épaisse et sauvage, était forcée çà et là de s’entr’ouvrir pour offrir des vues sur le lac.

La diligence arriva. Elle était remplie de messieurs ; ils se serrèrent et je m’enfonçai entre eux en m’appuyant des deux mains sur mon parapluie comme sur une canne. Je fus cahotée, ou, pour mieux dire, impitoyablement bourrelée sur les routes nouvelles du Visconsin, qui n’en sont pas. C’est une suite de trous, d’élévations, de flaques d’eau ; une roue s’enfonçait, tandis que l’autre était en l’air. Parfois la voiture s’arrêtait net, à moitié versée dans un trou ; un bon moment s’écoulait avant qu’on pût la retirer pour pencher de même de l’autre côté. Cette manière de voyager me paraissait presque incroyable ; je ne comprenais pas qu’on pût continuer de la sorte et avancer. Il nous arrivait aussi de faire un grand bout de chemin dans une eau si profonde, que je m’attendais à voir tout l’équipage flotter ou s’engloutir ; et, lorsque nous reprenions terre, c’était pour faire les bonds les plus étranges pardessus des souches, des troncs renversés. On cherchait à me rassurer en disant que la diligence ne versait pas souvent. À ma grande surprise, j’arrivai sans accident à Watertown, où je résolus de passer la nuit.

Madison, 5 octobre.

Je reprends ma lettre dans la capitale du Visconsin, jolie petite ville (presque entièrement composée de villas et de jardins), dans une position charmante, entre quatre lacs, dont les rives sont couronnées de forêts à feuilles rondes. Je suis ici dans un bon et joli foyer sur le bord du lac, avec tout le comfort de la vie, entourée d’individus bons, civilisés, et d’amis. À Watertown j’ai découvert que les directeurs des postes du Visconsin avaient décidé que je voyagerais gratuitement dans cet État, et le maître de l’auberge, où tout était agréable et bon, ne voulut recevoir aucune rétribution pour mon séjour chez lui ; il me remercia au contraire d’être venue dans sa maison. Voilà ce qu’on peut appeler de la courtoisie.

À Watertown j’ai fait la connaissance de quelques Danois, qui sont établis dans cette ville, et j’ai passé une soirée fort agréable chez l’un d’eux, nouvellement marié avec une jeune et jolie Norwégienne. Leur position était bonne ; ils paraissaient se bien trouver à Watertown, où leur aisance a fait des progrès rapides par le commerce. Mais un Danois âgé, qui avait un emploi dans la ville, se plaignait beaucoup du manque de société et de distraction vivifiante durant les longues et solitaires soirées ; il était veuf. Un veuf ou un célibataire sans foyer est bien abandonné en Amérique, surtout dans les petites villes et à la campagne.

Je me suis éloignée avec regret de Watertown, pour me faire cahoter vers Madison. Par suite d’une erreur, ma malle avait été emportée par je ne sais quelle diligence ; mais, grâce au télégraphe électrique, qui fut mis en mouvement sur-le-champ de trois côtés, je retrouvai ma malle le lendemain et en bon état. C’est une chose remarquable de voir dans ce jeune pays, le long de ces misérables routes (qui n’en sont pas), les fils magnétiques la suivre d’arbre en arbre, de pin en pin, à travers les prairies, et mettant toutes les villes, tous les villages, en communication.

La route de Madison, si mauvaise qu’elle fût, ressemblait davantage à une route véritable que celle de Millwaukie à Watertown. Nous étions quelques personnes seulement dans la diligence, de sorte que je pus m’y asseoir commodément. Une douce aurore boréale dansait sur la prairie que nous traversâmes durant cette nuit étoilée, et les vers luisants brillaient dans l’herbe ; cette course n’était pas désagréable. Ces vastes champs déserts, verdoyants et ondulants avec le firmament parsemé d’étoiles au-dessus, avaient quelque chose de grand, de calme ; j’étais silencieuse et tranquille. Arrivée à onze heures du soir à Madison, j’eus de la peine à trouver une chambre et une personne pour m’aider à sortir d’embarras ; mais le lendemain, j’avais maison, foyer, amis, le tout parfait.

Je suis dans une famille appelée Fairchild. Le père, juge de paix dans la ville, est absent pour le moment, mais sa femme, sa fille nouvellement mariée, et demeurant dans la maison de ses parents, me font passer une vie de famille des plus agréables. Impossible de se représenter un plus joli tableau que celui-ci ; il est composé de trois générations, mère, fille et petite-fille. La grand’mère est une femme de bon ton, gracieuse et belle encore ; le blanc visage de la fille respire une douceur inexprimable ; c’est une délicieuse jeune femme, et son enfant est l’un de ces petits anges que non-seulement père, mère et grand’ mère ; mais tout le monde, regarde comme un être exceptionnel. Lorsque j’ai vu, ce matin, la jeune mère avec son enfant sur le bras enfermé dans ceux de sa mère, et ce petit groupe immobile, debout dans la chambre éclairée par le soleil, j’ai pensé : « Pourquoi mes yeux cherchent-ils au-dessus de la terre le temple éclatant du soleil ? Chaque hélianthe n’est-elle pas un temple plus beau que celui du Pérou et de Salomon ? Et ces créatures humaines qui aiment, adorent en esprit et en vérité, ne sont-elles pas de véritables temples du soleil sur la terre ?… »

La partie masculine de la maison se compose, pour le moment, du plus jeune fils et du mari de la fille.

Le 6 octobre.

Je reviens de l’église. Le prédicateur a fait un sermon sévère contre les hommes de l’Ouest, en mettant tout son espoir dans les femmes ; il les a louées de leur activité. À cette mercuriale, peu juste et peu réfléchie, succéda la communion, silencieuse, sainte, sanctifiante, répandant son noble vin dans des vases fragiles et défectueux en prononçant des paroles — qui ne sont pas celles des hommes. Après le service divin, l’école du dimanche s’est réunie, de jeunes et jolies femmes instruisaient chacune leur classe d’enfants pauvres. Comme elles s’y prenaient maternellement et bien, surtout ma jeune hôtesse, madame Dean, que je regardais faire avec le plaisir le plus intime !

Le temps étant clair, quoique froid, je désirais employer l’après-dîner à une excursion sur les bords des jolis lacs : « C’est dimanche, » me fut-il répondu en souriant, et ici on ne doit pas s’amuser le dimanche, même dans la belle nature de Dieu, mais il est permis de dormir à l’église.

Le 7 octobre.

J’avais entendu parler d’une colonie norwégienne qui se trouvait dans une contrée appelée Koskonong, à vingt-quatre milles anglais de Madison ; ayant manifesté le désir de la visiter, une aimable jeune femme, madame Collin, offrit de m’y conduire dans sa petite voiture découverte.

Nous partîmes le lendemain avec un garçon norwégien, remplissant les fonctions de cocher. Le temps était doux, clair, et la voiture roulait facilement dans la contrée, qui était montueuse, avec un sol ferme et des routes naturellement bonnes. Toute la première partie du voyage s’effectua à travers un pays neuf, souvent complétement sauvage, inculte, mais ressemblant partout à un parc anglais, avec vallons et collines couvertes d’herbes hautes d’un jaune d’or, qui s’agitaient au vent, et de bois de chênes clair-semés.

Les arbres n’étaient pas grands ; et le sol au-dessous dépourvu de buissons, comme s’ils avaient été soigneusement coupés. On attribue ceci à l’habitude qu’ont les Indiens de mettre, tous les ans, le feu aux terrains couverts d’herbes, ce qui détruit la jeune génération des arbrisseaux. Il y a quelques années que les Indiens possédaient encore cette contrée. En avançant, nous trouvâmes un sol un peu plus cultivé ; on voyait çà et là une maison en bois grossièrement charpentée, entourée de champs de maïs et même de froment semé récemment. Nous arrivâmes ensuite à une grande plaine appelée : « Prairie de la Liberté, » elle paraissait ne pas vouloir prendre fin. Nos chevaux étaient fatigués, la nuit commençait à tomber, et il était nuit close quand nous atteignîmes Koskonong. Notre cocher norwégien nous conduisit à la maison du pasteur, M. Preuss, arrivé ici depuis peu de mois et absent pour le moment ; sa femme, après avoir surmonté un premier moment d’effroi occasionné par notre visite tardive, nous accueillit avec hospitalité et bienveillance véritable. La maison étant petite et ses ressources peu abondantes à ce qu’il paraissait, madame Collin et sa jeune sœur allèrent chez un fermier américain du voisinage, et je passai la nuit chez madame Preuss. Elle avait dix-neuf ans, regrettait sa mère, les montagnes de sa patrie, et végétait mal dans ce pays étranger, où elle n’avait pas d’amie, pas de connaissance, et qu’elle appelait cette « vilaine Amérique. »

La jeune femme me donna du thé, un bon lit dans sa chambre : mais un orage épouvantable, qui dura toute la nuit avec des torrents de pluie, troubla notre sommeil, surtout celui de ma petite hôtesse : elle avait peur et soupirait.

Le soleil brillait le lendemain, l’air était agréable et doux. Après le déjeuner, je sortis pour faire ma course. Le presbytère, malgré sa pauvreté, était bien situé sur une hauteur et entouré de jeunes chênes ; avec un peu de soin, cette demeure peut devenir jolie et agréable. Je suivis le chemin. Le pays ressemblait à un immense parc anglais, où les plus beaux pâturages étaient couronnés par une riche forêt à feuilles rondes. Je vis çà et là de petites habitations situées sur la lisière de la forêt ; elles étaient presque toutes en bois, et quelques-unes des fermes où maisonnettes en pierres de roche. Je vis des hommes qui travaillaient dans les champs occupés à récolter l’orge, et leur adressai la parole en norwégien. Ils me répondirent gaiement. Je demandai à un grand nombre, hommes et femmes, s’ils étaient contents, s’ils se trouvaient mieux ici que dans l’antique Norwége. Presque tous répondirent : « Oui, nous sommes mieux. Nous travaillons moins rudement, et nous avons plus de facilité à vivre. » Un seul paysan âgé dit : « Ici, comme là-bas, il y a des difficultés ; mais la santé était meilleure dans la vieille patrie. »

Je visitai aussi avec madame Preuss quelques maisons de paysans norwégiens : il se peut que je n’aie pas vu les meilleures, mais il est positif que le manque de propreté et d’ordre dans la plupart contrastait fortement avec celles des Américains, même leurs cabanes pauvres. Les Norwégiens établissent sagement leur demeures, d’ordinaire au bord d’une petite rivière ou d’un ruisseau ; ils savent choisir de bonne terre, viennent ici en agriculteurs exercés, s’entr’aident, vivent frugalement et ne cherchent pas les plaisirs. Le pays m’a semblé partout riche et d’une beauté d’idylle. On n’y voit pas de montagnes, seulement des collines verdoyantes couronnées de forêts à feuilles rondes. Sept cents colons norwégiens environ sont établis dans cette contrée ; ils ont tous de petits enclos, souvent fort éloignés les uns des autres, deux églises ou maisons de réunion à Koskonong.

On présume que le nombre des émigrants norwégiens établis dans le Visconsin s’élève à trente ou quarante mille âmes ; mais personne ne le sait positivement. Chaque année amène de nouveaux émigrants. On dit qu’une partie de ces Norwégiens se soumet difficilement à la loi civile et religieuse ; qu’ils sont arrogants et désagréables, mais ils cultivent bien la terre. Leurs enfants, quand ils suivent les écoles, se mettent ensuite en service dans de bonnes maisons américaines, où ils sont considérés comme les meilleurs, les plus fidèles, les plus laborieux, les plus dévoués serviteurs, mais difficiles à soumettre à une propreté et à un ordre parfait. La plupart des domestiques des villes, dans les États du Mississipi, viennent des colonies norwégiennes répandues dans le pays. Généralement parlant, les Norwégiens paraissent se tirer mieux d’affaire que les Suédois.

Plusieurs averses nous atteignirent pendant notre retour, et nous nous arrêtâmes de temps à autre pour causer avec les Norwégiens qui travaillaient dans les champs. Nous rentrâmes à Madison par le plus joli soleil couchant, dont l’éclat se répandait sur toute la ville. Grâce à l’abondance de beau temps et de soleil en Amérique, il est plus facile et plus amusant de voyager dans ce pays que partout ailleurs. S’il vient une averse, elle ne dure pas longtemps, et le soleil ne tarde point à se montrer de nouveau.

J’ai vu à Madison bon nombre de gens, dont quelques-uns m’ont ennuyée par leurs questions : « Que vous semble des États-Unis ? de Madison ? de l’Ouest ? des chemins ? » J’y ai vu aussi des personnes fort bien, ayant assez de choses à dire de leur cru pour n’avoir pas besoin de vivre sur des questions de ce genre ; je leur dois des moments de conversation du plus haut intérêt. Je citerai entre autres le chancelier de l’Université de Visconsin, M. Lathrop, homme agréable, spirituel, plein de vie, qui jette un coup d’œil lucide sur l’avenir de ce jeune État du groupe des États-Unis. Il m’a causé beaucoup de plaisir par sa conversation et la lecture du discours qu’il a prononcé au Capitole, il y a peu de temps, lors de sa réception comme chancelier de l’Université. Ce discours et celui du directeur du comité d’éducation, M. Hyatt Smith, rendent témoignage d’une connaissance profonde des rapports sociaux en général, et surtout du Nouveau-Monde, des temps anciens avec le temps actuel, entre le présent et l’avenir. Ces discours sont du meilleur ton.

J’ai déjà entendu faire la remarque que le trait caractéristique des orateurs du Nouveau-Monde, c’est qu’ils embrassent un très-grand nombre d’objets et de vues, pour ainsi dire tout l’univers, le passé, le présent, l’avenir, l’humanité entière. Ils parcourent de grands espaces, forment des groupes composés de beaucoup de choses, présentent de grandes vues sur leur rapport avec la loi divine du progrès. J’ajouterai qu’ils font tout cela en chemin de fer, ou avec la rapidité du chemin de fer qui rapproche des points éloignés avec une célérité incroyable. Cette qualité forme le plus grand contraste possible avec le flegme des Allemands, qui n’arrivent jamais. Je retrouve ce caractère à un haut degré dans les discours des prairies de l’Ouest et du plus jeune des États de l’Union.

M. Lathrop trouve que tout développement matériel produit sur la terre par l’art et la science, finit par avoir pour résultat de replier l’âme sur elle-même. En exerçant ses forces pour s’emparer du monde physique par le travail, elle se fortifie, se vivifie et fait de nouvelles conquêtes dans le monde de l’esprit. Une connaissance plus parfaite des lois de celui-ci nous prépare à son tour à une puissance plus complète sur le monde en dehors de nous.

« L’histoire de la philosophie, dit Lathrop, rend témoignage de ce rapport mutuel et intime entre la matière et les sciences de l’esprit. Les tendances intellectuelles de l’espèce humaine n’ont jamais été plus remarquables qu’à l’époque appelée machinalement et matériellement l’âge de fer du monde.

« Les résultats des travaux métaphysiques de l’antiquité depuis cette exhortation : « Connais-toi toi-même, » ont ouvert au penseur les régions d’un examen sans fin, enrichi par la cote-part de nos jours, et éclairées par la lumière de nos idées plus nettes. »

« Mais ne restons pas dans l’avant-cour, entrons dans le temple. La recherche des vérités physiques, mathématiques ou métaphysiques, tire après tout sa principale valeur de ses rapports avec le principe social de l’homme. Dans celui-ci repose la valeur personnelle de l’individu comme être intelligent et comme membre de l’univers.

« C’est pourquoi, dans toutes les questions qui s’appliquent au progrès humain, le centre de gravité de la question doit se proposer le progrès social de l’homme.

« Cette question a deux points de vue : l’homme considéré comme faisant partie du royaume du Dieu tout-puissant ; ensuite comme membre de la société politique ou nationale. Les constitutions et les lois qui font partie du premier de ces points de vue sont des constitutions, des lois morales et spirituelles. Celles qui se rapportent à l’homme, pris au second point de vue, sont des constitutions et des lois politiques.

« Si nous demandons aux âges passés quel compte rendu historique ils ont à présenter sur le développement des institutions morales par lesquelles Dieu invite et met l’homme en état de travailler à la renaissance morale de son espèce, de se préparer à la vie spirituelle qui doit succéder à son temps d’épreuve, et de la félicité du magnifique temple intérieur dont cette scène physique, avec ses milliers de révélations, de mystères, n’est que l’avant-cour et le vestibule :

« Alors ces âges anciens nous renvoient aux écoles philosophiques, ces laboratoires de vérités esthétiques, aux constitutions des Hébreux, divines dans leur origine, et aux magnifiques institutions de la révélation chrétienne. Et dans la suite ultérieure des temps durant leur marche en avant, ils nous renvoient aux écrits canoniques des Pères, aux réformes en Allemagne et en Angleterre, à la protestation des Puritains, au rocher de Plymouth, aux milliers d’institutions, d’associations de nos jours qui se développent à la suite des travaux de l’évangéliste, des enseignements du prédicateur, et se proposant tous de répandre dans le monde la foi chrétienne comme foi universelle, de rendre l’esprit de plus en plus universel, raisonnable et rempli de bénédiction.

« Si nous demandons de même aux temps passés ce qu’ils ont fait pour développer la théorie vraie de l’organisation politique, perfectionner le mécanisme du système social et donner à ses effets une sagesse pratique de manière à décharger l’État de son principal devoir envers le citoyen dans l’intérêt duquel il existe et dont il réclame la fidélité, alors ils nous renvoyent au conseil des Amphyctions, aux lois de Solon, de Lycurgue, aux tables de la loi romaine, à la loi civile, à la grande charte, aux constitutions américaines, — ces précieux monuments de l’intelligence, placés avec leurs inscriptions sur les bords de la route suivie par la société civile. Ils montrent, dans un contraste tranché, la guerre de l’anarchie contre le gouvernement bienfaisant de l’ordre social ; l’aveugle despotisme des anciens gouvernements, dont les monarchies constitutionnelles de nos jours sont le contre-poids ; les démocraties sauvages et sans formes de l’antiquité, — ces premières tentatives de la jeune liberté, — en opposition avec les constitutions écrites, le mouvement assuré des nouvelles républiques représentatives.

« On voit avec une clarté évidente que nous sommes dans une époque de « résultats » dont les causes se trouvent bien en arrière dans le courant des temps. »

Si je fais une citation aussi longue de ce discours, c’est pour te donner un bon échantillon de la tendance et du mouvement de la pensée dans ce pays, surtout dans l’Ouest. La société y est, se sent à un haut degré cosmopolite et universelle, car elle est formée par tous les peuples du monde, dont les émigrants affluent ici, et peut-être aussi parce que la perspective immense des Prairies donne à l’âme un vol plus étendu.

Après avoir fait une grande tournée à travers le monde et l’histoire universelle, Lathrop arrive enfin aux devoirs que les gouvernants du jeune État du Visconsin ont à remplir pour répondre à sa mission, celle de foyer des divers peuples, Anglo-Saxons, Celtes, Germains, Scandinaves, qui enrichissent sa vie d’éléments vitaux nouveaux.

« Partout, dans les États-Unis, les écoles libres, l’éducation publique, montrent qu’elles sont le grand principe des progrès de l’ennoblissement. L’esprit américain a suivi cette idée et ne l’abandonnera point, que la propriété de l’État, commune ou particulière, est responsable de la sainte obligation de pourvoir à l’éducation de tout enfant né dans son sein.

« Sans l’adoption de ce principe, l’égalité politique dont nous nous vantons n’est qu’un rêve et une illusion agréable. L’instruction constitue la véritable égalité ; elle égalise en montant et non pas en descendant. »

En parlant de l’éducation que l’Université doit donner, Lathrop dit : « Son point de vue doit être élevé ; le manque de professeurs habiles est un sujet de plaintes générales. Il faut donc qu’une école normale fasse partie de l’Université. »

Le but de sa bibliothèque doit être de contenir les meilleurs ouvrages de chaque pays, de chaque époque, — le total de la pensée humaine et de l’expérience de la société.

« Le Visconsin, le plus jeune des États de l’Union, né dans les circonstances les plus avantageuses pour profiter de l’expérience de tous les autres États ses frères, riche en fait de populations nouvelles par la nature de son sol et son heureuse position entre les grands lacs et les grands fleuves, — artère du commerce universel, — le Visconsin doit, comme Minerve, prendre part à la vie et l’initiative du progrès des peuples dans la vie sociale. »

Mais les gouvernants de cet État n’ont point dépassé l’école et l’éducation scolaire, considérées par eux comme le point extrême du progrès dans la bonne voie. En général, la pensée américaine n’est pas allée au delà.

Mais il faut qu’elle marche davantage en avant pour arriver aux sources de la vie, où États et peuples peuvent puiser une jeunesse renouvelée. L’État de Visconsin n’a que deux ans, c’est un « nourrisson » de l’Ouest qui donne les plus belles espérances. Il a été territoire pendant dix-sept ans ; la dernière grande lutte contre les Indiens du pays et leur vaillant chef l’Épervier noir a eu lieu il y a trois ou quatre ans. Ce peuple et son chef, ayant été faits prisonniers dans les prairies, furent conduits à New-York comme un trophée. Maintenant, il n’y a plus d’Indiens dans le Visconsin, et sa population blanche s’accroît rapidement. Cet État n’a pas de montagnes, mais partout des terres arables, en grande partie coupées de rivières et de lacs, et très-favorables à l’agriculture et à l’élève des troupeaux. Dans plusieurs contrées, et particulièrement autour de Madison, la terre a été donnée par le gouvernement fédéral pour servir de revenu à l’Université du Visconsin, et elle se vend déjà fort cher. Des spéculateurs en achètent au prix du gouvernement (un dollar et quart l’arpent), et les revendent à raison de dix ou douze dollars l’arpent. « Qui en donnera ce prix là ? demandai-je à Lathrop. — Vos compatriotes, répondit-il gaiement, vos compatriotes, ils viendront ici, et leurs fils recevront gratuitement l’instruction dans notre Université. »

J’ai visité l’autre jour, avec Lathrop et sa spirituelle femme, les bâtiments de l’Université ; ils seront bientôt terminés, sur une hauteur qui porte son nom et dont la vue est fort belle. C’est un grand édifice sans luxe inutile à l’extérieur, comme le collége Girard à Philadelphie ; mais il contient beaucoup de chambres et d’espace intérieurement ; la quantité des fenêtres m’a frappé, le soleil couchant les éclairait. Si cet établissement répond à son but, ce sera en esprit et en vérité le temple du soleil dans les prairies de l’Ouest.

Il y a peu d’années que les Indiens habitaient encore autour de ces jolis lacs ; tous les ans ils viennent ici en automne pour revoir leurs tombeaux et gémir.

Blue-Mount, le 8 octobre.

Je t’écris d’une petite maison en bois, située au milieu des prairies, entre Madison et Galena. Elle fait partie d’une ferme ; c’est en même temps le bureau de poste et une sorte d’auberge de campagne. M. Dean, le gendre de ma bonne hôtesse de Madison, a eu la politesse de m’amener lui-même ici dans une petite voiture découverte, afin que mon voyage se fit plus agréablement que par le coche, qui fait cette route la nuit.

« Blue-Mount » est l’une des collines les plus élevées du Visconsin, et tire son nom de sa jolie couleur bleu foncé quand on la voit de loin. Elle en est enveloppée comme d’un voile transparent ; on l’aperçoit à une distance de plusieurs milles, resplendissant sur le ciel bleu clair.

Arrivée ici, je fus tellement enchantée de la vaste et magnifique vue qu’on y a sur la prairie, que j’ai pris la résolution d’y passer une couple de jour, afin de faire société en paix et solitairement avec ces prairies et leurs hélianthes. Il n’y avait dans la maison qu’une seule petite chambre à donner, encore était-ce en avant d’un grand grenier, où une demi-douzaine de journaliers avaient leur gîte de nuit. On m’assura que ces hommes étaient fort paisibles et braves gens, et on me donna un éclat de bois pour barricader intérieurement ma porte, qui n’avait point de serrure. La chambre était propre et claire, quoique très-basse de plafond et mal façonnée ; je n’en fus pas moins enchantée d’y établir ma demeure. L’escalier pour y monter était un vrai casse-cou.

Hier j’ai passé presque toute la journée seule dans les prairies, tantôt parcourant les champs et embrassant du regard cet espace infini, tandis que mon corps et mon âme se développaient de même et voulaient prendre leur vol, tantôt assise parmi les hélianthes et les astrées près d’une longue colline, sur laquelle se trouvaient quelques buissons. Je lisais Emerson, cet Ariel singulier, pur, rafraîchissant, mais fugitif et volatilisé dans sa philosophie, comme le vent qui roule sur la prairie et tire des fils du télégraphe électrique des sons retentissants et se taisant au même instant. La philosophie d’Emerson ressemble fréquemment à ce vent, quoique lui-même soit quelque chose de bien meilleur. C’est son individualité qui donne ce son merveilleusement ravissant à ses accents incomplets.

Qu’elle est grande l’impulsion produite par ces champs infinis, avec leur solitude, leur silence ! En vérité, ils développent l’âme, la font croître, respirer profondément. Mais quelle solitude ! Je n’y ai vu aucune habitation, excepté celle où je demeure, pas une créature humaine, point d’animaux, rien, sinon le ciel et la terre parée de fleurs. La journée était belle, chaude, et le soleil resplendissant glissait sur la terre jusqu’à l’horizon, où il se cachait insensiblement dans de légers nuages formés par les exhalaisons du sol et à travers desquels il brillait d’un faible éclat. Cet astre ressemblait ainsi à un grand panthéon avec coupole d’or, debout à l’horizon au-dessus de ce champ sans limite. Ce temple du soleil a été pour moi un symbole que je n’oublierai jamais.

Je partirai d’ici demain ou après-demain, et j’espère être lundi sur le Mississipi. Je vais écrire quelques mots à madame Dean ; sa cuisinière, honnête et vigoureuse Norwégienne, a refusé constamment l’argent que je voulais lui donner pour sa peine.

Maison de bois, 9 octobre.

Il faisait couvert ce matin, et j’ai craint la pluie. Je n’en suis pas moins sortie à l’aventure, ce qui est pour moi un plaisir. J’ai suivi un sentier qui serpentait à travers des bouquets d’arbrisseaux, et rencontré de petits enfants avec de petits paniers à provision ; ils se rendaient à l’école. En les suivant, je suis arrivée à une petite maison en bois des plus pauvres servant d’école ; la classe était une chambre de paysans garnie de bancs. Les enfants, au nombre de douze, étaient couverts de haillons, véritables enfants du désert, mais ils paraissaient assez appliqués. Dans la classe étaient suspendues des cartes du globe terrestre, sur lesquelles les petits écoliers m’indiquèrent fort bien les pays que je leur nommais. Cette maison d’école si pauvre contenait des livres d’enseignement, entre autres la géographie nationale de Goodrich, la géographie in-quarto de Smith, qui donne des aperçus du monde entier, le livre de lecture usuelle, contenant les perles littéraires de tous les pays, principalement de la littérature anglaise et de l’Amérique du Nord. Le maître, jeune homme fort bien, recevait comme honoraire quinze dollars par mois.

J’allai plus loin, le temps devint magnifique et j’eus de nouveau une belle journée dans les prairies.

Mon hôte et sa femme sont d’origine hollandaise et non dépourvus d’une certaine culture d’esprit. La nourriture est simple, bonne, sans épices ni graisse. Tout est propre dans la maison ; mais le mobilier ne dépasse pas celui de nos paysans ordinaires. Je dîne à table avec les servantes et les valets (peu propres en arrivant du travail) et des milliers de mouches.

Plus j’avance dans l’Ouest, et plus les repas ont lieu de bonne heure. On déjeune à six heures du matin, on dîne à midi, on prend le thé à six heures et demie du soir. Cela vaut mille fois mieux que les heures des dîners fashionables de New-York et de Boston.

C’est le soir. Il commence à pleuvoir, le vent se lève ; la pluie et le vent ne se contentent pas de rester en dehors de la fenêtre, que je suis obligée de tenir ouverte à cause de la chaleur étouffante produite par le tuyau qui traverse ma chambre, en sortant d’un poêle en fonte de la pièce au-dessous. Je commence à me trouver moins en béatitude ici, et suis bien aise de partir demain pour Galena. Quant à mes six voisins, je ne m’en aperçois pas, tant ils sont silencieux et paisibles. Les maisons en bois sont en général chaudes et produisent beaucoup de poussière, ainsi que je l’ai entendu dire à bien des personnes, et puis le certifier moi-même.


Galena, 11 octobre.

Je suis maintenant à quelques milles seulement du Mississipi, dans une petite ville dont la situation est pittoresque sur des hauteurs boisées, longeant une petite rivière appelée la Fève, et dont les sinuosités sont nombreuses et profondes. Les mines de plomb qu’on trouve partout dans cette contrée montagneuse font vivre Galena ; elle extrait le métal, le fait fondre dans ses fourneaux et le lance dans le commerce. Un ciel gris-de-plomb est par occasion étendu sur la ville ; j’y vois dans les rues les femmes du peuple en manteaux de drap gris et vieux chapeaux qui ressemblent beaucoup à ceux des pauvres dans les rues de Stockholm, par un temps gris d’automne ; des messieurs et des demi-messieurs en redingote déchirée, et moins gênés par ce costume qu’ils ne le seraient chez nous. Tout cela à l’air furieusement commun. Il fait froid aujourd’hui comme en novembre chez nous, et hier la journée était magnifique, une journée d’été. Lorsque j’ai quitté « Blue-Mount, » au point du jour, le temps était pluvieux, mais il n’a point tardé à s’éclaircir ; le vent a chassé les nuages de ces champs immenses, où le jeu des ombres et des clairs était admirable. Je ne saurais exprimer combien cette journée de voyage m’a donné de jouissance. La route, dans ces prairies, était dure et unie comme les nôtres en été. La diligence, dans laquelle j’étais presque seule, roulait si légèrement, qu’il me semblait traverser les prairies en volant, tandis que chaque moment me rapprochait du Fleuve-Géant, but de mon voyage dans l’Ouest. Le vent était chaud ; les perspectives, s’agrandissant à mesure que j’étais plus près du Mississipi, m’impressionnaient d’une manière inexprimable. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais éprouvé rien d’analogue en voyant un objet naturel.

Les chemins devinrent moins bons vers la fin du jour, et j’arrivai tard dans la petite ville de Waterville (si je me souviens bien de son nom). Il y faisait très-noir, quoique le ciel fût étoilé ; j’avais faim, j’étais fatiguée et désirais passer la nuit à l’hôtel, soit pour me reposer, soit pour continuer mon voyage de jour, afin de voir ces plaines gigantesques. Mais l’hôtel était plein de messieurs réunis en assemblée pour délibérer sur des questions d’éducation ; on était au plus fort de la discussion. Il n’y avait donc pas de place pour moi. Quand je parlai de ma fatigue, de ma crainte de voyager la nuit sur des routes qui souvent n’en sont pas et sur lesquelles la diligence verse six fois par semaine, l’hôte répondit en me parlant de la grande et importante convention qui avait lieu dans la ville, des hommes remarquables réunis et demeurant chez lui. Il en était tellement boursouflé, qu’il ne lui restait ni oreille ni cœur pour la pauvre dame fatiguée, demandant une petite chambre pour la nuit. Je parlai clôture, il parlait presbytère. « Son hôtel n’était pas précisément destiné aux dames, mais aux messieurs ; il y en avait un autre dans la ville ; il s’offrait de m’y faire conduire, tout en craignant qu’il ne fût aussi rempli par les membres de la grande convention. Dans tous les cas, la diligence n’allait à Galena que de nuit, et je pouvais compter aujourd’hui qu’elle était conduite par le meilleur cocher ; la nuit étant belle ; je ne manquerais pas d’arriver saine et sauve à Galena. » Voilà ce que me dit mon hôte. La séance de la grande et remarquable convention pouvant se prolonger fort tard, et la diligence devant partir sur-le-champ, je n’avais pas le loisir de recourir à l’assistance, à la politesse, à l’hospitalité américaine des membres de la convention, et dont le maître de l’hôtel manquait absolument. Il fallut partir.

« Mon cher ami, dis-je d’un ton suppliant au cocher, je suis une étrangère venue d’un pays lointain et seule ; promettez-moi de ne pas me verser.

— Cela m’est impossible, mame, répliqua-t-il ; mais je vous promets de faire de mon mieux pour que vous arriviez heureusement. »

Cette réponse était sensée et prononcée d’une voix qui m’inspira de la confiance. Je pris donc place dans la voiture et m’éloignai du premier endroit inhospitalier et non amical que j’avais trouvé en Amérique. Trois ou quatre hommes m’avaient précédée dans la diligence, où j’étais seule de femme. Il faisait tellement noir, que je ne pus distinguer leur visage ; mais, à leurs voix et à leurs questions, je devinai qu’ils étaient jeunes et d’une classe peu relevée. « Vous êtes-vous blessée, mademoiselle Bremer ? Avez-vous peur, Mame ? » Exclamations dont ils m’accablèrent sur-le-champ avec bonhomie et gaieté, mais grossièrement. Je répondis par le monosyllabe « non. » Et ils me laissèrent en paix. Cependant je n’étais pas sans inquiétude à l’égard de cette course nocturne. J’avais entendu parler de diligences versées, d’une femme dont le bras avait été cassé, d’une autre si fortement contusionnée dans le côté, qu’elle en était encore malade à Galena ; d’un monsieur ayant reçu à la tête un coup tellement violent, qu’il en avait perdu la mémoire pendant plusieurs heures, et autres histoires de ce genre.

Quelques-uns de mes compagnons de voyage ne s’étaient jamais vus, mais ils firent bientôt connaissance. L’un d’eux allait remplir les fonctions de maître d’école dans un lieu rapproché du Mississipi ; il avait un accent déplorable, sa prononciation était large et fautive. On lui demanda, entre autres, s’il pourrait résoudre un problème mathématique avec de « l’eau. » À cette question, le maître d’école parut complétement déconcerté ; et son compagnon de voyage se mit à lui expliquer cette expérience en long et en large d’une manière fort amusante. Le maître d’école fit plusieurs questions prouvant qu’il n’entendait rien à ces jets d’eau, et lorsque, peu de temps après, il quitta la diligence, son professeur s’écria : « Qu’il est vert, le maître d’école ! » Tous éclatèrent de rire. On aurait pu leur adresser évidemment le même reproche, mais ils étaient bonnes gens, se mirent à chanter des chansons nègres d’une manière fraîche et caractéristique, puis ils s’endormirent. La nuit était jolie et claire, le chemin pas trop mauvais et le cocher soigneux. Nous fûmes arrêtés une seule fois par quelque chose, et les jeunes gens furent obligés de descendre pour débarrasser la route. Nous atteignîmes à une heure du matin, et sans autre encombre, Galena, où tout le monde paraissait dormir profondément ; même dans l’hôtel, tout était silencieux et sombre.

Le portier, « d’Américan house » homme âgé, ayant une physionomie anglaise très-prononcée, sourcils épais, nez et menton forts, un extérieur et des manières un peu relevés, vint, une lanterne à la main, et prit soin de moi et de mes effets. Il me donna une jolie petite chambre ; lorsque je voulus fermer la porte, il se trouva que sa serrure, à double tour, ne marchait pas. Je rappelai donc le vieux portier, il me fit signe de pousser mon petit coffre contre la porte. Cette précaution ne me paraissant pas suffisante, il se mit à travailler la serrure, qui se ferma tout à coup ; mais, lorsque le portier voulut sortir, la serrure ne bougea pas. Il tourna et retourna la clef, la serrure resta immobile : nous étions, le bonhomme et moi, enfermés dans cette chambre, qui n’avait pas d’autre issue. La grimace que fit le portier en s’apercevant qu’il était captif fut si burlesque, que je ne pus m’empêcher de rire cordialement. Quand il eut épuisé en vain son imagination et ses forces pour ouvrir la porte, j’essayai des miennes, et, en examinant la serrure avec soin, je ne tardai pas à découvrir un petit ressort ; je le pressai, la serrure s’ouvrit aussitôt. Je rendis la liberté à mon compagnon de captivité, qui parut aussi content que moi de sortir de cette aventure nocturne.

Plus tard.

J’ai été interrompue par quelques visites, qui m’ont obligée de descendre dans le petit salon « des dames, » où une jeune et jolie personne chantait faux de manière à déchirer le tympan, et n’en finissait pas. Un jeune homme assis à côté d’elle tournait le feuillet ; il devait être sourd ou amoureux jusque par-dessus les oreilles.

Un mari et une femme qui arrivaient du désert, au delà le Mississipi (je les ai reçus dans ma chambre), m’ont donné des détails intéressants sur ce qu’on appelle les « Sqvatters, » espèce de peuple de race blanche, composé en grande partie des premiers habitants de l’Ouest. Ils s’établissent çà et là dans le désert, cultivent la terre et la liberté, ne connaissent pas d’autre culture, ne payent pas d’impôts, ne veulent entendre parler ni de loi ni d’église, Ils vivent en famille, non pas en société, sont extrêmement paisibles, ne commettent aucun genre de crime. Tout ce qu’ils demandent, c’est qu’on les laisse en paix et d’avoir les coudées franches. Les Sqvatters s’arrangent bien avec les Indiens, pas aussi parfaitement avec les blancs civilisés. Quand ceux-ci arrivent avec leurs écoles, leurs églises, leurs boutiques, les Sqvatters se retirent plus avant dans le désert, « afin, disent-ils, de pouvoir vivre avec innocence et liberté. » Tout l’Ouest, au delà du Mississipi, et jusqu’à l’Océan Pacifique, est habité çà et là par les Sqvatters ou adorateurs de la terre, dont l’origine est aussi inconnue que celle des mangeurs de terre glaise de la Caroline du Sud et de la Géorgie. Il y a même de la ressemblance dans leur manière de vivre ; mais les Sqvatters paraissent plus robustes et plus laborieux. Les mangeurs de glaise sont subjugués par la vie naturelle : les adorateurs de la terre sont les représentants du désert, et, comme celui-ci, en opposition roide avec la civilisation.

Galena, le 12 octobre.

Levée et bien portante après deux jours d’une forte migraine, durant laquelle j’ai été parfaitement soignée et servie par une bonne petite servante irlandaise de la maison. Je devais m’attendre à ce qu’un voyage aussi désagréable à travers le Visconsin me laisserait un souvenir fâcheux. La partie la plus fatigante de mon expédition dans l’Ouest est surmontée ; j’ai conservé tous mes membres, ma raison, mes cinq sens ; somme toute, la chose s’est assez bien passée, et je suis rentrée si complétement dans mon état de santé habituelle, que je dois en être satisfaite et reconnaissante.

Je resterai à Galena jusqu’à lundi ; c’est le jour où part le Ménomonie, très-beau bateau à vapeur (ainsi nommé d’après une tribu indienne), pour remonter le Mississipi jusqu’à Saint-Paul. En attendant, je jouirai de ma liberté dans ce bon hôtel, et de mes promenades sur les hauteurs pittoresques des environs.

Bonne nuit, ma bien-aimée, J’embrasse ma mère et toi. Mille compliments à tous nos amis.