Aller au contenu

La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 29

La bibliothèque libre.
La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 343-364).
LETTRE XXIX.


Cincinnati (Ohio), 30 novembre.

Seulement un baiser en esprit, chère Agathe, et quelques lignes aujourd’hui, car j’ai tant à faire, que j’en ai la tête comme un peu troublée ; mais c’est par du vin doux.

Je suis depuis mardi dernier dans le plus joli, le plus amical foyer, avec des époux charmants ; M. et madame Stetson, d’âge moyen (environ cinquante ans), riches, sans enfants, mettent leur joie à réunir autour d’eux et à rendre heureux des parents, des amis. J’habite l’une des chambres de leur jolie et vaste maison et suis entourée de soins, traitée comme un membre de la famille. Un jeune pasteur, pâle, doux, grave (veuf affligé), et deux femmes célibataires, parentes de mes hôtes, composent avec eux les habitants de céans. M. Stetson, géant par sa taille, et sa petite, sa gracieuse femme, ont une bonne dose de gaieté, et la vie journalière ne manque pas de sel pour la ranimer.

Maintenant un mot de mon voyage de Saint-Louis à Cincinnati. Il s’est effectué en six jours sur l’Ohio, paisiblement et bien, malgré la compagnie turbulente de vingt-quatre enfants, depuis l’âge de quelques mois jusqu’à dix ans. On devait s’estimer content si un tiers seulement criait. Il y avait aussi quelques passagers de la seconde ou troisième espèce de femmes, qui fument leur pipe et se servent de leurs doigts en guise de mouchoir de poche ; et puis cette question : « L’Amérique vous plaît-elle ? » Ouf ! il n’y a pas de contraste plus grand que celui qui existe dans ce pays entre les femmes civilisées et celles qui ne le sont pas.

Cependant une mère et sa fille m’ont plu à cause de leur extérieur et de leur amour mutuel évident ; mais, au moment où j’allais m’approcher de la mère, elle m’arriva avec cette question : « Les États-Unis ont-ils répondu à votre attente ? »

J’ai vécu la plupart du temps paisiblement dans ma chambre, en compagnie de mes livres et de la vue du rivage. Quand arrivaient le soir et la lumière, je m’amusais à voir coucher les marmots dans le salon ; car il n’y avait pas de place pour eux dans les cabines. Parmi les passagers se trouvait une jeune mère de trente ans à peine, ayant huit enfants, dont le dernier tetait encore. Elle s’était mise en route avec son mari et ses enfants pour s’établir dans l’un des États du Mississipi ; mais le mari, pris du choléra en route, était mort dans les vingt-quatre heures. La jeune femme retournait maintenant avec tous ses enfants chez ses parents. Elle était encore fort bien et d’une complexion faible, délicate. Quoiqu’une larme s’échappât de temps à autre de ses yeux, quand elle nourrissait son plus jeune enfant, elle n’avait pas l’air désespéré ni fort affligé. Sept de ces enfants, quatre garçons et trois filles, étaient couchés chaque soir tous ensemble sur un long matelas placé devant une porte et couverts d’une couverture. Je m’amusais d’un petit garçon de trois ans, véritable amour, dont la petite chemise descendait à peine au milieu du ventre. Il ne s’accommodait pas de ce lit en commun et aspirait probablement aux bras chauds de sa mère ; c’est pourquoi il se glissait toujours hors du lit, avançait doucement, sans s’inquiéter le moins du monde de l’exiguïté de sa chemise, vers le cercle des femmes assises un peu plus loin, près de la lampe, causant ou travaillant. Ici sa mère le saisissait par sa demi-chemise, le replaçait dans le lit avec deux claques, le recouvrait, mais vainement : il ne tardait point à se montrer sur la couverture, et, malgré les mains de ses frères et sœurs, qui faisaient tomber sur lui une grêle de tapes, il se redressait de plus en plus, appuyé sur ses mains et ses pieds, et bientôt mon petit amour à tête bouclée était sur pieds et recommençait sa promenade vers le cercle des femmes. Il était reçu par un bruyant éclat de rire. Cette scène se renouvelait six ou sept fois chaque soir pendant une heure ou deux. Quelques larmes et un peu de murmures accompagnaient les claques que sa mère lui donnait, mais la persévérance et le calme de ce petit amour étaient aussi remarquables que sa beauté. Pardon ; ce tableau n’est pas précisément dans ton genre. Je regrette cependant que tu ne l’aies pas vu.

Passons maintenant au spectacle extérieur durant cette traversée. Un peu au-dessous de Saint-Louis, sur le Mississipi, nous vîmes le magnifique bateau à vapeur portant le nom de cette ville engravé au milieu du fleuve, et nous passâmes rapidement devant lui sans nous en inquiéter. C’était une belle journée de soleil. Pendant quelque temps le rivage n’offrit rien de frappant ; mais plus tard les bords du Missouri nous montrèrent des roches perpendiculaires, présentant des figures extrêmement remarquables, tantôt bas-relief, tantôt haut relief ; c’étaient des autels, des armes, des piliers, des pyramides, des portiques, des sculptures si belles, qu’on avait de la peine à croire qu’elles étaient l’œuvre de la nature et non pas de l’art. Nous avons retrouvé de ces roches dans une couple d’endroits, mais isolées et comme semées sur les rives du Missouri.

Nous arrivâmes, en allant toujours vers le Sud et descendant le Mississipi, à l’embouchure de l’Ohio. Ici le paysage était large et plat. L’Ohio, d’un bleu limpide, et appelé la « belle rivière, » se jette avec autant de calme et d’intimité dans le Mississipi-Missouri bourbeux que l’âme sereine d’un ami dans l’esprit agité de son ami. Les bords des deux rivières étaient couverts d’arbrisseaux et de buissons verts. Une clarté douce était répandue sur toute la contrée. Sur une pointe de terre se trouvait une petite colonie abandonnée, avec maisons en ruines. On l’appelle Cairo ; elle était destinée à devenir une grande ville de commerce ; mais l’emplacement était si malsain, qu’après plusieurs tentatives faites pour y vivre et y bâtir, on fut obligé de l’abandonner.

L’Asia sortit majestueusement du Mississipi pour remonter l’Ohio entre l’État de ce nom et le Kentucky. Cette rivière est infiniment moins large que le Mississipi, mais ses bords sont plus élevés et boisés ; elle est limpide et jolie. Nous vîmes sur le rivage d’abord des abatis, des maisons en bois, puis des fermes, et à la fin de jolies habitations de campagne bâties sur des hauteurs de plus en plus élevées et qui paraissaient cultivées. Les arbres sont gigantesques sur les deux bords, et de leurs couronnes dépouillées de feuilles on voit sortir des grappes et des masses ressemblant assez à des nids d’oiseaux et produites par une plante touffue et verte. C’est le gui ; il croît ici en abondance. Les arbres cèdent, la perspective s’ouvre, les hauteurs se retirent, et sur les bords de l’Ohio se dressent de brillantes flèches, entourées de vignobles, de belles villas ; dans le fond, un demi-cercle de collines et une grande ville. — C’est la « Reine de l’Ouest », Cincinnati. Elle n’existait pas il y a soixante ans. Ses premiers fondateurs vivaient encore ici il y a une couple d’années. Maintenant elle a cent vingt mille habitants. Cela peut s’appeler croître.

Avant de quitter l’Asia, je suis obligée de jeter un regard d’adieu à Méhala, la vieille et bonne négresse qui servait sur ce bateau, et l’une de ces excellentes et agréables créatures qu’on ne peut s’empêcher d’aimer ; elle avait une forte dose de ce tact et de ce bon sens qui appartiennent à la race nègre. Mère de quatorze enfants, ils lui avaient été tous enlevés soit par la mort, soit par le commerce des esclaves. Elle savait cependant où trois d’entre eux se trouvaient ; c’était fort loin. Méhala en parlait avec chagrin, mais sans amertume, et appartenait maintenant à des maîtres allemands qui, sur sa propre demande, l’avaient louée comme servante sur le bateau à vapeur. « Car, disait elle, ils n’entendent rien à la manière de traiter des serviteurs. » Méhala rapportait tout à l’idée de faire assez d’économies pour se racheter. Elle pourrait alors se retirer chez sa fille, mariée dans le Kentucky, et y gagner sa vie comme blanchisseuse. Elle avait déjà amassé une petite somme. En nous séparant, la bonne femme me serra si cordialement dans ses bras, que cela me fit du bien au cœur. Une autre négresse, blanchisseuse à bord, était aussi colère que Méhala était douce.

L’Asia avait atteint Cincinnati depuis un moment, quand un monsieur pâle vint à bord pour me prendre et me conduire dans le nouveau foyer où l’on m’avait invitée à venir. C’était ce pasteur ami et hôte de la maison, dont j’ai déjà parlé. Lorsque la porte de cette demeure s’ouvrit devant moi, une femme d’âge moyen se présenta pour me recevoir ; elle portait si évidemment le sceau de la bonté et de la bienveillance sur son gracieux visage, que je me sentis attirée involontairement vers elle et satisfaite d’habiter sa maison. Depuis lors cet attrait et ce plaisir ont été croissant.

J’ai entendu donner alternativement à Cincinnati les surnoms de « Reine de l’Ouest, Cité des Roses et Cité des Porcs. » Elle les mérite tous les trois. C’est une jolie et en même temps magnifique ville, dans la plus belle position, entre des vignobles, des collines vertes parées de charmantes villas, et la belle rivière de l’Ohio, avec sa riche vie et ses eaux limpides à ses pieds. Les roses y croissent avec une grande surabondance ; j’en ai vu encore briller entre les arbres verts des terrasses. Dans ce moment, on peut appliquer à Cincinnati son surnom de la Cité des Porcs, car des bandes nombreuses de ces respectables citoyens à quatre pattes arrivent des fermes et des petites villes de l’Ouest à Cincinnati pour être tués dans un grand établissement fondé dans ce but. Après avoir été salés, on en fait des expéditions dans les États de l’Est et du Sud. Il m’est arrivé plusieurs fois de rencontrer, dans les rues, d’énormes troupeaux de porcs, devant lesquels je me suis retirée précipitamment, car ils remplissaient toute la rue et empestaient l’air. J’ai une salutaire répugnance pour leur race dans ce pays, et si je pouvais la communiquer à un grand nombre de ses habitants, bien des gens seraient mieux portants et plus heureux qu’ils ne le sont. Si l’on pouvait proscrire entièrement ces animaux de l’Union, elle serait débarrassée du plus grand mal après celui de la guerre civile, de la dyspepsie.

Mais, entourée de tant de choses belles et bonnes, je ne devrais pas m’occuper aussi longtemps des porcs.

J’ai fait de charmantes excursions dans les environs et plusieurs connaissances intéressantes. Je citerai en tête le phrénologue Buchanan, homme spirituel, un peu excentrique, plein de vie et de philanthropie. Son individualité me plaît, et les grandes vues que sa neurologie et son analyse du cerveau humain ont ouvertes relativement aux possibilités infinies de l’homme, m’intéressent beaucoup, car il y donne un grand espace au libre arbitre. Buchanan est à un haut degré spiritualiste : il voit dans les forces intellectuelles les agents les plus énergiques de toutes formations, et dans la vie immatérielle le positif de la matière. Ainsi, pour lui, la volonté de l’homme, c’est la détermination intime ; elle développe en bien comme en mal le cerveau, lequel exhausse et use le crâne.

Ensuite, je suis toute ranimée par la manière dont on envisage ici la question de l’esclavage, la possibilité de le déraciner, l’avenir de la race noire et de l’Afrique en colonisant les nègres chrétiens d’Amérique sur la côte africaine.

Je trouve dans un écrit périodique publié ici par le docteur Christy, agent de la société de colonisation de l’Ohio, des mémoires intéressants concernant Libéria à la Sierra-Leone et l’accroissement des colonies nègres sur la côte d’Afrique. L’État de l’Ohio vient de faire une bonne chose en achetant une vaste étendue de terres sur la côte d’Afrique, au lieu appelé Gallinas, et d’une longueur de plusieurs centaines de milles. Le commerce des esclaves y a eu jusqu’ici l’un de ses principaux débouchés. Des personnes riches de Cincinnati ont donné à cette intention plusieurs milliers de dollars. Cette contrée, étant destinée à la colonisation des nègres de l’Ohio, portera le nom de l’Ohio africain, et mettra de fortes entraves au trafic des esclaves sur les côtes de l’Afrique.

Il y a ici dans ce moment une assemblée politique composée de cent huit citoyens, pour refaire, ou, pour mieux dire, développer la constitution de cet État ; elle a maintenant cinquante ans environ. J’ai assisté avant-hier à une séance de cette assemblée et donné des poignées de main à une bonne partie de ses membres. La plupart sont bien, d’âge moyen, à la physionomie ouverte, avec des fronts vigoureux et libres ; ce sont presque tous des hommes de loi, mais il s’y trouve aussi des fermiers, des commerçants et des artisans. Deux membres seulement sont célibataires. Cette Convention se propose d’étendre le pouvoir du peuple, par exemple de le faire participer à la nomination des juges et autres fonctionnaires.

Des questions intéressantes sous d’autres rapports y sont également traitées et m’ont ranimée. Une certaine vie centrale de la pensée et de l’activité, que je n’ai pas rencontrée dans les autres États de l’Amérique du Nord, se meut dans l’Ohio, et il me semble que je suis ici au centre du Nouveau-Monde. En un mot, chère Agathe, je vis, j’embrasse en esprit le présent et l’avenir avec leurs divers développements dans différentes contrées de la terre, lointaines ou proches. Je sens s’agiter en moi une foule de pensées, autrefois enchaînées, ou bien qui ne vivaient qu’à demi, et je remercie Dieu.

Décembre.

J’ai passé trois semaines dans ce foyer, dont les maîtres sont si bons, si bienveillants ; j’ai vu beaucoup de monde, une bonne partie de la ville et de ses beaux environs. Cette contrée est l’une des plus jolies et des plus agréables qu’on puisse imaginer ; les villas sont situées sur des collines fertiles, avec vues magnifiques sur la rivière et le pays. Les habitants se composent d’un mélange de toutes sortes, bons et mauvais, agréables et fâcheux ; il en est qu’on voudrait avoir toujours près de soi, d’autres qu’on souhaite à mille lieues. Cependant le plus grand nombre des personnes que j’ai vues font partie des meilleures.

J’ai assisté l’autre jour à une grande noce où se trouvaient trois mariées fort jolies : l’une d’elles l’était remarquablement et avait un air si aimable, que je ne pus m’empêcher de lui dire de tout mon cœur un : « Que Dieu répande sa bénédiction sur vous ! » J’y ai vu aussi une foule de jolies toilettes et de jolis visages. Les Américaines s’habillent avec goût. Ici, comme partout, elles me semblent généralement bien ; à peine si je rencontre une figure dont on pourrait dire : Elle est laide. Elle me ranimerait cependant, si j’y trouvais le genre de beauté dont, généralement parlant, ces roses humaines sont dépourvues, et que je compare au bouton couvert de la rosée du matin. Elles manquent d’ombres, de calme, de mystère, — de cette profondeur, de cette intimité sans nom qui attire l’esprit avec une puissance paisible et la certitude qu’il y a là de nobles trésors cachés ; elles manquent de ce charme calme de la personne, qui est par lui-même une beauté. Ai-je tort ? Est-ce l’éclat du salon et des lustres qui m’égare ?

Il est une observation que je crois fondée. La frivolité et la vanité n’ont pas moins de pouvoir sur notre sexe dans ce pays que dans les grandes villes de l’Europe ; elles en ont bien davantage que dans notre bonne Suède. Quelques preuves de ceci m’ont frappée de stupeur. Le luxe et la coquetterie des jeunes femmes ont souvent conduit leurs maris au désespoir et à l’ivrognerie. L’une d’elles, jeune et jolie, a dit un jour en ma présence :

« Les femmes, une fois mariées, font, suivant moi, trop peu de frais pour les hommes. Quand je suis au bal, je m’impose le devoir d’oublier mes enfants. »

Un procès scandaleux entre jeunes époux mariés depuis peu d’années occupe le public dans ce moment. Leur noce a été des plus brillantes ; le trousseau, les meubles, tout était aussi riche et magnifique que possible. La soie, le velours, les diamants, rien ne manquait. Mais bientôt après le mécontentement surgit entre les époux, par suite de l’entêtement de la jeune femme. Elle voulait se farder : le mari s’y opposait. La mère déraisonnable et légère de la femme prit le parti de sa fille contre le mari ; maintenant les époux sont séparés, et on rend publique une correspondance qui ne fait honneur à personne.

Les hommes, d’un autre côté, — la justice veut qu’on montre aussi leurs ombres, — sont ici trop adonnés aux jeux de hasard et à l’ivrognerie. Il y a encore parmi eux beaucoup de brutalité et de sans-gêne dans la manière de vivre.

« Par quel motif se marie-t-on dans le grand Ouest ? est-ce par amour ou pour de l’argent ? demandai-je à un homme âgé, sensé et spirituel d’ici. — Pour de l’argent, » répliqua-t-il sèchement.

Sa femme voulut adoucir cette réponse sévère, mais il s’y opposa, et elle finit par convenir que l’argent avait en effet une grande influence sur la conclusion des mariages. Si, malgré cela, il y en a d’heureux, on en est redevable à la bonté de Dieu et à la base fortement morale que la génération actuelle doit à la nature, à l’éducation et à l’influence du sentiment moral public.

Si les mariages ainsi contractés sont souvent malheureux, si le nombre des divorces est considérable dans une partie des États américains où la loi n’y met guère d’entraves, rien de plus naturel. J’ai ouï dire également que ces séparations peuvent provenir de ce que les Américains supportent moins que d’autres l’imperfection et coupent le nœud gordien plutôt que de passer des années à le dénouer. « La vie est courte, » disent-ils.

Et pourtant, je n’ai vu nulle part des unions plus parfaitement heureuses qu’en Amérique ; mais elles n’avaient pas été conclues en vue de l’argent.

« Pourquoi préférez-vous le grand Ouest aux États de l’Est comme séjour ? » demandai-je à ma bonne hôtesse.

Elle me répondit : « Parce qu’on y est plus libre, qu’on a moins de préjugés et plus de considération pour l’individu que pour ses habits et le monde extérieur ; parce que nous sommes plus libres relativement à nos opinions, à nos entreprises, et que la vie commune y est plus facile. »

Et cependant, — je crois avoir remarqué que la susceptibilité, la rudesse, les petites querelles, en un mot tous les petits lutins ordinaires de la vie sociale, ne sont pas moins actifs ici que dans d’autres grandes villes du Nouveau-Monde. Le bon grain et l’ivraie croissent partout, dans l’Ouest comme à l’Est.

Le climat de Cincinnati est malsain, l’air y est rude, et les changements subits de température pourraient bien être pour quelque chose dans l’irritabilité de caractère dont ses habitants m’ont paru affligés.

J’ai assisté avec plaisir à quelques leçons, en tête desquelles je place une improvisation véritablement spirituelle du docteur Buchanan, qui a eu lieu au collége médical. Il a parlé sur l’activité du cerveau et ses rapports avec la volonté libre de l’homme. Une autre leçon faite sur Bacon de Verulam, par un M. Levermore, jeune prêtre unitaire, a été une exposition intéressante par ses aperçus profonds, impartiaux et psychologiques. Puis une autre encore, par un planteur autrefois propriétaire d’esclaves dans le Kentucky, M. Cassius Clay ; il a émancipé ses esclaves, ce qui lui a attiré beaucoup d’inimitié dans les États où règne l’esclavage. Pendant l’une de ses leçons publiques sur cette question, faite il y a un an à Louisville, je crois, il a été assailli par un homme furieux et sa bande, qui le maltraitèrent. Clay, ne s’attendant point à une pareille agression, n’avait pas d’armes sur lui. Grièvement blessé déjà de plusieurs coups de couteau, il aurait probablement succombé, si son fils, âgé de treize ans, ne s’était glissé avec courage à travers ces misérables pour lui passer un couteau de Bowie ; Clay put alors se défendre et le fit avec une telle énergie qu’il blessa mortellement son principal adversaire. Lui-même fut malade pendant près d’une année des blessures qu’il avait reçues. Lorsque je l’ai entendu, c’était la première fois depuis son rétablissement qu’il parlait en public.

La grande salle où l’on s’était réuni pour l’entendre était comble. J’avais fait sa connaissance auparavant, et il était venu chez moi ; sa personne décidée et le regard de ses yeux bleu foncé m’avaient plu, comme ses vues sur ce qu’il y a nécessairement de brute et de vil dans les États où l’esclavage est considéré comme une institution domestique, son influence fâcheuse sur les mœurs et le caractère, d’où résulte le gouvernement du pistolet et du couteau Bowie. M. Clay croit qu’on peut et doit métamorphoser les nègres en travailleurs libres. Je lui demandai comment ses propres esclaves se conduisaient depuis leur affranchissement. « Très-bien, » me répondit-il. Étant peu nombreux, on les avait préparés à la liberté.

Dans sa leçon, M. Cassius Clay parla avec courage et fortement contre une « institution qui relâche tous les liens de famille, avilit la femme. » Sa polémique fut violente contre le nouveau bill concernant les esclaves fugitifs, contre Daniel Webster, qui l’avait soutenu. Il fit allusion à un tableau représentant le purgatoire : on y voit diverses espèces de pécheurs cherchant à s’échapper des flammes dévorantes ; mais un démon supérieur, avec cornes, griffes et une grande fourche à la main pour frapper et retenir toute pauvre âme sur le point de fuir, était là ; il la prenait sur sa fourche et la rejetait dans le feu. Clay reconnaissait Daniel Webster dans ce démon supérieur.

Ce fut le point saillant de ce discours, qui passait du bill des esclaves, de Daniel Webster, à la Bible et — au christianisme. Ce vigoureux combattant n’a pas fait fortune ici et s’est montré faible théologien en confondant le christianisme avec l’Église étroite qui prêche sa doctrine à rebours et ne mesure la parole de la Bible que d’après l’abus ou la fausse application qu’on en fait, ce qui est très-fréquent chez les défenseurs de l’esclavage, même parmi le clergé ; je ne suis pas étonnée de l’irritation que bien des gens éprouvent à cette occasion, et qui les pousse à méconnaître la source de la vérité quand on veut en tirer le mensonge.

La nombreuse assistance avait l’odorat fin, elle sentit une odeur de roussi et se tint silencieuse. L’orateur, reçu avec force applaudissements, en recueillit peu en se retirant, encore étaient-ils faibles.

L’Ohio est, comme tu le sais, un État libre. Sur le bord opposé est le Kentucky, État à esclaves ; il suffisait autrefois à ces derniers de traverser la rivière pour être libres. Maintenant la fuite ne leur servirait à rien, on les poursuivrait et on les reprendrait partout.

J’ai entendu raconter beaucoup d’histoires sur la fuite des esclaves ; elles sont d’un intérêt saisissant, et je ne comprends pas pourquoi elles ne servent point de base à des romans et des nouvelles américaines. Il n’est pas, selon moi, de sujet pouvant donner lieu à des peintures, à des scènes plus touchantes et plus pittoresques.

Le sol de l’Ohio est, dit-on, très-bon pour les céréales et les pâturages ; c’est une jolie nature d’idylle, quoique grandiose. Les beaux arbres gigantesques de cet État et du Kentucky sont célèbres. Je regrette que la saison ne me permette pas de mieux voir leur beauté et la richesse du pays ; il peut nourrir huit à neuf millions d’habitants de plus que sa population actuelle.

Dans l’intérieur des maisons, tout est bon, paisible, agréable. Un nouvel hôte, ami de M. Stetson, anime notre petit cercle depuis quelques jours. M. D…, de la Nouvelle-Angleterre, n’est pas cependant un yankee ; son esprit me paraît fin, parfumé. Il s’intéresse surtout à la vie de société, à la littérature, à ses amis et connaissances, aux choses et aux moments agréables. C’est un amateur de jolies femmes, « de bons mots » et de bonne table ; il connaît les moindres finesses de Shakspeare, est capable de découvrir de grandes choses dans un billet de quatre lignes écrit par une femme. Du reste, homme d’honneur, ami dévoué, causeur aimable sur n’importe quel sujet.

M. D… a donné un nouvel élan à nos entretiens sur le grand Ouest ; diverses anecdotes qui le concernent assaisonnent le repas, et M. Stetson y apporte son contingent. En voici quelques échantillons.

Un homme, — un homme de l’Ouest, étant sur le bord du Mississipi, voit sauter un bateau à vapeur et s’écrie : « Vive Dieu ! les Américains sont un grand peuple ! (Cette exclamation est habituelle en toute circonstance dans le grand Ouest.)

Un passager de l’un des bateaux à vapeur du Mississipi eut récemment une querelle avec un autre passager. Ils montèrent sur le tillac, échangèrent quelques coups de pistolet, puis descendirent comme s’ils n’avaient fait que jouer aux balles ensemble. L’un de ces messieurs paraissait un peu pâle : il rentra dans sa cabine, en sortit le matin, à midi et le soir pour prendre ses repas pendant deux jours, et le troisième on le trouva mort dans son lit par suite de cinq balles qu’il avait reçues. Il faut avouer que c’est prendre la chose froidement.

Une certaine exagération joviale fait partie, dit-on, sous le rapport de l’expression, du caractère de l’homme de l’Ouest, surtout dans le Kentucky, et donne lieu à une foule d’histoires gaies. On raconte qu’un habitant de cet État fit l’éloge du sol en disant :

« Quand nous fumons bien la terre et que nous y semons du maïs, chaque grain en rapporte cent cinquante. Lorsque nous semons sans fumer, un grain en donne cent, et si nous nous abstenons de fumer et de semer, le sol donne environ cinquante grains pour un ! »

J’ai eu avec M. Silsbee, le pasteur pâle, des conversations sur la théologie et sur celle de Swedenborg. Nous nous sommes un peu disputés ; mais j’ai bientôt reconnu que j’avais tant de choses à apprendre de la beauté et de la vérité, pure comme cristal, de son âme, que j’ai trouvé plus de charme à l’écouter qu’à pousser mes arguments. M. Silsbee est de ces personnes paisibles de tous les pays, dont la vie est la meilleure doctrine. Il regrette profondément sa femme.

« Les hommes ne savent pas assez apprécier le prix et la bénédiction du mariage, me dit-il un jour ; nous ne vivons pas, étant mariés, de manière à monter jusqu’au degré le plus élevé de la félicité et de la vie, que nous tenons cependant entre nos mains. »

Mademoiselle Harriet, sœur aînée de madame Stetson, personne agréable, solide, sérieuse, approchant de la soixantaine, ne paraît pas au dîner et rarement au salon. En revanche, j’ai souvent trouvé qu’elle mettait la main dans les tiroirs de mon secrétaire, qu’elle le faisait à la dérobée, ce qui, je l’avoue, me parut un peu extraordinaire, jusqu’au moment où, joignant une autre bizarrerie à celle-ci, je parvins à les expliquer toutes deux ; c’est-à-dire, je découvris dans mes tiroirs que des cols ou des manchettes, mis de côté par moi parce qu’ils commençaient à tirer trop fortement sur le gris, revenaient d’une manière inexplicable au blanc, étaient blanchis, repassés comme par magie. Je découvris aussi que de vieux cols avaient été raccommodés, et mieux que tout cela, car des manchettes, un col en dentelles et neufs y étaient mêlés. Cependant, lorsque je rencontrais mademoiselle Harriet, elle avait toujours un air aussi sérieux et concentré en elle-même que si elle ne s’occupait pas des affaires des autres et s’attendait à ce qu’on ne s’occuperait pas des siennes. Il s’écoula en effet quelque temps avant que mes soupçons tombassent sur elle. Son sourire, bon et malin, la trahit, et depuis lors cette excellente amie n’a pu parvenir à me tenir à distance avec sa voix un peu rude et son extérieur grave. J’ai découvert successivement que, chez cet être froid en apparence, se trouvaient un cœur bon, loyal, une raison lucide et bienveillante, un esprit et une conversation gais. M. Harrison me l’avait dit.

Qui est M. Harrison ? L’un des amis de la maison, et que j’aimerais à compter parmi les miens. Il sera peut-être mon compagnon de voyage quand je me rendrai à la Nouvelle-Orléans.

Tu vois le petit tableau de notre vie journalière ; mais sa perle pour moi, c’est ma charmante hôtesse, si bonne et si sensée.

Parmi les personnes qui m’ont donné de la joie ici, il faut citer une jeune muse, madame L…, jolie, bien douée, aimable. Lui entendre lire des vers, c’est éprouver une jouissance véritable et tout amicale.

Plusieurs Suédois sont établis ici ; après avoir échoué dans le Vieux-Monde, ils ont réussi dans le Nouveau, où ils se trouvent maintenant assez confortablement. L’un d’eux s’est tiré d’affaire en montrant l’Enfer, œuvre de la jeunesse d’un sculpteur américain, nommé Powers, né à Cincinnati, et qui travaillait alors chez un horloger. Durant cette période, il a commencé diverses œuvres plastiques, parmi lesquelles s’est trouvée une représentation mécanique de l’Enfer. Le Suédois dont je viens de parler l’acheta, la plaça dans une sorte de musée, invita le public à venir voir comment les choses se passaient en enfer, lui donna de vigoureuses commotions électriques, accompagnées d’éclairs et de tonnerre. C’est maintenant un homme riche, ayant femme, enfants et maison de campagne, le tout acquis en donnant ces représentations.

Il y a ici des foyers américains dans lesquels je voudrais pouvoir te conduire : dans l’un est une jeune mère, veuve ; elle élève cinq beaux petits garçons pour en faire de bons chrétiens, de bons citoyens. Dans d’autres foyers, des époux sans enfants répandent du charme sur leur vie par un dévouement mutuel ; en cultivant leur intelligence, ils chassent l’ennui de leur demeure et font de la maladie un lien qui rapproche encore davantage leurs cœurs, le ciel et la terre. Il y a surtout un foyer qui, je le sais, te plairait comme à moi ; car, s’il est beau de voir des individus vivre bien ensemble, il est encore plus rare de les voir mourir ainsi. Dans ce foyer il y a une mourante ; c’est une jeune fille, belle comme un bouton de rose, avec des roses si fraîches sur ses joues arrondies, que pas un étranger ne se douterait que la mort est assise près d’elle. Mais la jeune fille le sait, sa mère aussi, et toutes deux se préparent, durant les jours et les nuits de souffrances qu’elles passent ensemble, à leur prochaine séparation ; mais c’est avec une clarté et un calme célestes : elles en parlent comme de quelque chose de beau pour la jeune fille, qui se prépare à faire partie de la société des anges en portant la croix des douleurs avec une patience croissante et plus d’amour pour tous. Il n’y a pas de ténèbres dans cette chambre de malade. Les amis y apportent cadeaux et amour pour recevoir de la jeune moribonde, tandis qu’elle s’arrête sur le bord du tombeau, des paroles ou un regard venus du ciel, avec lequel elle est déjà en relation.

Cette clarté en face de la mort, cette préparation, sont plus communes chez les Anglais et les peuples de l’Amérique du Nord que dans tout autre pays à moi connu. Ils considèrent comme un droit à eux appartenant de connaître, quand c’est possible, leur état et le danger de mort où ils sont ; ils veulent approcher du moment de leur métamorphose les yeux ouverts, l’esprit vigilant, avec la complète connaissance de l’importance de ce passage, et s’y préparer.

Le 15 décembre.

Une journée de haute vie, par suite d’impressions et de pensées vivifiantes concernant le cerveau de l’homme, ce point central de l’homme relativement à l’univers ; des coups d’œil pleins de pressentiments venus de ce soleil et de ce point de vue concernant le développement infini de toutes les parties de la vie, se sont placés bien haut dans mon âme. Pourrai-je un jour m’emparer de ce monde de la pensée, qui lance des éclairs en moi, le posséder complétement ?

Je ne puis t’en dire davantage aujourd’hui, car j’ai plusieurs lettres à écrire, dont l’une pour Boeklin, que je renfermerai dans la tienne ; tu peux la lire si tu le veux. Malgré tout l’intérêt qui m’attache ici et le charme du foyer où je me trouve, je suis impatiente de partir pour me rendre dans le Sud. J’ai peur de l’hiver, de l’air rude de Cincinnati et des appareils de chauffage des foyers américains. Ils sont probablement la cause de l’état maladif, qui prend de plus en plus le dessus parmi les classes qui vivent commodément et presque toujours enfermées dans leurs maisons. Je suis impatiente également d’arriver dans le Sud avant Noël, afin d’avoir occasion, si la chose est possible, de voir les danses et les fêtes des nègres dans les plantations à cette époque. On m’a beaucoup parlé du bonheur des esclaves noirs en Amérique, de leurs chants, de leurs danses ; je serai bien aise de voir une fois ce bonheur si vanté. Dans la Caroline du Sud et la Géorgie, les sermons ont expulsé la danse et les chants joyeux des plantations. Peut-être que dans la Louisiane, où l’on ne prêche pas les esclaves, on les laisse danser et chanter.

Le 17 de ce mois, un grand et beau bateau à vapeur partira d’ici pour la Nouvelle-Orléans ; j’en profiterai et j’aurai M. Harrison pour cavalier.

Encore un mot sur quelques soirées en nombreuse compagnie qui ont eu lieu dans cette maison. Ce qui me déplaît dans les petites réunions intimes américaines, c’est qu’on s’y occupe trop peu de lecture à haute voix ou de quelque chose offrant un intérêt commun. Mais dans les grandes réunions la vie de société est parfaite ; je mets en première ligne les causeries des hommes et des femmes. Jamais on n’y voit les hommes s’entasser dans une pièce et les femmes dans une autre, ou bien dans un coin du salon et les femmes dans l’autre, comme s’ils se faisaient peur mutuellement. Ici, les hommes qui fréquentent les sociétés (ils aiment à passer le soir dans les salons) se font un devoir et, il me semble, un plaisir aussi, d’entretenir la conversation avec les femmes. De cette bienveillance résultent une plus grande amabilité, un commerce plus facile, ce qui, pour des hommes de bon goût et au noble caractère, est bien supérieur au cigare et au punch. D’ordinaire, un homme se consacre à une femme pendant un temps assez long, souvent pendant toute la soirée. On est assis deux à deux sur des causeuses et de petits canapés de formes variées, et on cause ; ou bien le cavalier offre son bras à la dame pour faire une promenade dans le salon. Ce sont parfois deux femmes qui se consacrent l’une à l’autre. Ce n’est pas toujours non plus la femme la plus jolie ou la plus élégante qui attire davantage l’attention. J’ai vu M. Harrison, très-jeune encore et fort agréable, se consacrer pendant des heures entières à mademoiselle Harriet et avoir avec elle un entretien des plus animés. Il est vrai que M. Harrison a pour elle la plus grande considération, ce qui prouve son bon goût.

Je me souviendrai toujours avec les tendres sentiments d’une sœur de quelques jeunes personnes dont j’ai fait plus tard la connaissance ici : l’une d’elles surtout, qui, frappée d’une douloureuse adversité, loin de permettre à l’amertume de pénétrer dans son cœur, y a laissé entrer la sympathie pour tous ceux qui souffrent. Que la paix de Dieu repose sur cette jeune personne ! Elle aurait pu me devenir extrêmement chère… mais il faut songer à faire mes préparatifs de voyage.

La Belle-Key, ce bateau à vapeur sur lequel je vais m’embarquer, a été appelé ainsi en l’honneur de la fille de son propriétaire, une « belle de Louisville, » dit-on. C’est une espèce de navire géant, qui porte à la Nouvelle-Orléans toutes sortes de produits du grand Ouest pour les fêtes de Noël. Il fait froid maintenant à Cincinnati. La reine de l’Ouest répand de la suie et des cendres sur la ville et noircit tout. J’ai impatience de me retrouver sur le Mississipi.

P. S. Les commérages du grand Ouest assurent qu’on y trouve abondamment des épouseurs. Chaque jeune personne en a au moins trois ou quatre, parmi lesquels elle peut choisir. Il est certain que le nombre des hommes paraît y croître singulièrement en comparaison de celui des femmes. C’est le contraire dans les États de l’Est. Les hommes vont dans l’Ouest pour chercher de l’occupation et de l’argent ; leur nombre va croissant à mesure que l’on avance dans l’Ouest. On m’a raconté à Cincinnati que, dans un bal à San Francisco (Californie), il s’est trouvé cinquante cavaliers pour une dame. On disait aussi que dans un district aurifère, où il y avait beaucoup d’hommes et pas une femme, on a placé dans une sorte de musée une robe de bal, qu’on montrait moyennant une rétribution.

Je soupçonne que ceci fait partie des traditions mythologiques du grand Ouest.

On peut, je crois, en dire autant du jardin de plaisance de l’Éden, près de Cincinnati, où l’on m’a invitée à aller. C’est, dit-on, un grand vignoble ; mais la beauté de la vue dont on jouit sur ces hauteurs justifie peut-être son nom. La culture de la vigne, la fabrication du sherry et du champagne sont en grande croissance autour de Cincinnati.