La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 30

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 364-410).
LETTRE XXX.


À MONSIEUR LE PASTEUR P.-J. BOEKLIN.


Cincinnati (Ohio). 27 novembre 1850.

J’ai passé plus d’une année dans le Nouveau-Monde sans remplir la promesse de vous écrire, mon ami et mon maître, sans vous dire ce que je pense, ce que j’espère de ce pays ; et cependant vous désirez le savoir.

Je n’ai pu vous écrire plus tôt, mon ami, ne voulant pas vous donner des aperçus incomplets à méditer, et pendant longtemps je n’en avais pas d’autres à vous offrir. Les impressions, les événements journaliers de ma vie dans ce pays m’ont d’abord tellement dominée sous le rapport de l’âme et du cœur, que, jusqu’à un certain point, je pliai sous le faix. Le courant impétueux d’impressions nouvelles et en partie ravissantes, le travail incessant de l’esprit sur des objets nouveaux, des personnes nouvelles, et le climat échauffant, l’influence d’une nourriture à laquelle je n’étais point accoutumée, m’avaient plongée dans un état fébrile et nerveux tel, que pendant des mois j’ai été incapable de lire, de penser à rien de ce qui demandait la moindre application.

Grâce à Dieu et aux soins qui m’ont été donnés par des personnes bonnes, la nature et l’art m’ont fait sortir peu à peu de cet état. J’ai pu de nouveau vivre et apprendre. Mais, durant le travail continuel auquel je me livrais pour chercher à m’emparer des objets qui s’imposaient à moi pendant mes excursions et les tentatives que je faisais pour les coordonner, j’ai senti de plus en plus clairement que, pour méditer avec quelque netteté sur la civilisation nouvelle que les États de l’Amérique du Nord présentent, il fallait que je visse un plus grand nombre de ses diverses formes, de ses développements. Il me fallait auparavant faire connaissance avec la vie dans les États du Nord, dans ceux du Sud, de l’Ouest de l’Union ; il fallait voir la vie de l’Amérique dans les lieux où elle s’est posée, où elle est à peu près complète, où elle s’efforce encore de défricher le sol, de construire de nouvelles demeures, de conquérir une nouvelle existence, de nouveaux pays.

« Quand j’aurai vu le grand Ouest, la vallée du Mississipi, Cincinnati, la reine de l’Ouest, j’écrirai à Boeklin ; je comprendrai mieux alors le Nouveau-Monde, j’en parlerai mieux, ainsi que de l’amour de l’humanité qu’il porte dans son sein. » Voilà ce que je me disais.

Maintenant je suis à Cincinnati. J’ai vu et je vois devant moi le grand Ouest dans la région centrale de l’Amérique du Nord. J’ai parcouru la vallée du Mississipi, ce foyer futur de cent soixante-quinze millions d’individus. J’ai voyagé sur le grand fleuve, dont les rives fourmillent déjà d’Européens, depuis le Minnesota, terre natale sauvage des tribus indiennes, et les chutes d’Anthony, qui ferment le cours du fleuve au nord, jusqu’à son embouchure dans le golfe du Mexique.

Tandis que je me repose sur le rivage de l’Ohio, « la belle rivière, » dans l’un des beaux et paisibles foyers qui se sont ouverts pour me recevoir, tout le long de ma course à travers l’Amérique ; où j’ai trouvé le calme de la maison maternelle, la paix, l’amour, la joie et de nouvelles forces ; — je veux causer avec vous, le meilleur ami de mon esprit et de ma pensée. Je vous ai rencontré tard, mais pour l’éternité. Hélas ! même dans ce moment, je ne puis vous dire que quelques mots seulement de ce que j’ai vu et appris dans ce monde nouveau. Mais vous comprendrez ce que j’indiquerai d’une manière incomplète, et vous pénétrerez plus avant dans ce labyrinthe avec le fil que je mets entre vos mains.

Vous le savez, je ne suis pas venue en Amérique pour chercher des objets nouveaux, mais plutôt une espérance nouvelle.

Pendant que la moitié de l’Europe, après avoir lutté pour conquérir la lumière et la liberté, s’est trompée en partie sur son but, et ne sachant pas nettement ce qu’elle voulait, paraissait (en apparence du moins) retomber sous un despotisme plus habile, qui fît usage durant quelque temps du droit de la force, mon âme, pénétrée d’une profonde croyance, d’un profond amour pour le pays et le peuple lointain qui avaient levé le drapeau de la liberté humaine, proclamé le droit et la capacité que l’homme a de se gouverner lui-même, et de fonder sur ce droit un empire composé d’une fédération d’États, — commencement de la plus grande formation politique de la terre, — mon âme s’est élancée vers lui.

Ce que je suis venue chercher ici était donc l’homme nouveau et son monde, la nouvelle humanité et un aperçu de son avenir sur la terre nouvelle.

Je vais vous dire, maintenant, ce que j’ai vu et trouvé jusqu’ici.

J’ai passé l’hiver dans les États du nord-est de l’Union, le New-York, le Massachusett, le Connecticut, États primitifs d’où sont sortis et sortent encore des essaims qui vont peupler le continent américain, lui donner leurs lois, leurs mœurs, leurs coutumes. Ce qu’on doit admirer dans ces États primitifs, ce sont de grands établissements d’éducation pour la jeunesse, les écoles, les asiles crées en faveur des malheureux. Ces produits d’un noble cœur sont établis sur un grand pied. C’est un plaisir de voir et d’entendre les enfants dans les salles vastes et aérées des écoles publiques gratuites. Ils y sont complétement éveillés, pleins de vie ; ils comprennent ce qu’ils lisent et apprennent. La grande réforme des écoles, l’impulsion donnée à l’éducation populaire en Amérique, sont dûs, en grande partie à l’enthousiasme, à la persévérance, à l’énergie d’un seul homme, — Horace Mann, l’un des plus beaux et des plus remarquables phénomènes de cette civilisation, et surtout parce qu’il s’adresse à la femme aussi bien qu’à l’homme, et place celle-ci sur la même ligne, comme professeur de la nouvelle génération[1].

J’ai suivi ce phénomène de l’orient à l’occident, à partir de l’université splendide, où cinq cents élèves (garçons et filles) étudient, sont gradués pour se lancer dans la vie publique en qualité d’instituteurs et d’institutrices, vers la chaumière en bois dans le désert de l’Ouest, et pour ouvrir aux garçons déguenillés les livres d’école contenant un aperçu du monde entier et les plus nobles perles de la littérature américaine. J’ai causé avec Horace Mann, l’homme à l’espérance infinie, et il me l’a communiquée, quant au perfectionnement intelligent et à l’avenir de l’espèce humaine dans cette partie du monde ; car ce qui existe dans les États du nord-est s’établira tôt ou tard dans ceux du sud et de l’ouest. La conscience publique comprend toujours davantage l’importance de la question de l’éducation populaire, et marche en avant avec succès ; on dirait une impulsion naturelle, un courant intellectuel qui franchit tous les obstacles.

Voulez-vous savoir comment s’exprime son énergique représentant dans le Nouveau-Monde ? Horace Mann écrit en invitant les amis de l’éducation à une assemblée qui a eu lieu en août 1850 :

« Il n’a jamais été plus nécessaire que maintenant de donner à l’intelligence humaine son entier développement, l’instruction. Dans aucun pays, celle nécessité n’est aussi impérieuse qu’ici. Les occupations ordinaires de la vie exigent à présent cent fois plus de connaissances qu’il y a un siècle. Des affaires d’espèces et de formes nouvelles, devenant de plus en plus usuelles, demandent à être maniées avec jugement et capacité, si celui qui s’en mêle ne veut pas se ruiner…

« Les sciences les plus profondes se sont frayé une route dans les occupations journalières de la vie, où elles apportent puissance et beauté en doublant plusieurs fois les produits des objets auxquels on les applique. Quiconque ne sait pas s’emparer des bienfaits qu’elle procure sera abandonné à la misère et au mépris.

« Mais ce n’est pas seulement dans toutes les parties du monde des affaires que les idées ont pris plus de vie, d’énergie, détendue ; les masses populaires acquièrent, ou on leur donne continuellement de nouveaux droits politiques et sociaux. L’homme libre, qui peut aller où bon lui semble, et choisir l’occupation qu’il veut, a besoin d’infiniment plus de jugement et d’instruction que le sujet d’un État despotique né dans une niche quelconque, et où il doit rester toujours. Le citoyen qui soigne non-seulement ses affaires personnelles, mais encore celles de son commerce, qui se mêle du gouvernement par les représentants qu’il choisit lui-même, dont la voix, par conséquent, décide des mesures de politique intérieure et extérieure qui doivent être adoptées, de la paix ou de la guerre, de l’honneur ou de la honte nationale, — un pareil citoyen devrait être, sous le rapport de la capacité, de l’instruction et de la sagesse, un dieu comparativement à un serf russe ou à un paria. Dans l’époque actuelle, dis-je, l’âme de l’homme a infiniment plus de choses à faire qu’autrefois ; il faut donc qu’elle se fortifie, s’éclaire en conséquence.

« Il n’y a jamais eu d’époque où la nature morale de l’homme a eu besoin comme maintenant de culture et de purification. Ce que nous appelons civilisation et progrès a augmenté mille fois les tentations, — dix mille fois dans ce pays. La lutte de la richesse, du luxe, de l’ambition, de l’orgueil, est ouverte à tous. Avec nos priviléges multipliés sont venus, non-seulement des devoirs multiples que nous ne pouvons nier, mais encore des dangers nombreux auxquels nous pouvons succomber. Où règnent l’oppression et le despotisme, les nobles capacités de l’homme sont amoindries, éteintes, privées de leur empire ; mais l’oppression et le despotisme éteignent aussi la puissance des passions mauvaises de l’homme. Tout ce qu’il y a de corrompu et de vil dans le cœur de l’homme jouit dans ce pays d’une liberté, d’un espace inconnus autrefois. La perversité comme la vertu, la méchanceté comme l’amour de l’humanité, ont ici leurs machines à vapeur, leurs presses puissantes, leurs télégraphes électriques. Les chaînes conservatrices du respect aveugle pour l’autorité, de la crainte aveugle pour les maîtres en fait de religion, les lois pénales cruelles, qui contenaient autrefois les passions sauvages des hommes et paralysaient toute espèce d’énergie, sont maintenant brisées. Si la retenue intérieure et morale n’avait pas remplacé la retenue extérieure et arbitraire, le peuple, au lieu d’être le maître et le vainqueur de ses passions, en serait l’esclave et la victime. Même la révélation la plus claire venue du ciel et les influences sanctifiantes émanées de Dieu, à moins qu’elles ne soient données chaque jour et à chaque instant de manière à anéantir tout mouvement du libre arbitre, ne peuvent pas exclure un exercice vertueux comme exigence et préparation à une vie heureuse, et honorable. L’homme qui ne cherche pas à faire entrer dans toutes les habitudes, dans tous les sentiments de la jeunesse, l’influence et l’activité de la morale chrétienne, qui n’a pas sous la main un approvisionnement de merveilles, de vérités, de belles choses à répandre dans la jeune âme qui s’ouvre à l’observation de la vérité et de la beauté, cet homme-là, disons-nous, a une vue bornée. »




Tel est le président de la convention nationale des amis de l’éducation, l’homme par excellence de l’éducation dans l’Amérique du Nord. Il est né dans le Massachusett, et pour le moment représentant de l’État des Pèlerins au congrès de Washington.

Vous voyez son point de vue : éclairer l’intelligence et le sentiment de la conscience morale donnés dans l’école à tous les citoyens. C’est la base sur laquelle le Nouveau-Monde doit édifier son empire et poser l’homme nouveau. La conscience populaire dans le Nouveau-Monde n’est pas allée au delà, du moins avec connaissance de cause. C’est dans les États de la Nouvelle Angleterre que cette connaissance s’est montrée avec le plus de netteté et de force.

Travailler sans cesse et courageusement à développer la vie politique, à ennoblir les classes pauvres de la société, s’efforcer de produire une société complétement harmonique, humaine, voilà ce qui caractérise la vie de ces États. La base en est évidemment l’idée d’un État chrétien, d’une société chrétienne. La doctrine du Christ, la gloire de tous, le droit et la prospérité de tous, tout pour tous, tels sont les cris de ralliement ou de guerre qu’on entend ici. Les harpes des poëtes évoquent les idéalités morales de l’homme et de la société.

Je suis partie de ces États en mars, tandis que la neige et la gelée couvraient encore leurs champs, pour me rendre dans le sud de l’Amérique du Nord, et j’ai passé près de trois mois dans les États des Palmettes de la Caroline du Sud et de la Géorgie. Le soleil y était chaud. Là, j’ai trouvé l’esclavage, vu son ombre épaisse répandue sur la terre réchauffée par le soleil, sa chaîne retenir le développement moral et politique de ces États, et je n’en ai pas moins joui de la vie comme je ne l’avais pas encore fait, au milieu du travail intellectuel ascendant et incessant des États du Nord. Je m’y suis mieux reposée, mieux portée. La beauté moelleuse du climat et de l’air dans cette saison, la magnificence de la végétation, les belles et nouvelles fleurs, les parfums, les fruits, la splendeur des forêts primitives qui longeaient les rivières rouges, l’éclat des mouches luisantes pendant les sombres et chaudes nuits, les promenades sous les chênes verts auxquels étaient suspendues de longues lianes, leurs arcades gothiques, — scènes nouvelles et ravissantes pour des yeux européens ; — une certaine vie romantique, pittoresque par le contact des races blanches et noires sur cette belle terre embaumée ; la vie et le caractère particulier des nègres, leurs chants, leurs fêtes religieuses… me pardonnerez vous le ravissement que tout cela m’a causé, et d’avoir oublié momentanément les ténèbres de l’esclavage pour ne voir que les images lumineuses évoquées par la beauté du Sud, sa nature et une partie de ses habitants ? Aucun poëte ne célébrait les idéalités morales de la société ; mais le moqueur, ce rossignol de l’Amérique au Nord, chantait dans les forêts embaumées la terre, ses habitants, les fleurs qui paraissaient se baigner dans la lumière. Cependant mes lettres à ma sœur prouvent que je n’ai pas fermé les yeux sur le côté obscur et mensonger de la vie du Sud.

Le plus beau phénomène moral observé par moi dans ces États, c’est la lumière du christianisme faisant invasion chez les enfants de l’Afrique, et les efforts que font les chrétiens véritables, surtout en Géorgie, pour répandre l’instruction religieuse parmi les esclaves, amener leur affranchissement et les coloniser à Libéria sur la côte africaine. Tous les ans, un navire part de Savannah pour cette colonie, chargé d’esclaves affranchis, des objets nécessaires à leur établissement dans leur patrie primitive.

Mais ce n’est là qu’un petit point lumineux du sombre tableau de l’esclavage dans ces États ; c’est l’œuvre de quelques particuliers. Les lois manquent de lumière, d’esprit de droiture à l’égard des esclaves, et sont indignes d’un pays et d’un peuple libres.

Je me suis enfuie, au mois de mai, du Sud enflammé pour me diriger vers le Nord, d’abord dans la Pensylvanie, puis dans le Delaware. J’ai passé la plus chaude partie de l’été à Philadelphie, à Washington. Ce qui m’a intéressée dans la première de ces villes, ce sont les quakers et la vie de la lumière intérieure, leurs bons et bienfaisants établissements. J’ai lu la « Déclaration de l’indépendance », la grande lettre de franchise du peuple américain dans la salle où elle a été signée ; puis je me suis rendue à Washington pour assister aux luttes du Congrès, sur la grande question débattue entre les États libres et les États à esclaves, entre le Nord et le Sud, au sujet de l’annexion de la Californie et du Nouveau-Mexique comme États libres. La lutte a été ardente et l’Union menacée de se dissoudre. Vous connaissez par les journaux le compromis qui a décidé la question et calmé les esprits pour un temps ; car la querelle et les dangers subsisteront ouvertement ou secrètement tant que l’esclavage et les esclaves existeront dans le sein de l’Union américaine. Plus la conscience humaine de haute politique grandira dans ce pays, plus la lutte se concentrera autour de ce point, et plus elle deviendra ardente.

J’ai vu de grands hommes d’État, entendu de grands discours à Washington, et il n’y a pas de pays au monde, je crois, qui présente à cette époque une assemblée délibérante où se trouvent réunis des talents plus remarquables, des hommes politiques plus éminents que dans le Sénat des États-Unis. J’ai rencontré ici, comme partout, l’absurdité et l’amertume sur le champ de bataille de la politique.

Ce qui m’a le plus frappée dans le Congrès des États-Unis, c’est le mode de représentation. Chaque État, petit ou grand, de l’Union, envoie deux sénateurs au Congrès ; ils forment le Sénat ou Chambre haute. Le nombre des représentants qui composent l’autre Chambre ou des Communes est déterminé par la population de chaque État. Plus elle est considérable, plus il y a de représentants au Congrès. Chaque État de l’Union se gouverne de même par deux Chambres, sénat et représentants, dont les deux cent vingt membres sont élus parmi les citoyens de l’État. Chaque État a son Capitole.

Ce mode de représentation donne lieu à beaucoup de vie spéciale. L’État de Granit et l’État aux Palmettes, la vieille Virginie et le jeune Visconsin, le Minnesota et la Louisiane, si différents par leur position, leur nature, leur climat, leurs produits, leur population, se présentent au Congrès comme des individualités et prennent part à toutes les questions générales, à celles qui intéressent l’humanité entière dans ce qu’elles ont de particulier et de commun.

Le président Taylor est mort durant mon séjour à Washington, et j’ai assisté à l’installation de son successeur légitime, le vice-président Fillmore, qui le remplaçait dans la plus haute fonction des États-Unis. Rien de plus simple, de plus dépourvu de pompe, d’ostentation, de moins analogue au couronnement de nos rois ; cependant cette cérémonie du couronnement présente un spectacle fort pittoresque, et il en faut un peu, les hommes ne pouvant pas vivre, même dans ce pays, sans des choses qui frappent les yeux ; on le voit à l’avidité avec laquelle on se précipite vers tout ce qui est nouveau.

Après avoir pris les bains dans l’Océan, sur la côte orientale, je suis allée vers l’Ouest. J’avais vu le Nord et le Sud ; je voulais maintenant voir le grand Ouest. Dans les États de l’Est, du Nord et du Sud, on m’avait beaucoup parlé de l’accroissement et du progrès merveilleux du grand Ouest ; en quoi consistaient-ils ? J’étais curieuse de l’apprendre.

Durant ma route de ce côté, je me suis entretenue avec deux géants naturels de l’Ouest, Trenton et Niagara. J’ai traversé les grands lacs Ontario, Érié, Michigan, pour visiter la colonie suédoise établie sur les bords du Mississipi ; j’ai vu l’hospitalité et les roses scandinaves fleurir avec fraîcheur sur ce sol nouveau, et une nouvelle Scandinavie surgir dans les déserts de l’Ouest. Ensuite j’ai remonté le Mississipi jusqu’au pays où se trouvent les sources de ce fleuve magnifique ; j’ai vu une contrée montagneuse admirablement belle, des roches ressemblant à des ruines dominer des hauteurs couronnées de chênes, ruines de la période primitive où les Titans erraient seuls sur la terre, où l’homme n’existait pas encore. Il est rare encore, dans ces déserts immenses où tout est silencieux et vide. Une petite cabane en bois s’élève, il est vrai, çà et là, au pied des hauteurs qui bordent le Mississipi ; à côté est un petit champ de maïs. C’est la première trace de culture dans ces contrées, c’est l’empreinte d’un pied humain dans l’île inhabitée de Robinson. Plus loin sont les forêts primitives et le désert où habitent les animaux sauvages et des Indiens en lutte perpétuelle.

Non loin de là sont les Prairies immenses, ces déserts richement fleuris de la vallée du Mississipi, où l’herbe forme des vagues ondoyantes et profondes, se prolongeant au loin, très-loin vers l’horizon, sans que la main de l’homme les ait touchées ; car il n’y en a point ici pour les faucher dans leur millième partie. Le Niagara, et tout ce que j’ai vu de remarquable soit dans le Nouveau-Monde, soit en Europe, n’a pas produit sur moi l’impression de la perspective de ces Prairies sans limites de la vallée du Mississipi ; elles croissent en étendue plus on approche du fleuve. C’est une vue splendide que ces vagues océaniques formées par des élianthes, de hautes herbes sous le ciel de l’Amérique, éclairées par le soleil, ou obscurcies par les nuées légères qui le traversent. L’âme s’étend et s’ouvre pour ainsi dire au vent doux et libre qui s’avance en murmurant sur ces champs, et fait résonner mélodieusement en passant les fils électro-magnétiques tendus au-dessus. Ce voyage dans l’Ouest a été pour moi une fête continuelle, tandis que je volais, avec les ailes de la vapeur, dans les Prairies, vers le soleil doré ; il me semblait entrer ainsi dans un monde lumineux.

La vallée du Mississipi, depuis le Minnesota au nord jusqu’à la Louisiane au sud, entre la chaîne des monts Alleghany à l’est et les montagnes Rocheuses à l’ouest, est une immense prairie ondulée par des collines. Le sol est des plus fertiles, richement arrosé par des rivières et des lacs, montagneux au nord avec sapins et bouleaux septentrionaux. Ces champs s’abaissent à mesure qu’ils avancent vers le sud jusqu’à ce qu’ils deviennent, dans la Louisiane, des marais fangeux où les alligators pataugent dans la vase. La canne à sucre et les palmettes croissent dans cette chaude température embaumée par les bosquets d’orangers. Ces prairies contiennent une grande variété de sols, de climats, de produits. Mais je veux laisser parler un de leurs habitants qui les connaît parfaitement.

« La grande vallée centrale de l’Amérique du Nord a une étendue de vingt et un degrés de latitude et quinze de longitude. Elle commence à sourire en sortant de son état naturel et appelle déjà les masses populaires qui débordent du trop-plein des sociétés du monde, en leur offrant la récompense du travail, en leur fournissant les moyens de pourvoir à la subsistance d’une population incalculable. La nature a doué cette vallée de richesses végétales et minérales très-remarquables ; lui a donné une surface appropriée à tous les goûts, les besoins ; les rivières qui la traversent peuvent être employées à une foule d’industries diverses, à un négoce immense embrassant tous les genres de produits de la zone tempérée, dans ses limites septentrionales et méridionales.

« Cette vaste étendue de pays, cette riche et fertile vallée entre les sources du Mississipi au nord, et le golfe du Mexique au sud, les montagnes Rocheuses à l’ouest et les monts Alleghany à l’est, était, il y a peu de temps, un désert ; elle contient maintenant onze États entiers, des parties de deux autres et deux territoires. L’activité, le travail l’animent ; elle est appelée à nourrir la moitié de la population des États-Unis. On ne peut pas calculer son importance, non plus que celle de l’Union américaine et sa puissance. Toutes les parties habitables du globe se ressentiront de son influence, et cette vallée deviendra leur jardin et leur grenier ; elle étendra son empire au delà des États-Unis. Il n’est aucun point de la terre sur lequel le Créateur de l’univers à répandu plus d’éléments de prospérité humaine, et dans des conditions plus évidemment favorables aux besoins de l’homme. N’y apportez pas la malédiction d’un mauvais gouvernement, n’entravez pas son progrès, n’empêchez pas le flot des migrations populaires de se précipiter dans son sein. Que son vaste sol reçoive le surplus de la population qui foule celui de l’Europe ; que le donateur de tout bien puisse sourire du haut des cieux en voyant une heureuse famille humaine de deux cent soixante et quinze millions de créatures humaines. »

Si vous êtes tenté de rire en lisant cet échantillon des espérances de l’Ouest à l’égard de la vallée du Mississipi et de son avenir grandiose, vous n’y méconnaîtrez pas cependant la trace d’un grand esprit et d’un grand cœur.

Le sénateur du Missouri, M. Allén, auteur d’un écrit relatif au commerce et à la navigation de la vallée du Mississipi, publié en 1850, et d’où j’ai copié ce qui précède, continue à écrire des mémoires statistiques sur les villes et les États de cette vallée ; il devient poëte en parlant du fabuleux accroissement de la culture intellectuelle, de la population des villes, de la richesse de cette région. Le colonel Benton, sénateur du Missouri, qui est, comme M. Allén, surtout un homme pratique, devient poëte également quand il jette les yeux du côté de l’Ouest et s’écrie :

« La navigation sur les fleuves du grand Ouest est ce qu’il y a de plus merveilleux au monde, et possède, depuis qu’on a adapté la vapeur à la marche des navires, toutes les qualités de la navigation sur l’Océan : la rapidité, la distance, le bon marché, la force des chargements, tout y est. Le bateau à vapeur est le navire des fleuves, il trouve sur le Mississipi et ses affluents le théâtre le plus complet de sa puissance. Merveilleux fleuve ! Uni à des lacs puissants dès son origine et à son embouchure, — il tend les bras vers l’océan Atlantique et l’océan Pacifique. Il tire ses premières eaux, non pas des montagnes creuses, mais d’un plateau au centre du continent, d’un lac en liaison avec les sources du Saint-Laurent et les rivières qui courent au nord de la baie d’Hudson ; il arrose la plus vaste étendue de champs fertiles, ramasse les produits de tous les climats, même de ceux où règne un froid excessif, pour les porter au grand marché du Sud éclairé par le soleil, et y trouver les produits du monde entier. Tel est le Mississipi ! Qui peut calculer la somme de ses avantages, de sa grandeur future, de ses alliances commerciales ? »

Mais en voilà assez de cette éloquence du Mississipi ; laissez-moi vous parler de l’accroissement et des progrès du grand Ouest, tels que je les ai trouvés. Ce développement n’est encore que matériel ; mais le progrès intellectuel marche sur ses traces ; n’importe le lieu où l’Américain établit sa demeure, il construit, après sa maison et son magasin, une école, une église ; l’hôtel et l’asile viennent ensuite. L’Ouest copie les institutions, la civilisation, et les villes de l’Est ; mais sa marche est rapide et sûre. On voit d’abord dans le désert quelques maisons en bois, puis en planches, et plus tard de petites maisons en pierres, de gracieuses villas avec leur enclos ; en peu d’années, et comme par un coup de baguette, il y a là une ville avec un capitole, de jolies églises, de magnifiques hôtels meublés, des académies et des instituts de toute espèce. On y fait des cour, on imprime de grands journaux, on élit des gouvernants, on convoque des assemblées, on prend des résolutions concernant l’éducation populaire, les communications avec le monde entier ; puis on fait des chemins de fer, on creuse des canaux, on construit des bateaux, on navigue sur les rivières, on parcourt les forêts, on traverse les montagnes. Au milieu de tout cela, les hommes bâtissent de jolies maisons qu’ils entourent d’arbres, et leurs femmes règnent en souveraines dans le foyer sanctifié. C’est ainsi qu’on prend possession du pays, que la société s’y régularise et que l’État se trouve prêt à entrer comme État politique indépendant dans le grand groupe de l’Union. Quoique les deux tiers des habitants de la vallée du Mississipi soient composés d’Allemands, de Scandinaves, d’Irlandais et de Français, l’esprit législateur et civilisateur n’en est pas moins anglo-normand.

Le caractère de l’Ouest diffère sous certains rapports de celui des États de l’Est ; il est plus large, plus cosmopolite. Son peuple est un composé de beaucoup de peuples, et l’on prétend que ce caractère se fait jour dans des constitutions plus libérales, dans des points de vue et usages plus exempts de préjugés. Les sectes y sont moins exclusives. Les prêtres prophétisent la venue d’une Église de mille années, dans laquelle toutes les sectes se réuniront ; ils parlent de la nécessité de la civilisation temporelle, des sciences, des lettres, pour amener le développement complet de la vie religieuse.

La ville de l’Ouest est donc cosmopolite. Les Allemands ont leurs quartiers (parfois la moitié de la ville), leurs journaux, leurs clubs ; il en est de même pour les Irlandais et les Français. Le Mississipi réunit tous ces peuples : leur activité, leurs habitations, font circuler la vie et les habitants de toutes les zones, d’un bout à l’autre de cette immense vallée centrale.

Mais ici s’arrêtent mon admiration et mon discours sur la grandeur et la croissance de l’Ouest ; car ses villes ne m’offrent rien de meilleur que celles de l’Est. Saint-Louis, c’est New-York sur le Mississipi, et San Francisco sur l’océan Pacifique en est seulement une troisième édition non corrigée. L’État de l’Ouest, quoique levant les yeux vers le Visconsin, les abaissant sur le Missouri et l’Arkansas, ne vaut pas mieux que celui de l’Est. Deviendra-t-il jamais meilleur ?

Il sera différent sous le rapport de son développement, de son caractère ; sera-ce en mieux ? aura-t-il quelque chose de plus noble et le rapprochant davantage de la perfection ? — Cet empire de mille années, où le lion reposera à côté de l’agneau, où chacun sera heureux, assis à l’ombre de sa propre vigne, de son figuier, où tous les peuples se rencontreront pacifiquement, où « le ciel sourira » en voyant une heureuse famille de deux cent soixante-quinze millions de créatures humaines, cet empire s’établira-t-il ici ?…

Hélas ! il m’en a coûté de renoncer à ce beau rêve qui m’illuminait au moment de mon départ pour l’Ouest, et me montrait le soleil d’or marchant devant moi en descendant vers la terre promise de l’Ouest, et y entrant tout droit. Cette illusion est passée. L’Ouest américain ne produira rien d’essentiellement meilleur. Ni lui ni l’Est ne donnera à la terre le nouveau Paradis qu’on ne trouvera probablement jamais dans ce monde. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est qu’il s’en rapprochera, et ce rapprochement dépend de…

La civilisation ne manquera pas au peuple de l’Amérique du Nord, c’est évident. Il la recevra non-seulement par la propagation générale de l’éducation populaire, mais encore par la dispersion dans toutes les classes du peuple de la lecture à bon marché des journaux où sont traités toutes les questions concernant la vie, les pensées de l’humanité relatives aux individus, et la vie elle-même dont les institutions politiques sont un grand établissement d’éducation civile. On propage ainsi la lumière et l’instruction. La lutte qui a lieu ici comme dans le reste du monde entre la lumière et les ténèbres, entre Dieu et Mammon, se concentrera toujours davantage sur le terrain intime de la volonté et de la conscience, car personne ne pourra plus s’excuser en disant : « Je l’ignorais… »

Il est évident pour moi que cette civilisation ne nous donnera pas une utopie, mais un jugement, c’est-à-dire une différence plus tranchée entre les enfants de la lumière et ceux des ténèbres, entre le bien et le mal, un rapprochement plus prompt de la dernière crise.

L’homme nouveau du Nouveau-Monde se trouve derechef sur la voie qui sépare les puissances de la terre ; mais il se tient sur une plate-forme plus haute, et c’est avec plus d’instruction, une intelligence plus lucide, qu’il est appelé à faire un choix parmi elles.

Les roues de la vie tournent avec un élan plus rapide ; toutes les forces de l’esprit et de la matière sont au service d’une volonté puissante. Les routes conduisent en enfer ou dans le ciel avec la rapidité et la force de la vapeur sur les voies ferrées. Les affaires de la vie se hâtent d’arriver à une conclusion, et il me semble entendre les paroles prophétiques de la dernière page du livre de vie :

« Le temps est proche ! »

Voyez sur le bord du fleuve, sur de vertes collines ou dans les champs, une habitation ; elle n’est point vaste ni magnifique, mais son architecture est ornée ; elle parle de goût et d’aisance, un verrand ou une terrasse avec de jolies grilles, autour desquelles s’enlacent la vigne et l’odoriférante clématite, les roses et le chèvrefeuille, entoure la maison. En dehors il y a de beaux arbres pour ainsi dire de toutes les zones : érable, orme, tilleul, chêne, châtaignier, noyer, ailantus, sycomore, cèdre, magnolia, cyprès, myrte, et dans les États encore plus septentrionaux, des pins, des sapins, et une foule de belles fleurs odoriférantes. Tous ces végétaux entourent suffisamment la maison pour qu’elle ait des lieux de repos à l’ombre et pas assez pour entraver la vue qu’on laisse toujours dégagée, afin que les habitants du logis puissent plonger le regard dans une vaste et belle nature.

C’est un foyer de l’Amérique du Nord ; tels sont ses traits principaux dans tous les États, sur les hauteurs du Massachusett comme sur celles du Minnesota, dans les champs boisés et odoriférants de la Caroline du Sud, dans les vastes prairies de l’Ouest. Et ce foyer mérite souvent le nom de sanctuaire, qu’on donnait à ceux de notre vieux Nord. Il n’est pas de pays où le feu de l’âtre de la famille brûle avec plus de clarté, est entretenu par des mains plus pures qu’aux États-Unis. C’est une joie pour moi de pouvoir le dire avec connaissance de cause et conviction. Il n’est pas non plus de pays où j’aie vu le foyer soigné comme ici. Nulle part également l’homme ne me paraît avoir mieux saisi l’intention du Créateur, qui, en créant Adam, l’a placé dans un jardin. Aussi la ville américaine semble-t-elle mal à l’aise quand elle commence à avoir formé des masses de maisons construites l’une contre l’autre. Quoique alignées et formant des rues, des places, on s’empresse de mettre de l’espace entre elles, de s’entourer d’une pelouse avec arbres et fleurs. Plus cette pelouse ombragée, fleurie, est grande, plus le foyer américain a un air gai. L’ordre, le comfort, l’ornement, un véritable luxe d’arbres et de fleurs, distinguent le foyer du Nouveau-Monde.

C’est vers le foyer, vers son cœur, le gardien du feu sacré qui brûle sur son âtre, que je lève les yeux, pour voir apparaître l’homme nouveau sur la scène du Nouveau-Monde, pour lui voir remporter la victoire dans la lutte qui a lieu entre les deux puissances temporelles. Combien cette cause trouvera-t-elle de bons combattants ? voilà la question.

Le foyer et la mère américaine peuvent-ils communiquer maintenant la vie et la force nécessaires ? Je suis obligée de répondre : Non, pas dans l’état actuel de l’éducation des femmes. Tel prix qu’on attache à une foule d’exceptions individuelles, il n’en est pas moins certain que le foyer, dans le nouveau comme dans le vieux monde, n’est pas, en général, à la hauteur du problème qu’il doit résoudre, et que la femme est encore, comme autrefois, presque isolée dans la vie du foyer et de la société ; sans participation à la vie civile, elle n’a point la conscience des rapports du foyer avec la vie civile, de la morale et de la religion (ou haute politique) avec les questions sociales et la vie politique. N’ayant pas même la connaissance de sa propre mission, de sa responsabilité comme citoyenne chrétienne, comment pourrait-elle former le citoyen, allumer dans le cœur de l’enfant le feu sacré du bien public, lui apprendre à se servir, dans les rapports sociaux, dans les questions politiques, de la même pureté de conscience, de la même gravité sainte que dans le foyer ?

Les femmes de la société des quakers sont les seules chez qui le sentiment de la conscience civile se soit éveillé ; mais elles sont peu nombreuses.

Je finis en citant les paroles que je viens de lire dans un auteur américain : « Les ténèbres des mères projettent leur ombre sur leurs enfants ; les nuages et les ténèbres reposeront sur leurs descendants jusqu’au moment où le jour commencera à poindre d’en haut. »

Maintenant, laissez-moi parler du peuple américain. Le voyageur qui n’a trouvé, dans la population des États-Unis, qu’une grande uniformité, la connaît imparfaitement. Il y a, en effet, une grande, trop grande uniformité dans le costume, la manière de s’exprimer, d’être (un peu de costume, une individualité délicatement indiquée, font partie d’un caractère prononce). Cependant je n’ai senti nulle part, comme ici, la distance qu’il y a d’homme à homme, la variété qui existe entre eux, indépendamment de tout signe distinctif de rang, d’uniforme, de circonstances extérieures. Ici, c’est le transcendantaliste qui foule la terre comme un dieu, en invitant les hommes à devenir des dieux, et qui, par la beauté de son être et de sa nature, nous donne une pensée plus haute de la nature humaine ; ici, c’est le mangeur de terre glaise qui vit dans les forêts, sans écoles ni églises, parfois sans maison, et poussé par une passion maladive à manger de la terre jusqu’à ce qu’il y trouve son tombeau ; ici, c’est le spiritualiste qui vit de pain, d’eau et de fruits engendrés par la lumière, pour se conserver pur de la contagion de tout ce qui est grossier, et ne trouve pas le christianisme assez pur pour son éther moral volatisé ; ici, c’est le socialiste qui prétend ne vivre que pour donner, bénir, répandre des bienfaits, et à côté de lui est l’adorateur de Mammon ; celui-ci foule tout aux pieds, ne considère comme sacré que ce qui lui appartient, il est disposé à tout sacrifier à son idole, — l’égoïsme. En un mot, tous les contrastes de natures, de caractères, d’humeurs, que l’on peut imaginer, se trouvent et s’expriment ici avec une vie intellectuelle des plus prononcées.

On ne peut méconnaître, cependant, ce qui caractérise spécialement le peuple et la vie politique des États-Unis, c’est-à-dire la conscience d’une vie humaine et civile plus haute, et leurs efforts pour l’atteindre. J’ai trouvé partout l’opinion publique éveillée sous ce rapport. Les individus qui se distinguaient dans ce sens, et appelés nos meilleurs hommes, ou bien nos meilleures femmes, étaient remarquables par leur intelligence et un amour de l’humanité actif. J’ai été frappée de ce que, dans des sociétés très-opposées, ces individus se ressemblaient par ce jugement et ce nom qui leur était donné dans chaque cercle.

L’Amérique du Nord ne présentera peut-être pas des figures humaines aussi pittoresques par le caractère, l’entourage et les circonstances qu’en Europe ; mais il est probable qu’elle deviendra plus riche en figures harmonieuses, de celles qui réunissent dans une belle et douce humanité l’homme et le citoyen.

Je ne crois pas que dans aucun pays les particuliers en fassent autant qu’ici pour le bien général, surtout dans les États où il n’y a pas d’esclaves. Le sentiment du bien public, de l’amélioration du peuple et du pays, de l’ennoblissement de l’humanité, pourrait bien ne pas être aussi vivant et actif ailleurs. Le peuple des États-Unis a le cœur chaud, et ce qui lui donne un droit éternel au progrès, c’est son imitation du Christ. Je dis le peuple des États-Unis, et je le maintiens. Otez l’esclavage des États du Sud (il en disparaîtra, car il en est déjà expulsé en partie par le christianisme, par l’émigration du Nord), et vous y trouverez le même cœur, le même esprit.

Je voudrais pouvoir vous parler maintenant de ces hommes, de ces femmes de l’Amérique, appelés les meilleurs, que j’ai appris à connaître durant mon pèlerinage, de ces hommes si simples, si doux, et cependant si forts, si mâles dans leur activité comme citoyens, comme époux, pères et amis ; de ces femmes si bonnes, si maternelles, si douces de manières, si fermes dans leurs principes, se reposant dans la vérité comme la fleur dans la lumière du soleil ; de ces beaux, de ces heureux foyers dont j’ai été l’hôte pendant des jours, des semaines, des mois ! Ma vie en Amérique a été, est encore une visite intime dans les familles de tous les États américains. J’y ai vécu, non pas en étrangère, mais comme une sœur avec ses sœurs et ses frères, causant ouvertement avec eux de toutes choses ; ce que j’y ai trouvé de vie chrétienne vraie, d’amour de la vérité, de bonté, d’esprits chauds et ouverts en faveur de la grandeur, du bien de l’humanité, est inexprimable. La connaissance que j’ai faite de quelques beaux caractères enrichira mon âme pour toujours. Nulle part je n’ai trouvé une hospitalité, une cordialité plus noble et surabondante. Si j’étais obligée de chercher une expression pour désigner le caractère particulier de l’homme du Nouveau-Monde, je n’en trouverais pas de plus vraie que : belle humanité.

Il n’est pas difficile de prévoir que la vallée du Mississipi, par suite des différents peuples qui s’y établissent, de la variété de sa nature et de son climat, présentera, plus tard, une vie populaire d’une espèce toute nouvelle, avec des variétés infinies de vie, de caractère, un tableau tout nouveau de la société humaine. Mais quelle figure aura le sommet de l’immense pyramide dont on pose dans ce moment la base ?… Une chose me semble certaine : l’habitant de la vallée du Mississipi deviendra le citoyen du monde, l’homme universel par excellence.

Je vais essayer de tracer quelques scènes du grand, du nouveau drame qu’on représente en Amérique, dont les actes ont mille ans. Ceux qui n’ont vu dans la vie des États-Unis qu’uniformité ou confusion, ne l’ont pas regardée, ou l’ont fait avec des yeux distraits. Rien, dans cette civilisation du monde et de l’État, ne me frappe comme son large caractère dramatique.

Le théâtre représente deux immenses vallées entre trois chaînes de montagnes, allant du nord glacial couvert de neige au sud brûlant : les monts Alleghany, les montagnes Rocheuses et la Sierra-Nevada, ou chaînes des montagnes de neige. À l’orient et à l’ouest le terrain baisse vers deux océans.

Ce qui distingue surtout le sol sur le bord de la mer et entre les montagnes, c’est sa fertilité, les rivières, les lacs qui le découpent. Il n’est pas de pays aussi bien arrosé que l’Amérique du Nord et offrant autant de ressources pour faire circuler la vie. Aucune contrée ne donne un pareil accès à la beauté et aux produits de toutes les zones, de tous les climats.

Je vois paraître sur cette scène divers groupes formés par des États, avec des caractères et des conditions de vie différents, mais réunis par les mœurs, le langage et les constitutions, comme par la circulation extérieure et intérieure. Voici d’abord les États de la Nouvelle-Angleterre avec les descendants des pèlerins, s’occupant de législation et d’éducation.

New-York et la Pensylvanie, l’État empereur et l’État quaker, ont un climat plus doux, et rivalisent ensemble sous le rapport de la population, de la richesse, des beautés naturelles. Les rivières et les vallées s’élargissent. La vie commerciale grandit comme un géant.

La Virginie et les Carolines, ainsi que la Géorgie et la Floride au sud-est, forment un autre groupe d’États avec les fils des cavaliers, les planteurs et les esclaves, États dont la vie est forte, conservatrice. Ils ont beaucoup de beautés pittoresques, mais n’ont rien fait encore pour atteindre une vie sociale plus haute. Les États du Nord et du Sud sont situés entre les monts Alleghany et l’Océan oriental.

Au delà des montagnes, vous avez la vallée et les États du Mississipi, au nord les États jeunes et libres avec des institutions qui le sont également, une population croissante d’Allemands, de Scandinaves, une vie croissante aussi de lumière et de liberté. Au sud de ces États sont ceux à esclaves, avec quelques grandes villes et une civilisation fastueuse, mais avec encore beaucoup de déserts, de rudesse, que tout leur coton, leur sucre, ne parvient pas à couvrir.

À l’ouest du Mississipi est la limite qui sépare les États du Nord de ceux du Sud. Le travail de la civilisation vient de commencer ici. Vous y trouvez encore les feux et les tentes des Indiens autour des sources du Mississipi au nord ; le long des rivières rouges de l’Arkansas et de la Louisiane, au sud, des marais et le paganisme.

À l’ouest de ces États du Mississipi est le Texas, avec Rio-Grande (ou Rio-Bravo) pour frontière à l’occident, et le golfe de Mexique au sud, territoire immense où le flot de l’émigration commence à se porter sur les bords fertiles de ses rivières. Sa partie supérieure s’élève insensiblement en formant des montagnes, et se joint au nord-ouest à la dernière conquête des États-Unis, le Nouveau-Mexique. Celui-ci a de belles vallées en pente à l’est et se prolonge à l’ouest dans les montagnes Rocheuses.

Entre ces États et ceux du Mississipi il y a les grandes chasses des Indiens, le mystique Nebraska, dont la plus grande partie est, à ce qu’on m’a dit, une steppe informe. Il s’étend au nord jusqu’au Canada. Le sauvage Missouri le traverse en tourbillonnant, y forme mille coudes avec la rapidité de l’éclair. Là sont les grandes prairies et aussi les grandes rivières, des buffles, les hordes indiennes guerrières. Il n’y a qu’une partie de cet immense désert, entre le Missouri et le Texas, qui soit occupée par une tribu indienne paisible et florissante. Elle pourra entrer un jour dans la grande union comme État indien indépendant et chrétien. (Ce serait, pour le peuple de l’Amérique du Nord, une plus belle conquête que celle du Nouveau-Mexique et du Texas !)

Voici venir les montagnes Rocheuses, formations irrégulières, hardies, plus remarquables par leurs formes et leurs masses fantastiques que par leur élévation. À l’ouest sont ce qu’on appelle les États du Pacifique, l’Orégon (ce n’est encore qu’un immense territoire), la Californie, et près de sa frontière supérieure, ou Alta California, Déséret, l’État Mormon (ou Utah), qui fleurit sur les rives fertiles du lac Salé ; il est chrétien par sa foi et sa confession, hiérarchique dans la forme de son gouvernement.

Ces États, longeant la côte de l’océan Pacifique, sont coupés par la haute chaîne de la Sierra-Nevada ; ils possèdent tous les climats et tous les produits qui peuvent croître entre la région des neiges et les chaudes vallées tropicales.

L’Orégon est riche en saumons, en forêts ; la Californie possède de l’or, tout le monde le sait. Nous voici sur le bord de l’océan Pacifique, où nous allons nous arrêter un moment, car je suis presque fatiguée par cette longue promenade. Les Américains du Nord ne se seraient pas arrêtés qu’ils n’eussent pris possession de toute la partie méridionale de leur empire. Nous sommes déjà près de Panama, avec ses chemins de fer, ses canaux, ses magasins de commerce, ses foyers, ses églises et ses écoles. Les Américains disent avec calme du pays situé entre Panama et Rio-Grande (tout le Mexique central) : « Quand ceci nous appartiendra, alors, » etc.

Je ne vous parlerai pas des institutions et des constitutions de ces États, de leurs rapports avec le gouvernement central. Vous connaissez depuis longtemps, et mieux que moi, la constitution politique si remarquable qui ouvre un champ vaste et sans limites au développement non-seulement des individus, mais de la société. Sa civilisation me semble prouver mieux que tout le reste que la destinée des peuples est arrêtée par la Providence avant qu’ils n’y mettent eux-mêmes la main. Ils sont obligés de réaliser son plan ; la question est uniquement qu’ils s’en acquittent bien ou mal.

Évidemment les fondateurs de la république américaine, Washington et ses hommes, n’avaient pas un aperçu philosophique de l’œuvre qu’ils faisaient, aucun pressentiment de l’avenir dont ils posaient la base. Ils suivaient l’impulsion de la nécessité, exécutaient ce qu’ils étaient obligés de faire sans savoir pourquoi. Pendant longtemps, ces États ont grandi comme les lis des champs au soleil de Dieu, en ignorant dans quel but et dans quelle intention.

C’est depuis peu seulement qu’une partie des Américains commence à comprendre la grande mission qu’ils sont appelés à remplir, l’affranchissement social et politique de l’homme.

La mobilité et la rotation si forte de la vie publique, le déplacement continuel des fonctionnaires dans toutes les parties de l’administration, leur renvoi au bout d’une courte période au plus de quatre ans, ont fait secouer la tête à toute l’Europe, et je suppose que l’Asie, si elle l’avait pu, en aurait levé les épaules de manière à faire crouler la muraille de la Chine. Il ne manque pas non plus ici d’hommes sages qui branlent la tête avec doute à telle ou telle application exagérée du principe de rotation. J’ai entendu se plaindre sérieusement, dans les jeunes États du Mississipi, de la facilité avec laquelle on accorde aux émigrants le droit de voter, même en sortant de la population la plus grossière de l’Europe. Après une année de séjour dans l’État où ils sont établis, ils peuvent participer à l’élection des fonctionnaires réélus tous les ans. De là proviennent la puissance des agitateurs vils et gagés, et la difficulté pour les hommes de bien de parvenir au gouvernement ; car ils dédaignent les moyens dont se servent les autres pour devenir des candidats populaires ou se maintenir dans la place qu’ils ont obtenue précédemment.

Il m’est difficile de ne pas considérer ceci comme une mesure transitoire de la grande œuvre de l’éducation du peuple, à laquelle on travaille dans ce moment. Le Visconsin surtout paraît avoir saisi avec vigueur le véritable moyen de faire face au danger, c’est-à-dire de préparer à l’État, par ses bons et grands établissements d’éducation pour garçons et filles, un avenir lumineux dû à la puissance des meilleurs.

J’ai voyagé dans les États nord-ouest du Mississipi, précisément à l’époque des élections annuelles des fonctionnaires. Ces élections et les scènes auxquelles elles donnent lieu me paraissent représenter un jeu politique ou une lutte à la course. L’esprit qui pousse les joueurs et les combattants me semble aussi peu honorable que celui des habitués des maisons de jeu. Les whigs et les démocrates ne se gênent pas pour faire le puff en faveur de leurs candidats ou pour renverser ceux du parti contraire. On écrit dans les journaux, on invective, on crie à la trahison, au danger de la patrie ; on lève des bannières, on suspend de grandes toiles en travers des rues, portant des avertissements ou des exhortations. « Gardez-vous des whigs ! — Les démocrates sont des incendiaires ! — Votez pour les whigs, ces véritables amis du peuple ! — Votez pour les démocrates, ce sont les véritables défenseurs des droits du peuple ! » Et ainsi de suite. Plus le jour de l’élection approche, plus l’agitation est forte, plus les cris, les injures et les menaces personnelles deviennent violentes. On serait tenté de croire que la torche incendiaire va être jetée dans chaque ville, que l’Union est sur le point d’être mise en pièces et que tous les citoyens vont se prendre aux cheveux.

Le jour de l’élection, les électeurs et leurs aides ont des baïonnettes dans les yeux et les paroles. L’urne est placée dans le cercle, tout devient silencieux ; les bulletins y sont jetés avec une régularité paisible. Pause. On vide l’urne, on lit et compte les bulletins, le résultat de l’élection est proclamé ; les fonctionnaires sont élus pour un ou deux ans (dans quelques États, les gouverneurs le sont pour quatre ans, comme le président des États-Unis ; dans d’autres pour deux, et dans d’autres encore pour un an seulement), et tout est dit. Personne ne s’élève contre l’élection ; mais chacun retourne chez lui, prêt à obéir aux nouvelles autorités, et se console en disant : « Je serai plus heureux une autre fois. » Des feux d’artifice sont tirés durant la paisible soirée en l’honneur des candidats victorieux ; toute la ville va se coucher et s’endort profondément.

Il me semble que cette agitation dans laquelle le peuple exerce sa pensée, son talent oratoire, ou du moins sa vigilance, ressemble à la soupape de sûreté d’un bâtiment à vapeur qui laisse échapper et se perdre le surplus de la vapeur. Cependant je trouve que la vapeur de la machine de l’État pourrait être mieux employée. J’ai de la peine à me figurer que, plus tard, le peuple des États-Unis ne cherchera point à mettre un peu plus de stabilité dans sa manière de gouverner, en donnant aux fonctionnaires plus de temps pour exercer leurs emplois, plus de loisir au véritable talent, moins d’espace à la démagogie.

Cependant, même dans l’état où sont les choses maintenant, il me semble qu’un grand talent ou caractère ne court pas ici le danger de manquer d’occasions pour agir avec toute sa force. La meilleure preuve de ce que j’avance est dans les hommes d’État, les magistrats, les prêtres remarquables qui, d’année en année, continuent à orner le Sénat, les tribunaux, les chaires d’enseignement, et dont le peuple se pare et se vante, comme les États monarchiques se glorifient de leurs rois et de leurs héros. Ce sont principalement les médiocrités et les capacités à demi formées qui sont soumises à cette forte rotation, montent et descendent jusqu’à ce qu’elles aient acquis la force ou l’habileté de se maintenir sur un point quelconque.

Il y a dans les États-Unis un autre principe de mouvement, une puissance plus créatrice, ou du moins plus organisatrice : c’est l’association. Elle existe déjà dans la constitution fédérale de l’Union, — association d’États soumis à une même loi fondamentale, — et ce principe se présente comme base de la vie du peuple. Celui-ci s’associe aussi facilement qu’il respire. N’importe l’intérêt, la question qui surgit dans la société en vue du bien général, aussitôt on annonce une assemblée ou « convention » pour l’examiner. De toutes les extrémités de la ville, de l’État, et même de tous les États de l’Union, les personnes que cette question intéresse accourent sur les ailes de la vapeur au lieu indiqué, à l’heure, au jour fixés. Les hôtels, les pensions de la ville se remplissent de monde avec rapidité. On se réunit dans la grande salle de l’assemblée, on se donne des poignées de main, on fait des connaissances, des discours, on vote, on prend des résolutions… On met aussitôt sous presse discours et résolutions ; elles s’envolent dans toute l’Union avec les milliers de journaux quotidiens. Du reste, ces résolutions ne sont parfois que l’expression de diverses pensées (par exemple, on tient des assemblées d’indignation, lorsqu’on veut exprimer une désapprobation énergique relativement à certains hommes ou actes publics). C’est véritablement admirable de voir avec quelle habileté, quel « savoir-faire » ce peuple se gouverne lui-même, avec quelle hardiesse il passe de la délibération à la résolution[2]. Dans les États libres et populeux, les conventions composées de gens appartenant à divers métiers, des assemblées d’agriculture, font partie des choses journalières. On parle maintenant de « congrès industriels » dans l’État de New-York ; les membres de certains métiers qui se rapportent à l’industrie se réunissent tous les mois. Il y aussi des « foires de l’agriculture, » dans les jeunes États du Michigan et de l’Illinois, les agriculteurs y exposent les beaux produits du pays.

À Cincinnati, comme à New York, et dans les grandes villes intermédiaires, Pittsburg, Harrisburg et autres, les associations des mécaniciens, des marchands, ont leur maison spéciale où ils se réunissent, leurs bibliothèques, leur salle de réunion et de banquet, le tout établi sur un grand pied. Les associations de cette ligue sont en étroite liaison les unes avec les autres. Par exemple, un travailleur qui manque d’ouvrage dans les villes de l’Est est envoyé par l’association à ses membres des villes de l’Ouest, et par ceux-ci, la chose étant nécessaire, encore plus à l’ouest, où il y a abondance de travail pour toutes les mains laborieuses.

La vie, dans ce pays, n’a pas besoin de s’arrêter ou de se corrompre ; le danger est ailleurs. Mais l’association libre est évidemment un principe vital, ordonnateur et consolidateur, appelé à gouverner et à donner un point central aux atomes errants, aux éléments déchaînés.

Parmi les diverses assemblées et scènes dramatiques dans lesquelles se montrent la nature humaine et la vie populaire du Nouveau Monde, je citerai les petites réunions de socialistes, dont le but est de donner une vie nouvelle à la société — (elles sont assez mal dans leurs affaires, excepté celle des trembleurs, qui n’a pas d’enfants), les assemblées silencieuses des quakers, dansantes des trembleurs, les assemblées abolitionnistes où l’on parle beaucoup, les fêtes religieuses de nuit dans les forêts, les scènes de baptême sur le bord des rivières, pittoresque surtout lorsqu’il s’agit des enfants de l’Afrique. Je n’ai pas encore assisté aux conventions réunies dans l’intérêt des droits de la femme, où les femmes parlent comme les hommes en faveur de leurs droits civils. Je profiterai de la première occasion pour m’y trouver. Les premières assemblées de ce genre ont eu lieu dans l’Ohio, et se sont multipliées activement dans les États de la Nouvelle-Angleterre ; tournées en ridicule d’abord par le grand nombre, elles attirent maintenant la foule. Ces conventions sont des scènes remarquables du grand drame que l’en représente ici, où toutes les idées encore enchaînées en Europe s’épanouissent, prennent forme, bâtissent une église, forment une association, se donnent un nom, s’expriment librement. On leur accorde l’attention, un temps d’épreuve, l’examen, et un jugement ; c’est-à-dire le loisir et l’occasion de s’élever ou de tomber. La vie des Indiens et des nègres en Amérique fait partie des scènes dramatiques du Nouveau-Monde, ainsi que les danses sauvages des Indiens dans les prairies de l’Ouest, les doux chants des nègres dans les forêts odoriférantes du Sud.

Le gouvernement américain a d’assez graves reproches à se faire relativement à sa conduite envers les Indiens. Dans ces derniers temps, cependant, il les a traités avec plus de justice et de douceur. Il achète leurs terres ou les expulse avec de bonnes manières et de l’argent. On publie des ordonnances contre l’introduction parmi eux de boissons fortes, et — l’on favorise l’œuvre des missions, afin d’introduire au milieu d’eux le christianisme et la civilisation ; mais le résultat de tout ceci est peu satisfaisant. Les hommes rouges, se considérant comme les créatures les plus favorisées du Grand-Esprit, se retirent dans le désert et — meurent. Un petit nombre seulement a adopté la foi, les mœurs et la forme du gouvernement des blancs.

Le christianisme a plus de succès chez la race nègre. La doctrine du Sauveur vient au-devant du besoin le plus intime de l’âme des nègres esclaves, et la remplit. Ils la prêchent eux-mêmes avec la joie la plus pure, et leur ardente sensibilité y puise sa plus belle explication. Le penchant qu’ils ont pour la prière est quelque chose de particulier et peu ordinaire ; elle flambe et s’élève vers le ciel, et les enfants du soleil ardent nous enseignent ainsi combien elle est puissante.

Durant la guerre soutenue dans les États libres pour la suppression de l’esclavage, les amis des esclaves se sont partagés en deux camps. L’un veut l’émancipation immédiate, et ensuite l’éducation publique ; l’autre veut l’affranchissement graduel et la colonisation des affranchis sur la côte d’Afrique. L’Ohio, ayant adopté ce dernier moyen, vient d’acheter une partie considérable de terres sur la côte d’Afrique, pour y créer un Ohio africain, composé de nègres affranchis.

On s’occupe beaucoup, dans les États libres, de l’instruction des nègres et de les relever ; je ne crois pas cependant que les Américains s’y prennent bien. Ils cherchent à imposer leurs formes et leurs institutions à une race humaine bien différente de nous. Quand je vois les enfants animés des nègres dans leurs écoles, fixés comme ceux des blancs sur leur tabouret et leur pupitre, il me semble que c’est péché. Je suis convaincue que ces enfants devraient apprendre leurs leçons debout ou en chantant et dansant. — Qui les instruira ainsi ? Un nègre pourra seul instruire des nègres et devenir leur libérateur dans la plus haute signification de ce mot.

Mais cet Israël captif attend encore son Moïse.

Ce qui rend la délivrance de ce peuple plus difficile, c’est son manque d’esprit national. Divisé dès l’Afrique en tribus qui se font la guerre et se réduisent mutuellement en esclavage, ils ont de la peine à comprendre des intérêts plus étendus que ceux de la famille et de la société locale. Je me suis entretenue avec plusieurs nègres libres et dans une bonne position de fortune, avec quelques jeunes mulâtres qui ont étudié et pris leurs degrés dans l’institut Oberlin de cet État ; je les ai trouvés fort tièdes pour les intérêts de leurs frères captifs, et surtout pour la colonisation à Libéria. Frédéric Douglas est encore l’unique esprit vigoureux combattant pour la cause de son peuple.

Mais, si quelque chose peut éveiller en eux un sentiment plus développé en faveur de tout le peuple, ce sera assurément leur esclavage commun en Amérique, et maintenant surtout le bill qui permet de reprendre les esclaves fugitifs dans les États libres. Cette idée m’est venue l’autre jour pendant que j’étais dans une église nègre, où je n’avais pas lieu de me plaindre d’un manque d’intérêt pour la cause du peuple, chez le prédicateur et dans l’assemblée noire.

J’étais allée le matin dans une église nègre baptiste appartenant à la communion épiscopale. Il y avait peu de monde ; c’était l’aristocratie nègre de la ville. La tenue, pendant le service divin, fut calme et d’une distinction tant soit peu ennuyeuse ; mais le chant était joli et pur. Le prédicateur avait pris pour texte : « l’amour sans vanité », et combien il est difficile de le conquérir, sinon impossible sans l’intervention de Dieu et sans la communication de sa force ; ce discours fut excellent. Le prédicateur était un jeune mulâtre clair, ayant les traits et les manières de la race blanche. C’était un homme de beaucoup de bon sens ; j’avais fait sa connaissance dans le foyer où je me trouve maintenant.

L’après-dîner je suis allée dans l’église méthodiste africaine de cette ville, située dans le quartier d’Afrique, habité par la plupart des hommes de couleur libres de la ville. Ce quartier en porte les traces. Les rues et les maisons ont la régularité anglo-américaine ; mais des vitres cassées et des haillons suspendus devant elles, un certain air de négligence, de friperie, annonçaient qu’ici les enfants d’Afrique étaient chez eux. J’ai trouvé dans l’église la chaleur et l’animation des nègres ; elle était comble. L’assemblée chantait ses hymnes particulières. Le chant montait et m’émotionnait comme un ouragan harmonieux ; les têtes, les pieds, les coudes de l’auditoire, tout remuait en mesure, tandis que le chant exprimait un ravissement évident, magnifique de pureté et de vie mélodieuse.

Les hymnes et les psaumes que les nègres composent ont un caractère naïf qui leur est propre, quelque chose d’enfantin ; ils sont riches d’images et pleins de vie. En voici un échantillon ; il est tiré de l’un de leurs chants d’église et chanté souvent :

« Quel est ce navire qui prend terre ici ?

« O gloire ! Alleluia ! C’est le vieux Sion. Alleluia ! Le vieux Sion. Alleluia !

« Son mât est-il fort et ferme, sa charpente est-elle bonne ?

« O gloire ! Alleluia ! Il est construit avec le bois de la Bible. Alleluia ! Il est construit avec le bois de la Bible. Alleluia !

« Quelle garnison a-t-il à bord ?

« O gloire ! Alleluia ! Ce sont des soldats au cœur fidèle. Alleluia ! Ce sont des soldats au cœur fidèle. Alleluia !

« Quel capitaine le commande ?

« O gloire ! Alleluia ! Le roi Jésus en est le capitaine. Alleluia ! Le roi Jésus en est le capitaine. Alleluia !

« Croyez-vous qu’il pourra nous faire entrer dans le port ?

« O gloire ! Alleluia ! Je crois qu’il le peut. Alleluia ! Je crois qu’il le peut. Alleluia !

« Il en a conduit bien d’autres. Il en conduira bien d’autres.

« O gloire ! Alleluia ! » etc.

Après les chants, qui n’étaient pas soutenus par l’orgue, mais s’élevaient en soupirs brûlants et mélodieux de toutes ces poitrines, le prédicateur monta en chaire. C’était un nègre très-noir, jeune encore, avec un front reculant beaucoup, et la partie inférieure du visage fortement avancée ; il avait un extérieur peu agréable. Mais il commença à parler, l’auditoire était suspendu à ses lèvres, et je ne pus m’empêcher d’admirer son éloquence coulante. Il exhorta ses auditeurs à songer aux besoins de leurs frères, à prier pour les esclaves fugitifs, obligés maintenant de quitter en grand nombre les maisons qu’ils avaient acquises par leur travail, et de chercher protection hors du pays contre une violence, une injustice légale. Il les invita aussi à prier pour le peuple qui, dans son aveuglement, avait pu promulguer de pareilles lois et opprimer les innocents. Cette exhortation fut accueillie avec force soupirs plaintifs et des exclamations gémissantes.

Le prédicateur annonça ensuite la mort de sœur Bryant, et raconta sa belle fin chrétienne ; il lui appliqua les paroles de l’Apocalypse sur ceux qui sortent d’une grande affliction[3]. L’intention de la souffrance sur la terre, le magnifique groupe des enfants de la douleur, leur délivrance et leurs actions de grâces, tout ceci fut exposé par le prédicateur nègre d’une manière spéciale, noble, et basée sur l’Écriture, en pleine lumière du soleil, et comme je ne l’avais pas entendu exprimer par les prêtres de la race blanche. Ensuite il se perdit pour ainsi dire dans une prière sans fin, pour le veuf affligé et ses enfants, « ces petites âmes florissantes. » Puis vint le sermon proprement dit, et le prédicateur proposa cette question à l’assemblée : « Dieu est-il avec nous ? — Je parle de notre nation, mes frères ; j’ai en vue notre nationalité. Examinons la chose. »

Il fit ensuite un parallèle fort ingénieux entre la captivité des Israélites en Égypte, celle des nègres en Amérique, et les preuves par lesquelles la Providence avait montré le soin spécial qu’elle prenait du peuple choisi. Après avoir présenté le tableau de la position des Israélites sous Pharaon et Moïse, il passa à la méditation sur la destinée des nègres : « Comment saurons-nous si Dieu est avec nous ? Examinons-le. »

Il traça hardiment l’esquisse d’un peuple réduit en esclavage, « opprimé de toutes manières, mais dont le nombre augmente, qui s’améliore et rachète sa liberté (cris de : Oui ! oui ! O gloire !) ; qui achète des terres de plus en plus vastes (exclamations croissantes) ; bâtit des maisons, de grandes maisons, des maisons de plus en plus grandes (cris de jubilation et trépignements) ; qui construit des églises (redoublement de cris), des églises toujours plus nombreuses et plus grandes. (Les trépignements, les battements de mains prennent une force croissante.) Ce peuple augmente en nombre ; sa capacité, son bien-être, sa raison se développent ; le peuple dominant du pays commence à s’effrayer et à se dire : Ils deviennent trop forts ; envoyons-les à Libéria. (Grande fermentation et émotion.) Il paraît donc, mes frères, que Dieu est avec nous. Ne l’abandonnons pas, car il nous tirera de l’esclavage et fera de nous un grand peuple ! (Ravissement extrême et joie, accompagnés des exclamations suivantes : « Amen ! Oui ! oui ! O gloire ! » etc., etc.) L’auditoire ressemble, pendant quelques minutes, à une mer orageuse. Le discours du prédicateur avait été un torrent mugissant d’éloquence naturelle. Je doute, cependant, que son patriotisme se soit étendu beaucoup au delà de l’expansion du moment et de la chaire où il parlait. Ce n’était pas un nouveau Moïse ; l’ancien était un homme d’action, et parlait avec peine.

C’est le premier sermon prononcé par un nègre, où je voyais percer le sentiment de la nationalité. Que le bill contre les esclaves fugitifs fasse attention à ce qu’il produira !

Quant à la sortie du prédicateur contre Libéria, il est bon de dire que les noirs de l’Ohio sont, en général, contraires à la colonisation en Afrique, et regardent d’un œil de défiance les efforts des blancs en faveur de cette colonie. Malheureusement, le climat de Libéria est, dit-on, très-malsain, par suite de ses pluies constantes, ce qui justifie en quelque sorte les appréhensions des nègres. C’est un véritable malheur pour cette colonie naissante, du reste favorisée par la fertilité extraordinaire du pays dont elle est environnée et sa richesse en fait de végétaux précieux. Néanmoins, la colonie de Libéria grandit lentement, il est vrai, quant à la population et au commerce. Elle est gouvernée par des administrateurs que les colons choisissent eux-mêmes ; elle a des églises, des écoles, un hôtel de ville, une imprimerie, des magasins de commerce, des boutiques. Deux villes y sont commencées. On dit que les nègres de la colonie ont plus de goût pour le commerce de détail que pour l’agriculture, ce qu’on remarque généralement dans toutes les colonies situées sur le bord de la mer. Quelques nègres se sont enrichis par le commerce de détail, tandis que d’autres n’y trouvent qu’un entretien convenable.

« Mais, dit le commodore Perry dans son rapport sur la colonie américaine de l’Afrique, il est satisfaisant de voir le comfort dont la plupart des nègres sont entourés ; beaucoup d’entre eux jouissent d’une aisance inconnue aux premiers colons de l’Amérique du Nord. Le besoin paraît inconnu parmi eux, et si quelques-uns souffrent, ce doit être par suite de leur paresse.

« J’ai vu, au cap Palmas, les nouveaux défrichements des colons ; ils annonçaient un travail considérable et commençaient à prendre l’aspect de champs bien cultivés. Les routes étaient remarquablement bonnes, surtout en ayant égard à la jeunesse et aux faibles ressources de la colonie.

« Le climat de l’Afrique occidentale ne doit pas être considéré comme malsain pour les colons de couleur. Tous sont obligés de passer par la fièvre d’acclimatation ; mais depuis que des habitations commodes ont été construites et que les malades peuvent être bien soignés, le nombre des décès a considérablement diminué. Une fois que le colon a surmonté la maladie, il trouve un climat et un air convenables à sa constitution. Il n’en est pas de même pour les blancs. Un séjour de quelques années sur cette côte les tue presque immanquablement. »

Cincinnati, 29 novembre.

On a célébré hier l’une des fêtes nationales, peu nombreuses, du Nouveau-Monde, celle des actions de grâces. Tous les peuples devraient la célébrer également, comme l’une des plus dignes d’une humanité noble et clairvoyante. Je suis allée le matin dans l’église baptiste. Le prédicateur, homme de talent, avait pris pour texte, en outre de l’action de grâces pour les bienfaits publics et particuliers dont il fit l’énumération, la question de l’esclavage dans les États-Unis. On l’avait accusé de ne pas oser se prononcer à cet égard ; voulant se disculper, il maudit l’esclavage, regretta son introduction en Amérique, condamna également la manière de procéder des abolitionnistes. « Ils ont empiré la situation, rendu l’émancipation impossible dans l’Amérique proprement dite. Jamais les États du Sud n’ont saisi la chaîne de l’esclavage d’une main plus ferme. » Suivant l’orateur, l’ennoblissement de la race africaine par le christianisme, et la colonisation des noirs affranchis sur la côte d’Afrique, sont les seuls moyens véritablement bons à employer pour la destruction graduelle de l’esclavage.

J’avais suivi l’orateur avec le plus grand intérêt, et j’eus pour ainsi dire une vision, me montrant toutes les parties de la terre se levant au nom du Prince de la paix, se réunissant comme elles ne l’ont jamais fait auparavant pour chanter ensemble à la naissance du Divin Maître : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix aux hommes de bonne volonté. »

Tout à coup un torrent de sons se fit entendre dans l’église ; il portait les paroles de l’action de grâces. Je reconnus ce puissant, ce magnifique chœur ; je l’avais déjà entendu, où ? je l’ignorais ; mais il me sembla que c’était l’âme de tous les chants d’actions de grâces de la terre.

C’était le chant de la messe suédoise que le chœur exécutait : Remercions et louons le Seigneur ! J’étais redevable de cette joie à un compatriote, directeur du remarquable chant de cette église. Quand l’assemblée se leva et chanta l’Alleluia sur la mélodie de mon pays, elle le chanta pour mon peuple et tous les peuples de la terre. C’était magnifique !… et cependant je ne pus pas chanter.

Jamais je n’ai célébré une plus belle fête d’actions de grâces, jamais je n’oublierai ce moment.




J’ajoute quelques mots sur l’État et la ville dont je suis l’hôte. L’Ohio, riche et beau, est, pour ainsi dire, le cœur du groupe d’États qui se trouvent entre l’Océan oriental et le Mississipi. Quoiqu’il soit l’un des plus jeunes de l’Union, je sens se mouvoir ici une vie plus centrale que dans les États visités par moi jusqu’à ce jour. Il semble qu’on a le désir de rendre justice ici, avec un esprit exempt de préjugés, à toutes les forces, toutes les directions de la nature humaine, et laisser à chacun sa part du sang et de la vie du cœur. Je compte au nombre des phénomènes de ce genre le collége médical de cette ville, dont le président est un homme jeune, spirituel, le docteur J. Buchanam. On y étudie l’allopathie, l’homœopathie, l’hydropathie et ce qu’on appelle la médecine botanique, comme méthodes médicales naturelles pouvant être utiles chacune dans certaines maladies et circonstances.

Buchanam fait de l’homme la mesure de l’univers et le centre de celui-ci. Il voit dans le cerveau humain une organisation centrale et rayonner de là un avenir magnifique, infini, quand toutes les possibilités infinies qui s’y reposent encore se développeront.

Parmi les phénomènes du même genre est le collége Oberlin, où des jeunes gens et des jeunes personnes de couleur et de la race blanche peuvent étudier et prendre leurs degrés dans tout ce qu’enseignent les universités américaines.

Je mets aussi de ce nombre les livres et les opinions de beaucoup d’hommes remarquables, qui voudraient un système d’éducation embrassant l’humanité tout entière, les femmes comme les hommes, et plus complétement qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour.

Cincinnati, la « Reine de l’Ouest, » assise sur le rivage de la « belle rivière » (l’Ohio), entourée au fond de hauteurs comme une souveraine des femmes de sa cour, est une riche ville cosmopolite qui renferme dans ses murs des gens de toutes nations et églises. Les Allemands forment une partie importante de sa population ; elle se monte actuellement à cent vingt mille âmes.

Sous le rapport des écoles, l’Ohio est en arrière des États du nord-est ; mais il travaille de son mieux à leur développement. Lorsque j’ai visité une école de district pour les garçons, on m’a dit, en me conduisant dans l’une des salles d’étude : « C’est la mieux tenue de toutes ; jamais il n’est besoin d’y employer les châtiments corporels. » Je vis une femme pâle, encore jeune, d’un extérieur doux, debout dans une chaire, et dirigeant avec une autorité pleine de douceur quarante petits républicains évaporés. Les écoles primaires pour garçons ou filles ont à leur tête des maîtresses ; on les considère comme plus habiles que les maîtres hommes dans la direction de la première jeunesse. Elles reçoivent annuellement de trois à cinq cents dollars, suivant la capacité dont elles font preuve dans leurs fonctions. J’ai écouté avec une grande satisfaction la leçon dans laquelle on apprenait aux plus petits enfants à traiter les animaux avec justice et bonté. On leur fit répéter de mémoire des histoires où la méchanceté envers les animaux était punie d’une manière frappante. J’ignore s’il y a de ces leçons dans nos écoles, mais je sais qu’elles y seraient utiles.

Parmi les établissements scientifiques de Cincinnati, il y a un observatoire, dû au génie et au zèle d’un particulier, le professeur Mitchell. L’histoire de cet observatoire (il est de première classe) mériterait d’être connue pour faire comprendre ce que l’énergie et l’enthousiasme d’un seul homme peuvent produire dans le Nouveau-Monde. C’est la victoire du génie, de la patience et d’une volonté persévérante.

Les arts ont commencé à se montrer ici, mais ce n’est qu’un début. Il y a une association des arts dont j’ai visité l’exposition une couple de fois ; j’y ai vu quelques jolis tableaux. On m’a beaucoup parlé d’un peintre américain nommé Alston, artiste de premier ordre, dit-on. C’est à son sujet que le vieux et noble Channing a écrit : « Tant que je verrai des hommes comme Alston manquer du nécessaire, je n’aurai pas le courage de m’approprier le superflu de la vie. »

La sculpture paraît avoir plus de chances de succès que la peinture aux États-Unis ; elle a produit Hiram Powers, sculpteur de premier ordre sous le rapport du sentiment et de l’exécution. Sa Proserpine, son petit pêcheur qui écoute, sa femme grecque esclave, ont été admirés dans la vieille Italie. L’expression pleine d’âme et de délicatesse de ses créations est aussi admirable que la beauté achevée des formes ; ses marbres paraissent vivre. Hiram Powers est né à Cincinnati. Étant enfant et pauvre, il travailla chez un horloger et montra dès lors un génie spécial. Plusieurs hommes riches de la ville se chargèrent de Hiram, lui donnèrent les moyens d’étudier et de voyager. En tête de ses protecteurs étaient Longworth, et c’est à lui que Powers a offert, comme un hommage de sa reconnaissance, sa première création originale en marbre. Cette figure est si complète, tellement vivante et belle, qu’on ne peut la décrire. C’est un buste de femme de grandeur naturelle. On l’a appelée Geneviève, j’ignore pourquoi ; elle aurait dû être désignée sous le nom de l’Américaine, car la beauté particulière des traits, la forme et le mouvement de la tête et du cou, sont ceux de la femme d’Amérique. C’est une régularité pleine de vie et de grâce.

Adieu. Je ne sais quand je pourrai causer de nouveau avec vous. Mais n’avons nous pas commencé un entretien et conclu une amitié qui peuvent faire bon marché du temps et des signes visibles ? Notre salon de conversation est l’éternité. Cependant un signe visible a aussi son prix, et si vous m’en donnez un en pays lointain, avec quel plaisir il sera reçu !

P.S. Ma lettre m’effraye. Elle a pris tellement d’extension en longueur et en largeur, que mes amis de Cincinnati la considéreraient comme l’un des produits gigantesques et informes du grand Ouest.

Je partirai sous peu de jours pour la Nouvelle-Orléans ; je veux voir la terre au soleil des tropiques et la domination espagnole. Je veux voir au firmament la croix du Sud et la grande étoile d’Argos. Ensuite je me tournerai de nouveau vers l’étoile polaire et notre nord silencieux, vers mon foyer paisible et chéri.

  1. Les jeunes filles apprennent dans l’école supérieure le latin, le grec, les mathématiques, l’algèbre, la physique, et deviennent fort habiles dans ces sciences, considérées chez nous comme au-dessus des cerveaux féminins. (Note de l’Auteur.)
  2. Une brillante preuve de ce « savoir-faire, » sous le rapport du gouvernement par soi-même, a été donnée, de notre temps, par l’organisation politique de la Californie. Pendant une couple d’années, les aventuriers les plus sauvages de tous les peuples et pays de la terre s’y sont précipités avec la fureur que donne la fièvre de l’or. Mais les meilleurs se sont réunis, organisés, défendus, ont fait des lois, établi l’ordre civil, et la Californie, dont la population s’est élevée tout à coup à deux cents mille âmes, est maintenant complétement organisée comme État, et fait partie des États libres de l’Union. Même les Chinois, venus par milliers en Californie, se soumettent à l’ordre et vivent paisiblement sous la main puissante des Anglo-Américains. (Note de l’Auteur.)
  3. Chapitre VII, versets 9 et suivants. (Note de l’Auteur.)