La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 31

La bibliothèque libre.
La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 410-438).
LETTRE XXXI.


Arche de Noë (sur le Mississipi), 18 décembre 1850.

J’ai quitté Cincinnati avant-hier 16. Mes excellents hôtes m’ont accompagnée à bord et comblée jusqu’au dernier moment de preuves de leur bienveillance, légères et faciles à porter, car elles étaient données avec un cœur chaud. Elles m’accompagneront en Suède, me rappelleront l’Ohio et ma demeure à Cincinnati. M. Stetson m’a fait cadeau d’une collection de coquillages de l’Ohio ; plusieurs sont infiniment jolis, changeants, sur fond blanc, avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Le jour de mon départ le temps était chaud et beau ; Cincinnati, ses hauteurs plantées de vignes, ses jolies villas et la rivière étaient étincelantes de soleil. Il en était de même de mon âme ; les marques de bienveillance que j’avais reçues de plusieurs de mes amis de Cincinnati pendant ces derniers jours me touchaient le cœur ; mais j’étais profondément fatiguée des suites d’une migraine et des embarras de la journée. J’avais impatience de me reposer, de me taire.

La Belle-Key, bateau à vapeur gigantesque, marchait avec lenteur, tonnait sourdement en descendant la rivière limpide et bleu clair. Les hautes berges, avec leurs scènes variées, jolies et amicales, passaient, la rivière s’élargissait, les hauteurs s’abaissaient, les villas disparaissaient, les fermes, les maisons en bois leur succédaient, les rives se couvraient de bois et devenaient plus désertes. Nous approchons du Mississipi.

Qu’y a-t-il ? Pourquoi court-on vers l’arrière ? Une chasse sur l’eau !… Un cerf traverse la rivière allant du Kentucky vers la rive de l’Ohio. Il est bien près du rivage libre ; mais deux barques, venues des bords de l’État à esclaves, le poursuivent. Son bois est au-dessus de l’eau ; il nage avec vitesse ; il se sauvera peut-être, il est près du bord. Hélas ! une barque démarre de la rive libre et court sur lui. Malheur au pauvre fugitif ! il retourne sur ses pas. Les deux bateaux du Kentucky le rencontrent, il est cerné, et je vois les rames des trois barques se lever pour lui donner la mort. La jolie tête paraît encore au-dessus de l’eau ; on laisse tomber les rames… je détourne la vue. Le bateau à vapeur double une pointe. La vision sauvage de cette chasse s’est évanouie ; le fugitif sans défense est au pouvoir de ses persécuteurs. Je suis fatiguée, abattue. L’air est délicieux, l’eau limpide et bleue ; le ciel aussi est pur. Le cerf trouvera-t-il au delà de ce fleuve de la mort un champ paisible où il pourra se reposer après cette chasse furieuse ?…

La Belle-Key est de la famille des géants de rivière. Je l’appelle l’arche de Noé, parce qu’il y a plus de mille animaux de toute espèce, sur le pont, dessous et au-dessus de nous. Des bœufs énormes, si gros qu’ils marchent à peine, des vaches, des veaux, des mulets, des chevaux, des moutons, des bandes entières de porcs font entendre leurs cris du pont inférieur, et nous envoient par moments des exhalaisons peu agréables ; sur le pont au-dessus de nous, caquètent des dindons, des oies, des canards, des poules ; les coqs chantent et se battent, et des petits cochons de lait courent joyeusement entre les cages des volailles.

Il fait très-bon sur le pont du milieu ; le salon des femmes est spacieux et joli, le nombre des voyageurs petit et agréable. Je suis seule dans ma cabine et me porte comme une princesse de la fable. Mon compagnon de voyage, M. Lerner Harrison, fait partie des Américains au cœur énergique et chaud. C’est de plus un fort joli homme. Il possède ce mélange de cordialité et de politesse fraternelle à l’égard d’une femme confiée à ses soins, qui fait de l’homme du Nouveau-Monde la société la plus agréable qu’une femme, et de plus une étrangère, puisse désirer. Il n’y a pas de nourrisson criard à bord, et nous ne nous inquiétons pas du grognement des porcs, ni des cris des animaux de notre arche de Noë ; ils sont tous destinés à la foire de Noël de la Nouvelle-Orléans.

Le 19 décembre.

Le Mississipi-Missouri coule bourbeux et large par suite de ses eaux montantes ; il est encombré de bois flottant, de troncs d’arbres, de souches qui parfois nous donnent de rudes secousses. Les bords sont bas et marécageux, couverts de forêts à feuilles rondes mais dépouillées, et d’une espèce de peuplier appelé arbre-coton. C’est bien monotone. Le temps est froid, gris ; tout a une teinte grise autour de nous. L’État du Missouri est maintenant à notre droite, le Kentucky à gauche. Je regrette de n’avoir pas eu le temps d’en voir davantage de celui-ci et de ses habitants ; ils ont un air et un caractère particuliers, sont de grande taille, ont de la souplesse dans les mouvements et les manières, sont causeurs francs, gais, bonnes gens. J’aurais dû voir aussi la grotte de Mammoth, mais Harrison en parle de telle sorte qu’il me semble l’avoir vu.

Je vais te raconter un plaisir qu’il m’a préparé l’autre soir sur l’Ohio. Il me demanda si je désirais entendre chanter les nègres de l’équipage, et me conduisit an pont inférieur, où je vis une scène rare. L’immense four où l’on entretient le feu qui fait marcher la machine à vapeur est sous le tillac ; il a huit ou neuf grandes ouvertures sur la même ligne, et tournées vers l’avant ; on dirait des gouffres de feu béants. À côté de chaque gouffre est un nègre debout, nu jusqu’à la ceinture, qui lance du bois, passé par d’autres nègres, debout dans un grand espace libre, entre ceux-ci et un nègre placé sur une haute pile de bois, qui fournit de la pâture au monstre. M. Harrison invita les nègres à chanter. Celui qui était sur la pile commença de suite un chant improvisé ; les nègres d’en bas le répétaient en cœur avec énergie. Les vigoureux athlètes noirs, éclairés par la flamme sauvage et petillante, formaient un spectacle fantastique ; leur chant, qui ne l’était pas moins, avait une mesure et un rhythme magnifique, tandis qu’ils lançaient les morceaux de bois dans le gouffre. L’improvisation avait pour but d’insinuer que les chanteurs seraient ravis de boire un peu d’eau-de-vie en arrivant à Louisville, et qu’ils en achèteraient s’ils avaient de l’argent. M. Harrison ne manqua pas de réaliser leurs espérances.

Nous sommes encore dans la région des céréales du Mississipi, mais nous entrerons bientôt dans celle du coton. Nous avons maintenant l’Arkansas à droite, à gauche le Tennessée, États à esclaves avec de riches produits, mais brutes encore sous le rapport de la culture intellectuelle et matérielle.

Le 20 décembre.

Nous voici dans la région du coton. Les rives sont encore basses et fangeuses, couvertes de forêts de peupliers à coton, maintenant dépouillées de leurs feuilles, interrompues çà et là par des plantations de coton, avec villages d’esclaves peints en blanc et habitations de planteurs. On voit des figures noires se mouvoir sur la terre grise, elles ramassent tout le coton resté sur les buissons. Je suis descendue à terre aujourd’hui avec M. Harrison, près d’une plantation, et j’ai pris quelques branches auxquelles était suspendu un peu de coton.

Nous avons maintenant l’Arkansas à droite, et l’État du Mississipi à gauche. On voit le long de la rivière des roseaux épais qui se dressent comme une muraille entre le cours d’eau et le pays.

Le Père Marquette a pénétré jusque-là en venant du nord. C’est jusque-là qu’est venu, du sud, le premier Européen, l’Espagnol Ferdinand de Soto.

La découverte du Mississipi a deux poëmes : l’un est beau, éclairé par le soleil, comme ses îles poétiques et ses eaux limpides au nord ; l’autre est tragique et sombre comme la couleur du fleuve. Le héros du premier est le Père Marquette, doux et sans prétentions ; je t’en ai déjà parlé. Le héros du second est un fier guerrier espagnol, Ferdinand de Soto.

Il avait conquis le Mexique avec Pizarre, s’était distingué à l’assaut de Cusco ; Ferdinand d’Espagne l’avait récompensé en lui donnant des honneurs et des trésors. Il fut nommé gouverneur de Cuba ; mais son esprit ambitieux et fier demandait davantage. Abusé par de faux prophètes, et surtout par son propre cœur, il sollicita l’autorisation d’équiper à ses frais une expédition qui, de la Floride, pénétrerait dans l’Amérique du Nord, et y ferait, pour l’Espagne la conquête de trésors et de pays plus beaux et plus riches que le Mexique et le Pérou. La conviction de Soto enflamma tellement les Espagnols, que des bandes nombreuses de jeunes gens riches vinrent se placer sous ses ordres. Ils vendirent leurs vignobles, leurs maisons, ce qu’ils avaient de précieux, pour acheter de beaux équipements, des armes et des chevaux. Soto choisit, parmi ceux qui s’offrirent pour cette nouvelle expédition de découvertes, six cents jeunes gens téméraires, riches et fiers comme lui.

Rien de plus magnifique que le débarquement de ces cavaliers sur le rivage du Nouveau-Monde, où ils laissèrent flotter leurs drapeaux et leurs étendards au vent doux de la Floride. Ils étaient resplendissants, couverts de « soie sur soie, » galopaient sur la côte, entre l’Océan et le pays inconnu qu’ils se représentaient comme rempli d’or et de grandes villes.

Ferdinand de Soto, voulant s’ôter, ainsi qu’aux siens, la possibilité d’un retour causé par l’hésitation ou la crainte, renvoya les vaisseaux à Cuba, et pénétra avec ses guerriers dans les déserts du Nouveau-Monde ; ils avaient apporté des armes et des outils de toute espèce, ainsi que des chaînes et des bouledogues destinés aux Indiens.

C’était au mois de mai 1539. Partout où ces aventuriers pénétraient, on célébrait la messe avec exactitude et splendeur ; partout également ils commettaient des violences et des cruautés envers les indigènes. Dans les camps ils se livraient avec rage à la passion du jeu.

Leur première année de courses les conduisit dans la Géorgie, qu’on appelait encore, comme tout le continent du sud-est, la Floride. La marche était pénible, souvent dangereuse, à cause de l’inimitié des Indiens. Les Espagnols trouvèrent du maïs en abondance, mais pas d’or ni de villes, rien que d’insignifiants villages indiens ; les sauvages ne connaissaient pas de contrée où il y avait de l’or. Quelques-uns des compagnons de Soto l’engagèrent à rebrousser chemin ; mais il répondit :

« Je n’abandonnerai pas cette entreprise que je n’aie vu de mes propres yeux la pauvreté de ce pays. »

Il fit brûler ou mutiler des Indiens qu’il soupçonnait de l’égarer à dessein. D’autres chefs captifs, effrayés par cet exemple, donnèrent à entendre qu’il y avait de l’or plus au nord-ouest. De Soto et ses compagnons s’avancèrent donc davantage en dévastant et pillant tout sur leur passage.

La seconde année les amena dans la partie montagneuse de la Géorgie, où ils rencontrèrent les doux et paisibles Indiens Cherokées. Une partie des compagnons de Soto voulut s’établir dans cette belle contrée, se livrer à l’agriculture et jouir des biens de la terre ; mais Soto avait promis à l’Espagne de l’or et de grandes villes ; le fier Espagnol ne voulait pas s’arrêter qu’il ne les eût trouvés. Soto était un homme opiniâtre, parlant peu, d’une volonté forte, devant laquelle ses compagnons plièrent.

Ils marchèrent donc en avant et arrivèrent dans l’Alebama et un grand village appelé Movilla (depuis Mobile). Ici, les Indiens se soulevèrent contre eux. Dans un massacre épouvantable, qui eut lieu de nuit, les Espagnols perdirent une partie des leurs, beaucoup de vêtements et d’approvisionnements qui devinrent la proie des flammes, en même temps que le village indien.

Des vaisseaux espagnols arrivèrent de Cuba à la baie de Pensacola, près de Movilla ; mais Soto n’avait encore trouvé ni argent ni or, les flammes de Movilla avaient détruit ses collections. Trop fier pour avouer que son espoir avait été déçu, il résolut de ne pas donner de ses nouvelles avant d’avoir trouvé ce qu’il cherchait. Il s’éloigna donc de la côte et pénétra au nord-ouest dans l’État du Mississipi.

La petite armée, réduite à cinq cents hommes, fut surprise par l’hiver avec gelée et neige. Mais le maïs était encore dans les champs, les Espagnols pouvaient se procurer des vivres et habiter les cabanes abandonnées par les Indiens Chickasaws. Ils n’avaient pas encore trouvé de l’or, les sauvages n’avaient pas non plus de bijoux ; ils étaient pauvres et aimaient la liberté. Quand Soto leur demanda au printemps une escorte de deux cents hommes pour porter les bagages de ses compagnons, les Indiens mirent le feu à son camp, et leurs cris de guerre retentirent à travers la nuit et les flammes.

Les Espagnols perdirent ici ce que l’incendie de Movilla avait épargné. Ils étaient plus nus que les indigènes, souffraient de la faim et du froid. Mais l’orgueil et l’entêtement de Soto croissaient avec sa misère. Lui, qui avait promis de conquérir les trésors du Nouveau-Monde, pouvait-il revenir avec des hommes demi-nus et dépouillés de tout ?…

Il ôta les chaînes aux prisonniers, en fit fabriquer de nouvelles armes, habilla ses hommes avec des peaux, des nattes de lierre, et pénétra plus avant à l’ouest en cherchant le pays de l’or.

Il marcha pendant sept jours à travers les déserts, les forêts, les marais, puis il atteignit des villages indiens sur le bord du Mississipi.

Ferdinand de Soto est le premier Européen qui ait vu ce puissant fleuve ; trois siècles n’en ont pas changé le caractère. On le représente comme étant large, bourbeux, avec courant rapide qui entraîne rapidement des souches, des arbres entiers. En mai 1544, les Espagnols traversèrent le fleuve sur de grandes barques en bois qu’ils avaient fabriquées eux-mêmes. Soto pénétra dans l’Arkansas. Ici, les Espagnols furent accueillis par les indigènes comme les enfants du soleil, et on leur amena des aveugles, afin que la vue leur fût rendue par les fils de la lumière.

« Bornez-vous à invoquer le Dieu qui demeure dans le ciel, répondit de Soto, et il vous donnera ce dont vous avez besoin. »

Obéissant à une obscure attraction, Ferdinand de Soto pénétra encore plus avant au nord-ouest, dans l’intérieur du pays, jusqu’aux montagnes de la rivière Blanche, à deux cent milles à l’ouest du Mississipi ; mais ces montagnes n’avaient ni or ni pierres précieuses.

Il passa l’hiver avec ses gens dans une ville indienne, sur le bord de la rivière Blanche, chez une tribu paisible, qui s’occupait d’agriculture et avait des villes fortes. Les jeunes cavaliers exercèrent sur ces Indiens pacifiques toutes les violences suggérées par leurs caprices. Soto ne trouvait, dit-on, aucun plaisir à la cruauté, mais on comptait pour rien la vie des Indiens.

Au printemps de l’année suivante, Soto résolut de remonter la rivière Blanche jusqu’à son embouchure, pour savoir des nouvelles de la mer ; il s’égara dans les marais qui longent la rivière Rouge et ses affluents. Ayant pénétré dans une contrée appelée Guachoga, il demanda au chef à quelle distance on était de la mer ; le chef ne put le dire. « Y a-t-il des lieux habités dans ce pays jusqu’à l’embouchure de la rivière ? » On répondit que toute la contrée était marécageuse et inhabitée. Soto ne voulut pas croire un avis aussi inquiétant, et envoya des hommes à cheval, pour s’en assurer, dans la direction du Sud, le long du Mississipi. Ils ne purent, dans l’espace de trente jours, faire trente milles, tant leur course avait été constamment entravée par des marais, des forêts épaisses, et des roseaux impénétrables.

De Soto écouta ce rapport avec un sombre silence. Les hommes et les chevaux mouraient autour de lui, et les Indiens commençaient à devenir de plus en plus dangereux. Il essaya, près de Natchez, d’effrayer une de leur tribu, en disant qu’il était d’une origine surnaturelle, et exigeait la soumission des indigènes.

Le chef répondit : « Vous prétendez être le fils du soleil ? Eh bien ! desséchez cette rivière, et je vous croirai. »

De Soto ne pouvait plus effrayer ni punir. Son entêtement orgueilleux et sa fierté s’étaient transformés en une sombre mélancolie ; sa santé commençait à faiblir dans cette lutte contre les adversités et la souffrance. Une fièvre de nature pernicieuse le dévorait, il fut mal soigné, et sa petite armée était réduite à trois cents hommes.

Quand Soto sentit approcher la mort, il réunit autour de lui les fidèles compagnons qui lui avaient obéi jusqu’à la fin, et désigna son successeur.

« Il mourut le lendemain. Ses soldats firent son éloge en pleurant sa perte. Les prêtres chantèrent sur lui le premier Requiem que les eaux du Mississipi ont entendu. Afin de cacher sa mort, son corps fut enveloppé dans un manteau, au milieu de la nuit on le porta sur le Mississipi, et il fut plongé silencieusement au milieu du courant.

Le mois de mai et le printemps revinrent sur le Mississipi, mais non pas Ferdinand de Soto. « Celui qui a découvert le Mississipi, dit son biographe, repose dans ses eaux. Il parcourut, pendant quatre ans, une grande partie du continent en cherchant de l’or, et n’a rien trouvé qui fût aussi remarquable que son tombeau. »

Le Père Marquette s’est endormi au pied de l’autel sans maladie ni chagrin, après une vie de conquêtes pacifiques et de bonheur non interrompu. Ferdinand de Soto est mort lentement au milieu des marais et des adversités, le cœur rongé par les démons des soucis et de l’humiliation. — Quels tableaux ! La poésie a-t-elle rien de plus lumineux que le premier, et de plus sombre que le second.

Le 21 décembre.

Le Mississipi, bourbeux, large et s’élargissant encore de plus en plus, coule sous un ciel gris d’automne d’une humidité froide. Ses eaux se gonflent et montent chaque jour dans cette saison. Ses bords continuent à être bas et marécageux, bordés d’arbres à coton et de roseaux. De grands débris de charpente et autres flottent sur ses eaux, annonçant la dévastation. Le grand fleuve me paraît ressembler au déluge, le registre de ses péchés est grand aussi. Notre magnifique Arche de Noé, plus cosmopolite encore que la première, flotte sur le Mississipi avec une conscience tranquille, et c’est en même temps un gîte si agréable que, tout en pensant parfois au déluge, aux péchés du Mississipi, au sort de Soto, je me sens légère et heureuse.

La paix, l’ordre, le calme, régnent à bord. Je passe la matinée seule à lire quelques pages de l’histoire d’Amérique, du Journal de l’homme, par Buchanan, et laisse courir mes pensées avec le courant vers la mer. L’après-dînée et le soir, je fais société avec quelques compagnons de voyage agréables, qui se trouvent à bord. À l’heure des repas, M. Harrison est toujours dans le salon, prêt à me conduire à table, et le matin il me tend la main avec une cordialité fraternelle, pour me souhaiter le bonjour. Il s’assied à côté de moi, me nomme les mets, me dit ce que je dois manger, est amusant, agréable. Doué d’une raison saine et spirituelle, il n’en fait pas moins bon marché de sa tête comme assez mal meublée. J’ignore le nombre de ses connaissances, mais je sais qu’une forte nature pratique comme la sienne, quand un cœur chaud, un noble caractère y est joint, me calment et me rafraîchissent à la fois. Je veux avoir pour frère l’homme qui emploie une richesse acquise par son travail à acheter une maison, à la meubler pour son père et sa sœur, mais non pas précisément à cause de la maison.

Les animaux, nos sujets, qui sont à bord, m’amusent, excepté les porcs, que je voudrais noyer tous dans le Mississipi, car ils nous envoient de temps à autre des émanations fâcheuses. Les cris de ces animaux ne sont pas désagréables à entendre d’un peu loin. Ils ont un air si satisfaits et si bien portants, que je fais d’ordinaire une fois par jour ma ronde pour les voir.

Je veux te parler des connaissances que j’ai faites ici. D’abord, deux jeunes sœurs de l’État de Vermont, boutons de roses et dont l’âme est pure comme le cristal ; ce sont de vraies filles de la Nouvelle-Angleterre en ceci, qu’elles auraient pu vivre commodément chez elles, et ont préféré gagner leur pain comme institutrices, se créer une existence indépendante ; elles te raviraient comme moi. L’aînée a vingt-cinq ans et va prendre la direction d’une école supérieure de femmes dans l’État du Mississipi. La cadette, elle n’a que dix-sept ans, entrera comme élève dans la maison d’enseignement dont sa sœur aura la direction supérieure. Toutes deux sont charmantes. Chacune a son frère favori, dont elle fait l’éloge ; elles sont orphelines. Parfois, debout sur la plate-forme, elles chantent des duos avec des voix délicieuses.

L’aînée est le plus joli type de la jeune institutrice du Nouveau-Monde. Quoique délicate et svelte, gracieuse, elle est plus ferme sur sa base que toutes les Alpes et les Pyramides de l’univers. Elle comprend Euclide et sait l’algèbre aussi bien qu’un maître ès arts, et sait beaucoup mieux que ceux-ci diriger une école de gamins turbulents. « J’aime à gouverner les petits garçons, » dit mademoiselle G., avec un sourire qui lui est particulier. Connaissant son pouvoir, elle se charge sans trouble de la mission de l’enseignement, non pas comme maîtresse, mais avec le sentiment qu’elle est l’une des jeunes mères de l’humanité.

Mon autre connaissance agréable du bord est un monsieur de quarante à cinquante ans, porteur d’une de ces figures jolies et pures qui inspirent immédiatement la confiance. Mon nouvel ami a quelque chose de flegmatique et de méditatif, sa conversation me cause un plaisir particulier. Il a été planteur et propriétaire d’esclaves, mais on voit, à ses beaux yeux bleus et profonds, qu’il a été le meilleur maître du monde. Il se rend à Cuba pour y passer l’hiver, dans l’intérêt de la santé de sa femme, puis il ira en Europe. Les deux époux paraissent cordialement dévoués l’un à l’autre. Pourquoi de pareilles gens sont-ils propriétaires d’esclaves, ou, pour mieux dire, pourquoi tous les propriétaires d’esclaves ne leur ressemblent-ils pas ?…

La femme m’a dit que son mari n’avait jamais l’esprit en repos dans sa plantation, parce que la pensée de ses esclaves, le désir d’être juste envers eux, de les bien soigner, le tourmentait jour et nuit. Il croyait toujours n’avoir pas assez fait pour eux.

Nous sommes maintenant près de Wicksbourg, ville de mauvais renom située sur le bord du Mississipi. Elle aussi a fait preuve de la capacité qu’ont les Américains pour se gouverner eux-mêmes. Il y a une couple d’années qu’une bande de joueurs et d’aventuriers désespérés s’y abattit. Ils tinrent maison de jeu, y attirèrent des jeunes gens, se battirent, tirèrent des coups de pistolet dans les rues, dans les maisons, et commirent toutes sortes d’actes sauvages. Les hommes sensés de la ville se réunirent et signifièrent aux joueurs qu’ils eussent à la quitter dans huit jours, sous peine d’être arrêtés et pendus. Les aventuriers méprisèrent cet avertissement, continuèrent à jouer, à se battre, à tirer des coups de pistolet comme auparavant. Les huit jours écoulés, les hommes d’ordre se réunirent, saisirent les joueurs, — pendirent les plus mauvais d’entre eux, placèrent les autres dans une barque et les abandonnèrent sur le fleuve. On appelle cela la « loi de Lynch, » c’est à-dire le sentiment du juste se faisant justice lui-même, faute d’une autre législation. Depuis cette exécution, Wicksbourg est une ville convenable.

Nous sortirons bientôt de la région du coton pour entrer dans celle du sucre ; mais quand arriverons-nous dans la région de l’été ?

Le 22 décembre.

Nous y voilà, nous y voilà ! Le vent et le soleil d’été nous environnent.

C’est le sixième jour de notre voyage en descendant le Mississipi. Lorsque je suis sortie dans la galerie ce matin, j’ai cru être dans un pays enchanté. L’air d’été le plus délicieux me caressait le visage, le ciel bleu le plus doux riait au-dessus du fleuve, des champs découverts et cultivés de ses bords ; de légères et blanches nuées d’été étaient chassées par un vent tiède, sur le sol verdoyant brillaient de jolies habitations, au milieu des bosquets d’orangers, de roses, de cyprès et de cèdres. Une vie de beauté, suave, d’un charme inexprimable en tout et par tout. Nous étions entrés au-dessous de Memphis, dans la région du sucre, c’est-à-dire dans la contrée où on le cultive en même temps que le coton et le maïs. Nous avions passé Natchez, autrefois la demeure d’une puissante tribu indienne, qui adorait le soleil et entretenait « un feu éternel. » Cette contrée rappelle bien des souvenirs sanglants. Nous avions laissé derrière nous cette ville, les États du Mississipi et de l’Arkansas ; nous étions dans la Louisiane, assise sur les deux bords du fleuve. Nous volâmes dans les bras du Sud, il nous recut avec un cœur chaud ; je le sentis, et mon propre cœur s’ouvrit à toutes les puissances douces de la vie et de la nature. Je restai assise en silence sur la plate-forme pendant toute la matinée ; j’étais dans une sorte d’enivrement, de jouissance paisible, humant cet air délicieux, contemplant ces paysages méridionaux, le ravissant aspect du ciel et de la terre, et jouissant de l’atmosphère, qui était d’une suavité inexprimable.

Midi arrive. L’air était de plus en plus délicieux, le spectacle des rives de plus en plus animé. On voyait des caravanes de nègres et de négresses sortir à cheval des plantations pour se rendre dans les champs. Après la cavalcade venaient un ou deux petits cabriolets, portant probablement le surveillant et le maître. Je contemplais ce spectacle avec la disposition philanthropique qui, afin de se maintenir en bonne humeur, croit le mieux de tous les hommes et cherche à voir toutes choses par leur face lumineuse.

Quelques heures plus tard, j’étais encore assise sur le tillac, humant le même air délicieux, voyant ce même spectacle de beauté méridionale, mais avec un cœur plein d’amertume. Un sombre tableau s’était déroulé à mes yeux, un tableau qui se placera toujours comme un fantôme de l’abîme entre moi et le souvenir de l’enveloppe radieuse qui, pendant un moment, avait ravi et obscurci ma vue.

Je regardais donc ce beau spectacle comme on regarde une scène de théâtre ; je jouissais avec un esprit d’enfant de la décoration. Alors vint mon nouvel ami le planteur : il s’assit dans un fauteuil à côté du mien. Nous dîmes quelques mots sur la douceur de l’air, dont il jouissait comme moi, puis nous gardâmes le silence en regardant ce qui se passait sur le rivage. Nous vîmes les caravanes de nègres et leur surveillant passer dans les champs. Avec la disposition toute philanthropique de mon esprit dans ce moment, je dis à mon voisin :

« Ceci n’est pas une vue gaie, mais il y a probablement plus de bonheur et de bien-être dans cette vie (celle des esclaves) qu’on ne le croit d’ordinaire. »

Le planteur tourna sa jolie tête de mon côté avec un regard que je n’oublierai jamais ; il contenait de la surprise, presque un reproche, et une profonde mélancolie.

« Oh ! dit-il à voix basse, vous ne savez pas ce qui a lieu sur ces rives, sinon vous ne penseriez pas ainsi. Il y a beaucoup de violences, de douleurs ici. À cette époque surtout, — et du moment où le coton est prêt pour la récolte, de grandes cruautés ont lieu dans les plantations de cette contrée ; il y en a où le fouet ne se repose jamais durant ces mois-là. Vous ne pouvez pas vous faire une idée… »

Je ne répéterai point les scènes que le planteur me raconta, ni les violences, les cruautés, les souffrances dont il avait été témoin ici pendant plus de quatorze ans ; abominations qui avaient fini par le décider à vendre sa plantation et à quitter pour toujours les États à esclaves. Je veux seulement mentionner quelques-unes des paroles de cet ami respectable[1].

« J’ai connu des hommes et aussi des femmes qui étaient de véritables démons envers leurs esclaves, et mettaient leur plaisir à les torturer.

« On peut tuer un nègre à coups de fouet sans répandre de sang. La lanière en cuir de vache, dont on fait usage dans la maison, peut causer des douleurs cruelles, sans qu’il en reste trace.

« Il n’est pas rare de trouver chez les femmes les persécuteurs les plus cruels des esclaves de maisons. Je préférerais être « main de champ » (c’est-à-dire esclave qui travaille hors de la maison) plutôt qu’esclave d’intérieur sous les ordres d’une femme irritable. L’institution de l’esclavage paraît changer la nature de la femme.

« Elle pervertit les blancs. J’ai connu des hommes et des femmes, jeunes, aimables sous tous les rapports, attrayants de manières et de cœur, injustes et durs uniquement envers leurs esclaves.

« Il y a naturellement des exceptions, des maîtres et des maîtresses bons et tendres ; mais c’est le petit nombre, car l’institution de l’esclavage aveugle et endurcit l’esprit des propriétaires d’esclaves dès leur bas âge.

« La situation, meilleure depuis quelques années, le devient toujours davantage, et la lumière commence à pénétrer dans ces contrées ; on ne craint plus autant de parler. Il y a plusieurs années que, tout homme ayant exprimé la sixième partie de ce que je viens de vous dire, aurait été assommé sans forme de procès. Les propriétaires d’esclaves, sentant maintenant que tous les yeux sont fixés sur eux, deviennent plus prudents. Depuis dix ou douze ans, les esclaves sont mieux vêtus et nourris dans ces contrées qu’ils ne l’étaient auparavant. Mais les injustices et les cruautés sont encore nombreuses et continueront tant que cette institution subsistera. J’ai la conviction qu’elle deviendra la question vitale de l’Union américaine.

« Maintenant encore, un homme ne se fait pas conscience de tirer sur un nègre s’il le soupçonne en fuite, et la loi se tait devant un tel acte de violence. J’ai vu plusieurs esclaves grièvement blessés en pareilles circonstances : un a été tué.

« La colère et la fureur sont choses ordinaires dans le traitement qu’on fait endurer aux esclaves.

« La loi n’est pas protectrice des esclaves, elle leur accorde une protection nominative, mais non pas effective. L’esclave dépend du maître. Les magistrats ferment les yeux aussi longtemps qu’ils le peuvent. Les nègres ne sont pas admis comme témoins devant les tribunaux.

« On parle de l’opinion publique. Elle est fabriquée ici la plupart du temps par les démagogues ; l’intérêt du coton est son unique conscience. Bien des gens voient le mal, s’en affligent et se taisent, de crainte de se faire des ennemis.

« Les fêtes des esclaves sont la plupart du temps des fictions. Dans quelques plantations, on les laisse danser à Noël, toutefois si la récolte du coton est terminée, si la canne a été passée au moulin. Quand la récolte est tardive, la fête est remise à un moment indéterminé, la plupart du temps elle n’a pas lieu. Si la récolte est bonne, l’ouvrage terminé, alors on permet quelquefois aux esclaves de danser.

« Jusqu’ici, il n’a pas été permis, dans les plantations de la Louisiane, de donner une instruction religieuse aux esclaves. Dieu sait cependant comment il se fait que ces pauvres gens sont parvenus à saisir quelques traditions relatives au Sauveur, et vous ne pouvez pas vous représenter l’avidité avec laquelle ils prêtent l’oreille à toute parole sur ce sujet. Je connais une couple de plantations où l’on donne maintenant une connaissance régulière du christianisme aux esclaves ; il est probable que ceci s’étendra dans les environs et produira un changement dans les rapports entre maîtres et esclaves.

« Le temps n’est peut-être pas éloigné où l’opinion publique deviendra une protection réelle pour les esclaves, plus réelle que la loi ne le sera jamais.

« On est forcé d’être plus justes et plus doux, même dans l’intérêt de sa propre sûreté. J’ai connu des temps ici où le planteur n’a pas eu des nuits calmes, où il ne se couchait jamais sans avoir des pistolets chargés à balle près de lui.

« Si on voulait essayer de traiter les esclaves avec raison et justice, on serait étonné du succès de cette méthode. Les nègres sont extrêmement sensibles à la bonté, au sentiment du juste, et enclins à se soumettre à une véritable supériorité. Si l’homme blanc savait se servir de cette disposition, il gouvernerait le nègre, ou du moins le ferait travailler sans coups de fouet.

« Je n’ai jamais fait usage du fouet dans mes plantations pour activer le travail ; je n’en ai pas eu besoin. La justice à l’égard des nègres et l’ordre ont suffi pour les faire bien travailler. Je n’ai laissé employer le fouet (on ne peut s’en passer dans l’état actuel de la civilisation des noirs) que pour punir le vol ou les batteries. Il est inutile pour activer le travail.

« Je suis convaincu que l’on pourrait faire des esclaves des travailleurs libres, et qu’ils travailleraient tout aussi bien. Les fables qu’on débite sur l’émancipation ne sont dans ma pensée que des rêves ; si elle avait lieu graduellement et avec intelligence, elle se ferait sans danger et sans difficulté. Les expériences faites par quelques personnes, et entre autres messieurs Macdonoughs et Henderson, l’ont prouvé.

« L’éducation, en y rattachant la perspective de la délivrance, serait un bon moyen à employer.

« Mais il faut que beaucoup de choses changent ici, avant qu’une pareille pensée devienne générale… J’ai connu des gens d’église qui ont été les plus cruels propriétaires d’esclaves.

« Si je disais ce que j’ai vu, ce que je sais relativement au passé et au présent dans ces États, les cheveux se dresseraient sur toute tête raisonnable.

« Les récits des esclaves fugitifs que j’ai lus ne sont pas toujours dignes de foi ; ils inventent souvent, et c’est inutile pour montrer combien la position des esclaves est épouvantable. La réalité l’emporte sur la fiction. Si j’étais esclave, je ne manquerais pas de sauter dans la rivière, de mettre un terme à ma vie. »

Ces paroles et les récits qui les accompagnaient, les abominations qui ont eu lieu et qui ont lieu encore journellement sur ces bords, se mêlèrent comme un vent empoisonné aux zéphyrs d’été dont j’étais caressée. Je vis un vieil esclave poursuivi à mort, parce qu’il avait osé aller voir sa femme ; je le vis déchiré, battu, arrêté et se précipiter dans les eaux de la rivière Noire qu’on lui faisait traverser pour le remettre au pouvoir de son maître. Et la loi garde le silence !

Je vis une jeune femme, à qui une parole vive était échappée, frappée sur le crâne de telle sorte qu’elle est tombée morte sur le coup. Et la loi garde le silence !

J’entendis la loi prononcer, par l’intermédiaire des jurés, entre un blanc et un noir ; condamner ce dernier à être déchiré par les verges, châtiment qu’on aurait dû infliger au premier. Les membres loyaux du jury s’étaient vainement opposés à cette iniquité.

Je vis ici, sur le bord du Mississipi, il y a peu de mois seulement, une jeune fille nègre s’arracher aux mauvais traitements de son maître (homme d’église) et se précipiter dans la rivière.

Je vis des bandes de femmes et d’hommes captifs, condamnés à travailler de bonne heure et tard, privés de tout rayon de la lumière qui aurait pu donner de l’espoir à la captivité, et lui faire entendre la voix de celui qui dit : « Venez à moi vous tous qui travaillez et qui êtes chargés. » Ils étaient séparés de cette lumière par des gens se disant chrétiens ! — Mais pardon, mon Agathe, je ne devrais pas t’affliger par la vue de ces sombres tableaux, je voudrais pouvoir éviter moi-même de les regarder ; je n’oublierai jamais l’impression que j’en ai reçue. C’en était fait du plaisir que me causaient l’air et la beauté du Sud. Je haïssais la génération qui peut commettre de pareilles cruautés, de pareilles injustices ; je haïssais ceux qui les couvrent d’indulgence en faveur du commerce. J’éprouvais du dépit contre moi-même, d’avoir voulu me ménager en fermant un moment les yeux sur le résultat de l’institution de l’esclavage. Mais je me figurais que les choses étaient peut-être mieux maintenant.

La Géorgie et la Caroline ont cependant laissé pénétrer la lumière du christianisme jusqu’aux esclaves. Dans ces deux États, j’ai entendu les enfants de l’Afrique chanter, avec une allégresse infinie, leur Sauveur !…

Mais ici, dans la belle partie méridionale du Mississipi, les choses sont pires qu’au milieu du paganisme.

Mississipi, grand déluge, je connais maintenant ton histoire jusqu’au bout !

Cependant j’ai vu au centre de son cercle le plus sombre la conscience du Sud se faire jour avec netteté dans des yeux purs tournés vers le ciel, dans un cœur chaud et loyal. C’est ma consolation, mon espérance. La clarté du soleil n’est pas un mensonge.

« Les ténèbres régnaient sur l’abîme, mais l’esprit de Dieu planait sur les eaux… »

Le 23 décembre.

Nous avions passé Bâton-Rouge. C’est le nom de la capitale politique de la Louisiane. Elle est située sur une hauteur de la rive droite du Mississipi. Un joli Capitole domine la petite ville, et une magnifique prison d’État, nouvellement achevée, a le pied dans les flots du fleuve.

Le Mississipi est fort large. Là se trouvent des bancs de sable et des îles verdoyantes ; ses eaux sont plus limpides. Le soleil luit, le paysage est lumineux et doux. On voit des plantations, des bosquets d’orangers, des villages d’esclaves, peints en blanc sur des champs verts, de vastes perspectives sous un ciel d’été. Le fleuve est couvert d’embarcations, de bâtiments à vapeur, de barques. Nous approchons de la Nouvelle-Orléans.

J’ai voulu aujourd’hui causer avec notre femme de charge, jolie et jeune mulâtresse. Je l’ai trouvée dans sa petite cabine, étudiant activement un grand abécédaire. Je l’avais déjà vue une couple de fois occupée de la même manière. Le maître d’hôtel a promis de lui apprendre à lire, mais en cachette ; et son impatience était grande d’être aussi avancée que lui dans la lecture. Je l’ai trouvée un jour seule dans notre salon, debout devant la Bible ouverte qui est toujours sur la table. Je lui demandai ce qu’elle faisait :

« Oh ! ce livre ! répondit-elle, je tourne et tourne ses feuillets, je voudrais comprendre ce qui s’y trouve ; mais je ne sais pas lire. »

Nous approchons de la Nouvelle-Orléans, « la joyeuse ville. » Dans une couple d’heures nous y serons. Tous les animaux de notre arche de Noé crient.




Nouvelle-Orléans (Louisiane). La Fayette-Square, le 25 décembre.

Me voici bien avant dans le Sud, sans soleil, du moins pour le moment ; mais il brillait avec éclat lors de notre arrivée à « Crescent-City, » qui s’étend en forme de croissant sur une large et basse langue de terre entre le Mississipi et le grand lac de Pontchartrain, dans lequel pénètrent les eaux du golfe de Mexique.

Trois bateaux à vapeur avaient sauté peu de temps avant notre arrivée. L’un d’eux était complétement neuf et faisait une course de plaisir ; plusieurs hommes riches de la Nouvelle-Orléans étaient à bord, et bon nombre d’entre eux avaient été grièvement blessés, quelques-uns mortellement. Notre arche de Noé a apporté sains et saufs passagers et animaux.

Le port dans lequel nous sommes entrés est joli, attrayant par sa vaste forme demi-circulaire. Le quai est mal bâti.

Débarquée au bras de mon fidèle cavalier, je me suis dirigée avec lui vers un magnifique édifice, ressemblant au Panthéon de Rome, et dont les colonnes blanches et massives, non pas de marbre, mais en plâtre, étaient resplendissants. C’était l’hôtel « Saint-Charles ; » nous allions l’habiter pour le moment.

Mais quand j’ai vu que, pour une chambre petite et froide où se trouvait un lit immense, et au troisième ; que, pour le droit d’occuper le grand salon où je ne voulais pas me tenir si je pouvais l’éviter : que, pour le droit de manger une infinité de choses destinées à me faire mal, je serais obligée de payer trois dollars par jour, sans pouvoir compter sur un moment agréable, je m’empressai de chercher un autre gîte.

Je trouvai bientôt ce qu’il me fallait, par l’intermédiaire de mon aimable compatriote M. Charles Schmidt. Harrison m’y a conduite ce matin en voiture avec pluie et froid.

Je demeure dans une pension bourgeoise, chez une honnête veuve ; j’ai une grande et belle chambre avec tapis et cheminée, deux grandes fenêtres avec vue sur une place plantée de jeunes arbres (verts encore) et avec pelouse au centre. C’est le square La Fayette. Je me sens heureuse de ma nouvelle demeure pour laquelle je paye, y compris la nourriture, dix dollars par semaine, ce qui est bon marché pour la Nouvelle-Orléans.

À l’hôtel Saint-Charles j’ai fait la connaissance de quelques personnes fort agréables, avec lesquelles je me trouverai bien sans doute, M. et madame Geddes. Ils sont de Cincinnati ; mais, comme M. Harrison, ils passent l’hiver ici, où le mari a ses affaires. Mon compagnon de voyage m’avait prévenu que madame Geddes me plairait.

Lorsque, le lendemain de mon arrivée, je descendis le matin, pour déjeuner, dans la grande salle à manger, il ne s’y trouvait encore personne. Je me proposai de deviner, parmi les entrants, l’amie de mon nouvel ami.

Les dames arrivèrent successivement : elles étaient toutes en robes montantes avec petits cols, tête nue, et habillées de même, comme si elles eussent été coulées dans le même moule. Toutes étaient minces, maigres, ou, pour mieux dire, sèches, et me paraissaient l’être intérieurement aussi ; cependant j’ai pu me tromper. Il est certain que j’avais soif d’un peu de vie, d’un peu d’individualité. Les quakeresses sont toutes habillées de même, mais quelle individualité clairement exprimée on lit sur leur visage ! Ici, au contraire, même absence de caractère, la simplicité était uniforme et ennuyeuse. Je n’avais pas découvert madame Geddes.

Je le dis à Harrison, quand il se fut assis à côté de moi pour déjeuner. « Retournez-vous, dit-il, elle est placée à la table derrière vous. » (Nous étions assis à des tables longues et étroites.) Je me retournai et rencontra un visage doux, ovale, un peu pâle, deux beaux yeux profonds, un front lucide sur lequel des cheveux bruns foncés étaient descendus et lissés en bandeaux. C’était madame Geddes. Elle était habillée comme les autres, mais en beau satin noir ; ses cheveux étaient disposés de la même manière que ceux des autres, cependant on y remarquait une grande différence. Madame Geddes me parut un peu roide, non pas sèche, mais douce et noble.

J’ai fait une connaissance plus intime avec elle, la veille de Noël au soir, et en compagnie, dans les grands salons où étaient réunie une partie de la population de l’hôtel Saint-Charles. Madame Geddes m’a plu infiniment. Elle a les traits délicats et réguliers, qui font partie de la beauté des femmes Américaines, et en même temps, le maintien calme, la grâce timide et digne que l’on ne trouve pas souvent chez la beauté du Nouveau-Monde. M. Geddes, beaucoup plus âgé que sa jolie femme, a un extérieur animé, annonçant un caractère énergique ; c’est un swedenborgien décidé, d’où je prévois que nous aurons maille à partir relativement au prophète. Mais ce sera sans aigreur ; on : voit à son air que c’est un des bons swedenborgiens.

On a dansé dans le grand salon. Une jeune et jolie personne, évidemment poitrinaire, valsait avec une passion telle, qu’on aurait été tenté de croire qu’elle voulait se tuer ; son cavalier et courtiseur la suivait fidèlement sur cette route. Je n’étais pas gaie, et pensais à la fête de Noël en Suède et chez nous. On ne sait pas la célébrer ici.

L’église dans laquelle je suis allée le jour de Noël était jolie ; ses sombres vitraux interceptaient le jour. J’y ai entendu un sermon sec, dépourvu d’âme, et qui ne m’a pas édifiée. Il m’a semblé que la Nouvelle-Orléans était une ville sèche et ennuyeuse. Je pensais aux matines de Noël dans notre église de campagne, à la course en traîneau pendant le crépuscule du matin, et à travers la forêt de sapins sur la neige nouvelle. Je pensais aux petites chaumières de la forêt, avec leurs lumières scintillantes de Noël, au cortége des petits traîneaux de paysans, dont les grelots retentissaient gaiement sur la route ; je pensais à notre jolie et simple église appuyée sur le fond obscur de la forêt, et dont toutes les fenêtres resplendissaient de lumières, au beau spectacle, composé de paroissiens et de lumières qu’elle présentait à l’intérieur ; aux bons et braves campagnards avec leurs vêtements chauds : — je voyais le député de Thyresta entrer avec sa pelisse de peau de loups ; je voyais les yeux étincelants des enfants, j’entendais cet énergique chant plein de vie :

Salut, belle aurore !

Je le chantais de tout cœur : oui, c’était bien là une joie de Noël.

Le soir, une dame âgée m’a amusée par son franc parler et son originalité. (C’est une figure assez rare parmi les femmes du Nouveau-Monde.) Madame Duncan est temporelle, mais elle a de l’esprit, de l’originalité, le courage d’être ce qui lui plaît, même quant au costume. La blouse de velours rouge qui flottait autour d’elle sans ceinture, comme un vaste manteau, que ce soit convenable ou non en compagnie, allait parfaitement à sa haute et forte taille et lui donnait un air royal.

Si le temps s’éclaircit dans l’après-dînée ou demain, M. Harrison me conduira au marché des esclaves, l’un des grands spectacles de la « joyeuse ville. » Je commence à pressentir pourquoi j’ai été obligée de descendre le Mississipi et d’aller à la Nouvelle-Orléans.

Le 27 décembre.

Troisième jour de pluie et de froid, et pire que les jours précédents, car il tombe de la neige. Mais je me porte bien, je suis maîtresse de moi dans ma jolie chambre, et j’ai de nouveau eu de ces jours de printemps intérieurs qui me surprennent parfois au milieu de l’hiver.

Je t’embrasse ainsi que ma mère avec toute la plénitude de mon cœur, et je vais faire partir cette lettre ; il y a longtemps que je n’en ai pas adressé à la maison.

P.S., 28 décembre.

Enfin une belle et claire journée. Il faut maintenant de l’activité, pour voir les asiles, les écoles, les prisons, et aller aussi dans les plantations.

Hier dans l’après-dînée, et par la pluie, j’ai été surprise de recevoir la visite d’amis inconnus de la Nouvelle-Orléans. Ils ont été d’une cordialité chaude qui m’a rendu tout heureuse, m’ont apporté des violettes et invitée à voir une plantation où ils veulent me montrer « ce qu’est véritablement l’esclavage. » J’en sais assez maintenant pour ne pas me laisser abuser, ni croire ce qu’un jeune et joli monsieur m’a assuré hier, c’est-à-dire que les esclaves en Amérique sont aussi heureux que possible.

Quand je t’écrirai la prochaine fois, je t’en dirai davantage sur les habitants libres, les esclaves et l’esclavage à la Nouvelle-Orléans.

FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
  1. Je ne les aurais point rendues publiques, si je ne le savais pas maintenant à l’abri de tous les désagréments que sa franchise aurait pu lui attirer peut-être, et si je ne croyais point, par cette communication, exécuter sa volonté dernière et…… une volonté plus haute. (Note de l’Auteur).