La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 36

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 171-185).
LETTRE XXXVI


La Havane, 15 avril 1851.

Bonjour, mon Agathe ; me voici de retour à la Havane et agréablement établie dans le joli hôtel de ce nom, où il fait maintenant un peu meilleur marché vivre depuis que le flot des voyageurs s’est retiré. J’ai repris ma chambre avec sortie sur le toit. La bonne madame Mary a soin de moi, et une Rosette noire aux beaux yeux me sert. Les Tolmé m’ont encore offert leur maison, mais elle est remplie d’enfants, de petits-enfants et d’hôtes. — Je n’ai pas voulu abuser de leur hospitalité. Du reste, je végète parfaitement ici avec la solitude et ma liberté.

C’est aujourd’hui jeudi saint, grande solennité catholique. J’ai visité ce matin plusieurs églises où il y avait beaucoup de monde. Les femmes étaient habillées comme pour un bal, et agenouillées sur de jolis tapis, en robes et souliers de soie, avec diamants, bijoux en or, fleurs, cou et bras nus, des mantilles noires transparentes, et, au milieu de tout cela, le mouvement des éventails. De très-jeunes filles étaient parées aussi, et les hommes debout, lorgnant les femmes. L’aspect que présentaient celles-ci, de toutes couleurs, parées, à demi voilées et à genoux, formant des masses dans la nef et jusqu’auprès de l’autel, était véritablement joli. Les yeux et les bustes des femmes espagnoles surtout sont d’une beauté remarquable ; mais le manque de gravité de cette réunion était choquant, surtout un jour comme celui-ci, — le jour de la sainte Cène, le jour solennel de l’initiation de l’humanité à une vie plus haute et plus sainte. Je me suis souvenue d’un jeudi saint dans l’église Saint-Jacob, à Stockholm. Il y avait ce qu’on appelle une communion particulière. Les familles, père, mère et enfants, étaient venus se désaltérer ensemble au calice. Je me souviens du silence qui régnait dans cette église remplie de monde !..…..

Il n’y a qu’une voix à Cuba parmi les étrangers de différentes nations qui y sont établis, sur le manque total de vie religieuse dans cette île ; les prêtres vivent dans une opposition publique avec leurs vœux. La vie morale n’est guère plus élevée que la vie religieuse.

« L’amour et la passion ne manquent pas à Cuba, me dit un jeune homme réfléchi établi ici ; mais l’un et l’autre suivent plus souvent le chemin du vice que celui de la vertu. » On adore aveuglément l’argent ; il se fait rarement un mariage sans qu’on l’ait consulté. Les femmes célibataires ne sont guère exemptes de blâme dans leur conduite, et une de mes vieilles amies de la Havane n’y connaissait qu’une célibataire âgée et vertueuse. Parmi les hommes, on n’en trouverait pas un seul de vertueux.

L’homme vient dans cette île comme le parasite, il veut seulement sucer la vie de la nature et vivre à ses dépens. La nature se venge, l’enlace avec ses centaines de bras, étouffe en lui sa vie élevée, et le transforme en cadavre.

Le soir.

Je suis allée de nouveau dans trois ou quatre églises de la ville. Elles sont, ce soir, illuminées dans le chœur et sur les autels, mais un peu moins remplies de monde que ce matin ; on y voit beaucoup moins de gens parés. Plusieurs paraissaient s’agenouiller avec une dévotion plus vive. Il y avait dans la cathédrale, de chaque côté de la nef, trois magnifiques dames espagnoles complétement couvertes de diamants, avec une table devant elles, sur laquelle on déposait des offrandes pour les pauvres. Un seul de leurs bijoux aurait richement compensé tous les petits dons faits à leur boîte. J’entrais et sortais sans obstacle en me mêlant au flot populaire dans les églises et dans les rues ; tout se passait paisiblement, on aurait dit que les gens sortaient de chez eux pour s’amuser. À partir de ce moment jusqu’au jour de Pâques, un profond silence régnera dans la Havane ; aucune volante ne pourra se montrer dans les rues, qui seront parcourues demain par de grandes processions.

Le jour de Pâques.

J’ai vu la procession, avant-hier, de la terrasse d’une maison américaine de la Place d’Armes. Des femmes en toilette de bal, blanches, olivâtres et noires, avec leurs cavaliers, remplissaient la place de bonne heure dans l’après-dînée, et se promenaient en bavardant et riant ; les mulâtresses surtout se distinguaient par leur parure, les fleurs éclatantes, les ornements de leur tête, de leur cou, et se pavanaient comme des paons orgueilleux. On voyait que la foule s’attendait à un grand spectacle ; il eut lieu à la nuit, avec cierges et torches.

On portait la figure du Christ mort couchée sur un lit de parade, sous un lustre immense qui éclairait sa pâle et noble face en cire. Ensuite on portait Marie pleurant, en manteau bordé d’or, et une couronne de même métal sur la tête ; la seconde Marie et Marie-Madeleine avaient aussi des costumes éclatants. Cette procession nombreuse n’était pas dépourvue de pompe et de dignité. Parmi ceux qui la suivaient, je remarquai une foule de nègres avec de grands scapulaires blancs attachés en travers de la poitrine et aux épaules. On me dit qu’ils faisaient partie d’une confrérie consacrée à l’exercice des œuvres d’amour, de miséricorde, qui allait dans les hôpitaux.

Des milliers d’individus couraient joyeusement sur la place et dans les rues ; les noirs surtout, habillés de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La scène était jolie ; mais il est impossible d’en représenter une moins convenable pour la circonstance. Pas le moindre souffle de gravité n’avait touché cette foule, et la procession prouvait incontestablement que « la religion était morte à Cuba. »

C’était hier jour de jeûne et de profonde tranquillité à la Havane. Aujourd’hui, de bonne heure, on a porté en grande procession l’image du Christ ressuscité, depuis la cathédrale jusqu’à l’église de Sante-Catalina. De cette dernière en est sortie une autre, portant Marie-Madeleine en pleurs et à la recherche du Christ. Lorsque les processions se rencontrèrent, et qu’on put supposer que Marie-Madeleine voyait le Christ, un coup de feu fut tiré ; aussitôt toutes les cloches furent mises en branle, les fanfares résonnèrent, les pavillons furent hissés dans le port ; le carême était fini. Les volantes se précipitèrent dans les rues, les nègres également en criant et en riant. C’était une jubilation générale, mais sans aucune signification.

Je me dirigeai vers ma chère courtine de Valdez. Le matin était magnifique, la mer, d’un bleu clair et agitée par le vent, lançait son écume d’argent au pied du rocher de Morro, les pavillons flottaient joyeusement dans le port, l’air était plein d’une vie nouvelle. Des pigeons blancs s’abattaient près du bassin de marbre et s’y désaltéraient ; de petits lézards verts couraient sur la muraille.

Le 20 avril.

Ton jour de naissance ! qu’il soit béni ! Ne pouvant te présenter des fleurs, je vais, en pensant à toi, te raconter l’histoire de cette journée, qui a été bigarrée pour moi, mais amusante ; elle t’amusera aussi.

Deux Américains, — de race chevaleresque, et que le Seigneur récompensera, je l’espère, en leur donnant une compagne bonne et belle, — s’étaient chargés spontanément, lors de mon retour de Matanzas à la Havane, de ma personne et de mes effets jusqu’à l’hôtel. L’un d’eux, ayant habité longtemps à Cuba, au Texas, au Mexique, avait acquis un peu de la grâce des Espagnols sous le rapport du langage et des manières. Il a été pour moi, depuis lors, une société fort agréable, et je lui suis redevable d’un tableau animé de la nature des populations et des mœurs méridionales. L’autre, négociant de New-York, grave et simple dans ses manières, est de ces hommes avec lesquels je me trouve bien et me sens dans une espèce de rapport fraternel.

Avec une véritable simplicité américaine, autant de calme et de bienveillance que s’il eût été mon frère, M. Faile m’a accompagnée dans plusieurs de mes petites excursions. C’est ainsi que, l’autre jour, nous nous sommes rendus au port, et que nous avons fait la traversée de « Casa-Bianca, » colline couverte de sauvages aloës à candélabres, et que nous avons vu de là un magnifique coucher de soleil. Nous nous promenâmes ensuite en bateau à l’ombre transparente projetée par les montagnes sur l’eau, et vîmes celle eau tomber en gouttelettes d’or et d’argent des rames. C’était une belle promenade, un peu troublée cependant par un Allemand ayant une assez bonne dose de la boursouflure que l’on rencontre parfois encore chez quelques Européens, mais rarement ou jamais chez les Américains. Son épaisse personne contrastait fortement avec mon compagnon, que sa simplicité rendait de beaucoup supérieur.

Ce que je voulais te raconter, c’est que je suis allée avec les deux Américains visiter les « cabildos, » ou salles de réunion des nègres libres de cette ville. Il n’y avait pas moyen pour moi de songer à y aller seule, puisque je ne savais pas l’espagnol. Les deux Américains s’offrirent pour m’escorter, M. C…, qui parle l’espagnol parfaitement, devait essayer d’obtenir notre admission dans ces salles, quoique, en général, les nègres libres ne permettent pas aux blancs l’entrée dans leurs réunions, et ne soient pas ici patients et subjugués comme dans les États-Unis.

Ces assemblées n’ayant lieu ordinairement que les dimanches après-dîner ou soir, nous sommes allées, après avoir dîné, dans la rue des Cabildos ; elles l’occupent tout entière, et touchent à l’une des barrières d’octroi. Cette rue est formée d’un côté par un mur de fortification, et de l’autre par un mur dans l’épaisseur duquel sont les salles des nègres. La rue fourmillait de noirs, les uns chamarrés de rubans et de grelots, les autres sautant, gambadant. Il y avait là une sauvage, mais non pas violente irrégularité ; plusieurs tambours africains se faisaient entendre de divers côtés. À la porte des différentes salles se tenaient des masses d’hommes blancs, la plupart des marins, qui cherchaient à regarder dans ces salles, puisqu’il ne leur était point permis d’y entrer. Quelques nègres se tenaient à la porte avec des bâtons, barraient le passage sans colère, en laissant la porte seulement entr’ouverte. Au cabildo des Lucomans, M. C. parvint, avec un peu de peine, à mettre la tête à la porte et à demander pour « la dame » la permission d’entrer. Quelques têtes de nègres parurent à la porte, et lorsqu’ils virent mon chapeau et mon voile blanc, les fleurs avec lesquelles je me pare plus ici qu’en Suède, ils prirent un air bienveillant et accordèrent l’entrée à la dame et aux messieurs qui l’accompagnaient. Mais le chemin fut immédiatement barré à ceux qui voulurent nous suivre.

On nous donna des chaises pour nous asseoir, non loin de la porte ; on nous présenta au roi et à la reine de la réunion, qui nous firent bonne mine et nous laissèrent ensuite la liberté de regarder paisiblement autour de nous.

La salle était assez grande et pouvait contenir une centaine de personnes. Sur le mur en face de nous était peint un trône, avec couronne et dais. Là se trouvaient des siéges pour le roi et la reine. La danse proprement dite avait lieu devant eux. Une femme dansait seule sous un dais soutenu par quatre personnes. Il faut qu’on ait trouvé beaucoup de charmes à sa manière de danser, — elle ne différait guère des danses nègres dont j’ai déjà parlé, — car on la couvrit de plusieurs mouchoirs, on lui planta aussi un chapeau d’homme sur la tête. Les femmes dansent ici ensemble et les hommes entre eux. Quelques-uns frappaient avec des bâtons sur les portes et les bancs, d’autres agitaient des gourdes remplies de pierres, les tambours tonnaient avec une force assourdissante et cherchaient évidemment à faire autant de bruit que possible. Au milieu de tout cela apparut une figure avec bonnet écarlate sur la tête ; une foule de colliers de perles brillantes couvraient son cou, ses bras, son corps nu jusqu’à la ceinture, d’où descendait une jupe écarlate. Cette figure, devant laquelle on se rangea des deux côtés, s’approcha de moi en faisant ces mouvements d’inclinaison pendant lesquels toute la partie supérieure de son corps formait des replis comme les serpents. Cette figure resta debout devant moi en continuant ces mouvements. Je ne savais si elle m’invitait à danser, ni quelle était l’intention de ces mines, ces courbettes bienveillantes, ni pourquoi ses grandes mains noires étaient tendues vers moi. À la fin cette figure prononça quelques mots, et je compris que c’était un compliment à mon adresse. J’y répliquai en lui donnant une poignée de main, en lui glissant en même temps une pièce de monnaie, et nous nous fîmes mutuellement beaucoup de bonnes mines, après quoi mon danseur se retira en serpentant, et se mit à danser pour son propre compte, avec l’approbation des assistants.

Sur les bancs étaient assis un grand nombre de nègres à l’air grave, et remarquablement bien de leur personne. Les Lucomans ont, en général, une jolie forme de visage ovale, une bouche, un front, un nez bien faits, et les plus belles dents. Ils ont l’air moins bonnes gens et gais que les autres noirs, mais ils ont visiblement plus de caractère et d’intelligence. Cette nation passe pour riche depuis le grand gain qu’elle a fait à la loterie, et dont elle paraît faire un noble usage, en rachetant des nègres de sa tribu.

Ces cabildos sont gouvernés, comme je l’ai dit, par une ou deux reines qui décident des plaisirs, donnent le ton et le développement à la société. Elles ont le droit de choisir un roi ; celui-ci soigne les intérêts économiques de la société ; il a un secrétaire et un maître des cérémonies.

Celui d’ici me donna une petite carte imprimée, avec laquelle je pouvais entrer dans le cabildo de « Notre-Dame Sainte-Barbe de la nation des Lucomans Alagua »[1].

Après avoir reçu cette carte et contribué par un faible don à la caisse de la société, nous nous éloignâmes pour visiter d’autres cabildos. Partout on eut la politesse de me permettre d’entrer librement avec mes compagnons. J’ignore s’il faut attribuer cette politesse au caractère nègre ou à l’influence espagnole ; je suis disposée à m’arrêter à cette dernière idée.

Dans un cabildo des Gangas, je fus reçue par les deux reines, jeunes et jolies filles noires habillées à la mode française en robe de gaze rose, avec des bouquets de fleurs artificielles dans les cheveux et à la poitrine. Elles me prirent amicalement par la main, me firent asseoir entre elles, et continuèrent à fumer avec la gravité espagnole. L’une des reines avait des yeux charmants sous le rapport de la forme et de l’éclat. Sur le mur en face de nous était peint un grand léopard, le symbole de la nation probablement ; il y avait aussi dans la salle quelques images catholiques. J’ai vu ici des bandes entières de femmes se mouvoir dans une espèce de danse comme des grenouilles galvanisées, mais plus lentement. Le corps se courbe et serpente sans idée ni but, à ce qu’il m’a semblé, et paraît exprimer un bien-être animal ; elles avaient l’air aussi de chercher quelque chose dans les ténèbres. On peut dire de ces pauvres nations de la nuit qu’elles cherchent encore — leur vie propre, leur vie au-dessus de la nature.

Elles s’en rapprochent cependant davantage dans les États de l’Amérique du Nord ; je pensais aux réunions de nuit dans les forêts de la Caroline du Sud, aux hymnes mélodieuses qui s’élevaient du camp des nègres !…

Dans un autre cabildo de Gangas j’ai revu cette danse de serpent sans règle, en cercle, en file, exécutée par des hommes et des femmes alternativement. Dans un cabildo de Congos j’ai retrouvé la danse congo telle que je l’avais vue au bohen de Sainte-Amélia, ainsi qu’une autre paraissant être un mélange de la Yuca, danse espagno-créole, et de celle de Congo. Il y a dans ces dernières danses plus de vie évidemment que dans les autres, beaucoup plus d’art et d’esprit poétique. Le symbole peint ici était un grand soleil avec figure humaine ; on y voyait également des tableaux catholiques. Mais l’Africain, quoique converti et véritablement chrétien, conserve encore quelques superstitions et idoles de la patrie. Les nations Congo et Ganga me semblent avoir un caractère bien plus relâché et un éxtérieur beaucoup plus animal que les Lucomans. Les autres cabildos dans lesquels nous entrâmes ne nous offrirent rien de nouveau, et je finis par être très-fatiguée de ce bruit, ces cris, ce vacarme ; par la poussière, le chaos irrégulier de la danse et des mouvements de ces réunions. J’aspirais après de l’air pur, de l’eau limpide, ce qui engagea M. Faile à me conduire dans sa volante au port, comme je le désirais.

Le soleil se couchait. Nous demandâmes notre rameur de l’autre soir, Rafaël Hernandez ; il ne tarda point à venir, et nous nous promenâmes dans le port avec son joli bateau. Ah ! qu’il me parut agréable durant cette soirée de longer le rivage orné de palmiers, de respirer en silence cet air pur, de contempler la douce et transparente couleur de tous les objets ! Le rouge du soir répandait son éclat sur eux. Plus tard on alluma les lanternes du quai d’Alameda de Ponta, et d’autres qui longeaient le port. Elles éclairaient le rivage, se réfléchissaient dans l’eau limpide avec une merveilleuse clarté et transparence. Il me semble que la lumière et l’air ont ici un son ; j’entends pour ainsi dire leur pureté en même temps que je la vois, et je croyais maintenant être passée du chaos dans le monde de la lumière et de l’harmonie. Je dois dire cependant que toute salle de bal m’aurait paru obscure, pleine de poussière, étouffante, à côté de la rotonde naturelle formée par le ciel de Cuba.

Je demandai à notre rameur (il parle anglais et espagnol) s’il était satisfait de sa position. Il hocha la tête. « Les affaires vont mal. Je serai obligé un beau jour d’abandonner la ville et mon bateau. — Vous fumez trop de cigarettes, lui dis-je. — Rien que vingt par jour, madame, » répliqua-t-il en levant les épaules.

Le 22 avril.

Bonjour, ma bien-aimée ! Puisses-tu te porter aussi bien que moi ! Je me trouve admirablement de ma vie à l’hôtel. Je jouis d’une liberté complète, tout ce qu’on me donne est bon, et madame Mary ne me laisse manquer de rien. Je sors le matin de bonne heure et vais à ma chère Courtine de Valdez. Je regarde les flots se briser contre les rochers de Morro, je hume l’air de la mer et cause avec les lézards ; je visite ensuite quelques églises et vois la parade, j’écoute la musique, puis je rentre en passant par la Place d’Armes, où je m’arrête un moment devant le monument de Colomb, que je dessine ensuite à la maison dans mon album. Mais je suis obligée de faire mes observations avec beaucoup de prudence, car les sentinelles de la place commencent déjà à m’observer. On me soupçonne sans doute de méditer une « invasion. »

Le soir, tard, je me promène sur la terrasse supérieure, je vois la lune et le phare de Morro lutter à qui répandra le plus de lumière sur la ville et l’Océan, la Croix du Sud s’élever avec un calme majestueux bien au-dessus de l’horizon. J’adresse un regard d’amour à l’étoile polaire qui indique l’Océan dont j’entends le mugissement du côté de Morro, tandis que la musique militaire retentit joyeusement sur la Place d’Armes. Plus avant dans la nuit la vie harmonieuse de l’air et des sons est interrompue par les gardes de nuit de la Havane ; ils chantent d’une manière qui serait affligeante si elle n’était pas risible au suprême degré. Je n’ai jamais entendu pareille succession de notes fausses. Je ne puis m’en irriter, il faut en rire.

Je passe d’ordinaire un moment de la matinée dans la famille Tolmé pour faire le portrait de madame Tolmé, que je veux emporter comme souvenir de l’une des meilleures et des plus maternelles femmes de la terre.

Tandis qu’elle pose, madame Tolmé me raconte les expériences qu’elle a faites pendant sa vie relativement au caractère des nègres. Ses observations s’accordent, quant aux choses principales, avec celles de madame Phinney. Elle dit à ce sujet : « Il y a une grande variété de caractère et d’humeur chez les nègres comme chez les peuples de la race blanche ; mais ils sont, en général, plus accessibles au dévouement, à la tendresse, à la reconnaissance. La race blanche commet une grande erreur en accusant les nègres d’ingratitude. Elle en fait des esclaves, leur demande un travail continuel, et veut ensuite qu’ils soient reconnaissants. Reconnaissants de quoi ? Quiconque sera véritablement l’ami des nègres trouvera chez eux de la reconnaissance, un esprit noble. J’ai eu pour mes enfants des bonnes blanches et des bonnes noires, je n’ai jamais été complétement satisfaite que de ces dernières. »

Madame Tolmé m’a raconté, comme une preuve touchante de l’amour et de la force de caractère des nègres, l’histoire d’un jeune couple qui s’aimait sans pouvoir se marier, le maître de la négresse refusant avec opiniâtreté d’y consentir. L’amour n’en marcha pas moins, et les jeunes amants eurent un enfant. Le maître de la négresse, furieux, lui défendit de voir le jeune homme, et à celui-ci de venir voir son enfant. Ce nègre, au service de madame Tolmé, était parfait à un défaut près : il aimait les boissons spiritueuses et était souvent ivre. Il s’abandonna davantage à l’ivrognerie quand le chagrin de ne pas voir sa femme et son petit garçon le réduisit au désespoir. Madame Tolmé lui dit ; « Renonce à boire, et je te donnerai un pesos par semaine ; je les amasserai pour toi, et au bout d’un certain temps tu pourras racheter ton enfant. »

À partir de ce moment, le nègre ne s’enivra plus. Lorsque madame Tolmé, après une épreuve assez longue, lui paya ce qu’elle avait promis, en y ajoutant, « pour lui prouver, dit-elle, mon estime et ma satisfaction, » — un cadeau assez considérable pour lui permettre de racheter son enfant, il lui baisa les mains avec des larmes de joie et de reconnaissance ; il était hors de lui de bonheur, surtout parce qu’il voyait devant lui la possibilité de racheter aussi la mère de son enfant et d’en faire sa femme légitime. Cette espérance est en bonne voie de réalisation. En attendant, les deux époux et l’enfant ont des entrevues secrètes, et leur amour est aussi chaudement romantique et fidèle que pas un de ceux dont il est parlé dans les romans.

Du reste, madame Tolmé m’a confirmé ce que j’avais entendu dire de la bonté des maîtres espagnols à l’égard de leurs esclaves de maisons, du soin qu’ils prennent d’eux dans leur vieillesse.

Mais si l’on traite bien ceux-ci, il n’en est pas ordinairement de même pour ceux des plantations, que l’on considère comme des bêtes de somme. Je t’en ai déjà parlé.

La maison Tolmé est toujours remplie d’amour, de musique, de gaieté. Louise Tolmé est mariée maintenant, et, quoique à moitié enfant, elle va avoir son ménage.

Je viens d’être tentée de faire un voyage à la Jamaïque et à Mexico, l’exécution ne m’aurait offert aucune difficulté ; mais… Au surplus, je n’y aurais rien vu de nouveau, ce qui est pour moi la partie essentielle de mon tableau du Nouveau-Monde ; j’ai reçu avec netteté l’impression de son hémisphère méridional. Les livres et les gravures me viendront en aide pour les détails[2]. J’ai vu la face de la terre dans sa région la plus chaude ; je connais les conditions de la vie journalière de l’homme dans ce pays, ses jouissances, ses tortures ; j’ai compris le caractère nouveau du livre de la création et de la vie de la nature ; j’en suis satisfaite et reconnaissante. Après avoir prolongé mon séjour à Cuba d’une couple de semaines pour voir madame de Carrera et la belle contrée des cafetals, à l’est de la Havane, je m’éloignerai du tropique et des palmiers pour me diriger vers les États-Unis, et j’espère dans quelques mois revoir la Suède, toi et tous ceux que j’aime. Crois-moi, notre forêt de pins m’est plus chère que les bosquets de palmiers. Je ne pourrais toujours pas vivre ici.

  1. La nation des Lucomans se divise, comme les autres tribus africaines, les Gangas, les Congos, etc., en plusieurs nations ou communes qui ont des surnoms différents, et chacune leurs cabildos.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Je vois ici des gravures représentant Mexico et autres villes espagnoles de l’Amérique. Ce sont des répétitions de la Havane. L’excellente Histoire de la conquête du Pérou et du Mexique, par l’Américain Prescott, me fait connaître les parties élevées de ces contrées, en même temps que le noble peuple qui les a habitées. Des Atzèques chrétiens ne manqueront pas d’y régner un jour, d’élever un temple nouveau sur ce noble sol païen.
    (Note de l’Auteur.)