La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 38

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 218-256).
LETTRE XXXVIII



Cuba, Indes occidentales, avril 1851.

Madame,

Les dernières paroles que Votre Majesté a daigné m’adresser la dernière fois que j’ai eu le bonheur de la voir à Sans-Souci ont été : « Écrivez-moi d’Amérique. » Ces paroles m’ont accompagnée durant mon long voyage comme l’un des beaux et précieux souvenirs dont je suis redevable au Danemark, car elles me rappelaient la grande bonté que Votre Majesté a bien voulu me témoigner. Je les ai conservées en même temps que le désir de pouvoir lui envoyer du Nouveau-Monde quelques fleurs intellectuelles qui ne fussent pas indignes des roses cueillies par les belles mains de Votre Majesté dans son parterre, et qu’elle m’a données au moment des adieux. Mais beaucoup de temps s’est écoulé avant que j’aie pu avoir la liberté d’esprit et le calme nécessaires pour tirer de la riche flore américaine un bouquet ou une guirlande qui pussent plaire à Votre Majesté. Je ne pouvais me contenter de moins.

C’est maintenant de la reine des Antilles, de la belle et tropicale Cuba, que j’écris à la belle et bonne Reine de Danemark. Tandis qu’un soleil brûlant se lève sur les bosquets de caféiers et de bananiers du cafetal la Concordia, mon séjour actuel : tandis que les flamants rosés étendent leurs ailes pour les rafraîchir au vent de l’aurore, et que des négrillons, — nus comme Dieu les a créés, — sautent et culbutent sur les pelouses où les colibris vert-émeraude voltigent autour des fleurs étincelantes de l’hybiscus, je me transporte en esprit dans les « vertes îles, » la demeure fraîche et ombragée où j’ai entendu chanter les rossignols dans les bosquets de hêtres qui entouraient Votre Majesté ; et c’est là que j’adresse ces lignes, hommage de respect et de dévouement.

Cuba est le lieu que je devais préférer pour parler du Nouveau Monde, car elle se trouve placée entre les deux Amériques ; les races espagnoles et anglo-normandes s’y rencontrent, — avec bienveillance ou inimitié, luttant en secret et ouvertement pour la souveraineté. On voit déjà dans cette nature tropicale, merveilleuse et belle, dans les plantations de café et de palmiers, des foyers, des chemins de fer, des magasins semblables à ceux de l’Amérique du Nord ; mais le « en avant » de cette dernière se heurte ici contre la devise des créoles espagnols, « poco a poco, » il est cependant facile de prévoir que, tôt ou tard, il sautera par-dessus.

Avec l’image toute récente de la nature, du peuple des États de l’Amérique du Nord dans l’âme, il est rafraîchissant de trouver dans cette belle île le contraste frappant que présentent le peuple, les états et la nature de l’Amérique méridionale. L’un et l’autre font essentiellement partie du tableau du Nouveau Monde, et l’Amérique du Nord, sous le rapport de la nature, de la civilisation et des mœurs, n’en offre qu’une partie. L’autre, avec ses États non organisés encore, sa vie populaire encore dans le chaos, mais avec sa riche et grande nature, son fleuve des Amazones, ses Andes, ses palmiers et ses étés éternels, développera, par suite de son contact avec les peuples de sa moitié septentrionale, une vie magnifique, pas aussi forte peut-être, mais plus suave et plus belle. Et toutes deux ne feront qu’un dans le vaste empire humain qui se forme entre l’Océan Atlantique et l’Océan Pacifique, entre les mers du Nord et du Sud ; car, si l’Amérique méridionale n’a pas maintenant de ces peuples et de ces caractères qui attirent l’estime et l’admiration, s’ils paraissent encore d’une nature inférieure, affaiblis par le soleil au lieu d’être inspirés par sa lumière ardente et pure, nous savons cependant que sous ce ciel, ces palmiers, ce soleil, ont vécu les Péruviens et les nobles Aztèques ; que c’est sous ce ciel, ces palmiers, ce soleil, en Orient, que sont nées la sagesse antique, la plus noble poésie ; que les Védas indiens dont les ruines excitent encore notre admiration n’ont pu être écrits que sous les palmiers et dans un air comme celui-ci ; que les légendes ingénieuses, le jeu des échecs, la danse aérienne des bayadères, mainte science, des arts propres à embellir la vie, n’ont pu naître que dans un climat où la vie naturelle ressemble à un jour de fête. Ce qui a fleuri une fois peut être reproduit, dans les mêmes conditions, par une civilisation nouvelle et plus élevée. Le cercle tropical de l’Orient a produit sa fleur, celui de l’Occident présentera la sienne à la lumière du christianisme ; maintenant on pressent seulement ce qu’elle sera un jour, en voyant la vie naturelle si magnifique qui est encore son unique production.

Mais c’est du peuple et des États de l’Amérique du Nord que, suivant son désir, je dois parler à Votre Majesté, et c’est d’eux surtout que je vais l’entretenir ; car, si Votre Majesté aime les beautés de la nature, elle aime encore davantage ce qui se rapporte au bien-être de l’homme, à sa félicité dans le sens le plus élevé. Votre Majesté n’est-elle pas une de ces mères de l’humanité haut placées et bonnes qui prennent la jeune génération dans leurs bras pour l’élever, la rapprocher davantage du Père de l’amour et de la perfection ? N’est-ce pas entourée des orphelins qui levaient les yeux vers vous comme vers une mère que j’ai vu Votre Majesté la première fois une veille de Noël, lorsque le sapin septentrional étincelait de lumière, à la grande joie des enfants en l’honneur de leur ami céleste ? N’ai-je pas entendu alors Votre Majesté exprimer le désir et l’espoir que la terre vit surgir une société dont tous les membres seraient à même d’acquérir la vertu, l’instruction, le bien-être, par son activité ; une société chez laquelle la bonté et la capacité formeraient l’aristocratie la plus haute, où le rang le plus élevé serait occupé par la plus haute individualité humaine ?

Si loin que soient encore les États-Unis de réaliser cet idéal, on ne peut nier cependant que leur désir ne soit de s’en rapprocher tous les jours, et davantage peut-être que les autres États de la terre. On peut dire ceci en particulier des États septentrionaux et libres de l’Union, peuplés surtout par les descendants des anciens pèlerins, où l’État quaker envoie ses messagers porter la doctrine de la « lumière intérieure, » de la liberté, de la fraternité universelle. L’enthousiasme religieux et la pensée du bien-être de l’homme ont fondé les États septentrionaux. Leur force, leur grandeur, se sont développées sur cette base, se développent encore aujourd’hui, en augmentant de plus en plus leur puissance.

Les États du Sud reconnaissent le même but, les mêmes principes de liberté, du droit de l’homme au bien-être, mais ils portent une chaîne qui arrête leurs progrès dans la voie du développement humain et social ; une chaîne qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas rompre, c’est-à-dire l’institution de l’esclavage. Ils ont fait un esclave du nègre, et celui-ci les enchaîne à son tour, les empêche de donner de l’extension aux écoles, à l’industrie, à toutes les bonnes institutions sociales qui rendent un État fort et puissant, comme nous le voyons pour les États septentrionaux de l’Union.

Chez ceux-ci, c’est avec une joie grande et pure que l’on suit le développement de leur vie de liberté ; malgré les inconvénients qui en résultent encore, et qui produisent des désordres, l’ensemble n’en offre pas moins un spectacle magnifique. Le mouvement de la société entière y est ascensionnel, c’est un courant de civilisation et de progrès qui emporte toutes les classes, toutes les branches de l’activité, qui atteint l’individu le plus éloigné, le plus solitaire, et l’entraîne avec lui.

La société en est venue à sentir nettement, à se prononcer avec clarté et force, par ses paroles et ses actes, dans ce sens, que le devoir de l’État est de veiller à ce que tous les citoyens puissent devenir des hommes.

De là le grand et magnifique système des écoles populaires, qui a commencé à se produire d’abord dans l’État des pèlerins, le Massachusett, et s’est ensuite propagé avec des modifications et des perfectionnements dans tous les États de l’Union. Partout sont nées des écoles publiques libres pour les enfants (garçons et filles dans des écoles séparées), en faveur de l’enseignement, jusqu’à l’âge de quinze à seize ans. Les élèves peuvent ensuite passer de ces établissements dans les hautes écoles et les académies, à moins qu’ils ne préfèrent entrer dans la vie pratique, en se contentant des connaissances qu’ils ont puisées dans l’école publique, et dont la mesure ne paraît pas insignifiante, puisque bon nombre des hommes remarquables et des hommes d’État les plus illustres de l’Amérique du Nord n’ont étudié que dans ces écoles et à celle — de la vie.

Je voudrais pouvoir présenter à l’esprit féminin et maternel de Votre Majesté les grands établissements qui se développent de plus en plus, en faveur de la jeune génération, qui sont ouverts à tous, en favorisant les enfants pauvres encore plus que les riches, et à côté de ce tableau, la femme jeune dont l’importance s’accroît dans la société comme institutrice, même en dehors de la famille et du foyer. Je voudrais pouvoir placer sous les yeux de Votre Majesté ces salles d’enseignement spacieuses et gaies, que l’on trouve maintenant dans toutes les écoles publiques, depuis le Massachusett jusqu’au Visconsin et dans l’Illinois, depuis le New-Hampsire jusqu’à l’Ohio, et dans lesquelles l’air et la lumière se précipitent ; ces salles d’enseignement, remplies de beaux enfants aux yeux limpides, pleins de vie, où les jeunes maîtresses, filles et honneur de la Nouvelle-Angleterre, à taille frêle et d’un extérieur agréable, n’en sont pas moins plus solides sur leurs bases que les Alpes et les Andes, et gouvernent une foule de petits républicains, plus facilement et mieux qu’un magister sévère, à voix de basse et à martinet.

Les jeunes filles de l’Amérique du Nord ne sont pas maintenues dans l’ignorance et l’inactivité comme la plus grande partie de celles de l’Europe. On leur apprend de bonne heure à compter sur Dieu et sur leurs propres forces pour acquérir l’estime et un mérite indépendant. Dès l’enfance elles sortent du foyer pour suivre les écoles, où elles trouvent l’occasion de pousser leurs études aussi loin que les jeunes gens ; et elles ont prouvé que les sciences, considérées comme au-dessus de leur portée, leur sont aussi faciles à cultiver que les connaissances et les talents superficiels auxquels on a jusqu’ici limité leur éducation. Elles se distinguent dans le calcul, les mathématiques, la physique, les langues anciennes, au moins le latin, et autres branches d’instruction qui leur étaient interdites auparavant. Leurs compositions écrites, en vers et en prose, présentent une pureté de style, une clarté dans la pensée, une étendue de vue extraordinaire pour un âge aussi tendre. On voit que l’esprit du Nouveau-Monde a dénoué les ailes de leur esprit et leur permet de planer librement sur les champs de la terre. On élève la femme américaine en citoyenne du monde, on lui apprend à embrasser l’humanité tout entière. C’est l’intention évidente de l’éducation qu’elle reçoit à l’école, lors même que cette éducation manquerait encore d’un système régulier. Des écoles publiques les jeunes personnes passent aux écoles supérieures, aux universités de femmes, pour y prendre leurs degrés et leurs diplômes, et se disperser ensuite comme institutrices dans toute l’Union.

C’est ce que font surtout les filles des États de la Nouvelle-Angleterre ; elles paraissent avoir un penchant particulier pour l’enseignement, carrière qu’elles embrassent souvent par goût et non par nécessité.

Dans tous les États, à l’ouest comme au nord et au sud de l’Union, partout où pénètre l’école, se trouvent de jeunes maîtresses venant de la Nouvelle-Angleterre (c’est-à-dire des États peuplés par les descendants des pèlerins). La considération de la femme comme institutrice de la jeunesse grandit de jour en jour en Amérique.

Mais ce n’est pas seulement comme institutrice que l’esprit du Nouveau-Monde travaille à préparer la femme à un développement plus libre de son intelligence et de son cercle d’activité ; il cherche encore à lui ouvrir des voies nouvelles dans les arts et l’industrie.

« S’il me fallait opter entre élever des hommes ou élever des femmes dans ce pays, je laisserais là les hommes et m’occuperais des femmes, » m’a dit un jour l’un des législateurs de l’Union.

Et je ne crois pas trop m’avancer en soutenant que cette manière de penser est celle de la plus grande partie des hommes des États-Unis, tant la conviction de l’influence des femmes sur la génération qui grandit y est forte.

Il est impossible de mettre en doute que le travail relatif au développement plus élevé et à l’importance de la femme dans la société est un des traits les plus remarquables de la civilisation du Nouveau-Monde, l’un de ses plus grands mérites, et sa principale préoccupation d’avenir. Il s’agit maintenant de ne pas s’arrêter à mi-chemin. Je ne crois pas que le sentiment de justice, les sentiments chevaleresques des hommes, feront défaut aux femmes, quand elles prendront avec discernement et une noble gravité la place que la société veut leur faire ici.

C’est avec raison que l’on juge du degré de civilisation d’un peuple par son estime pour les femmes, et la place qu’elles occupent dans la société ; car, pour apprécier un être dont la force principale est tout intellectuelle, il faut posséder un degré supérieur de culture spirituelle. Les Américains ont prouvé qu’ils le possédaient, et ils le montreront à mesure que les femmes de leur pays s’en rendront dignes.

J’ai parlé d’un courant civilisateur et de progrès qui éntraîne, dans les États libres, tous les membres de la société, et cité les écoles populaires comme son instrument le plus essentiel, Ces établissements, et d’autres encore qui sont favorables au développement de l’homme, appartiennent à l’État ; mais à côté de ceux-ci s’opère un mouvement de développement libre de la nation, que je comparerai à la circulation de la séve dans un arbre sain. L’association libre remplace les anciennes corporations, comme ordonnatrice et protectrice des intérêts divers, des diverses fonctions de la société. C’est ainsi que surgissent les corporations religieuses, morales, industrielles, dans la grande société et dans des rapports fidèles avec elle, tandis que la bonne volonté, l’énergie et les dons particuliers de chaque individu sont mis à contribution pour les maintenir à leur degré le plus élevé. Les États-Unis représentent le plus haut développement de l’individualité, de la chose publique. Ce mouvement venant de l’intérieur, produit par l’être social de l’humanité et de la société, est favorisé extérieurement par la liberté de circulation, de communication, que présentent les nombreux fleuves navigables de l’Amérique du Nord sur lesquels voguent des milliers de bateaux à vapeur, et, dans ces derniers temps, par les chemins de fer et les lignes télégraphiques, dont le réseau s’étend sur toutes les parties de l’Union, d’État en État, de ville en ville.

La grande dispersion, dans le pays, des journaux, de tous les livres qui ont conquis le cœur du peuple, de la littérature populaire religieuse, sous forme de milliers de petits traités ou contes, ont été pour les populations comme la rosée du matin ou une pluie de manne, et cette dispersion fait essentiellement partie de la circulation qui donne la vie.

En quelque lieu que se présente l’Anglo-Américain, on voit surgir la même civilisation et la même vie. Avec une énergie et une assurance surprenantes, il accomplit sa mission de civilisateur du monde, de créateur de sociétés libres et se gouvernant par elles-mêmes. Même l’institution de l’esclavage ne peut résister à la force civilisatrice, à la liberté qu’il porte avec lui et répand sur la terre.

En tel lieu que pénètrent les fils et les filles des pèlerins, on voit s’établir le foyer, l’école, l’église, la boutique, l’assemblée législative, l’hôtel meublé pour les étrangers, l’asile pour les malheureux, les orphelins ; et la prison se transforme en établissement d’amélioration, en une nouvelle école pour le fils ignorant ou dégénéré. Partout ils confessent hautement le nom du Maître et ses préceptes, qui sont la voie de la vérité et de la vie ; placés sur ce roc, ils fondent la vie de l’État et de la société. Le droit à devenir un grand peuple se trouve dans la christologie des Anglo-Américains. C’est l’esprit du Rédempteur du monde qui en fait les conquérants du monde.

Quand on s’éloigne des États du Nord-Est, les premiers où ont été plantés les étendards de la religion et de la liberté, et qu’on se dirige à l’Ouest jusqu’aux limites du désert, par delà le Mississipi, où l’Indien chasse encore, dresse ses tentes et allume des feux de nuit, c’est alors que l’on voit mieux la marche et la manière de procéder de cette nouvelle civilisation.

Votre Majesté a sans doute lu mainte fois des relations sur la merveilleuse chute du Niagara, sur les Prairies de l’Ouest, plus merveilleuses encore peut-être, où le soleil réfléchit son image dans un océan d’hélianthes que le vent fait ondoyer ; sur la croissance précipitée des États et des villes du Grand-Ouest ; sur le Mississipi, les mines d’or de la Californie, ce lion du Grand-Ouest. Mais on connaît moins, on a moins raconté les premiers pas de la civilisation, son premier germe dans le désert, et cependant c’est, ainsi que les grandes scènes de la nature, ce qui a le plus attiré mon attention. Il est intéressant de juger par les premiers pas d’un enfant comment il apprendra à marcher, de le voir grandir jusqu’à ce qu’il ait atteint la virilité.

Votre Majesté désire-t-elle voir comment l’enfant, — la civilisation du Nouveau-Monde fait ses premiers pas ?

Les arbres tombent sous la hache du colon sur le bord des rivières, — il y en a partout dans le Nouveau-Monde, — une petite maison en bois s’élève sur la lisière de la forêt et le bord de l’eau. Une femme est devant la porte tenant un petit enfant potelé sur le bras ; devant la maison, le mari bêche la terre et plante le maïs ; aux alentours, une couple de vaches grasses et quelques moutons paissent sur un sol libre et non enclosé. La femme se charge des travaux intérieurs, soigne l’enfant, le foyer, et s’en acquitte parfaitement. La propreté, l’ordre qui règnent sur sa personne se réfléchissent dans toute la maison. Il n’y a pas sur la terre de foyer plus propre et plus agréable que le foyer américain, — même le plus pauvre. Il n’est donc pas étonnant que le mari s’y trouve bien, car l’Américain ne connaît guère d’autres plaisirs que ceux de son foyer, ni d’autre félicité sur la terre que celle d’avoir à lui une bonne femme et un bon foyer. La maison de bois a surgi dans la forêt, deux à trois autres se sont élevées de même et à peu de distance. Dans l’intérieur on trouve des lits bien faits, et toujours sur la tablette, une Bible, un livre de psaumes et quelques livres d’instruction. Un peu plus loin s’élève une autre maison en bois, plus grande ; une ou deux douzaine d’enfants à demi sauvages y sont réunis : c’est l’école. La classe est pauvre, sans meubles, mais les cartes de toutes les parties du globe sont suspendues aux murs, et entre les mains des enfants se trouvent des livres qui leur donnent des aperçus sur le monde entier, des livres de lecture contenant les perles les plus précieuses de la littérature, sous forme de sentences, de traités fort courts, de narrations, de poésies, etc. Peu à peu on construit quelques maisons en planches et en pierres ; leur élégance grandit ; elles s’entourent d’arbres fruitiers et de fleurs. Une chapelle en bois s’élève en même temps que les maisons en bois ; avec les maisons en pierres vient l’église en pierres et l’hôtel de ville. Le sol se couvre de moissons, les troupeaux grandissent, et bientôt un ou deux bateaux à vapeur remontent la rivière, s’amarrent devant la colonie. On fait échange de marchandises, on distribue des journaux. Au bout de deux ans, il s’est formé ici une ville de deux mille âmes, des femmes maternelles fondent des écoles du dimanche, réunissent les petits enfants dans l’église pour leur enseigner le christianisme, et créent des asiles pour les petits orphelins. La boutique naît en même temps que l’école, et l’église indique la demeure des Anglo-Américains. L’homme rouge se retire partout, presque sans résistance aujourd’hui, avec ses tentes, ses femmes avilies, et va dresser ses tentes, rallumer ses feux plus avant dans le désert. Il sait par expérience que cette colonie nouvelle sera en moins d’un demi siècle une grande ville avec cinquante mille habitants et plus.

J’ai parlé du progrès de l’homme nouveau de l’Ouest, mais pour être juste, je dois dire aussi quelque chose de l’homme ancien, car, hélas ! il pénètre en même temps que l’autre sur la terre nouvelle, et, comme un vieux pécheur, s’enivre, se bat, joue, vole, trompe, se boursoufle autant qu’en Europe. Dans le Grand-Ouest, près du Mississipi et de l’océan Pacifique, c’est peut-être pire encore, parce que la foule des aventuriers sans conscience s’y amasse plus qu’ailleurs, et que la force nécessaire pour les contenir n’a pu encore se faire respecter complétement. La liberté est encore ici dans l’adolescence.

L’une des grandes difficultés de la civilisation de l’Ouest, c’est l’émigration qui s’y fait d’une grande partie de la population la plus brute et la plus pauvre de l’Europe, des enfants perdus des États orientaux de l’Union. Cependant cette population se régularise insensiblement sous l’influence de la civilisation du Nouveau-Monde ; tous les ans le nouvel Adam acquiert plus d’influence sur l’ancien, à mesure que le nombre des émigrants, venus des États fondés par les pèlerins, augmente, qu’ils prennent pied, et que l’école, l’église et la bonne presse périodique s’y casent.

La vallée du Mississipi a place pour deux cents millions d’habitants, et l’Union américaine assez de cœur et de puissance pour accueillir tous les étrangers, tous les enfants mal partagés et malheureux de la terre, et leur donner une part de son sol, de sa vie intellectuelle.

Cette vallée du Mississipi, région centrale de l’Amérique du Nord, représente dans son étendue tous les traits principaux qui distinguent le grand empire des États-Unis, (dans lequel je comprends, sans égard au peuple et à la nature, les colonies anglaises du Nord). On y trouve, à partir des sources du Mississipi dans le Minnesota septentrional, jusqu’à l’embouchure de ce grand fleuve dans le golfe de Mexique, tous les climats (excepté les plus septentrionaux), tous les produits de cette partie du monde, tous les peuples divers qu’elle contient. Dans le Minnesota, nous voyons les Indiens en prospérité ; ici est domicilié, dans la forêt de pins, l’hiver frais de notre pays. Là se trouvent des sources magnifiques, des rivières, des lacs riches en poissons, des chasses abondantes, un sol à blé très-bon, mais non cultivé. Les Norwégiens et les Danois ont commencé à pénétrer dans cette contrée, mais leurs colonies proprement dites, et celles des Suédois, sont maintenant au sud du Minnesota, dans le Visconsin et l’Illinois, dont la nature grande et lumineuse ressemble à une idylle. Ici grandit peu à peu une nouvelle Scandinavie, et j’éprouve une joie réelle de pouvoir dire, avec vérité, que nos compatriotes sont considérés comme des gens loyaux, laborieux et bons. Ils sont obligés de travailler rudement, d’endurer bien des privations en commençant ; mais à mesure que le nombre des travailleurs augmente, le travail devient plus facile, et le sol, généralement fertile, rapporte davantage. Les Norwégiens forment le noyau des cultivateurs et de la population scandinave. Les Danois sont, comparativement, en petit nombre, et je les ai trouvés ici se livrant de préférence au commerce.

C’est dans le Visconsin et l’Illinois que commence la région dite des céréales de l’Amérique du Nord, l’immense grenier à blé qui se prolonge sur les deux rives du Mississipi, même dans le Kentucky et le Missouri, et qui peut, dit-on, pourvoir de pain tous les États de l’Union, bien entendu lorsque le sol aura été complétement cultivé. On y voit maintenant de vastes champs dorés de maïs, mais de plus vastes encore dans lesquels ne croissent que de hautes herbes et des fleurs sauvages. Les Allemands et les Irlandais abondent par masses dans cette région ; la plupart des grandes villes y sont peuplées d’Allemands, qui font de la musique, tirent à la cible, dansent, boivent de la bière forte, comme dans le Vieux-Monde, tout en participant à la confection des lois et à la vie d’affaires du Nouveau.

En dessous du Kentucky et du Missouri commence la région du coton. On y voit des plantations de coton et des villages d’esclaves. Ensuite vient la région du sucre avec ses vents chauds, son soleil au milieu de l’hiver, ses jolies plantations de magnolia, ses bouquets d’orangers. Ici est la Louisiane avec l’air d’été le plus doux, le plus rude esclavage, et contenant les États méridionaux du Mississipi.

On trouve ici des Français et des Espagnols, des gens de toutes les nations de la terre, soumis au gouvernement et aux lois des Anglo-Américains.

Les États du Sud, par leur nature et leurs institutions, présentent une face spéciale de la vie des États-Unis ; le voyageur qui les parcourt n’est pas édifié, car nulle part un effort relatif aux masses n’élève ici, comme dans les États libres, la vie individuelle et politique. Mais il est amusé par la foule des objets nouveaux et extraordinaires, des personnes admirablement cultivées et agréables, étincelantes comme le diamant dans le sable qu’il rencontre. Un nouveau monde naturel rempli de trésors est ouvert devant lui ; il est fasciné par la nature particulière du Sud, par son air délicieux durant la plus grande partie de l’année, par les forêts primitives qui longent les rivières rouges, leurs arbres de mille espèces différentes, leurs fleurs, leurs plantes grimpantes, leur oiseau à cent langues, ce rossignol de l’Amérique ; par le grand nombre de ses arbres magnifiques, le chêne vert avec ses longues lianes flottantes, le magnolia et ses grandes fleurs blanc de neige, ses cyprès, le tulipier, l’arbre à ambre, les palmiers éventails : par sa richesse en fait de soleil, de parfum ; par le chant des oiseaux, et ses fruits délicieux. Au milieu de ce beau monde naturel sont les nègres avec leur animation particulière que l’esclavage n’a pu détruire, leurs fêtes et leurs hymnes religieux, leurs gaies chansons. — Mais, si le voyageur dans le sud n’est point édifié, comme dans le nord de l’Union, par de grands et nobles efforts, de grandes et généreuses institutions, il se ranime agréablement, se repose, jouit, s’il n’est pas troublé par quelque nouvelle expérience amère de l’injustice que les lois maintiennent ici, s’il ne s’irrite pas contre les gens qui, contrairement à la vérité et à la saine raison, prennent la défense de ces lois, comme s’il s’agissait d’une chose bonne et permise.

La querelle au sujet des esclaves est la grande question du jour en Amérique, et se prolongera sans doute tant que l’esclavage ne sera point aboli. Cette institution est un mensonge qui tranche trop avec le principe social américain, un péché trop contraire à la justice et à l’humanité.

On doit dire cependant que l’influence de l’esprit social de l’Amérique du Nord a beaucoup contribué, durant ces dernières années, à rendre la position des esclaves plus douce, et l’on peut dire avec vérité qu’elle s’améliore de jour en jour. La partie plus noble de l’esprit national des États du Sud s’occupe beaucoup, dans ce moment, à relever la position des noirs sous le rapport intellectuel et moral. On prêche plus généralement l’Évangile aux esclaves, — surtout dans les États où la religion a été puissante de tout temps, la Géorgie et la Caroline. Partout où l’on prêche, les esclaves s’élèvent, forment des sociétés religieuses, annoncent eux-mêmes avec énergie et joie le Sauveur, le Réconciliateur ; entonnent en son honneur des hymnes dont la beauté et l’harmonie ne sont guère soupçonnées par ceux qui ne connaissent pas le don musical des Africains, mais seulement leurs chants et leurs cris lamentables dans l’état sauvage. Si dans les États du Nord la loi marchait dans les traces de l’Évangile, j’oserais leur prédire un grand avenir en même temps qu’ils auraient accompli une grande œuvre.

Si l’on étudie la position des esclaves dans les États-Unis, son meilleur côté est celui où ils ont un bon maître, une vie de trêve sans avenir, mais non pas sans jouissance. Dans les plantations, l’esclave a une maison proprette à lui, un jardin, son porc et ses volailles. Son travail y est mesuré avec justice, et il peut avoir quelques jours joyeux ; ses enfants sont bien nourris, il ne songe pas au lendemain. Les esclaves d’intérieur dans de bonnes maisons sont mieux soignés et pourvus, par exemple, sous le rapport du logement et de la vieillesse, — que parfois les serviteurs libres chez nous.

Mais — il n’est pas bon de donner à l’homme un droit exclusif sur son semblable. Aucune position n’est plus affreuse et désespérée que celle de l’esclave chez un maître mauvais, et l’on pourrait en trouver bien des exemples même dans l’histoire actuelle de l’esclavage aux États-Unis. Cette institution traîne en outre après elle des suites malheureuses et avilissantes pour la population blanche comme pour les noirs, et que les meilleurs maîtres ne sauraient prévenir, car ils sont mortels et peuvent éprouver des embarras d’argent ; alors leurs serviteurs sont vendus comme des bestiaux.

Pour les propriétaires au cœur noble et bon, l’esclavage est une source de soucis, et ils considèrent cette institution comme un malheur qu’ils voudraient pouvoir détourner. Plusieurs d’entre eux y travaillent en silence dans leur entourage le plus rapproché.

Dans ces esquisses fugitives de quelques-unes des formes principales des grandes sociétés des États-Unis, j’ai dû en laisser plusieurs de côté, dont l’importance moins considérable les fait ressembler aux tableaux de genre d’une galerie à laquelle ils donnent de la variété, et un intérêt plus vif à l’ensemble. Je dois cependant faire une mention spéciale de quelques petites sociétés qui vivent en liberté dans la grande, quoiqu’elles en soient séparées par leurs usages et leurs mœurs : par exemple, les Quakers avec leurs costumes simples, le tu ou toi qu’ils adressent au monde entier, leur culte silencieux, la participation de leurs femmes à la prédication et aux assemblées délibérantes ; les Trembleurs avec leur culte dansant ; les petites associations socialistes qui cherchent avec amour à partager avec les bons travailleurs, et par mesure égale, les bonnes choses de la vie terrestre ; les sociétés fraternelles des Moraves, qui, sorties de l’Allemagne, ont transporté en Amérique les petites villes de Nazareth et de Bethléem, leurs repas de charité et leurs beaux chœurs.

Au nombre des spectacles pittoresques et particuliers au sol américain, je dois citer les scènes de baptême dans les fleuves et les lacs, où les nouveaux chrétiens blancs et noirs sont initiés à la vie de la sainteté ; les camps religieux, fêtes qui ont lieu dans la profondeur de la nuit et de la forêt, à la flamme des autels, où des milliers de voix entonnent des hymnes harmonieux, où l’âme se gorge, si j’ose m’exprimer ainsi, de vie religieuse, et l’alternent avec les banquets. Ces fêtes sont surtout les saturnales des nègres esclaves ; leurs prières sont ardentes et vivifiantes comme le soleil du Sud.

Lorsqu’on s’éloigne des États-Unis pour se rendre dans le Sud, on est transporté en trois jours dans un autre monde. C’est à Cuba qu’on le rencontre pour la première fois. Le ciel, la terre, le peuple, la langue, les lois, les mœurs, les constructions, tout est nouveau, et le rafraîchissement causé par cette scène nouvelle est inexprimable, lors même que tout n’y est pas bon.

C’est la nature, la langue et le peuple dominant de l’Amérique méridionale que nous trouvons à Cuba ; c’est la région des palmiers, le soleil du tropique, la langue et la domination de l’Espagne. Une moitié de l’Amérique appartient à la race anglo-germanique, l’autre à la race romane. Le protestantisme domine dans la première, le catholicisme dans la seconde. Mais à Cuba, oasis placée au milieu de l’Océan entre les deux moitiés d’un monde, les deux races semblent s’être donné rendez-vous pour se combattre ou se réunir pacifiquement, on ne peut encore dire lequel.

Cuba sert en ce moment de champ de bataille entre deux fières souveraines ; il ne s’est point encore présenté de Pâris pour décider la querelle. Cette île est aussi le champ de bataille de la lumière et des ténèbres ; il est probable qu’on les verra rarement sur la terre aussi rapprochées et présentant un contraste aussi tranché.

Du côté de la nuit sont l’État et l’Église : l’État avec son gouvernement violent et despote, qui de l’Espagne gouverne aveuglément cette colonie lointaine par l’intermédiaire de délégués que la mère patrie ne peut surveiller, et nie aux indigènes le droit de se gouverner eux-mêmes ; l’Église, qui existe seulement dans des cérémonies splendides, et manque totalement de vie religieuse et spirituelle. Du côté de la nuit se trouve surtout l’esclavage : il se montre à Cuba sous sa forme la plus grossière, et le trafic des noirs avec l’Afrique se fait tous les jours, quoique pas ouvertement. L’administration de l’île se laisse corrompre avec de l’argent et ferme les yeux pour ne pas voir les millions de noirs qu’on importe tous les ans à Cuba. On prétend même qu’elle n’est pas fâchée intérieurement de voir l’île se peupler de sauvages africains, parce que la crainte de leurs forces non bridées (si on les lâchait un jour) empêche les Créoles de se soulever contre les gouvernants qu’ils doivent nécessairement haïr. L’administration opprime les propriétaires d’esclaves, ceux-ci oppriment les noirs, et ne connaissent d’autre moyen pour les contenir que le fouet et les chaînes. Il n’est pas rare de voir les planteurs de cannes à sucre pousser leurs esclaves plus rudement que des bêtes de somme, et exiger d’eux plus de travail que la nature humaine n’en peut supporter. Dans les murs du bohen les esclaves vivent comme des animaux. On ne leur prêche pas la venue du Sauveur, et les seules jouissances qu’on leur accorde, — dans la mesure la plus restreinte, — sont celles de la bête. D’affreux soulèvements ont souvent rendu témoignage de ce que l’oppression a de hideux, du courage et de la force sauvages des nègres ; mais le plus grand nombre meurt sans avoir osé proférer une plainte, ou lever la main pour se défendre, ou former une accusation. Il arrive fréquemment que, dans les premiers temps de la captivité, ils mettent eux-mêmes un terme à leurs souffrances, dans la conviction qu’ils ressusciteront immédiatement dans leur patrie. Le gouvernement et la situation sont, dans leurs traits principaux, depuis le palais du gouverneur jusqu’au bohen de l’esclave, une administration violente et despotique. On trouve bien chez quelques individus la droiture et la noblesse des sentiments, mais ce n’est pas général. Quelques lois rendent témoignage d’un esprit élevé ; on les contourne le plus possible.

En face de ce côté sombre de la vie à Cuba, il y a son côté lumineux, qui forme un contraste des plus marqués. Je veux dire le ciel du tropique, aussi doux que les regards d’un ange, la pureté de son soleil, le vent, esprit aussi pur et plein d’animation vivifiante que s’il sortait immédiatement de la source de vie et d’amour comme le matin du jour où tout était jeune et bon sur la terre. Là se trouvent le monde naturel des tropiques rempli de plantes et de scènes merveilleuses, les bosquets de palmiers où devraient se mouvoir des êtres immortels, ces jardins beaux comme le paradis, où croissent le caféier et le bananier, où règnent une floraison, une fructification incessantes. Là se trouvent de magnifiques boulingrins des palmiers royaux, qu’on dirait avoir été plantés pour orner les marches triomphales des rois et des reines ; une beauté dans les formes, les couleurs et l’air, qui fascine involontairement l’esprit, qu’on ne peut exprimer avec des paroles ou des couleurs, mais seulement avec des sons. Cuba, la reine des Antilles, est une Calypso belle malgré ses péchés ; elle captive tellement le voyageur, qu’il aurait besoin, comme autrefois Télémaque, de Mentor pour l’arracher à ses séductions en le jetant la tête la première dans la mer. C’est ce que j’éprouve en remettant de semaine en semaine ma séparation d’avec cette enchanteresse. Je suis retenue également par l’aimable hospitalité des Créoles, la connaissance que j’ai faite de plusieurs personnes au noble caractère, ayant le pouvoir de détourner de l’esclavage, — pour un instant du moins, — la malédiction qui y est attachée. Parmi ces personnes, je citerai surtout deux femmes, — l’une d’elles née de parents danois. Je voudrais pouvoir les présenter à la Reine maternelle du Danemark, car elles sont mères, dans le sens le plus élevé et le plus saint de ce mot, mères des orphelins, des étrangers, des esclaves, de tout nécessiteux.

J’ai parlé du côté obscur de la vie des nègres ; permettez-moi de dire quelques mots de son côté lumineux, c’est une partie essentielle de celui de Cuba.

Cette île est à la fois l’enfer et le paradis des nègres. Les lois espagnoles concernant les esclaves, faites sous l’influence d’individus doux et généreux, comme le prêtre espagnol Las Cases, sont douces et favorables à la libération des noirs. Si elles étaient observées, il n’y aurait pas sous l’administration de l’Espagne d’esclaves complétement malheureux, car ils ne seraient pas sans espoir. Mais où domine l’institution de l’esclavage la loi est toujours impuissante à se faire obéir. En attendant, quelques articles des lois de liberté espagnoles ont créé des tribunaux qui veillent à leur exécution, et auxquels les esclaves peuvent recourir.

D’après ces lois, tout esclave peut se racheter moyennant une somme fixée par elles, cinq cents pesos ou dollars. Aucun propriétaire n’a le droit de refuser la liberté à son esclave, quand il lui paye cette rançon. Je dois ajouter que bon nombre de ces propriétaires d’esclaves sont assez doux et justes pour rendre la liberté à leur esclave pour une somme bien inférieure. Si un propriétaire refuse à son esclave la liberté qu’il lui demande, celui-ci peut s’adresser au syndic de la ville ou du district, qui nomme alors, d’accord avec l’esclave et son maître, des arbitres au nombre de trois, pour juger l’affaire.

Selon la loi de l’affranchissement espagnol, une mère a le droit de racheter son enfant moyennant cinq pesos avant sa naissance, et pour le double quand il est né. Cependant cette disposition de la loi n’est pas suivie, à ce qu’il paraît, à moins que des maîtres bienveillants n’y consentent.

La même loi donne aux esclaves plusieurs moyens de gagner de l’argent, en sorte que la liberté brille toujours devant eux comme l’étoile de Bethléem, pendant leur route à travers le désert. Ceci a lieu surtout pour les esclaves des villes. Dans les plantations et les murs du bohen, il ne leur est pas facile de s’informer de l’étoile de Bethléem, et surtout de la trouver ; néanmoins ils y parviennent quelquefois.

La loi d’affranchissement a eu cependant ce résultat, que la population noire de Cuba (elle se compose de cinq cent mille âmes, presque la moitié de celle de l’île entière) compte près d’un tiers de nègres affranchis. Le nègre libre est à Cuba le plus heureux des êtres. Protégé par les lois du pays contre la violence et les attaques dont les tribus ennemies le menacent sans cesse dans sa propre patrie, il devient avec une faible somme possesseur de quelques acres de terre où il construit sa cabane en écorce de palmiers, la couvre en palmes, et plante à l’entour les arbres de son pays natal, des racines, et le blé doré, le maïs. La terre lui donne, avec une faible culture, tout ce dont il a besoin ; il n’est pas obligé de se livrer à un travail rude, peut se reposer et jouir. Le soleil lui tient lieu de feu, l’exempte de vêtements — sur la plus grande partie du corps ; — les cocotiers lui fournissent du lait, le platane lui donne du pain, le palmier royal nourrit ses pores et ses poules. Son champ lui donne la canne à sucre, et les arbres sauvages de la forêt leurs fruits variés. Le tambour africain et son animation joyeuse, les danses et les chants sauvages de l’Afrique lui sont permis ; il mène donc ici une véritable vie de Chanaan, et ne veut à aucun prix retourner en Afrique. Il est heureux.

J’avoue à Votre Majesté que j’ai été surprise et — qu’il m’en a coûté de trouver les États-Unis si fort en arrière de l’Espagne sous le rapport de l’esprit de justice et de liberté, de la législation concernant les noirs. J’ai de la peine à m’expliquer comment la générosité et la fierté nationales de ce peuple peuvent endurer de se voir surpasser quand il s’agit de loi, de liberté, par une nation qu’il considère comme lui étant bien inférieure quant à la civilisation humanitaire, et qui l’est en effet sous bien d’autres rapports. Ce n’est donc pas à tort que les Espagnols de Cuba regardent les Américains comme au-dessous d’eux relativement à cette question, et les appellent, comme je l’ai entendu dire moi-même, « des barbares ! »

Il y a peut-être à Cuba, dans ce moment, plus de noirs heureux que de blancs. Celui qui possède des esclaves ne l’est pas ; les palmiers n’agitent point leurs palmes pour lui, les vents délicieux ne le caressent pas, le ciel limpide et doux ne brille pas pour lui ; entre la magnificence de la nature et lui sont le bohen, le moulin à sucre avec les esclaves noirs qui le craignent et qu’il redoute. Le ciel pur de Cuba ne lui donne pas le repos ; il voit l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête, son avenir est sombre. C’est pourquoi tous ses efforts tendent à tirer le plus d’argent et le plus promptement possible du sol de Cuba, et ensuite — de la quitter pour toujours.

Quand je songe à cette île si belle, à sa nature magnifique, à ses abondantes ressources, je ne puis m’empêcher de la transformer en ce qu’elle devrait être, en ce qu’elle est destinée à devenir dans la pensée du Créateur ; ceci se rapporte non-seulement à Cuba, mais à toutes les belles îles que la main libérale de Dieu a semées dans l’Océan occidental comme des diamants sur son manteau ondoyant.

Parmi ces îles, il en est trois qui représentent toutes les autres, et sont grandes sous le rapport de la beauté, de l’étendue, de la richesse : Cuba, Saint-Domingue et la Jamaïque ; mais je ne parlerai maintenant que de la première, de la belle reine des Antilles.

Je la vois donc dégagée de ses chaînes, débarrassée de ses esclaves ; je la vois couronnée de ses palmiers, de ses montagnes, née à nouveau, sortant des flots, caressée par eux et d’immortels zéphyrs. C’est un nouvel Éden, la demeure d’un printemps éternel, une source dorée de santé où les enfants de la terre peuvent se rendre pour humer une vie nouvelle, y chercher des révélations sur la richesse du Créateur et la demeure des bienheureux dans la grande maison paternelle. C’est là qu’ils viendront se promener dans les bosquets de bananiers et d’orangers, dont ils mangeront les fruits délicieux, qu’ils se berceront dans les balançoires sur les hauteurs où les palmiers s’agitent, entourés de la danse des brises que l’Océan leur envoie, contemplant la création et la trouvant belle. Le soleil se couche avec une magnificence douce, les cucullos lumineux traversent l’espace et couvrent la couronne des arbres de diamants étincelants, l’air retentit de la musique des contredanses de Cuba, des seguidillas espagnoles ; la musique joyeuse du tambour africain se fait entendre, et la Croix du Sud se dresse, tandis que la nuit s’assombrit et que la lune se lève lentement au-dessus de l’horizon. Il fait nuit, mais il n’y a rien à craindre ici, elle n’a pas de serein, de rosée. Les valétudinaires et les malades devraient venir à Cuba pour y respirer un air salutaire. Les vieillards devraient venir ici pour se souvenir d’une éternelle jeunesse, ceux qui sont abattus et opprimés, pour y chercher une nouvelle espérance. Le philosophe devrait y venir, afin que son regard pût se développer au sujet de l’homme, du royaume sans fin de la Création ; l’artiste, le poëte, devraient y venir pour étudier de nouvelles formes de beauté, de nouveaux groupes composés de ce qu’il y a de noble, de délicieux en fait de couleurs et de formes ; l’homme d’État devrait y venir pour fortifier sa croyance dans les idéalités de la vie et la possibilité de leur réalisation. Il faudrait que ce nouvel empire de la beauté et de la bonté fût gouverné par une Reine, souveraine du cœur aussi bien que de l’État, à qui tous les peuples de la terre, noirs, blancs, rouges, olivâtres et jaunes, payeraient le tribut volontaire de l’affection, — une reine belle et bonne comme Votre Majesté.




Charleston (Caroline du Sud), en mai 1851.

C’est dans les États-Unis que je termine ma lettre à Votre Majesté, commencée sous le ciel du Sud. Je ne vois plus se lumière d’une douceur inexprimable, ses palmiers ; mais je vois devant moi une vie nationale grande et croissante, des États qui montent comme les palmiers vers l’espace. Le plus grand poëte de l’Amérique méridionale, c’est la nature, dans l’autre c’est — l’homme. Cependant c’est encore dans le Sud que j’écris, dans l’un des États à esclaves de l’Amérique du Nord.

C’est le mois de mai, et la beauté fastueuse, mais molle et presque maladive de la Caroline du Sud est dans sa floraison la plus complète. Ils sont magnifiques, ces immenses chênes verts avec leurs longues lianes pendantes qui transforment la forêt en une église gothique naturelle, ces magnolias avec leurs grandes fleurs blanches comme neige ; les parfums embaument cet air chaud et mou.

Les chants des esclaves sur la rivière qu’ils remontent pour retourner chez eux après avoir vendu leurs marchandises dans la ville, retentissent en ce moment jusqu’au beau et maternel foyer d’où j’ai la joie d’écrire à Votre Majesté. J’y suis plus rapprochée du Danemark, car la maîtresse de la maison, née de parents danois, est bien digne d’être présentée à la Reine de Danemark, en faveur de l’amour qu’elle conserve pour la mère patrie, et de sa bonté maternelle pour les noirs et les blancs.

J’ai déjà dit que l’esclavage était chose malheureuse pour les États du Sud ; je serais prête à dire que c’est un bonheur s’ils voulaient transformer cette « malédiction » en bénédiction. Ils le peuvent, c’est incontestable. On dit que le charbon est le père du diamant ; les États du Sud possèdent dans l’esclavage le charbon, matière première du diamant, que dis-je, du diadème qu’ils pourraient offrir à une nouvelle reine du Sud plus magnifique que celle qui alla vers Salomon.

Depuis que j’ai vu Cuba et les nègres dans leur état primitif, depuis que j’ai vu leurs danses, entendu leurs chants, et que je puis les comparer à ceux des États-Unis, il ne m’est plus possible de douter de l’influence bienfaisante de la civilisation des Anglo-Américains sur la race noire, et de la grande mission que l’Amérique est chargée de remplir à l’égard du peuple africain, dont elle a fait d’abord son esclave, et qu’elle peut rendre libre sous deux rapports. Il n’y a pas une plus grande différence entre la pomme sauvage et notre noble et transparente pomme d’Astracan, qu’il n’y en a entre l’Africain sauvage et le nègre chrétien des États-Unis, quand il chante des hymnes ou les chansons qu’il a composées lui-même. Cette comparaison peut s’appliquer à sa vie et à son monde. Il y a loin, bien loin, des criantes improvisations des nègres de Cuba aux sermons inspirés, émouvants, sur le Sauveur, son Royaume de lumière et de joie que j’ai entendu improviser par des nègres dans la Caroline du Sud, la Géorgie, le Maryland et la Louisiane. La vie déréglée et l’enivrement des sens dans les danses, les tambours, les fêtes bruyantes des nègres sauvages, sont viles, animales, comparées à la vie, à l’enivrement spirituel que respirent le chant, la prière et la joie religieuse que l’on voit et entend dans les fêtes religieuses des nègres d’ici. Combien le regard des premiers est sauvage et vide, comparé à celui que j’ai vu rayonner chez les nègres des États-Unis, quand la vie lumineuse du christianisme leur était prêchée d’une manière claire et vivifiante !

C’est ce qui a lieu aussi dans les États à esclaves de l’Amérique du Nord, avec un développement de plus en plus étendu, surtout dans ceux de l’Est, depuis la Virginie jusque dans la Caroline du Sud et la Géorgie. Il me semble que cette dernière surtout est animée d’un esprit de liberté tout juvénile. L’usage s’y répand toujours davantage de laisser les nègres se présenter eux-mêmes à leurs frères comme guides religieux ; on leur construit des églises. Dans les États du Sud-Ouest, au contraire, où l’on a peu songé à la vie chrétienne, la position des nègres dans les plantations est souvent aussi obscure sous le rapport de la vie de l’âme que sous celui du corps. Mais — il est incontestable que la lumière se montre, de généreux chrétiens lui frayent la voie, et bientôt l’Évangile sera prêché aux esclaves, même dans les déserts marécageux du Mississipi et sur les bords lointains des rivières rouges.

L’Evangile avance, l’Église du Christ tend de plus en plus les bras, et les portes de la prison de l’esclavage s’ouvriront devant elle dans tous les États à esclaves de l’Amérique. Ce qu’on a maintenant le droit d’exiger d’eux comme sociétés chrétiennes, c’est qu’il soit permis à l’Evangile de marcher sans entraves, et que la loi suive ses traces, que les lois des États-Unis concernant les esclaves s’emparent, de préférence aux siennes, de celles de l’Espagne concernant l’affranchissement.

Si les lois des États du Sud permettaient aux esclaves des deux sexes, comme celles de l’Espagne, d’acheter leur liberté par le travail ; s’ils pouvaient se racheter, eux et leurs enfants, à un prix raisonnable et fixé par la loi ; si des juges étaient chargés de veiller aux droits de la population noire ; si en même temps ils étendaient généreusement le système de leurs écoles populaires aux enfants des noirs (quand ce serait dans des écoles séparées) ; s’ils développaient avec courage les résultats de cette manière de procéder, on pourrait, sans crainte, prédire aux États du Sud un grand avenir. Ils seraient alors les instruments d’une œuvre qui leur donnerait des droits à la reconnaissance de deux parties du monde, et ferait l’admiration de toutes les autres. Cette œuvre est évidemment dans les desseins de Dieu, les meilleurs et les plus nobles citoyens des États à esclaves se prononcent en sa faveur.

L’Afrique, rendue chrétienne par la colonisation des esclaves nègres affranchis. — Cette œuvre, déjà commencée sur la côte africaine par la colonie de Libéria, grandit tous les ans grâce aux dons des États du Sud et à ceux des États libres du Nord, aux sacrifices des particuliers.

Les États du Nord et du Sud se sont montrés noblement unis pour la fondation et le développement de cette colonie[1]. Ils se sont tendu la main comme gage de leur réconciliation au sujet de la grande querelle qui existe entre eux.

Je dois cependant avancer que cette œuvre ne me paraît constituer qu’une partie de ce qu’on pourrait attendre des États du Sud. Sans la population noire, ils perdraient la plus forte part de leur animation pittoresque ; ensuite il leur serait impossible de se passer du travail des nègres. Il faut, dit-on, des noirs pour cultiver le riz, le coton, le sucre, car l’ardeur du soleil est pour eux une habitude, une volupté. Dans les endroits où le chaud et les miasmes que la chaleur pompe de la terre font périr les blancs, les nègres se portent bien et prospèrent ; ils souffrent peu des fièvres climatériques. Lorsque les rapports sont bons entre les blancs et les noirs, on voit que ces deux races, bien loin de se détester, s’aiment, sont attirées l’une vers l’autre comme des natures différentes, mais comblant les vides occasionnés par leurs défauts. Le nègre, bon et gai, aime l’homme blanc sérieux et raisonnable, se laisse conduire par lui. Le blanc aime le bon noir, et se confie volontiers à ses soins.

Je répète seulement ce que des hommes généreux et réfléchis des États à esclaves m’ont dit, quand j’exprime à Votre Majesté la conviction que le travail d’avenir le plus noble, parce qu’il est le plus difficile, des États à esclaves pourrait bien être celui de transformer une partie de sa population noire en travailleurs libres. Je dis une partie, car il est évident que tous ne seraient pas propres à rester dans l’état de liberté sous l’autorité américaine. Qu’on laisse retourner en Afrique ceux qui voudront y aller, et que l’on garde ceux qui ont acquis une civilisation et un amour du travail suffisant.

Depuis que j’ai vu les bons rapports qui peuvent exister entre les blancs et les nègres, je crois qu’un grand nombre des meilleures têtes et des meilleures mains parmi les nègres préféreraient, étant libres, rester en Amérique.

Au nombre des efforts tentés en faveur de l’émancipation des noirs, je dois citer la proposition faite au congrès, par le noble et patriotique Henry Clay, d’une loi qui aurait reconnu libres tous les enfants noirs nés après une date déterminée (1850, je crois). Cette proposition n’a pas été appuyée par les hommes d’État moins célèbres que Clay, non plus que les tentatives faites par quelques particuliers, relativement à l’éducation et à la libération de leurs esclaves.

Parmi ces tentatives, il y en a une sur laquelle je désire attirer les regards de Votre Majesté, parce qu’elle part de l’élément féminin et maternel de la société, et qu’elle ressemble au grain de sénevé, qui, tout en étant la plus petite des semences, n’en devient pas moins un grand et bel arbre dont l’ombre s’étend au loin.

Dans les États à esclaves, il y a quelques jeunes filles, des sœurs de planteurs, qui ne regardent pas comme un crime de tenir école pour les enfants des nègres de leur plantation, de leur apprendre à prier, à penser, à travailler. Elles rendent hautement témoignage de l’aptitude de ces enfants, de leur désir d’apprendre, surtout quand l’instruction leur arrive d’une manière animée, en badinant, par des narrations et des images.

Un usage généralement établi dans les plantations, quand les esclaves hommes et femmes travaillent au dehors, c’est de réunir les enfants dans un lieu particulier, sous la surveillance d’une ou deux femmes. Je les ai vus quelquefois entassés au nombre de soixante à soixante-dix. Leurs gardiennes étaient de vieilles négresses tenant des verges en roseaux à la main pour contenir les agneaux noirs ; ceux-ci reculaient en masse, avec une expression irrécusable de crainte et de terreur, devant ces sorcières, en les voyant avancer et agiter leurs verges. Dans des plantations moins considérables, où les enfants étaient en plus petit nombre et leurs gardiennes plus douces, la scène était moins blessante, mais elle rappelait toujours un troupeau de moutons nés seulement pour servir de nourriture. Et cependant il s’agit de créatures humaines avec une âme immortelle. On amène les enfants le matin ; ils sont bien nourris, à déjeuner, à dîner, le soir, et dans l’intervalle menacés, battus, puis renvoyés chez eux. Et ceci continue jusqu’au moment où ils peuvent travailler et être placés sous le fouet.

Serait-ce trop demander de la femme, de la fille, de la sœur du propriétaire d’esclaves, trop demander à des femmes chrétiennes, que de les inviter à se rapprocher une ou deux fois par semaine de ces bandes d’enfants sans défense et mal soignés, de leur parler du Père qui est dans les cieux, de leur apprendre à réciter l’Oraison dominicale ? Les jeunes personnes du Sud occuperaient leur temps d’une manière plus belle et plus digne, si elles le consacraient à cette œuvre, au lieu de passer leurs journées dans la paresse, à faire des visites, ou dans des distractions futiles, comme le font un si grand nombre d’entre elles.

Il est fort habituel en Europe de mettre sur le compte des États-Unis l’institution de l’esclavage ; on oublie ordinairement que si une partie de ces États a des esclaves, c’est l’Angleterre qui les y a obligés. Plusieurs des colonies, surtout la Virginie et la Géorgie, protestèrent, dans le commencement, de la manière la plus énergique, contre l’introduction de l’esclavage. Ce fut en vain. L’Angleterre était alors la mère patrie, elle faisait le commerce des esclaves ; elle avait besoin d’un marché pour les vendre, et elle ordonna aux jeunes colonies américaines de le devenir. L’égoïsme des planteurs, le climat et les produits du sud de l’Amérique du Nord s’y joignirent, et c’est ainsi que l’esclavage a pénétré dans les États-Unis. Beaucoup d’autres causes bonnes et mauvaises le font conserver jusqu’à nouvel ordre.

L’Angleterre, durant une période de grande conscience nationale nouvellement réveillée, et par l’influence d’hommes tels que Wilberforce, s’est débarrassée de l’esclavage. Elle a affranchi les esclaves de ses colonies en faisant l’immense sacrifice de vingt millions de livres sterling. On dit que la chose aurait pu se faire avec plus de sagesse, mais il était impossible de s’y prendre avec plus de générosité. On attend encore le Wilberforce de l’Amérique.

Les habitants des États du Sud sont vivement irrités contre ceux du Nord et l’Europe, qui veulent, disent-ils, se mêler de leurs affaires privées, en parlant de l’esclavage et des droits qui en résultent, comme si cela les regardait.

Mais je retiens trop longtemps l’attention de Votre Majesté sur cette phase de l’histoire des États-Unis ; ma lettre, je le crains, en a pris une longueur démesurée. Je ne finirai pas cependant ce compte rendu de la vie dans le Nouveau-Monde sans dire quelques mots de ses foyers, dans lesquels j’ai habité et vécu durant mon séjour en Amérique. C’est dans ces foyers, et en conversant intimement avec leurs membres, que j’ai contemplé, étudié la vie sociale du Nouveau-Monde : c’est là que j’ai aimé, médité, joui, que je me suis reposée, c’est aux foyers américains que je suis redevable de la plus grande partie de ce que j’ai appris dans le Nouveau-Monde. Ce sont les foyers américains qui m’ont donné plus que tous les trésors de la Californie, une vie nouvelle de l’âme et du cœur.

Le foyer, dans le Nouveau-Monde, est ce qu’il était, ce qu’il est encore pour notre antique Nord, — un sanctuaire. Le foyer américain veut être aussi une belle demeure. Il aime à s’entourer de vastes pelouses ornées de beaux arbres, de belles fleurs, on les retrouve même dans les villes, il n’y a pas sur la terre de plus élégantes habitations. Dans le foyer on trouve la piété, les bonnes mœurs et l’amour de la famille. C’est le foyer américain qui consolide l’État et le rend si fort sous le rapport de la crainte de Dieu et de la vie morale. Les hommes les plus nobles et les meilleurs, y compris Washington, ont été élevés par des femmes pieuses dans des foyers nobles et moraux.

Ce qui distingue surtout les foyers du Nouveau-Monde, c’est la souveraineté de la femme dans son intérieur. Le mari américain s’impose la loi de laisser sa femme maîtresse chez elle. Il s’incline volontairement sous son sceptre, par amour et dans la conviction que c’est le mieux, le plus juste, et aussi par courtoisie chevaleresque pour le sexe ; car l’Américain croit qu’il y a chez la femme quelque chose de divin, une nature plus élevée, plus délicate. Il aime à l’écouter, à y recourir dans toutes les questions de la vie intérieure ; il aime à placer sa compagne un peu plus haut que lui-même.

La femme, libre de développer son monde, son être dans le foyer, rarement contredite, jamais contrainte, et d’ordinaire fidèle à sa belle nature, se montre douce, aimant son intérieur. De l’Océan oriental jusqu’au Mississipi, du Minnesota septentrional jusqu’au tropique, je n’ai rien vu dans l’Ouest de plus aimable, de plus rapproché de la perfection que la femme mère.

Nulle part, non plus, je n’ai vu des êtres d’une fraîcheur plus semblable à la rosée, d’une animation vivifiante plus belle, plus primitivement belle, que les jeunes personnes américaines.

Je dois cependant convenir qu’en dehors de ces belles natures de femmes, il y en a dans l’Ouest qui ne répondent aucunement à l’idéal que la civilisation du Nouveau-Monde les appelle à réaliser, des femmes dont l’étourderie, la nullité, la frivolité et les prétentions stupéfient quelquefois l’observateur, et lui font mettre en question jusqu’à quel point la grande liberté qu’on accorde ici de bonne heure aux femmes jeunes est avantageuse au développement plus élevé de leur individu.

La plupart des femmes voient cette fausse direction d’une partie de leur sexe, et s’en affligent sérieusement. C’est en m’appuyant sur l’exemple de celles-ci que je ne veux pas limiter leur liberté, mais leur donner un but et une conscience d’elles-mêmes plus haute. Ce dont la femme a besoin, c’est d’une plus haute estime d’elle-même et de sa mission ; une idée plus élevée du mérite de l’œuvre de civilisation à laquelle elle est appelée. C’est uniquement la conscience plus haute d’elle-même qui la sauvera de son infériorité égoïste.

On peut dire, en général, que la citoyenne n’est pas encore complétement réveillée dans la société du Nouveau-Monde. Comme dans l’Ancien, elle y est encore assoupie et emmaillotée dans la vieille chanson de sa berceuse, « la petite voix » l’empêche de prêter l’oreille à la grande. Il faut s’en prendre aussi à la faiblesse qu’ont les hommes pour ce qui est seulement agréable ou excitant chez les femmes.

Par suite de ce manque de connaissance d’elles-mêmes, l’influence des femmes dans leur foyer et sur l’éducation des enfants est loin encore, généralement parlant, d’être ce qu’elle devrait être, ou de ce qu’il faudrait qu’elle fût dans ce pays, où les lois de la conscience auraient besoin d’être renforcées dix fois plus que les lois extérieures, trop faibles pour comprimer la volonté et les caprices de l’individu. La femme américaine se marie jeune, à peine sortie de l’enfance ; elle a des enfants de bonne heure et montre souvent son amour maternel — en les gâtant, en favorisant tous leurs caprices et leurs désirs. Elle a été gâtée de même dans la maison paternelle, et s’en remet, pour la discipline, la sévérité, à la pension, où l’enfant est envoyé fort jeune. L’école fait ce qu’elle peut, donne une teinture d’instruction et de formes à l’homme extérieur, et laisse l’intérieur à peu près dans le même état qu’à la sortie de la maison maternelle.

De là résulte, — surtout dans les États à esclaves, ce manque de retenue dans le caractère et les actions, ce manque d’une morale plus sévère, de délicatesse, de conscience, qu’on reproche, non sans raison, au jeune homme américain, et les désordres qui en sont la suite pour la famille et la société[2]. Les femmes énergiques qui élèvent les citoyens avec sévérité et amour, — ces femmes que Lycurgue voulait créer pour que sa république devint grande et forte, — n’existent point ici.

Mais ce type antique de la force n’est pas le seul nécessaire ; le Nouveau-Monde en connaît un autre. S’il se généralisait, si la femme des États-Unis devenait ce qu’elle pourrait devenir, si elle exerçait l’influence qu’il est en son pouvoir de posséder sur l’âme des enfants, sur leurs maris, sur la vie sociale, les grands intérêts de la société, les États-Unis deviendraient aussi l’idéal des États de la terre.

Plusieurs femmes distinguées, aimables, de l’Amérique du Nord, — parmi celles-ci les Quakeresses, — ont donné de nobles exemples à leur sexe, et plusieurs événements des États libres ont fait poindre l’aurore de l’esprit civil chez les femmes. Puisse-t-il croître, prendre plus de profondeur, et j’oserai prédire que la femme américaine apparaîtra comme le type féminin le plus beau et le plus complet ici-bas !

Si je présentais à Votre Majesté les femmes américaines qui me semblent offrir le type le plus pur de l’Ève du Nouveau-Monde, le regard de Votre Majesté se reposerait sur elle, avec l’expression de la satisfaction, de l’amour du beau et de ce qui est moral. Je vois l’auguste personne de Votre Majesté manifester le plaisir qu’elle ressent à trouver des êtres qui se rapprochent tant d’elle ; il me semble entendre sortir de ses lèvres le jugement suivant.

« Elles ressemblent aux femmes les plus aimables de notre partie du monde, dont le charme n’est pas inférieur à leur fermeté de principes ; mais elles ont quelque chose de plus que les femmes européennes. Leur regard paraît embrasser un monde plus vaste, leur intelligence une activité plus grande, et leur cœur est assez grand pour donner de l’élévation à la société humaine dans tous ses rapports. »

C’est peut-être justice seulement de dire que l’homme n’est pas meilleur dans le Nouveau-Monde que dans le nôtre ; mais il y est plus avantageusement placé, dans des circonstances plus favorables pour acquérir un libre et bon développement ; il peut, comme individu et société, devenir plus parfait, car toutes les perfections sont accessibles à chacun.

Mais il est temps de finir, je crains d’avoir fatigué Votre Majesté par la longueur de ma lettre. L’intérêt des sujets que j’y ai traités et celui que Votre Majesté leur porte seront mon excuse.

Je quitterai sous peu le Sud ; sa fascination est grande, mais j’aspire après le Nord, l’arbre de la liberté croît avec plus de force sur ses rochers de granit. Ce que le Nord possède et qui manque à l’Amérique, c’est cette antiquité pleine de chants, de légendes, de magnifiques prophéties et symboles, de dieux, de héros, qui répand sur la Scandinavie une vie si grande, si spéciale et si romantique. C’est cette antiquité, sa signification pour le temps présent, sa vie dans notre nature et notre vie de tous les jours, qui m’attirent vers ma patrie avec autant de puissance que la voix de ma mère.

Une visite à Copenhague, qui m’est si chère, se présente à moi comme un point lumineux. En retournant en Suède cet automne, j’espère passer par le Danemark et sa joyeuse capitale.

Je m’estimerais heureuse d’y revoir la Reine belle et bonne, d’emporter son image dans le sanctuaire de mon âme pour la conserver comme l’un de ses trésors les plus précieux.

La bonté de Votre Majesté me rend assez téméraire pour l’espérer, et c’est aussi en comptant sur cette bonté que j’ose demander au souvenir de Votre Majesté une place parmi la foule de ceux qui l’aiment.

  1. Quelques-uns des États à esclaves, et surtout les plus anciens, la Virginie et le Maryland, ont accordé des sommes assez considérables pour la colonisation des nègres libres en Afrique. Il part tous les ans de Baltimore (Maryland), de Savannah dans la Géorgie, un ou deux navires à vapeur avec des émigrants noirs allant à Libéria aux frais de l’État, des particuliers, et pourvus de tout ce qui leur est nécessaire pour s’établir. Chaque communauté religieuse s’occupe des membres de sa secte.
    (Note de l’auteur.)
  2. Je dois dire cependant, et quoique ces désordres fassent ici beaucoup de bruit, qu’ils ne sont pas supérieurs à ceux qui se passent en silence et en bien plus grand nombre dans les États européens.
    (Note de l’Auteur.)