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La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 39

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME TROISIÈMEp. 257-302).

LETTRE XXXIX


Savannah (Géorgie), le 13 mai 1851.

J’ai quitté l’île du soleil, des palmiers, et me trouve de nouveau sur le continent. Je me suis embarquée le 3 mai sur le joli mais coûteux bateau à vapeur l’Isabelle.

La dernière vue que j’ai eue de la Reine des Antilles me l’a montrée enveloppée de sombres nuages durant un orage qui se formait. La mer était houleuse, le bateau bondissait avec force, et le phare de Morro brillait comme une torche à chaque vague montante, pour se cacher de nouveau lorsque le bateau descendait dans les flots. Ce beau feu, qui m’a si souvent réjouie pendant les soirs et les nuits de Cuba, me paraissait, maintenant que le vent grossissait et à mesure que l’obscurité devenait plus profonde, un signal de malheur envoyé au loin par l’horizon pour annoncer la tempête. Il y avait eu la veille éclipse de soleil, et autour de cet astre un grand cercle noir. Ces signes me paraissaient prophétiques. La situation intérieure de Cuba, le despotisme de son gouvernement, son amour de l’argent, sa vénalité, le mécontentement amer des Créoles, la position des esclaves nègres, la continuation du trafic des noirs, qui peuple annuellement cette île de milliers de sauvages africains, — les regards de convoitise jetés par la puissance américaine sur cette nouvelle Hélène, tout annonce un avenir orageux, et — peut-être — une crise terrible. Puisse ma prédiction ne pas s’accomplir !

Ah ! j’aimerai toujours Cuba comme l’une des plus belles créations de Dieu, et serai reconnaissante de l’avoir vue, d’y avoir appris à comprendre un ciel nouveau, une terre nouvelle ! Mon souhait, mon espoir individuel, c’est que Cuba soit annexée pacifiquement aux États-Unis. C’est seulement lorsque ceux-ci auront fait entrer dans leur Union le monde du tropique qu’ils formeront un empire d’États. Cuba entre les mains des Anglo-Américains ne tardera point à supprimer le trafic des noirs, à prêcher l’Évangile aux nègres, à transformer le bohen en jolis petits villages, et les lois généreuses de l’Espagne en faveur des esclaves seront introduites dans le code de l’Union, lorsque cette île en fera partie.

Je suis arrivée à Charleston dans la matinée du 11 mai, par le plus beau soleil ; mais il m’a semblé voilé, tant sa lumière me paraissait dépourvue d’éclat sur les murs et les toits de la ville, entre ses arbres touffus, après la magnificence à laquelle je m’étais accoutumée à Cuba.

Je fus enchantée cependant de revoir madame Howland et sa famille, de leur parler de mon voyage, de passer avec eux une belle et entière journée. Mais mon esprit n’était pas disposé au calme et à la tranquillité, j’étais en route pour de nouvelles courses d’aventures. Je voulais voir la Floride, et ma bonne hôtesse se laissa facilement persuader de m’accompagner dans cette excursion, qui, j’en étais certaine, lui causerait autant de plaisir que j’en aurais à la faire avec elle.

Il fallait une décision prompte ; le jour suivant un bateau à vapeur partait pour Savannah, où je devais trouver la famille Mac Intosh, pour faire avec elle, suivant convention arrêtée l’année précédente, un voyage en Floride, sur le beau fleuve le Saint-John.

Le lendemain matin nous vit, madame Howland et moi, à bord d’un bateau à vapeur avec destination de Savannah. C’était une belle matinée de mai. Au moment où nous allions partir, madame Holbrook, un bouquet à la main, et quelques autres amies se trouvèrent sur le rivage. Quelle agréable et amicale surprise !

Me voici maintenant, après une course de plaisir sur la rivière, de retour en ville, au milieu d’anciens amis, bons, cordiaux, hospitaliers comme par le passé, M. et madame Tefft, madame Burrows et autres ; tous me disent que je suis rajeunie, et l’attribuent à l’Amérique. Mais je sais à qui j’en suis redevable, et les engage à faire le voyage de Cuba s’ils veulent ne pas vieillir.

J’ai trouvé la famille Mac Intosh en grand deuil d’une fille et sœur bien-aimée, morte l’automne dernier. Le colonel et sa fille cadette, pleine d’âme et charmante, nous accompagneront en Floride, où ils vont faire visite au fils et frère aîné qui s’y est établi et marié. Au retour, je visiterai la plantation de M. Cooper sur l’Altamaha ; j’y verrai, dit-on, l’idéal de la vie des plantations dans les États à esclaves.

Nous partirons après-demain sur un joli petit bateau à vapeur tout neuf, le Magnolia, pour remonter le Saint-John aussi loin que possible, c’est-à-dire jusqu’au lac Munroë.

Mademoiselle Dix, que le hasard amène à Savannah, ayant également le désir de voir la Floride, s’est jointe à notre petite compagnie. Le temps est magnifique, la lune dans son plein ; je me sens toute disposée à voyager, à voir la fleur des États du Sud, la contrée dont l’air doux et balsamique fit croire aux Espagnols que la source d’une éternelle jeunesse y était cachée.

Le Magnolia, 17 mai.

Il est rare, je crois, de recevoir une lettre écrite à bord d’un bateau à vapeur établi dans un pré. C’est cependant d’un navire placé de la sorte que je t’écris aujourd’hui. Le temps qu’il passera, ainsi que les voyageurs, dans cette position dépendra de—la lune et de l’amour de l’humanité ; mais nous avons des raisons de nous méfier de l’une et de l’autre dans ce moment.

Le premier jour de notre voyage a été des plus gais, et les femmes de notre société furent très-enjouées entre elles. Mademoiselle Mac Intosh, tirée de son entourage affligé, est florissante de vie, d’esprit, ce que son visage classique et sérieux ne m’avait pas fait supposer en elle. Madame Howland a toujours une gaieté calme et bienveillante sous la main. Toutes deux excitent mademoiselle Dix à une querelle amicale. Nous avons à bord une dame amie de l’humanité, aimant à diriger, à gouverner ; elle veut nous donner des conseils, et fait de grandes maisons avec des brins de paille ; mais nous prenons tout cela avec légèreté et gaiement. Notre joli petit bateau s’élance en zigzag entre les terrains marécageux, et cherche le filet d’eau qu’il doit suivre parmi la foule de ceux qui se présentent à lui ; je n’ai pu m’empêcher d’admirer l’adresse et le courage avec lesquels il se tirait de ces embarras, tout en trouvant qu’il aimait trop la terre, car nous heurtions souvent contre les rives entre lesquelles nous passions. Mais il faut convenir que ces canaux étaient souvent fort étroits.

« Voilà une belle soirée, Mame, dit le pilote noir avec une bonne expression en s’adressant à l’une des femmes de notre compagnie.

— Oui ; arriverons-nous bientôt à l’endroit où nous devons passer la nuit ?

— Vous y serez sous peu ; ne vous tourmentez pas, Mame. »

Un moment après, étant tous assis autour de la table à thé, le bateau fut tout à coup soulevé comme par une forte vague, puis — nous restâmes immobiles, quoique la machine marchât encore un moment. Le capitaine, à table avec nous, et quelques hommes se levèrent et sortirent vivement.

On découvrit bientôt que le pilote en service extraordinaire (l’autre étant malade à Savannah) s’était trompé de cours d’eau et nous avait lancés sur une saillie inondée de la rive, car la lune entrait dans son plein ce soir-là, et la marée était haute.

Le lendemain matin, lorsque le reflux fut venu, nous nous trouvâmes sur terre avec de hautes herbes autour de nous, très-près d’un bosquet de chênes verts et de magnolias en fleurs ; ces derniers avaient sans doute exercé un pouvoir attractif sur notre pauvre petit Magnolia ; son avant était tourné vers le bosquet comme s’il eût voulu y entrer.

Nous étions mal dans nos affaires, et, quoique immobiles encore aujourd’hui 17, au milieu de l’herbe et de la terre glaise, nous sommes salués le soir par le chant des oiseaux, et le lendemain matin par des papillons éclatants qui dansent autour de nous. Un régiment entier de nègres bêche autour de la quille du bateau pour le dégager ; ce travail ne sert qu’à montrer à quelle profondeur il est engravé. Nous dîmes le premier jour : « Quand le flux viendra ce soir… » Mais il vint et n’était pas aussi fort que la veille ; la lune, moins pleine, nous regarda froidement, et nous restâmes en place.

« Demain, dîmes-nous encore, lorsque le Gaston passera, il pourra nous remorquer et nous remettre à flot. » Mademoiselle Mac Intosh fut d’avis qu’à l’arrivée du Gaston toutes les femmes qui étaient à bord devaient monter sur le pont en tenant leur mouchoir sur les yeux, afin d’émouvoir le cœur du capitaine, que l’on présumait dur.

Le jour suivant, la fumée du Gaston parut et fit monter celle de l’espérance dans nos cœurs. Le bateau s’approcha, s’arrêta, nous regarda, continua sa route et nous abandonna à notre sort. (N. B. La scène des mouchoirs avait été omise.)

Grande indignation sur le Magnolia ; notre dame dirigeante veut dresser contre le Gaston une déclaration d’indignité qu’elle fera insérer dans les journaux. Elle propose également aux dames du bord de signer une déclaration d’estime pour le capitaine du Magnolia et sa « conduite chevaleresque ; » nous y consentons toutes et mettons notre signature.

Maintenant nos espérances reposent sur le bateau à vapeur le Saint-Mathieu, qu’on attend demain soir ; nous aimons à croire qu’il nous prendra à bord, car il est évident que le Magnolia ne bougera pas avant la lune prochaine ; il s’enfonce toujours davantage dans le sable par son poids, et la marée diminue.

En attendant, nous nous consolons avec gaieté et bonne table, en faisant des promenades sur le rivage, car nous marchons à pied sec autour de notre bateau, et nous allons voir de jolies plantations près de là.

Les femmes du bord sont aimables. Madame Howland, qui ne peut se passer d’une vie active, veut se faire blanchisseuse de fin et se recommande au public ; mais on la réprimande pour sa paresse et son incapacité. Mademoiselle Dix, soupçonnée de vol, est menacée de la maison de correction ; puis nous rions de tout cœur, surtout mademoiselle Mac Intosh, qui ne comprend pas comment elle peut être aussi gaie. Ce soir, nous avons célébré le jour de naissance de la jolie petite fille du capitaine. Je lui ai donné une guirlande de fleurs sauvages, et les autres femmes lui ont fait des cadeaux. La petite, ravie au delà de toute expression, a couru vers son père pour se montrer avec sa parure de fleurs.

Dans notre société se trouve une femme approchant de la cinquantaine, jolie, serrée, bien habillée, avec boucles blondes, et les pensées évidemment fixées sur le monde et ses plaisirs. Cette femme est cependant veuve de trois maris, mère de douze enfants, dont neuf sont morts, deux mariés, grand’mère de deux petits-enfants.

« Et vous avez passé facilement par toutes ces pertes ? dis-je avec un peu de surprise.

— Oui, en vérité, répliqua la dame avec une satisfaction visible d’elle-même et de sa force d’esprit.

— Vous seriez peut-être disposée à vous marier une quatrième fois ? demanda madame Howland.

— Qui, si je pouvais ainsi améliorer ma fortune. » Mademoiselle Mac Intosh fut tellement indignée de cette réponse, qu’elle faillit éclater.

Parmi les hommes s’en trouve un, jeune encore, qui revient de la Californie. Il est en route pour rejoindre sa femme et ses enfants, leur apportant quelques fragments d’or fondu ou natif, des ducats de la Californie et un châle de la Chine pour sa moitié. Il est joli, plus dandy et enfant que les Américains ne le sont ordinairement. J’ai voulu apprendre de lui quelque chose sur le pays, les habitants et la manière de vivre en Californie, sur les Chinois, leur culte, leur ordre social, etc. ; mais cet homme savait seulement qu’il apportait plusieurs morceaux d’or et un châle de la Chine pour sa femme.

Aujourd’hui, dans la matinée, nous sommes allés à terre ; nous avons vu une jolie plantation de coton avec belle position sur une haute terrasse près du fleuve. Elle appartient, dit-on, à un M. Valberg. Les cases d’esclaves que j’y ai visitées m’ont plu ; elles annoncent, ainsi que l’extérieur de quelques esclaves revenant du travail, une certaine aisance.

J’ai rencontré près d’un puits où elle allait puiser de l’eau une très-vieille négresse, et lui ai demandé son âge.

« Un peu mieux que cent ans, mame, » répondit-elle.

Les nègres attachent du prix à devenir très-vieux, et le deviennent en effet lorsqu’ils sont heureux.

Je n’aurais emporté qu’une impression agréable de cette plantation, si au retour je n’eusse pas rencontré près de la barrière, du côté de la rive, le surveillant (le planteur et sa famille sont absents), homme jeune fortement membré, ayant ce regard fauve, errant, que j’ai remarqué chez plusieurs surveillants, et qui m’enlève toute croyance à la justice et au bon sens de la manière avec laquelle il traite les esclaves.

Ceux qui bêchent autour de notre bateau ont les membres forts, travaillent vigoureusement, mais avec autant de silence que s’ils creusaient une tombe. Ce n’est pas naturel chez les nègres, et pour moi c’est un mauvais signe.

La chaleur du soleil est forte. Puisse Saint-Mathieu avoir pitié de nous !

Lac Munroe (Floride), le 20 mai.

Je t’écris maintenant du fond de la florissante Floride, en me reposant sur l’un de ces jolis et limpides lacs où les alligators nagent autour de notre petite habitation flottante, bateau à vapeur très-frêle appelé Sarah Spalding. Une guirlande de forêts d’un vert foncé ressemblant à une couronne de myrte entoure le lac paisible. On ne peut distinguer à cette distance les bouquets d’orangers, des palmettes, des forêts de cyprès. La rive est basse, le lac uni comme un miroir ; tout est tranquille autour de nous. Point de villes ni de tours, pas de bateaux à vapeur ni de flottes, pas une créature humaine, nous exceptés. Ici le pays est jeune, presque sauvage encore ; mais je suis ravie de me trouver au centre des déserts poétiques de la Floride, d’avoir vu quelque chose de sa riche et merveilleuse poésie naturelle.

Saint-Mathieu s’est montré charitable à notre égard le 18 ; il a recueilli tous les pauvres naufragés, qui ne souffraient de rien, seulement ils s’ennuyaient de rester immobiles sur un bateau à vapeur et d’être exposés à l’ardeur du soleil. Mais c’était dommage pour notre capitaine et l’équipage, dont plusieurs hommes étaient déjà malades. Le Saint-Mathieu ne s’approcha guère de nous, il nous fit prendre en bateau. Quatre nègres ramaient. Il me semblait que nous marchions bien et sûrement ; mais notre dame dirigeante, connue pour sa philanthropie envers les blancs, fixait un œil rigoureux sur les noirs, et dit au bout d’un moment avec une voix sévère : « Pour-quoi ne ramez-vous pas avec plus de vigueur ? »

Elle ajouta en se tournant vers moi : « On peut voir à leur poitrine et à leur respiration s’ils donnent toute leur force. »

La femme blanche soi-disant philanthrope était donc là, guettant la respiration des nègres, les yeux fixés sur leur poitrine nue, pour se convaincre qu’ils mettaient toute leur force à son service et au nôtre. Je dois ajouter que cette dame était des États de la Nouvelle-Angleterre ; sa philanthropie est celle de mainte Américaine. Personne ne la soutint ni ne l’appuya dans ses remarques et ses exhortations. Les nègres ramaient avec calme, mais également, le bateau pesamment chargé, et nous atteignîmes sains et saufs le Saint-Mathieu, et nous trouvâmes bientôt, à notre grande satisfaction, voguant sur l’Altamaha, dont l’eau, vu le voisinage de la mer, est salée et ressemble, au crépuscule, à un courant d’argent parsemé de diamants étincelants.

Le Saint-Mathieu était déjà encombré de passagers. Parmi ceux-ci se trouvaient trois couples de tourterelles humaines : l’un joli sous le rapport des personnes, mais gens de la seconde classe quant à la culture de l’esprit, aux manières, tellement amoureux et le montrant de telle façon, que c’était repoussant. Le jeune mari, avec une grande épingle en diamants faux sur le jabot, confiait à une personne de sa connaissance qu’il croyait avoir épousé la femme la plus parfaite du monde. Mais le visage complétement joli de celle-ci ne paraissait pas loger beaucoup d’âme. Les tourterelles no 2 étaient d’espèce plus relevée, agréables, leur âme aimante brillait dans leurs beaux yeux noirs ; la femme était très-faible de santé après une année seulement de mariage, le mari rempli de soins. Les tourterelles no 3 n’étaient ni jeunes ni jolies, mais le plus intéressant des trois couples, et peut-être le plus heureux. Cela faisait du bien de les voir et de les entendre raconter leur histoire.

Ils appartenaient à la classe blanche pauvre de la Caroline et de la Géorgie, dite des Collines de sable, qui cultive les terres les plus sablonneuses et les plus maigres du pays où elle vit, sans écoles ni aucun moyen d’instruction. La femme s’était mariée contre le gré de ses parents, et, lorsqu’au bout d’un certain temps elle était tombée, par la faute de son mari, dans une grande misère, ils lui offrirent un asile en repoussant le mari. Celui-ci jura qu’on ne le reverrait qu’au moment où il viendrait chercher sa femme pour la conduire dans sa propre demeure. Il fut absent et sans donner signe de vie pendant sept ans. La femme, restée chez ses parents avec ses enfants, deux garçons et une fille (le plus jeune garçon venait de naître quand le père les quitta), cette femme, dis-je, perdit peu à peu entièrement l’espérance de revoir l’époux qu’elle aimait tant. Mais un jour l’aîné des garçons s’écria : « Voici papa ! » La femme ne le crut pas, cependant elle sortit de la maison pour voir l’arrivant, et s’évanouit lorsqu’elle reconnut son mari. Après un travail opiniâtre, il était parvenu à s’assurer du pain et s’était construit une jolie petite cabane dans la Floride. C’est dans cette demeure, dans ce pays de l’été éternel, qu’il conduisait sa femme et ses enfants ; ils étaient en route pour s’y rendre.

Cette nouvelle demeure était située sur les bords du lac Munroe, et les deux époux allaient y recommencer une vie nouvelle. Pendant cette soirée éclairée par la lune, ils s’appuyaient l’un contre l’autre avec amour et joie. Le mari avait un air mâle et bon, la femme des traits fins ; on voyait qu’elle avait été jolie, mais elle paraissait avoir souffert par suite de son chagrin et d’un travail rude. Elle n’avait guère plus de trente ans, le mari paraissait plus jeune. Ils étaient toujours assis à côté l’un de l’autre, la femme la tête appuyée sur l’épaule du mari avec l’expression d’une confiance et d’une paix profondes ; il lui était rendu, elle pouvait l’estimer comme homme et comme mari ; il lemmenait loin de la Colline de sable où elle avait eu tant de mal, pour la conduire dans la Floride, où des bosquets d’orangers ombrageaient sa demeure. Ces deux époux me paraissaient être les plus heureuses créatures de la terre après moi, à qui Dieu a accordé le don de jouir beaucoup du bonheur des autres.

Le plus jeune enfant était un charmant petit garçon que la tendresse de sa mère avait paré d’un bonnet lui allant à ravir. Le fils aîné, âgé de quinze ans, était moins bien, et Polly, la fille unique (quatorze ans), était un trait fâcheux dans le roman de ses parents. Quoiqu’elle ne fût pas laide et que sa ronde figure eût la bonne expression de son père, elle n’en était pas moins une véritable fille des Collines de sable, qui avait grandi chez sa vieille aïeule comme le jeune pin des bois sans aucune culture. Notre dame dirigeante prit cette matière humaine redevenue sauvage sous sa protection. Ses tentatives pour la civiliser donnèrent lieu à plus d’un éclat de rire cordial parmi nous.

La première nuit que nous passâmes sur le Saint-Mathieu fut chaude et pénible dans le salon, encombré de monde. Le plancher était jonché de femmes couchées. Plusieurs d’entre elles étaient jolies, deux toutes jeunes et d’une beauté véritablement plastique en dormant. Ne pouvant fermer l’œil, je les regardai avec des yeux d’artiste de mon lit près du plafond.

Nous étions sortis le soir de l’Altamaha, et après quelques heures de navigation sur la mer nous entrâmes dans le Saint-John, après avoir franchi heureusement, sans d’autre mal qu’une forte secousse, le dangereux banc de sable qui se trouve à son embouchure. Le vieux Saint-Mathieu craqua dans toutes ses jointures, ne fut pas mis en pièces, ce qui eût été facile, et nous n’aurions pas manqué d’aller tous au fond de l’eau. Plusieurs passagers quittèrent le bateau près des colonies ou plantations qui se trouvaient sur la route ; et, tout devenant plus facile, plus agréable à bord, j’ai joui d’une manière inexprimable de cette magnifique matinée, de cette course sur le fleuve.

Le Saint-John (en indien Welaka, ou fleuve aux lacs) se compose d’une suite de lacs plus ou moins grands, liés entre eux par un chenal étroit mais profond, qui forme en serpentant d’innombrables coudes. Il est difficile de se représenter ce spectacle merveilleux quand ou n’a rien vu d’analogue. Ici on trouve de nouveau la forêt primitive telle que je l’ai rencontrée sur les bords du Savannah, mais plus riche dans ses produits, car le Welaka coule en grande partie sous les vents tièdes des tropiques et au-dessous de la région de la gelée. Il y a ici des bosquets, des ceintures serrées de palmettes, des orangers sauvages chargés de fruits éclatants que nulle main n’a cueillis. Des masses de plantes grimpantes, vanille, vignes sauvages, convolvulus, etc., couvrent la rive avec une richesse inexprimable, et forment, en croissant sur les arbres, les souches, les arbustes et cyprès, des temples entiers avec colonnes, voûtes, portiques, de sombres et profonds couloirs, les plus jolis festons à travers et le long du fleuve limpide. On voit s’élancer, des masses d’arbres à feuilles rondes, les jolies couronnes de palmiers éventails, libres et fantastiques ; le magnolia couvert de fleurs ; et au-dessus de cette république de plantes, de fleurs, d’arbres variés, se dressent les hauts cyprès, patriarches barbus qui étendent horizontalement leurs branches d’un vert clair, auxquelles sont suspendues de longues et flottantes lianes.

Ici est la vie de la nature dans toute sa splendeur. Mais c’est la vieille nature païenne, l’empire et la souveraineté du vieux Pan, qui embrasse le bien et le mal, la vie et la mort avec le même amour, et ne connaît d’autre loi, d’autre ordre, que la production et la destruction. Sous ces voûtes feuillées dont l’ombre s’étend sur l’eau, se tient la paisible tortue, mais aussi le cruel alligator épiant sa proie. L’élan habite ces temples naturels ; mais on y trouve également la panthère, le tigre, l’ours noir. Autour de ces colonnes de feuillage et de fleurs s’enroule le serpent à sonnette, le moccasin venimeux ; et cette belle forêt romantique fourmille de petits insectes nuisibles. Mais ce qu’il y a de plus dangereux, c’est l’air suave et cependant chargé, durant l’été, des miasmes de la forêt primitive et du fleuve, qui apporte au colon la fièvre et autres maladies dévorantes, d’où il résulte que ces merveilleuses rives manquent d’habitants. De petites colonies s’y étaient établies çà et là ; elles ont été abandonnées au bout d’une couple d’années, et tombent en ruines.

C’est précisément cette vie primitive dans le désert, cette beauté languissante bravant la force humaine et forte de sa propre richesse, qui est pour moi d’un intérêt infini ; elle m’offre une fête incessante dont je jouis sans fatigue. L’air est si délicieux, le magnolia a tant de fleurs, et le fleuve est si animé ! Les alligators, les poissons, s’agitent dans l’eau ; les grands, les beaux oiseaux aquatiques, tout enfin est si merveilleusement riche, sauvage et joli, qu’il présente un spectacle féerique incessant, surtout le soir, quand la lune se lève et répand son demi jour, ses ombres mystiques sous les voûtes, les colonnades de cette admirable église naturelle. Je suis assise en silence sur la plateforme et regarde tout ceci avec dévotion et ravissement, tandis qu’à chaque courbure du fleuve, de nouvelles et frappantes scènes se présentent. Je me sens heureuse quand je puis rester ainsi seule ou à côté de ma bonne madame Howland, près de laquelle je me trouve toujours si bien ! Mais nous ne sommes pas exemples de petits événements qui viennent troubler notre repos. Le premier matin de notre course sur le Welaka, le Saint-Mathieu perdit son gouvernail, faute d’attention, dans un amas de plantes, ce qui donna beaucoup à faire et à dire à notre dame dirigeante, et nous obligea à rester immobiles pendant une heure, tandis qu’on réparait l’accident. Ensuite Polly était constamment sur notre chemin, et lorsque, par hasard, nous nous trouvions sur le sien, on pouvait s’attendre à une bonne poussée. La réprimande de notre dame dirigeante devenait de plus en plus sévère, et nous commencions à désespérer de l’éducation de cette fille du désert. Ceci donnait lieu à une foule de petites scènes amusantes, et mademoiselle Mac Intosh s’amusait comme nous de ses propres remarques sur Polly et son éducation.

Les tourterelles no 1 et no 2 furent débarquées à la petite colonie de Pultaki, établie au milieu d’un sable ardent qui la rendait peut-être plus saine que d’autres sites environnés d’une végétation luxuriante. Les tourterelles n° 3 devaient rester avec nous jusqu’au lac Munroe.

À Pultaki nous nous rafraîchîmes en faisant une grande lessive et en buvant du lait. Nous étions, dans cet endroit, au-dessous de la région du froid qui se fait quelquefois sentir un peu ici, mais sans rien dévaster. Cependant il a détruit de fond en comble, il y a quelques années, de magnifiques bosquets d’orangers, un peu plus au nord, dans les environs de Saint-Augustin. C’était la fortune de plusieurs milliers de personnes. À Pultaki j’ai retrouvé l’air et le vent balsamiques de Cuba, qui rendent cette contrée inaccessible aux gelées.

Dans cet air de Pultaki, loin de sa famille et de ses amis, un jeune homme se mourait de la poitrine. Habitant de Philadelphie, il était venu dans la Floride pour recouvrer la santé ; mais la maladie avait pris le dessus. Les vents entraient en folâtrant par la fenêtre, un nègre fidèle assis auprès du malade l’éventait. La fièvre le dévorait, il paraissait ne pouvoir vivre qu’une couple de jours, était beau, avait de grands yeux bleus, des cheveux blonds. Son aïeule maternelle était Suédoise, il portait son nom, c’est-à-dire celui de Rudolph. Malgré sa faiblesse, il parut éprouver de la satisfaction en voyant une compatriote venue de si loin ; en route pour Philadelphie, il croyait pouvoir y arriver, mais… Mademoiselle Dix, toujours empressée auprès des malades, prit l’adresse de celui-ci afin de prévenir sa famille du danger où il était.

À Pultaki, le Saint-Mathieu nous transborda sur le petit et misérable bateau à vapeur Sarah Spalding, qui me fit presque repentir de mon entreprise, surtout à cause de mes amis, car tout y paraissait désagréable et pauvre, nos cabines fourmillaient de cacrelots ; cependant — il m’est rarement arrivé de rire aussi cordialement que ce soir-là. Mademoiselle Mac Intosh tomba dans une sorte d’accès de fureur joyeuse contre ces perturbateurs de notre répos, et les poursuivit avec un égarement des plus comiques. Madame Howland était aussi disposée que cette jeune et charmante personne à prendre nos ennuis par le côté plaisant, de sorte qu’ils devinrent pour nous matière à plaisir. La nuit, éclairée par la lune, fut magnifique, et nous restâmes très-tard sur la petite plate-forme triangulaire de l’arrière. Une couple de jeunes sœurs ayant de la voix chantèrent « Mai chéri » et autres joyeuses chansons nègres ; les rives prenaient de plus en plus le caractère des tropiques. Ensuite nous dormîmes un peu, moi fort bien, malgré les cacrelots ; mais notre dame dirigeante, croyant devoir veiller à notre sûreté, fut très-agitée, et transforma quelques souris en tigres.

Nous prîmes terre le lendemain de bonne heure pour faire du bois, et je débarquai pour me rafraîchir de cette nuit désagréable. La contrée paraissait complétement inculte et sauvage, mais un sentier serpentait dans la forêt ; je le pris à l’aventure pour faire des découvertes, et tandis que j’errais ainsi seule dans le désert, mes ailes et ma gaieté revinrent. Il faut convenir que ce matin et ce désert étaient d’une beauté inexprimable ! Les chênes verts avec leurs lianes pendantes étaient dans toute leur magnificence, les rayons du soleil pénétraient sous leurs arcades. La rosée couvrait l’arbre à ambre, ainsi qu’une foule de petites plantes et de buissons qui longeaient le sentier. La terre embaumait. Je baisai la rosée sur les feuilles ; je posais sur mes yeux, mon front, ces fraîches feuilles de la terre nouvelle. Légère comme un oiseau, je m’avançais en chantant les louanges du Créateur avec les oiseaux. Ne m’avait-il pas permis de goûter ici la boisson rafraîchissante que j’avais tant désirée durant mes courses si longues à travers le désert ? J’avais humé, je humais encore la plénitude de la vie aux sources de la richesse de Dieu, portée uniquement par sa force et les ailes qu’il m’avait données. Qui pourrait se dire plus libre, plus riche que moi ? Que sont les plaisirs et les jouissances ordinaires de la vie, dont j’ai eu soif comme un enfant, comparées à mes jouissances actuelles, qui peuvent devenir, qui deviendront celles d’un grand nombre, quand ils sauront que Dieu leur a donné des ailes et qu’ils auront appris à s’en servir ?

J’avançai ainsi toute pénétrée de sentiments de bonheur et de pensées heureuses jusqu’au moment où j’arrivai dans un endroit découvert de la forêt qu’on avait défriché, et où probablement il y avait eu autrefois une colonie. La place était abandonnée maintenant, la forêt entourait en silence ce lieu découvert et désert. On n’y voyait ni hommes ni animaux, la solitude était profonde et sauvage. J’avais tant joui de cette promenade du matin, que je voulus y faire participer madame Howland. J’allai la chercher et la trouvai assise sur le rivage au pied de quelques cyprès. Comme elle n’était pas disposée à me suivre, je m’assis près d’elle, en contemplant les petites fleurs blanches entourées d’une guirlande de feuilles qui nageaient sur l’eau : on aurait dit de petites îles. J’ignorais leurs noms ; mais je les avais déjà remarquées pendant notre navigation sur le fleuve. Comme elles croissaient près du rivage, je les examinai et découvris que la petite plante ne tenait à la terre que par une racine ou fil ; facilement usée et brisée par les flots et le vent, la petite plante voyage alors en pays étrangers au gré des ondes.

Une sorte de perturbation avait eu lieu ce matin-là à bord de la Sarah Spalding. Deux très-jeunes personnes, fort jolies, qui se trouvaient sur le bateau, sans mère ni amie, avaient donné lieu, par un peu de légèreté et d’irréflexion, à quelques hommes de se comporter à leur égard d’une manière peu délicate. Ceci avait produit une scène désagréable, qui le devint encore davantage, grâce à notre dame dirigeante ; c’était peut-être pour le bien des personnes fautives, mais non pas pour leur plaisir. Les jeunes filles furent convenablement admonestées par quelques dames âgées qu’elles ne connaissaient pas ; et l’un des coupables fut réprimandé publiquement par le capitaine. C’était un homme d’un certain âge, dont l’expression était si bonne, que j’ai peine à croire qu’il méritât la sévère remontrance qu’on lui avait adressée ; il en fut ému au point d’en être malade.

J’écoutai avec un plaisir sincère la digne et maternelle exhortation que madame Howland adressa à la plus jolie de ces jeunes filles, qui paraissait en même temps la plus légère, et ce fut avec un plaisir également grand que je vis la manière dont cette jeune personne la reçut. Debout devant madame Howland, elle l’écoutait avec attention et respect ; pas une parole, pas une mine ne trahit en elle le dépit ou l’impatience ; elle paraissait vouloir garder au fond de son cœur ces sages et bonnes paroles pour les faire fructifier dans sa jeune âme. Je fus la seule des femmes mûres qui ne moralisât point les jeunes étourdies. Pour dire la vérité, j’avais plutôt envie de serrer dans mes bras comme une sœur celle qui avait si bien reçu la réprimande de madame Howland. Elle le comprit peut-être, car pendant la journée elle chercha à me montrer de la bienveillance par diverses attentions aimables, et lorsque nous nous séparâmes, le soir, elle me dit adieu de telle manière que je ne pus m’empêcher de lui adresser un cordial « Puisse Dieu vous bénir ! » Pourquoi envoyer des agneaux aussi jeunes et abandonnés à eux-mêmes dans le désert parmi les loups, sans une amie pour leur donner des conseils et les diriger ? Ce n’est ni juste ni bien. Ma croyance en ce qu’il y a de bon et de pur chez les jeunes personnes est grande, elle se fortifie encore par cette petite scène ; mais on ne devrait pas traiter de jeunes enfants comme si les dents de sagesse leur étaient poussées.

Notre course sur le fleuve fut ravissante pendant toute la journée ; en sortant des passages étroits et serpentants, on entrait dans de grands lacs limpides entourés de rives verdoyantes. La richesse de la vie végétale et animale semblait augmenter d’heure en heure ; la Flore et l’air du tropique se rapprochaient, nous étions dans la demeure de l’été éternel. La canne à sucre sauvage croissait sur le rivage et montrait que le sol était favorable à sa culture, les temples naturels devenaient de plus en plus riches. De belles fleurs rouges et bleues sur de hautes tiges, des lis blancs et des plantes aquatiques gigantesques parmi lesquelles se trouvaient de hautes alisma-plantagos, brillaient comme des flambeaux sous une voûte vert foncé ; des essaims de petits perroquets verts voltigeaient et gazouillaient au-dessus des cannes sauvages et dans les bosquets de palmettes. Des dindons sauvages, plus grands que les nôtres, se montraient sur la rive ; de jolis et gracieux oiseaux aquatiques voltigeaient sans crainte autour de nous ; des alligators, sans crainte également, nageaient par douzaine de chaque côté du bateau, les poissons sautaient comme s’ils eussent été hors d’eux ; j’ignore si c’était d’effroi ou de plaisir. Cette navigation présentait un grand spectacle.

Nous nous trouvions aussi parfaitement à bord ; notre petite coterie était maintenant presque seule, et l’aimable créole français de Cuba, M. Belle-Chasse, s’était joint à nous, ainsi qu’un de ses amis. Ils faisaient tous deux un voyage de découvertes en Floride pour savoir si le sol convenait à la culture de la canne à sucre. Leur société nous fut très-agréable. Le capitaine était posé et bon ; les nègres composant l’équipage paraissaient libres de faire à peu près ce qu’ils voulaient, et comme ils avaient la volonté de bien faire, ils étaient contents et joyeux. Le cuisinier, homme jeune et se tirant parfaitement de sa besogne, était une tête spirituelle, disait et faisait beaucoup de choses amusantes ; mais la perle de notre équipage était Sam, le petit domestique qui nous servait. Alerte, intelligent et toujours bien disposé, il faisait toutes nos commissions, servait à table, venait à bout de tout, était toujours gai. Nous n’avions pas de servante à bord, ce dont nous étions contentes, car celles qu’on trouve à bord des bateaux américains sont rarement des modèles de propreté, qu’elles soient blanches, noires, brunes ou jaunes.

Le seul tourment que j’éprouvai durant cette navigation fut le penchant au meurtre dont l’un des passagers était possédé, et qui le poussait à tirer non-seulement sur les alligators à droite et à gauche de nous, mais encore sur les jolis oiseaux aquatiques, sans aucune utilité pour lui. C’était douloureux de les voir s’abattre blessés dans les roseaux. Je pris la liberté de lui faire une représentation sur l’inutilité de tous ces coups de feu. Il sourit, en convint, et continua à tuer. Je lui souhaitai in petto une mauvaise digestion.

Quant aux alligators, je ne puis éprouver de compassion pour eux ; ils sont si laids, si cruels ! Ils n’osent pas, à moins qu’on ne les attaque, s’en prendre aux grandes personnes, mais ils avalent sans cérémonie les petits enfants nègres. Comme ils nagent avec la partie supérieure du corps au-dessus de l’eau, ils n’est pas difficile de les atteindre avec une balle entre le ventre et les pattes de devant. Ils plongent aussitôt, ou bien, s’ils ont été grièvement blessés, ils se tournent sur le côté, et on les voit souvent se traîner comme des masses de vase sur le rivage pour se cacher parmi les roseaux. Ils étaient si nombreux, dit-on, il y a une couple d’années, que les bateaux à vapeur avançaient avec beaucoup de difficulté. Les alligators ont une sorte de cri grondeur ou rugissement ; il en résulte qu’au printemps, à l’époque de leurs amours, ils font un vacarme épouvantable.

J’ai passé toute la journée sur la plate-forme, me partageant entre les scènes de la nature et la lecture du journal de Christophe Colomb, celui qu’il tint lors de son premier voyage de découverte dans les îles ravissantes du Nouveau-Monde. Polly a été insupportable tout le jour, malgré la dame dirigeante qui lui tenait la bride courte. Dans l’après-midi nous passâmes devant plusieurs bouquets d’orangers sauvages.

C’est hier au soir que nous sommes arrivés au lac Munroe, le but de notre voyage ; au delà toute navigation cesse. M. Belle-Chasse nous a quittés ici pour continuer à cheval son voyage de découverte.

Nous avons pris terre près d’Entreprise, colonie avec hôpital dans le voisinage du fort Melun près de la mer, et bâti contre les Indiens. Les maisons d’Entreprise étaient enfoncées dans le sable, leurs chambres si peu agréables et leurs habitants paraissaient tellement maladifs, que nous avons pris la résolution de passer la nuit sur le lac dans notre petite maison flottante. C’est pourquoi nous nous éloignâmes du pont extrêmement frêle et dangereux de cette Entreprise manquée, et nous rapprochâmes du fort Melun, à une petite distance duquel nous jetâmes l’ancre.

Non loin de là était la demeure des tourterelles no 3 : elles quittèrent le bateau. C’était joli de voir un peu auparavant le mari et la femme assis ensemble sur leurs bagages, en attendant avec calme et joie la barque qui devait les conduire à terre, puis de les voir dans le petit bateau avec enfants et ustensiles, se diriger du côté de la rive verdoyante, en nous faisant amicalement des signes pour nous dire adieu. Si seulement leur fille Polly avait été un peu plus ravissante ! Le dernier tourment qu’elle me laissa en guise de souvenir fut de s’accrocher à mon épaule comme on saisit un poteau de barrière, pour s’aider à passer par-dessus un banc, lorsque la voix de son père l’appela dans le bateau. Elle fleurira peut-être dans l’été de la Floride, pourra devenir une rose, épouser le commandant du fort Melun ou le propriétaire d’Entreprise.

Quand cette famille fut près du rivage, nous la perdîmes de vue, mais bientôt une lumière se montra dans une habitation près de l’endroit où elle était débarquée. Il faisait demi-jour, et le crépuscule augmentait rapidement, quoique le ciel fût entièrement clair. Je restai longtemps assise sur le pont en jouissant de cette scène. Le rivage sombre et bas semblait former une grande guirlande de myrte autour du lac, uni comme une glace. Des mouches luisantes brillaient çà et là, des poissons grands et petits formaient continuellement leurs cercles. L’oiseau du soir faisait entendre ses notes délicieuses sur le rivage, et les alligators y grommelaient une basse. Les nègres de notre petit bateau à vapeur se mirent à jouer des duos de violon et de flageolet, avec une animation, une mesure et un rhythme parfaits ; leurs mélodies étaient gaies et badines. Ils continuèrent jusque vers minuit. On ne voyait de la lumière sur la rive qu’en trois endroits : dans un plantation d’orangers appartenant à une veuve, à Entreprise, et la troisième dans la maisonnette des tourterelles no 3 ; elle était très-brillante au milieu de la nuit qui s’épaississait. Toute la contrée était basse, rien n’y formait saillie. Quelques nuages nageaient ou plutôt s’étaient couchés comme de petites îles à l’ouest, près de l’horizon, et se fondirent insensiblement dans le rouge du soir mourant. J’essayai en vain d’y découvrir des idées poétiques ; ce que je pus imaginer de mieux, ce fut une femme en chapeau de quakresse assise sur une maison. Elle finit par se dissiper ainsi que tous les nuages. La lumière de la Veuve et celle d’Entreprise s’étaient éteintes. Les moindres souffles du vent dormaient ; tout dans l’espace était calme, tout sur le rivage était obscur. La lumière des touterelles brûlait seule, mais plus faiblement ; à la fin elle s’éteignit aussi, mais je la vis cependant briller dans leur foyer. Les alligators et l’oiseau du soir continuèrent leur duo pendant toute la nuit.

Je dormis peu, quoique me portant parfaitement ; mais les esprits de l’air m’appelaient, et j’étais obligé de revenir sur la petite plate-forme de l’arrière, les portes ouvertes du salon se trouvaient de ce côté. Le duo entre l’oiseau et les alligators durait encore au point du jour, lorsque les étoiles s’éteignirent et laissèrent celle du matin briller seule au-dessus du lac. Quand le soleil se leva, tous les oiseaux se mirent à chanter et les poissons à danser. Les monstres du fleuve nagèrent autour de nous en songeant, — à ce qu’il paraissait, — à notre bateau et à nos provisions. Le cruel chasseur n’est plus ici, nous vivons en paix avec le monde entier, et ne pensons, comme les alligators, qu’au déjeuner.

Plus tard.

Le capitaine a envoyé deux nègres à la pêche ; partis dans une barque, ils se sont rapprochés du rivage, ont lancé un filet qui a été jeté et retiré presque en même temps. En dix minutes nous avons eu un plat abondant d’excellent poisson dont le goût ressemblait à celui de nos limandes. Aucun pêcheur ne s’est encore établi sur ces bords ; le fleuve cependant fourmille de poissons.

Nous commencerons cette après-midi à effectuer notre retour. Je n’irai donc pas plus avant dans le sud de la Floride ; mais je vois ici le caractère de la nature de ce pays dans sa partie méridionale. Il est partout bas et abondant en marécages entrecoupés de forêts de pins. Une partie de celles-ci, appelées Éverglades, présente, dit-on, une richesse surprenante de vie animale. Le naturaliste Agassiz, en voyant les Éverglades pour la première fois, joignit les mains d’admiration et d’adoration devant leurs richesses naturelles, inconnues jusqu’ici. En avançant et descendant vers le golfe du Mexique, le pays s’abaisse de plus en plus, et la végétation se partage entre les forêts à demi tropicales que j’ai déjà vues, et de grands bois composés de pins inflammables. Des Indiens, Séminols et Creeks, vivent encore dans ces contrées sauvages, dangereuses pour les émigrants, et d’un accès difficile. On assure que le cocotier et le bananier peuvent être cultivés dans la partie la plus méridionale de la Floride. Quel empire, quel monde que cette Amérique du Nord ! Elle contient tous les climats, toutes les beautés, tous les produits de la nature. C’est en vérité l’empire de tous les peuples de la terre !

Plantation d’Ortega (Floride), 23 mai.

Me voici de nouveau sur terre ferme, mon Agathe, mais non pas en bateau à vapeur (notre pauvre Magnolia est encore au même endroit, sans espoir d’être refloué avant la prochaine pleine lune). Je suis dans une plantation de maïs appartenant à des membres de la famille Mac Intosh, et jouis d’un repos, d’un bien-être parfait avec des personnes aimables, dans un foyer bon et hospitalier. Il m’a semblé, dans certains moments, que les voyageurs auxquels est due la découverte de ces belles solitudes n’ont pas eu plus de mal que nous, rôtis, pour ainsi dire, dans notre bateau par un soleil ardent, et manquant d’eau buvable. Avec M. Belle-Chasse a disparu notre bonne eau fraîche, et c’est alors seulement que nous avons découvert le sacrifice que cet aimable créole avait fait en faveur des femmes, en leur donnant la glace qu’il avait apportée de Cuba. La Sarah Spalding n’avait pas une bouteille d’eau qu’on pût boire dans son office ; nous étions réduits à celle du fleuve, elle était tiède, et on aurait pu la croire distillée par les alligators. Impossible d’en faire usage. Mais lorsqu’à ma prière le capitaine (quel digne homme !) eut débarqué ma personne et compagnie dans un bouquet d’orangers sauvages, et que nous y eûmes fait une abondante récolte, je fabriquai de la limonade, et toute la société en fut rafraîchie. Ce bosquet d’orangers offrait un singulier aspect. Le capitaine et quelques hommes nous avaient précédés avec des haches pour frayer un sentier sur la rive, la forêt ressemblait à un épais taillis de plantes épineuses, d’arbres renversés, d’une foule de buissons et de plantes. Dans le bosquet, les oranges pleuvaient sur nous à la moindre secousse donnée aux arbres ; il y en avait des milliers à terre ; bon nombre étaient aussi grosses qu’une tête d’enfant. Ces oranges avaient beaucoup de suc et une acidité fort agréable. La provision de sucre du capitaine fut mise rudement à contribution ; mais il ne s’en plaignit pas, et nous lui donnâmes en retour autant de limonade qu’il en voulut. Je fis couper quatre épines d’orangers pour en faire des cannes que je compte donner en Suède ; mon beau-frère est au nombre des élus. Ces cannes, fort jolies après avoir été vernies, sont fortes et très en faveur chez les Américains. Comme souvenir de cette expédition dans le bosquet d’orangers, nous avons rapporté une grande quantité de ces petits insectes appelés ici des tics ; et nous les connaissons aussi en Suède comme de vilaines bêtes plates qui se glissent dans la peau. J’avais été particulièrement favorisée sous ce rapport, et fus occupée toute la journée à m’en débarrasser.

Une aventure du retour que je ne dois pas omettre, c’est l’incendie de notre bateau ; desséché par le soleil, il prit feu dans l’un des lacs, ce qui donna beaucoup de besogne à notre dame dirigeante, c’est-à-dire à sa langue, et sans elle « c’en était fait de nous. » Le capitaine et son équipage éteignirent le feu si promptement, que je n’eus connaissance du danger qu’après.

Nous avions beaucoup à souffrir la nuit des cacrelots et des moustiques, le jour de l’ardeur du soleil et de la fumée de notre machine. De temps en temps nous avions de meilleurs moments, lorsque la brise nous permettait de jouir d’un spectacle toujours beau et fantastique, de la société, de la conversation de nos amies.

Nous vîmes, une après-dînée, un grand « Craneroost, » c’est-à-dire une république de grues blanches. Elles se tenaient dans un îlot couvert d’arbres hauts et touffus. À l’approche du bateau à vapeur, la république s’élança en l’air comme un grand nuage, et s’abattit immédiatement après ; on aurait dit que l’îlot était couvert de neige.

Nous touchâmes à Jacksonville et à Sainte-Mary. La première de ces villes est en croissance, vu sa position favorable au commerce ; mais elle est située dans les sables, c’est un lieu horriblement chaud et désagréable. Nous y avons passé la nuit dans un hôtel qui ressemblait à une baraque en bois croulante. Sainte-Mary, plus ancienne de quelques années, a une position commerciale un peu moins bonne ; elle est en décroissance, mais plus agréable que Jacksonville, à raison des jolies plantations d’arbres touffus qui sont dans ses rues. En me promenant, j’ai rencontré un nègre bien mis d’environ cinquante ans, tatoué comme les Luccomans de Cuba, et lui ai adressé la parole en disant : « Vous êtes venu ici d’Afrique ? » Il répondit affirmativement. On l’avait amené de Cuba par fraude il y a plusieurs années ; maintenant, surveillant dans une plantation, il paraissait s’y trouver fort bien, était chrétien, content de l’être, et s’exprimait avec beaucoup de bon sens et de franchise ; il avait le visage ouvert et bon.

« Est-ce que vous ne désirez pas retourner en Afrique ? lui demandai-je.

— Oh ! oui, mame, je le voudrais bien ; on y est encore mieux qu’ici, répondit-il.

— Mais il vous arrive souvent dans votre pays de vous entre-tuer.

— On ne s’inquiète pas de cela, et beaucoup de gens vivent en paix.

— Cependant, mon ami, dit le colonel Mac Intosh, rigide calviniste, si vous étiez resté en Afrique, vous n’auriez pas le bonheur d’être chrétien, et vous auriez fini par appartenir au diable. »

Le nègre se mit à rire, baissa les yeux, secoua la tête, tourna le bonnet qu’il tenait à la main, et s’écria enfin, en levant les yeux avec une expression pleine de gaieté et d’esprit :

« Voyez-vous, massa, on prêche maintenant l’Évangile dans toute l’Afrique ; si j’y étais resté, pourquoi n’aurais-je pas été du nombre de ceux qui l’ont entendu là-bas aussi bien qu’ici ? »

Nous n’eûmes rien à répondre à cet argument, le sage et jovial nègre eut le dernier mot.

Le départ de la dame dirigeante fut pour nous une aventure très-agréable. Elle nous abandonna en route pour aller diriger une pension dans l’une des villes de cette partie de la Floride ; l’air en fut singulièrement allégé dans notre petite société. Mademoiselle Dix nous quitta aussi pour aller à Saint-Augustin, la plus méridionale des villes de l’Union, dont elle voulait visiter les établissements de bienfaisance et les prisons. Partout où mademoiselle Dix passe, elle cherche à faire du bien aux malades, aux aliénés, aux criminels, à répandre la semence de la culture spirituelle. Des livres en miniature, appelés « gouttes de rosée, » contenant des sentences religieuses et une foule de petits traités avec jolies gravures sur bois, composées de narrations, de poésies pour les enfants, sont répandus par mademoiselle Dix comme une rosée du matin.

Saint-Augustin, fondée par des Espagnols, est la plus ancienne ville de l’Amérique du Nord ; elle conserve encore un caractère et des constructions qui témoignent de son origine ; mais elle est considérablement tombée dans ces derniers temps, surtout depuis que la gelée a détruit les plantations d’orangers qui faisaient sa principale branche de commerce. De plus en plus abandonnée, elle est visitée maintenant par les malades qui viennent y passer les mois d’hiver, pour respirer l’air pur et fortifiant de la mer. Saint-Augustin est un peu plus méridionale que la Nouvelle-Orléans, mais son climat est beaucoup plus sain. C’est en 1819 que la Floride a passé des mains de l’Espagne dans celles des États-Unis, et en 1845 qu’elle a été annexée comme État indépendant. Sa population blanche ne paraît s’élever qu’au chiffre de quatre-vingt mille âmes environ. Les Indiens et la nature humide du sol se sont opposés et s’opposent encore à l’accroissement de cette population ; mais sa partie du nord-ouest jouit d’une culture plus haute et plus civilisée, une couple de villes y sont en voie d’agrandissement. La capitale (politique) de la Floride est Tallihassee. On y voit de belles plantations, de belles villas, de beaux jardins ; la vie de famille et de société y est, dit-on, agréable.

Nous sommes parfaitement dans cette demeure amicale, quoique la joie n’y ait point établi son domicile. La fille aînée de la maison, jeune femme dans la fleur de la vie et de sa joie maternelle, vient de mourir en donnant le jour à son second enfant ; ce chagrin pèse lourdement sur l’esprit de sa mère, dont le mari et ses autres enfants partagent la douleur.

La sécheresse est affreuse, les plants de maïs se fanent dans le sable dont cette plantation est plus abondamment pourvue qu’il ne le faudrait. Voilà près de quatre mois que je n’ai pas vu un jour nuageux. Cependant, lorsqu’en m’éveillant de bonne heure le matin je sens l’air balsamique qui traverse en folâtrant les rideaux blancs de mon lit, quand j’entends le rossignol de l’Amérique exprimer en un si grand nombre de langues ses inspirations mélodieuses dans les arbres en face de ma fenêtre, alors j’aime la patrie de l’été, et ne suis pas étonnée du ravissement qu’elle a causé à Ferdinand de Soto et à ses jeunes compagnons.

Nous resterons ici une couple de jours pour attendre un bon bateau à vapeur qui nous conduira à la plantation de M. Cooper, près de Darien ; de là nous retournerons à Savannah.

La plantation où nous sommes est une contrée sablonneuse, et le sable empiète considérablement sur le charme de la vie à la campagne. Il y a sur le bord du fleuve un sentier qui longe une rive sauvage et boisée des plus pittoresques par les masses d’arbres et d’arbustes qui se dressent comme une haute muraille entre le rivage et les champs à blé situés plus haut. Des magnolias magnifiques couverts de fleurs élèvent au milieu d’eux leurs couronnes sombres et touffues ; c’est l’arbre de luxe des États du Sud. Je me promène seule l’après-dînée, et m’étonne parfois de ne pas entendre le signal précurseur du serpent à sonnette, car ce reptile a la générosité d’annoncer sa présence avant d’attaquer ou qu’on s’approche trop près de lui. Quoiqu’il y en ait beaucoup dans la Floride, je n’en ai pas vu ni entendu un seul vivant. En revanche, j’en ai vu un, cette après-midi, qu’un nègre de la plantation avait tué, et qu’il traînait vers le logis du maître. Ce serpent était assez long et gros comme mon bras. Sa tête était en mauvais état par suite du coup qui l’avait tué, et ses dangereux crocs étaient découverts. On m’a fait cadeau de sa sonnette et de ses quatorze anneaux, pour les emporter en Suède. Un nègre de la plantation a été mordu à la jambe, l’année dernière, par l’un de ces serpents. On a essayé pendant longtemps de sauver ce membre ; mais il a fallu finir par l’amputation, à cause des grandes et croissantes souffrances que ce malheureux éprouvait.

Dans un joli coin de la plantation habite et se repose la nourrice noire du planteur ; son entourage annonce les soins les plus tendres. Cette femme à une petite maison sur le rivage, et à l’intérieur toute l’aisance qu’elle peut désirer, même une balançoire commode. Les enfants et petits-enfants de la famille qu’elle a fidèlement servie viennent la voir avec amour et lui apportent des cadeaux. Elle a eu plusieurs enfants ; mais elle avoue que ceux des blancs lui sont plus chers. Cette préférence des négresses nourrices ou bonnes pour les enfants blancs qu’elles ont élevés est un fait bien connu. On voit souvent, dans les États à esclaves, donner des soins de tendre affection à la vieillesse de ces bonnes dans les familles, quand elles en ont le moyen.




Île de Saint-Simon, le 27 mai.

Devant ma fenêtre coule large et limpide le bras gauche de l’Altamaha, et la soussignée est assise près de là dans une île de la Géorgie, entre le fleuve et l’océan Atlantique. Je suis maintenant dans la famille de M. J. Cooper, au milieu des jardins et des bosquets d’oliviers où elle vient passer l’été et chercher l’air salutaire de la mer, lorsque les fièvres commencent à exercer leurs ravages dans la grande plantation du Darien, sa résidence principale.

M. Cooper est l’un des plus grands propriétaires de plantations des États-Unis ; il possède deux mille esclaves nègres qu’il emploie à la culture du coton et du riz. On m’en avait parlé comme d’un réformateur ayant introduit parmi ses esclaves le jury et autres institutions de la civilisation, afin de les préparer à une vie de liberté ultérieure. Ceci m’avait donné l’envie de le connaître et de voir sa plantation. Je n’ai pas trouvé en lui un réformateur, mais seulement un administrateur doué d’un grand tact pratique et aussi de quelque bienveillance dans la manière de traiter ses esclaves. Du reste, j’ai trouvé en lui un véritable représentant des hommes bien élevés des États du Sud, très-poli, un dictionnaire vivant sous le rapport de la variété de l’instruction et intéressant pour moi au plus haut degré par la richesse et le charme de sa conversation. M. Cooper est un naturaliste distingué, et possède de belles collections des produits naturels de l’Amérique. La leçon que je lui ai entendu faire ce matin, au milieu de ses collections, sur la formation des montagnes, m’a donné un aperçu plus net sur la géologie de cette partie du monde.

M. Cooper a une capacité extraordinaire pour systématiser et trouver les points caractéristiques des objets. Une conversation avec lui sur n’importe quel sujet acquiert de l’intérêt, lors même qu’on ne serait pas de son avis.

Mais lorsque M. Cooper se joint, sur la question de l’esclavage, au bon parti dans le Sud, qui considère la colonisation, en Afrique, des nègres affranchis de l’Amérique comme le résultat définitif et objet de l’esclavage, je n’ai pas de peine à causer avec lui sur ce sujet ni sur les facultés de la race nègre, son avenir, ses vices. Son opinion se rapproche ici de mes propres observations. Parmi les idées qu’il a émises, et que j’adoptais, je me souviens de celle-ci :

« Les peuples des tropiques ne peuvent point approcher du développement intellectuel des blancs des zones tempérées. Ils manquent de la capacité nécessaire pour produire la réflexion abstraite, systématiser, suivre les lois rigoureuses de la raison, et se réunir en s’appuyant sur ces bases. Les peuples des tropiques représentent la vie de sentiment dans sa plus haute floraison. La vie naturelle les enchaîne ; quand la religion les en aura délivrés, ils pourront représenter la vie animale et végétale dans sa glorification. (Nota bene Je fais cadeau, je crois, de cette pensée à M. Cooper, en la prenant dans mon propre magasin.) Les noirs sont accessibles à la civilisation, et, sous la pression d’une race plus développée, ils peuvent développer eux-mêmes une certaine capacité fort estimable de modération et d’habileté artistique.

M. Cooper considère l’esclavage relativement aux enfants de l’Afrique comme une école où ils acquièrent l’éducation nécessaire pour se gouverner eux-mêmes dans leur pays. Il est porté à considérer cette institution comme un bienfait pour eux et ne met pas en doute qu’on ne puisse en faire usage dans ce but. Mais on peut nier avec assurance que ce moyen ait été le seul pour donner à l’Afrique la bénédiction du christianisme et de la civilisation. Par l’urbanité des manières, la grâce de sa conversation, M. Cooper m’a souvent rappelé Waldo Emerson. Cependant, et généralement parlant, les hommes des États du Sud manquent un peu de cet organe de l’idéalité dont ceux du Nord ont un peu trop.

M. Cooper reconnaît la facilité qu’ont les nègres pour apprendre les métiers et leur habileté comme ouvriers. On a commencé en Géorgie à les employer avec succès dans les fabriques.

Je me souviens maintenant que j’ai visité l’année dernière, près d’Augusta, une filature de coton où l’on employait des travailleurs noirs. Je ne crois pas que les nègres auraient choisi spontanément cette occupation avec son fracas, sa minutie, son air poudreux et malsain, habitués qu’ils sont au grand air. Je demandai à quelques femmes occupées à filer comment elles se trouvaient de ce travail. Quelques-unes me répondirent qu’il leur plaisait autant qu’un autre ; mais une négresse âgée, ayant une bonne expression de figure, répondit avec l’expression d’une lassitude et d’un abattement profonds : « Non, je n’aime pas cette besogne. » Cela ne me surprend pas.

Ce foyer est rempli de jeunes et joyeux visages, six garçons et deux filles. Madame Cooper est la mère juvénile, agréable et gaie de cette jolie bande d’enfants.

Il y a non loin d’ici soixante dix ou quatre-vingts petits enfants nègres, que je suis allée voir un de ces matins. Une couple de négresses ressemblant à des sorcières, avec leurs verges à la main, les gouvernaient par la crainte et l’effroi. On m’avait dit qu’elles leur apprenaient à prier. J’en réunis donc une petite bande autour de moi et leur récitai l’Oraison dominicale en les priant de répéter les mots après moi. Les enfants se mirent à rire, montrèrent leurs dents blanches, me prouvèrent évidemment qu’ils ne connaissaient pas la signification de cette admirable prière, et ignoraient qu’ils avaient un Père dans le ciel. Ces enfants étaient bien nourris. On les tient ici séparés de leurs parents, parce que dans ce moment il y a des fièvres dans la plantation où ceux-ci travaillent.

Si je n’ai pas trouvé ici le réformateur que je m’attendais à rencontrer, j’ai cependant entendu parler de quelques planteurs de la Floride et d’un en Géorgie qui ont créé une école pour les enfants des esclaves nègres, afin de les préparer à devenir des hommes bons et libres.

Charleston, le 3 juin.

Me voici de nouveau dans le bon et beau foyer de madame Howland. Cela fait du bien de se reposer un peu après trois semaines de fatigue : elles n’ont pas laissé que d’être rudes parfois. Mais aussi j’ai vu la Floride, et comprends mieux l’étendue et le genre de l’empire, du grand foyer que l’on prépare à tous les peuples de la terre dans l’Amérique septentrionale.

Je vais maintenant quitter la demeure de l’été pour monter vers celle de l’hiver, les « montagnes blanches, » dans les États les plus septentrionaux de la Nouvelle-Angleterre, et ensuite retourner chez moi. J’aurai vu tout ce que je voulais voir de ce côté de l’Océan.

Parmi les objets remarquables de notre dernière course, je ne dois pas omettre une proménade du matin dans de grands canots faits avec des troncs de cyprès creusés, depuis la plantation d’Ortega jusqu’à Jacksonville, où nous avons pris le bateau à vapeur. La matinée était magnifique, les nègres ramaient vigoureusement. Je me suis séparée de M. Cooper avec une reconnaissance véritable de son aimable société et un goût décidé pour l’un des fils de la maison, dont le large front renferme un esprit exempt de préjugés, penseur et humoriste.

L’endroit où nous devions prendre le bateau à vapeur en destination de Savannah est celui où a été fondée autrefois la ville de Frédérica, par Oglethrope, le premier colon de la Géorgie. La position semble en effet excellente, mais il ne reste de la ville que quelques ruines couronnées par des arbres et des arbustes verts.

Nous arrivâmes à l’avance, le bateau se fit attendre plusieurs heures. Enfin nous partîmes pour Savannah, où j’ai vu, en outre, de bons et anciens amis, une maison destinée aux matelots et dirigée par les dames de la ville. C’est un établissement simple, mais bien administré. Les matelots qui arrivent à Savannah y trouvent au plus bas prix possible le meilleur confort, et, dans une grande salle commune, une nourriture saine pour le corps et l’âme. Celle qu’on destine à cette dernière se compose de bons livres et de petits traités contenant des narrations avec tendance religieuse.

Madame Burrows, qui m’a conduite dans cette maison, est l’une de ses directrices, et fille du sénateur Berrian. Quoique femme, et mère heureuse de six garçons et une fille, elle trouve du temps et du cœur pour donner des soins aux fils de Neptune, qui, sans cela, seraient abandonnés à des vents plus dangereux pour eux dans Savannah que sur mer. Épouse, mère, citoyenne, tels sont les titres de la femme du Nouveau-Monde.

Dans l’hôtel Pulaski, où j’ai demeuré pendant quelques jours pour ne pas me séparer de madame Howland, j’ai fait la connaissance d’une jeune femme qui habite une plantation. Elle est venue en ville avec sept garçons lui appartenant et se suivant à un ou deux ans d’intervalle. La mère et les enfants étaient pleins de vie, et la première occupée seulement à contenir ses garçons joyeux, qui voulaient courir dans la ville comme ils sont accoutumés à le faire à la campagne. On devait les mettre en pension ici.

Les familles de l’Amérique du Nord sont nombreuses, mais pas autant qu’en Angleterre ; le chiffre le plus élevé dont j’aie entendu parler ici, c’est douze enfants, et on le citait comme une rareté. Sept paraît être le nombre ordinaire pour les enfants d’une même famille. Il n’est pas rare non plus de trouver des époux sans enfants.

Quelques mots maintenant de la Caroline du Sud, qui veut dans ce moment former un État séparé. Irritée au plus haut degré de l’injustice commise à l’égard des États du Sud par l’adoption du bill de compromis, elle a convoqué récemment une grande « convention » à Charleston ; l’assemblée se composait des sages de cet État. Après avoir bu et mangé ensemble, ils ont pris avec grand enthousiasme la résolution héroïque de se séparer de l’Union et de prendre vis-à-vis des États du Nord une attitude hostile. L’État des Palmettes a compté sur l’appui vigoureux des autres États du Sud, mais il s’est trompé dans ses calculs. La Géorgie, l’Alabama, la Louisiane et autres se sont déclarés ouvertement pour l’Union, et j’ai lu dans les Journaux de la Floride une désapprobation fortement exprimée de la conduite de l’État aux Palmettes. Le Mississipi est le seul État, jusqu’à présent, dont la résolution soit incertaine.

En attendant, la Caroline du Sud, comme le roi Philippe d’antique mémoire, est d’une autre opinion à jeun que dans l’ivresse, les bons frères qui, après avoir bu et mangé à Charleston, se sont déclarés pour la guerre, ont cependant découvert ensuite qu’ils étaient moins empressés pour cette dernière et préféraient rester en paix chez eux. De bons et sages citoyens se sont déclarés ouvertement contre la déclaration héroïque de la grande convention, et l’on s’égaye à ses dépens. J’ai lu l’autre jour dans l’un des journaux de la ville la citation suivante du discours qu’on disait avoir été tenu par l’un des membres de la convention :

« Oui, messieurs, j’affirme qu’au moment où la guerre éclatera je serai le premier à traverser mes champs de coton en criant comme le général Washington, sur le champ de bataille de Waterloo : « Un cheval, un cheval ! mon empire pour un cheval ! »

La déclaration de séparation de la Caroline du Sud ne sera probablement qu’une preuve de plus de la force intérieure de l’Union, malgré les mécontentements particuliers.

Parmi les sujets de conversation actuels se trouve une lutte scandaleuse qui a lieu dans les journaux de New-York entre des personnes privées. L’un des principaux littérateurs de la ville est mêlé à cette querelle, qui compromet le nom et la renommée de deux femmes considérées. La lutte a lieu avec une grande amertume et sans aucune retenue. Les personnes sensées la voient avec chagrin et dégoût, blâment la tendance des attaques personnelles, l’un des plus gros péchés de la presse périodique américaine. D’ordinaire, cependant, on ménage les femmes, elles trouvent beaucoup de défenseurs énergiques. Tout homme qui se permettrait de dire, de faire imprimer des personnalités centre une femme, serait considéré par la meilleure et la plus grande partie du peuple comme mal élevé ; un arrêt de condamnation silencieux le repousserait de la bonne société, tant l’esprit de ce pays est noblement chevaleresque.

Je resterai ici une semaine encore, soit parce que je m’y trouve bien et que j’ai besoin de me reposer, soit pour mettre un peu d’ordre dans ma toilette, sous la direction et avec l’assistance de madame Howland. J’y pense davantage qu’à la maison, parce que je suis obligée de représenter comme Suédoise, et veux le faire avec honneur, quoique modestement. C’est pourquoi je porte toujours une robe de soie noire avec mantelet ou casaque légère aussi en soie et garnie de dentelle. Tu peux me voir dans la rue en chapeau de soie et voile blanc, manteau ou robe de satin noir. Je cherche à unir la gravité à un peu d’élégance.

Je compte, en partant d’ici, me rendre, par les montagnes de la Caroline du Nord et de la Géorgie, dont je veux voir les curiosités naturelles, dans le Tennessée, par la rivière de ce nom, puis dans la Virginie, où je resterai quelque temps pour faire connaissance avec la nature et les habitants de cet État. Il fait excessivement chaud ici, on est comme dans un bain de vapeur. J’ai des lettres à écrire, des lectures à faire ; mais, durant de longs moments, je n’ai la force de rien, sinon de me bercer dans ma balançoire. « C’est supportable au commencement de l’été, dit madame Howland ; mais lorsque cette chaleur dure quatre à cinq mois, et paraît ne pas vouloir finir, alors… »

Il n’est donc pas étonnant qu’un si grand nombre de femmes jeunes soient pâles et paraissent épuisées.

La végétation est dans tout son éclat, les forêts sont magnifiquement fleuries ; dans les jardins, les roses, les fleurs d’orangers, les nectaires embaument, les figuiers portent déjà des fruits mûrs ; on jouit, mais avec faiblesse. Les soirées sont ce qu’il ya de plus beau ; je me promène alors sur la terrasse supérieure ombragée par des espaliers de roses et me laisse caresser par la brise, c’est ma plus grande jouissance.

Le 11 juin.

Je quitterai demain, pour toujours, ce bon foyer, cette aimable famille ; il m’en coûte de le dire, mais c’est vrai. Cette fois aussi, j’ai passé des moments et des jours délicieux avec elle et quelques amis de Charleston. Plusieurs d’entre eux m’ont donné de nouvelles preuves de leur chaude cordialité.

Parmi les choses remarquables que j’ai vues durant mon séjour, je dois citer le marché des esclaves le samedi soir ; ils arrivent des plantations avec leurs marchandises et les petits produits de leur industrie, paniers, nattes, etc., qu’ils exposent, crient et vendent. La scène est gaie, mais elle ne dure qu’un soir. Ensuite j’ai visité plusieurs écoles de nègres, et le grand cimetière de Charleston, appelé Magnolia, et j’ai passé une nuit — à l’île Sullivan !

Parmi les écoles nègres, il y en avait une pour les enfants des noirs affranchis, tenue par un maître blanc, et les portes ouvertes. J’ai vu ici une réunion d’enfants de couleur de toutes les nuances, depuis le noir corbeau. Les livres d’école sont ceux dont on se sert dans les écoles américaines pour les enfants des blancs. Cette école est un bon établissement, mais un élément dangereux pour les États à esclaves, si on ne cherche pas à le mettre en harmonie avec la perspective des esclaves nègres.

On m’avait aussi parlé d’écoles clandestines pour les enfants nègres, mais j’ai eu beaucoup de peine à en découvrir, puis à y entrer, — tant on redoute la rigueur de la loi, qui défend, sous des peines sévères, d’apprendre à lire et à écrire aux esclaves. Lorsque je pénétrai enfin dans la chambre secrète, j’ai trouvé, dans ce trou obscur, affreux, une demi-douzaine de pauvres enfants qui rendaient témoignage de la plus grande bêtise et bestialité. On les avait mis ici depuis quelque temps, pour essayer d’en faire des créatures tant soit peu humaines.

Le cimetière du Magnolia est une création nouvelle et grandiose, un honneur pour Charleston. Il est près de la mer, dont les vents purs et rafraîchissants passent par-dessus la ville des morts avec une animation vitale. On voit de trois côtés dans le fond, la forêt de magnolias et de cèdres, et, devant, la mer bleue. Le terrain est bas, mais non pas-marécageux ; on a creusé des canaux pour faire remonter la rivière et la mer, qui forment de petites îles et presqu’îles dans ce vaste lieu de sépulture. On y voyait çà et là de jolis groupes d’arbres du Sud. Le soin que le peuple américain prend du champ de repos de ses morts lui prophétise une longue vie sur la terre.

Je n’ai vu dans ce cimetière nouveau que deux monuments, mais ils ont chacun leur histoire tellement spéciale et différente, que je veux te les raconter en peu de mots.

L’un est celui d’une jeune fille, l’unique enfant de sa mère. Il lui arriva un jour de toucher un de ses yeux avec la main qui venait de palper une fleur vénéneuse appelée ici « l’ombre de la mort » (solanum nigrum) ; elle est jaune clair, jolie, et ressemble à nos fleurs de pommes de terre. Cet œil fut empoisonné ; il sortit de la tête, devint informe. Les souffrances qu’elle endurait et la croissance rongèrent la vie de la jeune fille. Elle se fana, mais avec beauté et piété ; ses douleurs et sa patience en firent un objet d’amour pour tous. Sa mère et elle transformèrent, par la force que donne la religion, cette route vers la tombe en une voie lumineuse, et « l’ombre de la nuit » n’eut point d’empire sur elles. Après deux années de souffrances, la jeune fille mourut comme un bon ange doit mourir, et sa tombe est entourée de souvenirs lumineux.

L’autre monument est celui d’un jeune homme, officier dans l’armée américaine pendant la guerre du Texas ou du Mexique, je ne m’en souviens pas exactement. Étant un jour à table avec ses camarades, son supérieur le fit appeler. Soit enfantillage ou orgueil de jeunesse, il dit : « Que le diable m’emporte si j’y vais ! » ou quelque chose d’approchant ; cependant il y alla. Le propos inconsidéré fut rapporté au chef, et celui-ci ordonna que le jeune militaire subirait la peine du bâillon pendant un jour ou deux, je l’ignore, pour servir d’exemple. Lorsque ce châtiment fut infligé au jeune officier, il dit : « De ce moment je ne mangerai plus ; personne ne pourra me reprocher que j’ai eu le bâillon ; » et il refusa de prendre de la nourriture. Le chef, informé de ses paroles et de sa conduite dans la prison, regretta son ordre barbare et précipité, alla, dit-on, vers l’officier pour l’engager à changer de résolution ; ce fut en vain. Le jeune et brave guerrier mourut d’un cœur ulcéré et de faim en une semaine, au grand et amer chagrin de sa famille. Elle n’a pas fait poursuivre juridiquement ce chef déraisonnable, parce que la mère du défunt, qui était en relation d’amitié avec la famille de ce chef, dit avec vérité : « La vengeance ne me rendra pas mon fils. »

J’ai fait ma course à l’île Sullivan rien qu’avec madame Howland ; il m’a été agréable d’entreprendre avec elle cette dernière excursion dans la Caroline du Sud, et de jouir pour la dernière fois avec elle des brises de la mer dans les bosquets de palmettes et de myrtes de cette île. Lorsque nous y fûmes arrivés en bateau à vapeur, nous prîmes une voiture pour nous promener sur les falaises. Notre cocher était un jeune Yankee de quinze ans, venu de Boston à Charleston pour tenter la fortune. Ce garçon, élevé dans une école communale, était fort raisonnable dans ses discours et ses réponses. Nous abandonnant donc à sa direction, nous nous plongeâmes dans un entretien par suite duquel nous vîmes, au bout d’une demi-heure seulement, qu’au lieu de rouler sur la falaise, nous marchions toujours dans l’eau, il nous semblait même que nous enfoncions de plus en plus. Nous interrogeâmes le jeune garçon ; il avait l’air de réfléchir, tout en disant que nous ne manquerions pas d’arriver ; nous continuâmes donc ainsi encore un moment. Mais alors l’eau montait jusqu’à la moitié des roues, nous entrions dans de profondes ornières ; évidemment nous n’étions pas dans le bon chemin. Lorsque nous le dîmes à notre cocher, il se trouva qu’au lieu de nous conduire par le sud de l’île, comme cela se fait toujours, il avait pris par le nord, pour voir si l’on ne pouvait pas arriver également par ce côté. Il avait voulu faire une expérience.

Madame Howland rit de si bon cœur de l’idée que ce garçon avait eue de faire une expérience qui aurait pu nous coûter la vie, que ses réprimandes en perdirent de leur force. Le Yankee était bien un peu embarrassé, cependant il sourit, et aurait voulu aller jusqu’au bout. Nous nous y refusâmes positivement, car, ne connaissant pas le fond, chacun de nos pas pouvait être le dernier. Nous descendîmes parmi les buissons sur le rivage et laissâmes le garçon chercher son chemin comme bon lui semblerait avec chevaux et voiture.

Nous essayâmes de trouver une route à travers les arbustes et les taillis. Madame Howland riait avec une bonhomie sans égale de la conduite caractéristique du jeune Yankee. Après une course d’une heure en nous traînant à travers des buissons épais et marchant sur le sable, nous trouvâmes un sentier et trace de clôture. Lorsque nous regardâmes de là autour de nous, nous vîmes, à notre grande surprise, au sommet des plus hautes collines sablonneuses de cette partie de l’île, une voiture attelée. Était-ce ?.. oui, en vérité, c’était notre équipage qui, sorti de l’eau, avait grimpé sur cette élévation. Le jeune Yankee était assis tranquillement sur le siége, et regardait autour de lui pour étudier la topographie de l’île.

Lorsqu’au bout de deux heures nous fûmes parvenus à nous diriger vers le côté méridional de l’île et vers la forteresse, nous trouvâmes notre équipage qui nous attendait paisiblement comme si tout s’était passé au mieux.

Nous ne fûmes point de cet avis, surtout en voyant le dernier bateau à vapeur s’éloigner du rivage avant que nous ayons pu l’atteindre, ce qui nous obligeait à passer la nuit dans l’île. Mais nous eûmes un bon hôtel, l’Océan, le plus beau clair de lune. Cette nuit, passée dans l’île de Sullivan, presque sans dormir, est pour moi l’une des plus riches en souvenirs de celles qui se sont écoulées pendant mon séjour dans la Caroline du Sud.

Aujourd’hui, durant une promenade en voiture hors de la ville, j’ai vu un homme conduisant un petit nègre dont les deux mains étaient attachées avec une corde. L’homme était à cheval, le garçon marchait derrière ; il avait probablement essayé de fuir, et on l’amenait dans la ville pour y recevoir des coups de fouet. On les regardait passer avec indifférence comme chose fort ordinaire. Jolies mœurs !

Le voyage que je projetais à travers les parties septentrionales de la Géorgie et le Tennessée ne se réalisera pas non plus cette année. La chaleur est accablante, et la Tennessée tellement basse que les bateaux à vapeur ne peuvent y naviguer, il n’y a aucune facilité de transport ; en revanche, les fatigues d’un voyage en diligence sur de mauvaises routes sont nombreuses et longues. Je vais donc me confier de nouveau à la mer, mais seulement pour vingt quatre heures, puis je prendrai terre dans la Caroline du Nord, et continuerai mon voyage à travers cet État jusqu’à la Virginie. Je me dirigerai probablement vers le Nord avec le même bateau que M. et madame Holbrook.

Je me porte bien ; mes amis de Savannah et de Charleston disent que je suis rajeunie, embellie d’une manière extraordinaire, et l’attribuent au climat de l’Amérique (le plus mauvais de tous pour rajeunir). J’en suis redevable et j’en rends grâce à Cuba, surtout aux bons foyers de cette île et d’ici. Que la bénédiction repose sur eux ! Mais je sais que les fatigues du voyage et le climat de l’Ouest m’ont laissé des traces visibles.