La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/06

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 33-42).

Coups de fusil inexplicables et autres



AU champ de tir à la carabine et ailleurs, on enregistre généralement un coup manqué comme « inexplicable ». Dans mon expérience et celle de bien d’autres, j’en suis sûr, beaucoup des coups justes peuvent être inscrits au même titre. Ce sont de ces coups-là que je désire raconter, en ne citant que ceux qui me sont personnels ou que j’ai vu tirer.

En faisant la trappe avec l’un de mes frères vers la fin de septembre, nous eûmes à traverser un petit lac ; mon frère conduisait notre canot d’écorce. Nous étions à environ trois cents verges du rivage, lorsque j’aperçus un canard noir qui, seul, allait et venait en nageant près du bord du lac qui était frangé d’une épaisse forêt de saules. Ces oiseaux sont d’ordinaire très farouches ; on peut rarement s’en approcher à portée de fusil dans des endroits à découvert. Nous n’avions pas à bord de moyens de nous dissimuler, mais voyant que le palmipède n’avait pas l’air de nous remarquer, je remis mon aviron dans le canot et je laissai mon frère manœuvrer dans la direction du canard. Je n’avais qu’un fusil à un coup, calibre 28, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, portant une charge d’une demi-once de plomb BB. J’étais en quête de provisions et non de sport. Je ne fis feu que lorsque je fus à la distance de 25 verges.

Pendant tout ce temps-là, le canard ne nous avait pas prêté la moindre attention. Après avoir ramassé le canard, en tournant le canot de bord, nous entendîmes un bruissement dans le fourré de saules à quelque trente verges plus loin. En y allant voir, je trouvai un renard jaune qui se débattait dans les affres de l’agonie. Un plomb était allé le frapper près d’un œil. C’était probablement le renard qui avait occupé l’attention du canard, mais nous ne l’avions pas vu.

La Pointe-des-Monts, dans le golfe Saint-Laurent, est un endroit fort recherché pour la chasse au loup-marin. La saison s’ouvre vers le 10 décembre et se termine en avril lorsque la glace disparaît. Pendant bien des années je consacrai beaucoup de temps à ce genre de sport, on ne peut plus intéressant et bien rémunérateur. Un jour, tard en mars, j’étais allé à la chasse, comme d’habitude. La journée était très belle, mais le loup-marin était rare, et le peu que nous avions vu se montrait farouche. Tous les chasseurs de loups-marins, dans ce temps-là, se servaient de fusils à plomb chargés de triple (treble) plomb A ou SSG.

J’étais le seul dans l’endroit qui eût une carabine, une Ballard du Kentucky, calibre 46, à cartouches à canon rayé, et à la mire s’ajustant à 500 verges. La cartouche était courte, munie d’une balle assez lourde, qui, très précise à courte distance, décrivait une très haute trajectoire à longue distance ; ce qui rendait extrêmement difficile toute tentative d’atteindre un objet de petites dimensions, si l’on faisait erreur dans l’estimation de la distance. Nous venions justement de décider de retourner à terre, lorsque M. F. Poulin, à la chasse lui aussi, vint nous trouver pour savoir si nous avions de la veine. Pendant que nous étions à causer, ne voilà-t-il pas qu’un loup-marin apparut prenant ses ébats à environ 600 verges de nous.

— « Regardez-moi ce coquin-là, fit Poulin. Envoyez-lui donc une balle pour lui faire montrer ses nageoires ».

Je lui fis remarquer que la distance était trop grande pour qu’une balle pût se rendre jusque-là, mais qu’il l’entendrait tout de même siffler. Sans m’occuper un tant soit peu de la mire, j’épaulai la carabine et fis feu. Poulin qui guettait pour voir les éclaboussures de l’eau au contact de la balle, s’écria soudain :

— « Vous l’avez touché ».

C’était vraiment le cas. Nous nous rendîmes jusqu’au loup-marin ; nous le trouvâmes là bien mort, avec un trou de balle au beau milieu de la tête. C’était un loup-marin de deux ans du Groenland, dont le crâne pouvait offrir comme cible un espace de trois pouces de diamètre. Un coup comme celui-là tiré haut la main, d’un canot en mouvement, ne se répète pas, brûlerait-on cent mille cartouches.

La plupart des sportsmen de Québec se rappelleront de ce vieillard du nom de Morasse qui vivait à Saint-Raymond, aujourd’hui village considérable sur le parcours du Chemin de fer du lac Saint-Jean. Le bonhomme était à la fois cultivateur et trappeur. Il gardait de très beaux et excellents cocker épagneuls qui lui dénichaient des quantités de perdrix des bois francs et les faisaient brancher pour lui. Les gens avaient coutume de venir loger chez lui et de faire des excursions le long de la rivière Sainte-Anne et dans les montagnes environnantes. Ils ne revenaient jamais bredouille.

En septembre 1880, je pense, je fus invité par deux de mes amis de Québec, messieurs E. N. Chinic et L. Noêl, à joindre un parti de chasse. Comme il était possible que nous rencontrions quelque très gros gibier, on me dit d’apporter ma carabine aussi bien qu’un fusil. Nous partîmes en planche, et, d’une manière ou d’une autre, durant le trajet, le chien du fusil de M. Noël, fusil à un coup, se détacha et fut perdu. Comme je préférais vraiment porter une carabine, j’obligeai M. Noël à se servir de mon fusil.

Nous fîmes bonne chasse ; nous tuâmes une douzaine de perdrix le premier jour et autant durant les deux autres journées que nous passâmes dans l’endroit. Nous tirions d’ordinaire le dos tourné, et, chaque fois que c’était mon tour, c’était grande jouissance pour le vieux que de me voir faire sauter la tête d’un oiseau d’un coup de carabine et pour le seul plaisir de la chose, il me demandait souvent de tirer sur un objet quelconque qu’il m’indiquait.

Nous avions à traverser la rivière Sainte-Anne. Droit en face de sa maison, il y avait une mare d’eau morte où le bonhomme avait un bac. En y venant le deuxième jour, un martin-pêcheur nous dépassa et alla se jucher sur une branche avancée, à quelque distance plus loin.

— Vite, tirez, dit Morasse, tuez ce fripon.

— Très bien, lui répondis-je, regardez-le faire. Je vais lui mettre une balle dans l’œil.

Tout étrange que ce soit, c’est exactement ce qui arriva. La balle lui traversa les deux yeux. En mesurant la distance nous trouvâmes qu’il y avait quatre-vingt-douze verges.

— Il faut avoir le diable au corps, jura le père Morasse, quand il vit où la balle avait porté.

Je m’imagine qu’il ne me regarda plus qu’avec une certaine crainte après ce temps-là. Que de fois ne raconta-t-il pas la chose ! Pauvre bonhomme, j’ai extrêmement regretté d’apprendre que quelques années plus tard il s’était tué accidentellement en prenant son fusil à bord du bac.

Après avoir lu ceci, j’espère que personne n’ira s’imaginer que j’avais visé à la tête de l’oiseau ; le toucher n’importe où à cette distance eût été un merveilleux coup. Il est tout simplement inexplicable.

Ce que je considère comme le plus extraordinaire coup de fusil que j’ai jamais vu, fut tiré par François Labrie, pêcheur et chasseur de cette localité. La carabine qui lui servit était une Winchester Express, calibre 50, à balles creuses avec pointes trouées, qu’il chargea lui-même, et comme il n’avait pas de tubes de cuivre pour emplir les pointes trouées, il avait employé du gros suif. Je donne ces détails, parce qu’ils peuvent avoir été la cause de cet étonnant coup de fusil.

Il y avait sur la surface de l’eau, à quelque distance, deux huards ou plongeons à collier. Labrie essaya de les attirer en les appelant et en agitant un torchon blanc. Rien ne réussit à les amadouer, cependant, et à les faire s’approcher de plus d’une centaine de verges. L’un des deux plongeons fit demi-tour et se mit à nager vers la mer, à une distance d’environ quinze ou vingt verges de l’autre, en inclinant à droite sur la moitié de cette distance. Labrie qui était sur le fin bord de l’eau, voyant qu’il ne pouvait les faire s’approcher davantage, tira sur celui qui était le moins éloigné. J’étais tout près de lui, le regardant faire. Le coup ayant été tiré trop bas, la balle frappa l’eau à quatre ou cinq verges du huard, ricocha et atteignit le premier des deux à la tête, dévia ensuite à droite et alla couper le cou du deuxième. Étonnante bizarrerie d’effets d’un coup mal porté au début. Slosson, le champion des billardiste, n’aurait jamais pu tenir la chandelle à Labrie.

Feu le colonel Allan Gilmour, d’Ottawa, était un passionné du tir à la carabine, et aussi excellent tireur lui-même. Quand lui et son associé dans la réserve, M. David Law, de Montréal, venaient pêcher le saumon à la rivière Godbout, ils apportaient chacun une carabine, et lorsque le saumon ne donnait pas ils organisaient un concours amical de tir. Lors d’une de ces occasions, quelques-uns des engagés avaient placé sur une roche un pot de faïence blanche, qui avait été écorné. Malgré qu’il y eût une cible régulièrement établie, le plus souvent le tir se faisait, à des distances que l’on ignorait, sur des bidons, des bouteilles, des cailloux, des têtes d’arbres, etc. La distance du pot de faïence était d’environ 275 verges et comme le tir se faisait à première vue, le blanc à toucher était très petit.

M. Gilmour, ses hôtes et moi, nous avions pris chacun cinq rondes. Le pot de faïence était encore debout, lorsque M. David Law qui, ne prenait que très rarement part au tir, dit :

— Laissez-moi donc tirer un coup.

Sans s’occuper d’ajuster la mire, il mit le pot en joue et fit feu. Au grand étonnement des gens présents le pot vola en éclats. Je pense que ce fut là son dernier coup de fusil, mais c’en était un bon, quoique je le classe lui aussi parmi les « inexplicables ».

Il ne serait pas juste de ne mentionner que les coups heureux. Je désire enregistrer deux coups manqués, inexplicables, eux aussi.

À bonne heure en mai 1882, je me trouvai à la Pointe-des-Monts, attardé par un gros vent du sud-ouest. L’immigration printanière des canards battait son plein. Il en passait des milliers, principalement de trois variétés de la famille des macreuses : la macreuse à large bec, la macreuse veloutée et la macreuse à ailes blanches. Partout où il y avait quelque chose à manger, des bandes s’abattaient, s’arrêtaient des heures durant sur place, plongeant et becquetant. Juste en face du phare de la Pointe-des-Monts, il y avait une bande de ces oiseaux, qui, au bas mot, se composait bien de douze à quinze mille de ces volatiles. Le tout avait l’apparence d’un immense champ d’algues marines, qui s’élevait et s’abaissait en ondulant avec la houle.

Mon hôte, M. L.-F. Fafard, alors gardien du phare, me dit :

— Comeau ! pourquoi donc ne tirez-vous pas ?

Je lui répondis que c’était hors de portée pour mon fusil, et que, d’autre part, je n’avais que du plomb No 4 et No 6, qui, à cette distance, un peu plus de deux cents verges, n’aurait pas le moindre effet. Se mettant à réfléchir pendant quelques instants, tout à coup une idée lumineuse parut le frapper.

— Pourquoi n’essayerions-nous pas le canon, fit-il.

Le canon dont il parlait était une pièce de 9 qui servait aux signaux du poste.

— J’ai ici, ajouta-t-il, un sac de mitraille S. S. G., que vous pouvez utiliser ; il faut que vous essayiez un coup.

Le canon fut chargé. J’y mis deux livres de poudre une immense bourre d’étoupe, puis la moitié du sac de plomb, 12½ livres, et enfin une légère bourre. Pointant soigneusement le canon vers le centre de la masse des canards, je fis partir l’amorce en me précipitant en même temps hors du phare pour voir le résultat de l’exécution.

Il y avait un nuage d’oiseaux qui s’envolaient, un bruissement d’ailes, des sifflements, mais, sur l’eau, pas une seule plume.

Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un versé dans la science de l’artillerie qui me dira le pourquoi de ce fait, mais, quant à moi, je n’ai pas encore pu m’expliquer ce coup manqué.

Un hiver, j’étais à faire la trappe à la tête de la rivière de la Trinité, lorsque je découvris trois caribous pas bien loin de l’un de nos camps, c’était à bonne heure en janvier. Il n’y avait pas beaucoup de neige sur le sol, une couple de pieds ou à peu près ; mais ce qu’il y en avait était trop dur pour permettre de faire bonne chasse. Les caribous étaient à brouter sur les flancs d’une petite rangée de collines dénudées où il était presqu’impossible de les traquer.

En ce temps-là, sur la côte, on ne connaissait pas la carabine et je n’avais qu’un fusil à pierre de la Compagnie de la Baie d’Hudson, calibre 28, sur lequel on pouvait compter pour de courtes portées, mais qui exigeaient trop de conditions pour les longues. Pour un tir rapide, nous faisions part large la lumière de ces fusils, et utilisant de la poudre fine, généralement de la FFF, pour la charge, ce fusil se trouvait en bonne allure. Quand il s’agissait de la chasse au caribou ou de quelqu’autre gibier de haute taille, nous nous mettions quelques balles dans la bouche.

Immédiatement après avoir tiré, nous mettions le fusil à mi-détente, le bassinet fermé ; nous versions une charge de poudre dans le canon, nous appliquions la bouche du canon à nos lèvres, nous y laissions descendre une balle humide et nous étions prêts.

Nous ne nous servions pas du tout de bourre ; la balle étant mouillée, cela suffisait pour la maintenir en place. Parfois un fusil éclatait du fait qu’une balle s’arrêtait collée aux parois du canon de ces fusils, et, à la quantité de coups de feu qui se tiraient, il est surprenant que pareils accidents ne fussent pas plus fréquents.

Une famille d’indiens était campée dans notre voisinage, et comme nous étions à court de vivres, je réussis à décider le vieil Indien et ses deux garçons à joindre notre parti de chasse. Il y avait un petit lac près de la montagne où se trouvaient les caribous, avec une gorge longue et étroite qui conduisait à la rivière elle-même. Il fut décidé que je me posterais à l’entrée de la gorge, que mon frère et les trois sauvages iraient cerner les caribous du côté opposé, et, si c’était possible, les tirer ou bien les pousser dans ma direction du côté du lac. On nettoya les fusils, on vérifia l’état des courroies des raquettes, et tout fut prêt pour un départ à bonne heure.

J’avais un long détour à faire, de sorte que je partis de bon matin pour aller prendre mon poste, avant que la partie commençât. Je pris une bonne position à environ dix verges du centre de la coulée, en foulant soigneusement la neige pour me faire le pied sûr. Au bout d’un certain temps, j’entendis deux coups de fusil, puis trois autres détonations.

— Diable ! me dis-je, ils ne m’en laisseront pas !

Je me trouvais bientôt rassuré, cependant, en apercevant les trois caribous qui s’en venaient à la fine course du côté du lac. J’avais chargé mon fusil, comme je viens de le décrire, je m’étais assuré de son fonctionnement, et je me tins prêt. Le mâle venait en tête avec un petit juste à ses côtés. J’attendis qu’ils fussent sur ma ligne de tir, je visai aux épaules et je tirai.

Que se passa-t-il ?

Ils ne s’écrasaient pas, mais reprirent leur course sans paraître avoir été même touchés.

Je restai tellement déconfit, que je ne pensai à recharger mon fusil que lorsqu’ils furent bien loin, hors de portée. J’avais tiré à dix verges sur deux caribous et je les avais manqués ! Ça n’était pas nervosité de jeunesse, car il y avait longtemps que j’avais traversé cette période.

J’examinai la neige du côté opposé de la gorge, mais je n’y pus trouver aucune trace de balle. Où était-elle allée ? Voilà ce qui pour moi est toujours resté un mystère. Mon frère et les Indiens arrivèrent bientôt, je leur racontai ce qui m’était advenu. Ils restèrent sans rien dire, mais je pus constater à leur mine que ma réputation comme bon tireur était fort avariée.

Eux non plus, n’avaient rien tué. Il y avait trois caribous dans la bande, et ils les avaient flairés de loin. Ils avaient déchargé leurs fusils, tout simplement pour les faire détaler, rien autre chose.

Nullement découragé, cependant, le vieux Crepo, tel était le nom de l’Indien, partit sur les pistes des caribous, les poursuivit toute la journée et une partie de la nuit. Après s’être reposé un peu, il repartit, les rejoignit vers le matin et les abattit tous les trois. Ils ne portaient pas une seule trace de mes balles.

Il peut fort bien arriver que la balle sortit de mon fusil avant que j’eus tiré. Qui sait ? Naturellement, au cours de ma carrière, j’ai pu faire d’étranges et de chanceux coups de fusil, dont je parlerai dans d’autres parties de ce livre, mais ceux que je viens de rapporter, je les regarde comme remarquables, et méritant mention spéciale.