La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/31

La bibliothèque libre.
La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 262-265).

Petite chasse au Cygne



DANS toute ma vie, j’ai tué trois cygnes. J’aurais eu l’occasion d’en tuer davantage, mais je n’ai jamais voulu abattre aucun autre de ses magnifiques volatiles, à moins que j’y eusse été poussé par la faim. Va pour les jeunes cygnes qui sont gras, mais quant aux vieux ils ne valent pas la peine d’être accommodés pour la cuisine, et je trouve que c’est un crime que de tuer un oiseau ou tout autre gibier, si ce n’est pas pour une fin utile.

Ce fut en 1864 que je fis tomber mes deux premiers cygnes. C’étaient les premiers que j’eusse encore vus sur cette côte ou ailleurs, à l’état sauvage. J’étais dans l’intérieur à trapper avec mon frère sur l’un des tributaires de la rivière Pentecôte, et nous étions à soixante-dix milles du bord de la mer. C’était vers la fin de septembre. Le jour d’avant et une partie de la nuit, il avait fait une grosse tempête de vent du sud-ouest avec du brouillard et une température plus chaude qu’à l’ordinaire à cette saison. Nous étions occupés à préparer nos quartiers d’hivers, à tendre des trappes, (dead-falls) pour la loutre et à dénicher des huttes de castor.

Nous étions campés sur le bord d’un lac d’environ une couple de milles de largeur, que la tempête de la veille nous avait empêchés de traverser.

À bonne heure le lendemain matin, nous étions en route. Nous nous rendions droit à la décharge du lac où il y avait une chute à loutre (Otter slide) par-dessus un ancien barrage de castor. La sortie elle-même avait probablement trente-six pieds de large et était bordée d’épinettes et de sapins de moyenne hauteur. À une courte distance de là, elle s’élargissait en formant un petit lac, frangé de hautes herbes sur certaines étendues, et bien peu profond. Du barrage on pouvait voir dans ce petit lac.

En mettant pied à terre, j’aperçus ces deux oiseaux blancs et je les pris pour des oies du nord, Anser Hyperboreus ; j’en avais parfois tué quelques-uns, quoiqu’ils ne se montrent pas en grand nombre ici. M’accroupissant aussitôt, je tirai le canot, et nous allâmes atterrir d’un côté où nous ne pouvions pas être vus. Nous avions chacun un fusil, mon frère, un fusil à pierre, calibre 24, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et moi, un fusil à deux coups de même calibre et fabrique, mais à capsule au lieu de silex. Je m’arrangeai pour que mon frère fît un grand détour dans le bois et allât se poster à l’est des deux oiseaux en bas du petit lac, où il devait essayer, si c’était possible, de leur tirer un coup de fusil, ou, sinon, il devait se montrer et les faire lever. Alors, ils devaient s’envoler par la sortie du lac et survoler le barrage où je m’étais mis à l’affût.

Tout étant prêt, mon frère partit et, quelques minutes après j’entendis une détonation. En jetant un coup d’œil à travers les branches le long de la décharge, je vis venir les deux oiseaux. Ils volaient très bas.

— Ils me paraissent être de bien grande taille, me dis-je.

Je reconnus bientôt ce qu’étaient ces oiseaux et je me mis en position. Ils arrivèrent en s’élevant d’un vol rapide jusqu’à ce qu’enfin en face de moi ils se trouvèrent à une trentaine de pieds en l’air. Quelle envergure ! De grandes voiles blanches tout déployées. Le visant au cou, je descendis le premier. L’autre volait péniblement à l’arrière et saignait.

Un plomb AAA du fusil de mon frère l’avait touché au flanc, Au moment où il passait pardessus je l’abattis lui aussi.

Golly ! Quel superbe couple d’oiseaux ! Je suis sûr qu’ils mesuraient environ cinq pieds de long.

Nous restâmes assis, mon frère et moi, pendant plus d’une demi-heure, à les tourner et retourner en les admirant. Quand mon frère avait fait le tour, il n’avait pas eu de difficulté à s’approcher d’eux au bord des grandes herbes du lac. Là, il avait tiré sur eux en les prenant en ligne, à ce qu’il crût être une distance de cinquante verges, mais il y avait réellement plus de cent verges.

Les deux oiseaux étaient trop lourds pour que nous puissions les transporter avec nous. Nous les accrochâmes alors aux arbres, et nous décidâmes de faire un peu de besogne, de revenir au lac le soir, et de faire la noce au cygne. Lorsque nous fûmes de retour, mon frère se mit en frais d’en plumer un, pendant que je mettais la main à notre camp et que je coupais du bois. Quelque temps après, comme je revenais avec une brassée de bois, il avait abandonné la partie. Il me dit que les plumes étaient aussi dures à arracher que des pieux. Nous n’avions pas de temps à perdre ; de sorte que nous éventrâmes un cygne et nous lui enlevâmes la peau. Nous en dépeçâmes une moitié que nous mîmes à la broche. Il était très maigre.

Lorsqu’il nous parut être assez cuit, nous nous mimes à manger. Bonté divine ! Du cuir anglais à semelle tanné à l’écorce de chêne était en comparaison infiniment plus tendre que cette viande-là. En y mettant un peu de temps, nous réussîmes à en avaler un peu, car nous avions grandement faim, mais pour finalement décider que faire rôtir du cygne à la broche n’était pas la meilleure manière de l’apprêter.

Le soir, nous dépeçâmes l’autre moitié en morceaux que nous fîmes bouillir pour en faire une sorte de ragoût de trappeur avec de la farine et quelques morceaux de lard fumé ou gras de lard. Après l’avoir laissé bouillir une bonne partie de la nuit, nous n’y trouvâmes pas beaucoup de différence le lendemain matin. Ce fut notre dernière tentative. Les deux oiseaux étaient bien maigres. Nous jetâmes au rebut le deuxième cygne. J’ai lu quelque part que le cygne atteint un âge très avancé. Nos cygnes avaient dû être couvés au temps de Jacques-Cartier. Ils étaient de l’espèce dite cygnes criards, Cygnus Buccinator.