Labrador et Anticosti/Chapitre VIII
CHAPITRE HUITIÈME
Moisie — Rivière-aux Graines
La rivière Moisie[1] dont il est aussi bon de dire tout de suite tout ce que j’en sais, prend sa source à la hauteur des terres, au grand lac « Shawnepau » (voilà une orthographe pour la confirmation de laquelle je ne donnerais pas une goutte de mon sang). Elle forme à son embouchure un havre très précieux pour les petits vaisseaux, et même pour ceux d’un certain tonnage, puisque, durant les deux jours que nous avons passés là, le Str Lord Stanley est resté amarré à l’une des deux ou trois jetées, assez sommairement construites, que l’on voit échelonnées sur la rive ouest. Les goélettes remontent facilement son cours durant un mille et quart ; les barges de pêche vont jusqu’à 18 milles. À cette distance, il y a un rapide, qui nécessite un portage de quatre milles : c’est le plus long portage de la rivière. Ce cours d’eau est le plus important de la Côte Nord pour la pêche au saumon. En nul autre, le saumon ne se prend en aussi grande quantité et d’aussi grande taille : on m’a rapporté qu’il y a été capturé un spécimen de quarante-quatre livres, ce qui fait vraiment un beau poisson. Cet individu était sans doute le Bonaparte des saumons du Saint-Laurent — les Napoléons eux-mêmes se font prendre à la fin — car d’avoir vécu un nombre d’années suffisant pour atteindre une taille aussi considérable, et encore dans une rivière comme celle-ci, où il faut être saumon bien futé pour éviter tous les pièges que l’avidité de l’homme y a multipliés, cela indique un poisson d’une cervelle exceptionnellement organisée.
Ce sont les MM. Holliday qui possèdent la rivière, et même les terrains qui la bordent jusqu’à trois milles de chaque côté ; et, à partir du quinzième mille de distance de la mer, ils y ont fait placer dix-neuf rets à saumon, dont aucun, d’après la loi, ne doit occuper plus que les deux tiers du chenal ; ces rets partent alternativement de chaque côté de la rivière. Au-dessus de ces obstacles, il y a une réserve de trois milles, qui atteint le premier rapide, pour la pêche à la mouche, à laquelle viennent se livrer les officiers, comme on dit ici, quand même ces messieurs n’appartiennent ni aux armées de terre ni aux troupes de la marine de Sa Majesté. Eh bien, malgré tant d’obstacles qui se trouvent sur la route des saumons quand ils remontent la rivière, plus de la moitié les franchissent heureusement et parviennent sans encombre jusqu’au cours supérieur, où ils n’ont plus à craindre que les engins de pêche des sauvages.
À Moisie, comme en bien d’autres endroits de la Côte, on fait aussi dans le fleuve la pêche au saumon. Il y a en tout treize rets tendus dans la mer, dont cinq appartiennent à la maison Holliday et Frère, de Québec. Comme je l’ai dit déjà, les MM. Holliday achètent tout le saumon capturé par les particuliers, depuis Godbout jusqu’à Moisie, ainsi qu’à la rivière Saint-Jean ; ils paient six cents la livre le poisson pris dans le bas du fleuve, et cinq cents seulement celui d’en haut. De temps en temps le Lord Stanley, loué de M. Davis, de Lévis, par la maison Holliday, ramasse le poisson pris aux divers endroits, et le transporte à Québec. Ou bien, quelquefois, c’est une goélette qui, remplissant le même office, va décharger sa cargaison de saumon frais à Rimouski, d’où il est expédié à Québec par voie ferrée.
La saison de la pêche commence, au printemps, par la truite : mais cette pêche n’a pas une importance commerciale bien considérable. Disons en passant, pour ce qui est de la rivière Moisie, que la truite qui l’habite s’en va dans le fleuve au mois de mai ; elle rentre dans la rivière en août et septembre. On ne prend pas le hareng à Moisie. — Vers la fin de mai, c’est la pêche du saumon, qui dure ici un mois ou un peu plus. — Enfin, vient la pêche à la morue, dont tous les Moisiens s’occupent. Les uns pêchent à leur compte : il y a une dizaine de barges dans ce cas ; les autres pêchent à la draft (238 lbs ; le quart signifie un poids de 200 lbs) pour la maison Robin, Collas and Co., qui emploie ainsi, cette année, vingt et une barges.
Les pêcheurs paraissent satisfaits de leur sort, qui est en effet assez avantageux. S’ils n’ont pas les moyens de se pourvoir d’un matériel de pêche, la maison R. C. & Co. est là pour les employer à pêcher pour elle, en leur fournissant tout, barques, lignes, etc. ; il leur sera payé une somme correspondant au nombre de « drafts » que l’on aura pris. L’automne, reste-t-il une balance due, qui n’aura pas été payée en marchandises, l’agent de Moisie donne pour le montant auquel on a droit un chèque à vue, payable à Québec. La maison Holliday et Frère suit absolument la même méthode pour payer le saumon qu’elle achète.
Jusqu’à la fin d’août, on fait sécher toute la morue que l’on prend ; plus tard on prépare de la morue verte que chacun enverra à son compte sur le marché de Québec.
La bouette dont on se sert pour la morue, c’est le lançon, et le capelan qui vaut encore mieux. On prend ces petits poissons à la seine. Ce genre de filet est fait d’excellent fil, que l’on teint tous les ans dans de la liqueur d’écorce de pruche, pour qu’elle résiste mieux à l’action de l’eau : cette teinture disparaît peu à peu dans l’eau, et c’est, pourquoi il faut la teindre de nouveau chaque printemps. On teint de même chaque année les rets à hareng et à saumon. Ce qui distingue la seine, c’est sa longueur constante ou à peu près de trente brasses et ses mailles beaucoup plus étroites. Pour seiner la bouette, un homme tient à terre, ou bien l’on attache au rivage, une corde de vingt brasses qui est fixée à une extrémité de la seine ; puis un autre homme, tenant le bout d’une corde semblable attachée à l’autre extrémité de la seine, part en canot et déploie la seine en décrivant un mouvement circulaire ; il revient ainsi au rivage près du point de départ et l’on retire alors la seine à terre. Le petit poisson ramené par le filet a peur d’abord de cet obstacle dont il se tient aussi éloigné que possible : et c’est pourquoi les mailles des deux extrémités du filet peuvent être assez larges, les prisonniers ne tentant même pas de passer à travers ; mais peu à peu, à mesure que les côtés de la seine se rapprochent, les petits poissons se trouvent acculés au centre de la machine, et s’échapperaient alors volontiers (il fallait plus tôt vous sauver, petits ! l’occasion une fois perdue ne revient pas toujours), si les mailles n’étaient là trop serrées pour leur livrer passage. — Voilà la provision de bouette amassée pour la prochaine pêche.
Les rets sont des filets de longueur plus ou moins considérable, et dont les mailles, moyennes pour le hareng, larges pour le saumon, ont les mêmes dimensions dans toute l’étendue du filet. De petits barils hermétiquement clos et des flotteurs en liège maintiennent l’un des côtés au ras de l’eau, tandis que des poids en métal fixés à l’autre côté assurent la position verticale de l’appareil. Le poisson tente de traverser cet obstacle qu’il trouve sur sa route, et s’engage la tête dans les mailles que son corps plus gros ne peut traverser ; il voudrait bien alors se dégager, mais ses ouïes forment crochet et empêchent qu’il ne recule ; suspendu de la sorte, il se noie bientôt. S’il s’agit du saumon, il faut venir assez souvent visiter les rets ; car le poisson pourrait se détacher par hasard, ou encore s’il passait un phoque dans les alentours, il ne se gênerait guère de déjeuner aux dépens du propriétaire de la tenture, comme on dit ici.
La pêche n’est pas l’unique source de revenus des citoyens de Moisie. La traite des pelleteries s’y fait en grand par le comptoir de la Compagnie de la baie d’Hudson, et par quelques particuliers, dont l’un me disait acheter pour environ $8.000 de fourrures par année. Ces marchands avancent à chaque famille sauvage toutes les provisions dont elle aura besoin pour l’année : des étoffes diverses, des couvertes, de la farine, des munitions et surtout du thé et du tabac ; on se procure aussi quelques livres de fil dont on fabriquera un rets pour prendre de la truite dans les lacs. Et l’on entre dans le bois avec tout ce bagage et bien d’autres encore. Une famille de seize personnes, partie d’ici le 7 août 1898, et qui deux ans après n’était pas encore revenue « à la mer », emporta cinq barils de farine, ce qui est assez encombrant à transporter. Un homme peut porter un baril à farine, que l’on a partagé en trois sacs, dont il soutient l’un avec sa tête, et les deux autres avec ses épaules : des courroies de longueur convenable font que ces sacs s’appuient sur son dos à des hauteurs variables.
C’est ici que le crédit commercial est une institution très florissante ; car le marchand a dû avancer tous ces approvisionnements sans billets promissoires, sans autre garantie que la parole du sauvage, qui s’endette ainsi pour des centaines de piastres chaque automne. La chasse qu’il va faire durant dix mois lui permettra, à son retour, de payer ce qu’il doit. Ce qui est fâcheux pour le marchand, c’est que, parfois, le sauvage considère sa dette comme éteinte, s’il n’apporte pas assez de pelleterie pour la payer tout entière. Il y a peut-être des blancs qui, en pratique, n’ont pas une idée plus exacte de l’équité ; en tout cas, ce serait bien commode, si toutes les dettes non acquittées au bout d’un an prenaient fin ainsi toutes seules. Mais il est à croire que les marchands auront toujours assez d’influence sur nos assemblées législatives pour empêcher de tels principes d’entrer dans nos lois.
Il arrive bien aussi que les sauvages, une fois leurs comptes payés, se trouvent à avoir un surplus. Cet argent, on peut en être sûr, ne « verra pas clair » longtemps ; car les aborigènes, qu’on appelle avec tant de raison les « enfants des bois », sont en effet comme des enfants ; ils ont envie de tout. On en a vu un, m’a-t-on dit, acheter un piano ! Que les gens doués d’une vive imagination se donnent ici, par la pensée, le réjouissant spectacle d’un Hazelton ou d’un Steinway installé sous une tente sauvage, ou transporté à travers les bois en route pour la hauteur des terres ! L’histoire ne dit pas ce qui advint de l’instrument. Son propriétaire eut peut-être la même idée que ce nègre des îles de l’océan Indien, dont les journaux parlèrent il y a quelques années. Un capitaine de navire lui fit un jour cadeau d’un piano. L’année suivante, le capitaine étant revenu voir son ami le Malais, constata que l’on avait enlevé tout le mécanisme de l’instrument et que l’on avait fait du reste…une couchette, une couchette de haut prix. Sans doute on trouverait des gens assez dépourvus du noble sens de l’esthétique, pour estimer que c’est là, en effet, le plus raisonnable usage que l’on puisse faire d’un piano, et pour proclamer que, jusqu’ici, le piano a empêché assez de gens de dormir, qu’il serait temps de songer à en faire un instrument de sommeil. Mais les idées de tels excentriques n’ont aucune chance d’être reçues avec faveur tant il y a aujourd’hui de jeunes — et vieilles — demoiselles et de jeunes — et vieux — messieurs dont les doigts agiles ne peuvent se passer de courir sur les touches d’ébène et d’ivoire.
C’est durant les mois de mai et de juin que les sauvages arrivent à Moisie. Ils se rendent aux Sept-Isles pour le mois de juillet, époque de la mission. Puis, en août, ils reviennent à Moisie, afin de se préparer à leur long voyage dans les terres, pour lequel ils ne tardent pas à partir.
J’ai parlé de la population présente de Moisie, qui se livre principalement aux travaux de la pêche. Mais il y a, dans l’histoire de cette localité, une période relativement ancienne dont le caractère ne ressemble en rien à ce que nous voyons aujourd’hui. D’abord, le village actuel est bâti sur le côté ouest de l’embouchure de la rivière ; ses maisons ne sont pas construites sur une seule ligne, comme c’est le cas pour tous les villages de la Côte, mais elles sont placées en plusieurs rangs, comme dans les villes, quoique assez distantes les unes des autres. Les rues de la petite ville ne ressemblent pas, sans doute, à des boulevards, tant elles sont étroites ; disons que c’est une ville de l’Orient. Le sable mouvant qui les recouvre rend les promenades à pied fort fatigantes. Or, il y a un quart de siècle, quatre familles seulement résidaient ici. En ce temps-là, Moisie était principalement sur le côté est de la rivière, et son nom était bien connu dans le monde de l’industrie. C’est que, à cette époque, il y avait là un grand établissement industriel, qui remplissait d’espoir tous ceux qui s’intéressent au progrès commercial de notre pays. En un mot, c’était le temps des Forges de Moisie.
(Côté ouest de la rivière.)
Jusque vers 1865, personne ne résidait là. Seulement, l’été, il y venait des gens de Gaspé et de Saint-Thomas de Montmagny, pour faire la pêche à la morue.
On savait que, à certains endroits du rivage de Moisie surtout et de quelques autres endroits de la Côte, il y a en énorme quantité du sable magnétique, constitué par de la poussière de fer presque à l’état de pureté complète. Or l’on venait de trouver le moyen facile de transformer ce fer en un très bon acier. Il se forma une association, la Compagnie Lomothe et Viger, pour se livrer à cette exploitation. Ce fut vers 1865 que l’on commença les travaux à Moisie. Il arriva plus tard que M. Molson devint propriétaire de toutes les actions de la Compagnie et par conséquent de tout ce qu’elle possédait, et l’entreprise continua sa marche, sous cette nouvelle direction.
Cette exploitation donnait de l’emploi, à Moisie, à trois ou quatre cents hommes. On voit que l’entreprise était importante.
Ce qui attirait davantage l’attention du visiteur, c’étaient les douze grands fourneaux où l’on produisait le charbon de bois nécessaire à la réduction du minerai. Chacun de ces fours, construit en brique, avait la forme d’un hémisphère dont les dimensions de hauteur de la voûte et de diamètre de la base étaient de quarante pieds ; il pouvait contenir de cent à cent trente cordes de bois, sapin, épinette, bouleau. Une large plateforme, partant du sol, avait été construite au-dessus de tous ces fourneaux, et les voitures allaient jeter le bois dans chaque fourneau, au moyen d’une trappe ménagée au sommet et qui s’ouvrait dans la plate-forme. Des ouvriers placés à l’intérieur donnaient ensuite à ce bois la disposition voulue.
L’usine, construite aussi sur le bord de la rivière, était une grande et longue construction. Le sable magnétique y était d’abord soumis au mécanisme d’une machine qui le séparait de toutes les matières étrangères qui pouvaient y être mêlées. Puis on le mettait fondre, avec du charbon de bois, dans les fourneaux, qui étaient au nombre de six et qui jour et nuit étaient en activité. Ce qui sortait de là, c’était de l’acier de première qualité, que l’on envoyait à Montréal, où il était mis en barres de différentes formes et grosseurs. — On le travaillait aussi en une grande usine que les Québecquois d’un certain âge se rappellent certainement avoir vue dans le village Stadacona, sur les bords de la rivière Saint-Charles, non loin du pont Bickell.
Comment expliquer qu’une si belle exploitation ait pris fin au bout d’une dizaine d’années ? Voici ce que j’ai entendu dire là-dessus à Moisie. On s’aperçut que en mêlant du vieux fer au minerai, on diminuait notablement la durée de l’opération requise pour la production de l’acier, et l’on en fit venir des chargements. Par exemple, l’acier obtenu de cette façon n’avait plus la même bonne qualité. Il en résulta, ce qui n’a rien d’étonnant, que l’acier de Moisie perdit de sa réputation sur le marché, et cela fut fatal à l’entreprise.
Les fours et les fourneaux s’éteignirent donc, les ouvriers s’en retournèrent dans les paroisses d’où ils étaient venus ; les constructions furent démolies par la main des hommes ou détruites par les intempéries de l’air. Et le sable magnétique, depuis ce temps, repose en paix sur les rivages où il s’accumule, comme le minerai de fer titanique dans les montagnes de Saint-Urbain de Charlevoix, que le pic du mineur a cessé aussi de déranger depuis nombre d’années.
Pourtant, il paraît que le dernier mot n’est pas encore dit au sujet du minerai de Moisie. Nos très charmants voisins, les Américains, auraient tout récemment réveillé la question. On a reconnu, paraît-il, qu’il y a du platine à retirer de là ; et, en 1895, on attendait de jour en jour l’arrivée d’un matériel peu considérable, il est vrai, mais suffisant, et dont on fixait la valeur à une quarantaine de mille piastres. Il ne paraît pas, toutefois, que ces espérances soient encore entrées dans le domaine de la réalisation.
Depuis la fin des Forges, la rive est de la rivière Moisie cessa peu à peu d’être habitée, et ce fut sur l’autre bord que la population se porta. On se livra de plus en plus aux paisibles travaux de la pêche. Quand on sentit le moment venu d’ériger une chapelle, on apporta de l’ancien Moisie la sacristie de l’église que l’on y avait construite. Cette sacristie fut allongée de moitié, et l’on se trouva à avoir une chapelle de 32 pieds sur 16. Mais cette chapelle est devenue insuffisante, et l’on venait justement, en 1895, d’en construire une nouvelle, dont les dimensions sont de 45 pieds sur 28. On espérait même « entrer dedans » à l’occasion de la visite pastorale de cette année ; mais les derniers travaux d’installation n’ont pu être terminés à temps pour cet objet.
Samedi, 15 juin. — Ce matin le beau temps est revenu. Il faut dire, en effet, que durant les deux jours que nous avons passés à Moisie, la pluie n’a guère cessé de tomber, poussée par un fort vent d’est. Aujourd’hui le soleil brille, le vent favorable souffle avec force.
Nous partons pour la Rivière-aux-Graines à bord d’une petite goélette fort joliment équipée, qui appartient à M. Jos. Perreault, marchand de Moisie. La brise tint bon durant tout le voyage, et nous fîmes en six heures le trajet de douze lieues que nous avions à parcourir. Nous dinâmes à bord, d’un plat de morue fraîche cuite au lard, et ce menu fort modeste, assaisonné du grand air de la mer, nous parut absolument exquis.
À deux milles en deçà de la Rivière-aux-Graines, se trouve la rivière Manitou, qui descend au fleuve par une cascade intéressante à voir, nous dit-on. Mais nous n’en pûmes juger, parce que du large il ne nous fut possible d’apercevoir que le brouillard qui s’en dégage. Dans ces dernières semaines, il est venu ici quelques Américains qui se proposaient d’y installer une scierie. Mais, paraît-il, ils ont trouvé ce pays bien trop accidenté, et leurs projets se sont évanouis sans retour. Trop peureux, ces Américains ! Dans les endroits difficiles, il n’y a que des Canadiens pour oser tenter fortune.
Nous descendons à terre, où nous sommes accueillis avec le cérémonial ordinaire, et nous nous installons chez M. Marcel Langlois. Nous sommes ici dans la seconde division de la Préfecture, et la Rivière-aux-Graines[2] est le premier poste, du côté de l’ouest, que dessert M. l’abbé S. Bouchard, qui s’y trouve depuis hier, et qui est venu au-devant de nous jusqu’à bord de la goélette qui nous a amenés.
Dimanche, 16 juin. — Voici toujours bien un endroit, encore, où il n’y a pas à scruter les ténèbres de l’histoire pour parler de ses premiers temps ! Il ne saurait être, à ce propos, question de remonter à la guerre de Troie. C’est l’un des bourgs les plus contemporains qu’il y ait en ce monde. Si vous voulez savoir pourquoi ce village n’a pas envoyé de représentants au Congrès catholique tenu à Québec en 1880, nous vous dirons qu’il n’y a pas de quoi à passer de ce chef ses habitants au fil de l’épée : à cette époque, pourtant si récente, où tant de choses existaient déjà, ce village n’existait pas. Il existait d’autant moins encore que, cinq ans plus tard, il était toujours dans les ombres du « futur contingent », ainsi qu’un si grand nombre d’autres villages qui ne sont pas près d’en sortir. — En 1876, on n’y comptait encore que deux maisons : ce n’était pas assez pour constituer un village. En 1895, il y a une dizaine de maisons, et cela suffit, c’est un village. — Combien faut-il de maisons pour faire un village ? Grave question que je me reproche presque de soumettre à l’attention du genre humain, comme si les sociétés savantes n’avaient pas assez d’avoir à résoudre le non moins important problème du nombre de grains qu’il faut pour constituer un tas de blé.
La population n’est donc pas considérable ici : dix familles la composent. J’en conclus, en me plongeant quelque peu dans les arcanes de la Règle de trois (où je ne réussissais guère à pénétrer durant les beaux jours de mon enfance), que si les libres et indépendants électeurs de la Pointe-aux-Esquimaux ont pu légalement et confortablement déposer leurs bulletins de vote, en 1892, dans une boîte vide d’Eau de Floride, j’en conclus, dis-je, qu’aux prochaines élections, toutes choses égales d’ailleurs, les libres et indépendants électeurs de la Rivière-aux-Graines pourront non moins légalement et confortablement loger leurs bulletins de vote dans une boîte d’allumettes « The Parlor Match—200’s — manuf. by E. B. Eddy, Hull, Canada. »
La pêche est l’unique occupation des gens de l’endroit. On prend ici très peu de harengs (le peuple des harengs ne sait peut-être pas qu’il y a ici des pêcheurs en nombre suffisant ; on peut aussi supposer, avec encore plus de vraisemblance, que le fond de la mer n’« adonne » pas à ces intéressants poissons). Quant au saumon, on ne le pêche pas non plus, parce qu’on est trop pauvre pour risquer la dépense nécessaire pour faire la tentative de cette pêche. La morue, voilà la « vache à lait » de nos villageois, voilà la cheville ouvrière de leur prospérité présente, voilà la base inébranlable de leur richesse future. Vive la morue ! C’est l’inscription qu’on lirait sur leurs bannières, s’ils avaient des bannières. C’est la légende qui se déploierait sur les pièces frappées à leur Monnaie, s’ils avaient une Monnaie.
La pêche à la morue donne donc bien des bénéfices, puisqu’on n’a pas ici d’autres ressources pour subsister ? D’abord on en mange, avantage personnel que n’ont pas, par exemple, les fabricants de manches à balai. Et puis, on est certain de vendre tout ce que l’on pêchera. On vend les produits de sa pêche à la maison Robin, Collas & Co., ou bien à M. Touzel, de Sheldrake. On se fait payer en marchandises, si l’on veut, ou bien en argent ; ou bien encore, on paie avec la pêche de la saison les avances que l’on a obtenues pour vivre depuis l’année précédente. En tout cas, la moyenne du gain annuel peut s’élever à $500, mais elle peut être aussi bien plus faible. C’est loin d’être la richesse, pour les pêcheurs ; mais enfin l’on vit, tant bien que mal.
Si l’on est trop pauvre pour se pourvoir soi-même d’une barge de pêche, le bourgeois est là qui la louera $10 pour la saison. Si l’on ne peut se procurer une seine pour prendre la bouette, elle est fournie aussi, au même prix de $10 pour l’été, c’est-à-dire jusqu’au 20 d’août, date où finissent tous les engagements et les contrats relatifs à la pêche. La morue arrive ici à la fin de mai ou dans les premiers jours de juin.
Les pêcheurs qui se pourvoient ainsi, pêchent à la draft, c’est-à-dire qu’en arrivant du large ils livrent tout de suite leur poisson, dont on marque aussitôt le poids à leur avoir, l’unité de poids étant de 238 lbs, ce que l’on nomme « une draft ». Il y a, pour les pêcheurs de cette sorte, bien moins de travail à effectuer, puisqu’ils n’ont pas à travailler la morue, ni à seiner la bouette, qu’on leur fournit. Mais les profits sont par contre bien moins considérables.
La morue sèche se vend, au quintal, 112 lbs. C’est ainsi que la préparent ceux qui pêchent à leur compte. En outre, lorsque la morue verte a du prix, durant l’été, on en envoie sur le marché de Québec, chacun pour son bénéfice.
On prend la morue au large, à une distance variant de un à trois ou quatre milles.
Et à propos de morue, il vaut autant ici qu’ailleurs parler de l’huile de foie de morue, qui donne parfois de bons profits, puisqu’elle s’est vendue jusqu’à 60 cts le gallon ; dans ces dernières années, pourtant, elle n’a plus obtenu que la moitié de ce prix.
De quelle façon fabrique-t-on l’huile de foie de morue ? Comme personne n’a dû s’imaginer que cela se faisait avec des queues de morue, personne non plus ne sera étonné d’entendre dire que cette substance provient du foie de la morue. Et pour l’extraire de là, il n’y a pas besoin de recourir à des machines compliquées, ni à des distillations soigneusement pratiquées. L’huile de foie de morue ? Cela se fait tout seul. — Soit, dans un coin quelconque, une tonne ouverte par l’une de ses extrémités, et placée debout. À mesure que, dans le voisinage, on tranche la morue, on met le foie de côté ; puis on jette les foies ainsi recueillis dans la « fossière », qui est précisément la tonne telle que nous venons de la disposer. Et, tous les jours, les foies s’ajoutent aux foies. Les bons microbes, sous les bienveillants regards du soleil, se mettent à travailler là-dedans. Par exemple, l’odeur qui se dégage de ce laboratoire est loin d’être la suavité même ; elle me rappelle le parfum de l’essence de rose qu’aux seuls physiciens — partisans de la grande théorie de l’unité de la matière : ces messieurs, en effet, n’ont qu’à se réfugier dans la constitution atomique des corps, pour ne plus avoir à souffrir, ni dans l’odorat, ni dans le goût, des états accidentels où peut se trouver la matière. Quoi qu’il en soit, à mesure que l’huile se dégage, elle monte à la surface. On la recueille de temps en temps, et on la met reposer dans un baril ouvert ; plus tard, on la met en barrique.
Le rendement des foies de morue n’est pas toujours le même. Certaines années, un quintal de foies donne un gallon d’huile ; d’autres années, à peine une pinte. On a remarqué que plus la morue est abondante, plus elle est grasse, et plus les foies donnent d’huile. Quand, au contraire, la morue est rare, elle est maigre et fournit peu d’huile. C’est au point qu’il arrive quelquefois que l’on ne « sauve » pas les foies, à cause de leur peu de valeur oléigène. Mais quand on nous donne tous ces renseignements, on ne manque pas d’ajouter que, une fois, on vit 150 « drafts » de morue donner cinq barils (vides de pétrole) d’huile de foie de morue. Cela soit dit pour la consolation des médecins, qui, prenant en considération les innombrables drafts de morue qu’il y a dans la mer, n’ont pas à se gêner, et peuvent sans scrupule aucun prescrire à leurs malades de prendre autant d’huile de foie de morue qu’ils voudront.
La petite rivière aux Graines a donné son nom à la localité qu’elle arrose. Elle arrive au Saint-Laurent par une jolie cascade, dont le bruit aurait chance de se faire entendre à quelque distance, s’il n’avait un rude concurrent dans le bruit des flots qui se brisent sans cesse sur les rochers du rivage. Tout près de cette cascade, débouche aussi de l’intérieur des terres un ruisseau de bonne taille. Ruisseau et rivière mêlent leurs eaux dans un estuaire commun, long de quelques arpents, qui forme un bon havre pour les goélettes et les petits vaisseaux, havre si sûr qu’une fois entré on n’en sort pas quand on le veut : il faut attendre la marée, pour passer sans péril sur les bancs de sable et de roches qui en barrent l’entrée.
(Photog. par N.-A. Comeau)
Je dois, en narrateur consciencieux, avouer que j’ai rarement vu pays d’aspect plus désolé que celui-ci. Il n’y a guère de végétation qu’au bord de la mer, où croît un peu de gazon. Ailleurs, le sol est recouvert d’herbes desséchées, d’où s’élèvent ici et là des troncs desséchés aussi de petits arbres à moitié noircis. Ce paysage lamentable vous étreint l’âme d’une tristesse indéfinissable, et, pour tout amusement des yeux, vous n’avez à contempler que les flots azurés de cette mer immense qui là-bas se confond avec le ciel bleu. Les vaisseaux passent hors de la vue, bien au large, en sorte que le spectacle est loin d’être varié. Au moment de la pêche, la vue des barques échelonnées en divers endroits est une source de distraction fort appréciable.
On m’explique l’aspect de désolation qu’offre ce sol, en me racontant qu’il y a trois ans, à la mi-juillet, un incendie a dévasté ce territoire sur une étendue de cinq milles de profondeur et de quatre milles de longueur sur la côte. Huit jours après que le feu eut dévoré les arbres de la forêt, la tourbe, dont l’épaisseur allait jusqu’à dix-huit pouces en certains endroits, brûlait encore. On put à grande peine préserver les constructions. Pour éteindre la tourbe qui brûlait toujours, on ne trouvait rien de mieux que le sable dont on la recouvrait. Enfin une forte pluie survint, qui arrêta l’élément destructeur.
Il n’y a pas encore d’école ici, ni libre, ni neutre. Aussi personne ne sait lire, ce qui fait que les bienfaits de la presse seraient absolument nuls dans ce village, si l’on n’y employait les journaux, anglais et français, à tapisser les cloisons. Cela m’a été d’une ressource précieuse quand je rentrais sous l’impression fâcheuse des paysages à fendre le cœur dont j’ai parlé plus haut, et j’ai lu, avec un intérêt toujours croissant, des cloisons entières, remplies des choses les plus instructives. On ne pense pas assez au plaisir et au profit qu’il y a à parcourir les vieux journaux ! Pour revenir à nos moutons, s’il n’y a pas d’école, ici, il y a une question scolaire, comme ailleurs. S’il n’y a pas d’école, il y a toujours bien force bambins et bambines : c’est la matière première d’une école, si j’ose employer une expression si irrespectueuse pour la jeune population, qui a pourtant toutes mes sympathies. Il y a jusqu’à une subvention de l’État ; car Monseigneur, qui représente en ces lieux la hiérarchie ecclésiastique, représente aussi le département de l’Instruction publique et distribue en son nom les largesses officielles. Tout ce qui manque c’est une institutrice, et je fais des vœux sincères pour que l’on réussisse bientôt à combler une lacune si déplorable. Allons ! jeunes filles de notre belle Province, levez-vous et venez instruire un peu ces pauvres enfants !
Jusqu’aujourd’hui, l’hospitalière maison de M. Marcel Langlois, où nous logeons, servait d’église et de presbytère quand le missionnaire venait faire les offices religieux. C’est aussi l’hôtel gratuit de tout le monde. Cette brave famille, dont les ressources sont pourtant modestes, héberge et nourrit tous ceux qui se présentent et qui arrivent d’un peu loin. C’est comme au temps des patriarches ! Qu’il est beau de rencontrer encore quelque part ces belles vertus de nos ancêtres ! Comme Dieu bénira cette charité si grande dans sa simplicité !
Cette maison va cesser au moins d’être l’église, car on vient de construire une proprette petite chapelle où se feront désormais les offices religieux. Aujourd’hui même, la messe y a été célébrée pour la première fois.
Hier soir, Monseigneur ayant appris du missionnaire que la Mission n’avait pas encore de titulaire, décida, séance tenante, que cette paroisse porterait le nom de Saint-Victor. En retour de cette délicate attention de Sa Grandeur à l’égard de son compagnon de voyage, je dus prendre l’engagement de trouver une image du saint patron pour en décorer l’autel du nouveau temple. La condition n’était guère onéreuse.
Je projette aussi de pousser fortement ce village dans la voie de la prospérité.
Ma future cité se nommera Saint-Victor de la Rivière-aux-Graines. Cette dénomination est bien longue, et le commerce pourra trouver cela incommode. Nous la nommerons donc simplement « Saint-Victor », à l’imitation de bien d’autres villes qui portent des noms de saints ou de saintes.
Ce sera une incomparable ville d’eau. Il faut voir si l’eau y est salée ! Et puis, il y a cette belle plage de sable, à l’abri des rochers qui s’avancent dans le fleuve et où les mamans grimperont pour voir jouer les petits ! Quand il ventera le moindrement, on aura le spectacle des vagues qui viendront se briser sur le rivage. En outre, il y a tant de récifs, qu’on aura bien parfois le spectacle de quelque petit naufrage, où les jeunes Saint-Victoriens se couvriront de gloire en arrachant aux flots irrités le cuisinier, le capitaine, le chat du bord, voire même quelques passagères évanouies. Des mariages en perspective, quoi ! — Dans ce temps-là, la Malbaie, Cacouna, Tadoussac ne seront plus que des villes d’eau…douce.
Saint-Victor sera une place forte défendue par la nature. Cette chaîne de rochers à fleur d’eau, voilà des remparts peu faciles à franchir pour les cuirassés et les avisos de l’ennemi.
Je ne dis rien de son avenir commercial, tant je crains que la soif de spéculation dont brûlent nos contemporains ne vienne y créer un boom dont les conséquences pourraient être fâcheuses. J’avertis aussi les « compagnies des eaux municipales », qui se chargent de fournir à leurs concitoyens le verre d’eau de chaque instant, qu’elles n’auront rien à faire à Saint-Victor : ici, comme en bien d’autres endroits de la Côte, il suffit d’enfoncer dans le sable un tuyau de fer suivi d’une pompe, et l’on a de bonne eau en abondance.
La petite cascade dont j’ai parlé pourra fournir un pouvoir électrique suffisant, soit pour éclairer la ville, soit pour diverses petites manufactures.
Quand il fera bien clair, on apercevra la pointe ouest de l’île d’Anticosti, et ce sera très intéressant pour les étrangers.
Je m’abstiens à dessein de mentionner beaucoup d’autres avantages et agréments dont on jouira dans la ville future.
Lundi, 17 juin. — Ce matin, je m’arrache aux charmes de ma cité de l’avenir, et je m’embarque avec Monseigneur pour Sheldrake. Nous voyageons à bord de l’Aïda, un yacht élégant qui est la propriété du missionnaire, M. l’abbé Bouchard. Au départ, il vient de l’ouest une forte brise, et le vaisseau en profite. Mais le vent cesse bientôt de souffler, pour ne reprendre, de temps à autre, que par intervalles. Nous allons donc avec grande lenteur ; comme la mer est très houleuse, et le vaisseau de si faible tonnage, nous sommes ballottés de façon absolument désagréable.
À quatre milles de Saint-Victor de la Rivière-aux-Graines, nous passons vis-à-vis le petit village de La Chaloupe[3], un peu moins considérable que celui que nous venons de quitter. Il y a pourtant une quarantaine d’années que cet endroit est établi. Mais, voilà ! il y a des endroits qui ont de brillantes destinées, et il y en a d’autres qui végéteront toujours. Le premier qui vint ici fixer sa tente, M. Thomas Vibert, un Jersais, y réside encore. C’est la morue qui fait vivre la population du lieu. Au temps de notre voyage, on faisait la tentative d’y prendre aussi le saumon, et l’on avait tendu un rets dans ce but. Pas un saumon n’avait encore condescendu à y donner de la tête.
D’où vient ce nom de « La Chaloupe » donné à ce hameau ? On m’explique qu’il y a là une rivière d’un plus fort volume que la rivière aux Graines, et qui s’appelle précisément rivière Chaloupe. Et l’on ajoute, avec une entière bonne foi, que les embarcations de ce nom, très employées en ces parages, trouvaient là un havre excellent où elles accouraient en foule, et que cela fait parfaitement comprendre pourquoi l’on a donné à la rivière son nom de Chaloupe. Voilà toujours bien une étymologie qui ne doit rien aux Grecs ni aux Romains.
En profitant bien de tous les airs de vent qui se présentaient, nous finîmes par arriver en face de Sheldrake, où nous jetâmes l’ancre. Une grande barque vint aussitôt nous prendre à bord et nous descendit à terre, vis-à-vis l’hospitalière demeure de M. Philippe-G. Touzel, qui nous accueillit parfaitement, entouré de ses nombreux employés et de beaucoup d’habitants du village. Il nous conduit à sa maison, dont la façade porte l’inscription : « Welcome Mylord ».
- ↑ Statistiques. — Population : 32 familles, 167 personnes, dont 118 communiants. Confirmés, 44. Une école suivie par 38 élèves.
- ↑ Statistiques — Population : 10 familles, 69 personnes, dont 38 communiants. Confirmés, 7.
- ↑ Il y a ici 3 familles catholiques, formant 13 personnes, dont 10 communiants ; et une famille protestante, composée de trois personnes.