Lady Roxana/VI

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Traduction par B.-H.-G. de Saint Heraye.
Librairie générale illustrée (p. 274-359).

CHAPITRE VI



Sommaire. — Je propose au baronet de quitter l’Angleterre. — Nous faisons une rente viagère à notre amie la Quakeresse. — Elle est pénétrée de nos bontés. — Deux imposantes questions posées à mon époux. — Valeur de nos fortunes réunies. — Arrangement amiable. — Voyage à Rotterdam. — Je deviens pensive et mélancolique. — Ma fille prend Amy pour sa mère. — Je suis très alarmée des découvertes de ma fille. — Mystérieuses assertions sur Roxana. — Amy menace l’existence de ma fille. — Singulier incident à bord d’un navire. — Inconcevable plaisir que j’éprouve à embrasser ma fille. — Je feins une maladie pour différer notre voyage. — La femme du capitaine et ma fille viennent chez moi. — Propos divers sur Roxana. — Grande perplexité occasionnée par les remarques de mes visiteuses. — Soulagement que me cause leur départ. — Les soupçons de la Quakeresse sont éveillés. — Voyage de Hollande retardé. — Effroi causé par une remarque du capitaine. — Bonté et attentions de mon époux. — Nous quittons Londres pour Tunbridge. — Roxana mère de ma fille. — Ma fille raconte son histoire à la Quakeresse. — La Quakeresse se fait mon espion fidèle. — Amy emmène ma fille à Grunwich. — Je la chasse. — Sa disparition. — Dialogue entre la Quakeresse et ma fille. — Ma fille cesse ses visites. — Je crois qu’elle est assassinée.




Nous restâmes dans l’appartement de la Quakeresse pendant plus d’un an ; car alors, faisant comme s’il était difficile de décider où nous établir en Angleterre à sa convenance, à moins de choisir Londres, ce qui n’était pas à la mienne, — j’eus l’air de lui faire une offre pour l’obliger, en lui disant que je commençais à pencher vers l’idée d’aller à l’étranger vivre avec lui : je savais que rien ne pouvait lui être plus agréable, et, quant à moi, tous les lieux se valaient ; j’avais vécu tant d’années à l’étranger sans mari qu’il ne pouvait être lourd pour moi d’y vivre de nouveau, surtout avec lui. Nous en arrivâmes à échanger longuement des politesses. Il était, me dit-il, parfaitement heureux de demeurer en Angleterre, et il avait arrangé toutes ses affaires dans cette vue ; car, comme il m’avait dit qu’il comptait abandonner toutes les affaires du monde, aussi bien le souci de les mener que l’inquiétude d’y penser, considérant que nous étions l’un et l’autre en position de n’en avoir pas besoin et de trouver que ce n’était pas digne de notre peine, je pouvais bien voir que telle était réellement son intention, puisqu’il s’était fait naturaliser, s’était procuré des lettres patentes de baronet, etc. Eh bien, lui répondis-je, j’acceptais sans doute ses compliments, mais, malgré tout cela, je ne pouvais ignorer que son pays natal, où ses enfants étaient élevés, devait lui être plus agréable que tout autre ; et si j’avais tant de prix pour lui, je serais à ses côtés pour augmenter encore le degré de son contentement ; partout où il serait, là serait ma patrie, et n’importe quel lieu du monde serait pour moi l’Angleterre s’il était près de moi. Bref, je l’amenai ainsi à me permettre de l’obliger en allant demeurer à l’étranger, lorsque la vérité était que je n’aurais pas été parfaitement à l’aise en demeurant en Angleterre, à moins de me tenir constamment renfermée, de peur qu’à un moment ou à l’autre, la vie dissolue que j’avais menée ne vînt à être connue, et que ne fussent connues aussi toutes ces vilaines choses dont je commençais alors à être honteuse grandement.

À la fin de notre semaine de noces, pendant laquelle notre Quakeresse avait été si parfaite envers nous, je dis à mon mari combien je croyais que nous lui étions obligés pour ses généreux procédés à notre égard, avec quelle extrême bonté elle avait agi depuis le commencement, et comme elle m’avait été une amie fidèle en toutes les occasions. Et puis, lui dévoilant un peu ses infortunes domestiques, je mis en avant que je croyais devoir non seulement lui être reconnaissante, mais encore faire pour elle quelque chose d’extraordinaire afin de la mettre à l’aise dans ses affaires. J’ajoutai que je n’avais pas de charges qui pussent l’importuner, qu’il n’y avait personne m’appartenant qui ne fût amplement pourvu, et que, si je faisais quelque chose de considérable pour cette honnête femme, ce serait le dernier cadeau que je ferais à qui que ce fût au monde, excepté à Amy ; quant à celle-ci, nous n’allions pas la laisser de côté, mais, dès qu’il s’offrirait quelque chose pour elle, nous verrions à agir suivant les motifs que nous aurions ; en attendant, Amy n’était pas pauvre ; elle avait bien économisé de sept à huit cents livres sterling ; à ce propos, je ne lui dis pas comment, ni par quelles voies coupables elles les avaient amassées, mais je lui dis qu’elle l’avait fait ; et c’était assez pour lui faire comprendre qu’elle n’aurait jamais besoin de nous.

Mon époux fut extrêmement satisfait de mes paroles au sujet de la Quakeresse, il me fit une espèce de discours sur la gratitude, me dit que c’était une des plus brillantes qualités d’une femme comme il faut ; que c’était si intimement lié à l’honnêteté, bien plus, à la religion même, qu’il se demandait si l’une ou l’autre pouvaient se trouver là où la gratitude n’était pas ; que, dans le cas présent, il y avait non seulement gratitude, mais charité ; et que, pour rendre la charité plus véritablement chrétienne encore, la personne qui en était l’objet avait un mérite réel pour attirer ces bienfaits ; il consentait donc à la chose de tout son cœur, me demandant seulement de le laisser en faire la dépense de ses propres fonds.

Je lui répondis que, quant à cela, quoi que j’eusse dit autrefois, je n’avais pas dessein que nous eussions deux bourses. Je lui avais, en effet, parlé d’être une femme libre, une indépendante, et le reste, et il m’avait offert et promis de me laisser ma fortune entre les mains ; mais, puisque je l’avais pris, je voulais faire ce que font les honnêtes femmes, et là où je jugeais bon de me donner moi-même, je donnerais ce que j’avais aussi. Si j’en réservais quelque chose, ce ne serait que dans le cas de mort, et afin de pouvoir le donner à ses enfants ensuite comme un don venant en propre de moi. Bref, s’il jugeait convenable de réunir nos biens, nous verrions dès le lendemain matin quelle force nous pouvions à nous deux déployer dans le monde, et, considérer en somme, avant de nous décider sur le lieu de notre déplacement, comment nous disposerions de ce que nous avions aussi bien que de nos personnes. Ce discours était trop obligeant, et il était trop homme de sens, pour ne pas le recevoir comme il était donné. Il se contenta de répondre qu’en cela nous ferions comme nous en tomberions d’accord ensemble ; mais que la question qui appelait présentement notre attention était de montrer non seulement de la gratitude, mais aussi de la charité et de l’affection à notre amie la Quakeresse. Et le premier mot qu’il prononça à ce sujet fut de placer mille livres sterling à son profit pendant sa vie, ce qui lui faisait soixante livres par an ; mais de telle manière que personne autre qu’elle n’eût le pouvoir d’y toucher. C’était agir très grandement, et cela montrait vraiment les principes généreux de mon mari ; c’est même pour cette raison que j’en parle ici. Mais je trouvai que c’était un peu trop, particulièrement parce que j’avais autre chose en vue pour elle à propos de l’argenterie. Je lui dis donc que je croyais que s’il lui donnait d’abord comme présent une bourse avec cent guinées, et qu’il lui fît ensuite la politesse d’une pension annuelle de quarante livres sterling pendant sa vie, garanties de la façon qu’elle le désirerait, ce serait déjà très honnête.

Il en convint, et dans la soirée du même jour, comme nous allions aller au lit, il prit ma Quakeresse par la main, et, en lui donnant un baiser, lui dit que nous avions été traités par elle avec beaucoup de bonté depuis le commencement de cette affaire, et que sa femme l’avait été auparavant, comme elle (c’est-à-dire moi) l’en avait informé ; il se croyait tenu de lui faire voir qu’elle avait obligé des amis capables de gratitude ; pour sa part personnelle dans l’obligation que nous lui avions, il désirait qu’elle acceptât cela comme un témoignage partiel de reconnaissance seulement (il lui mettait l’or dans la main) ; sa femme causerait avec elle de ce qu’il aurait de plus encore à lui dire. Là-dessus, lui donnant à peine le temps de murmurer : « Je vous remercie », il monta dans notre chambre à coucher, la laissant toute confuse et ne sachant que dire.

Lorsqu’il fut parti, elle se mit à protester avec beaucoup d’honnêteté et d’obligeance de sa bonne volonté à notre égard ; mais, ajoutait-elle, c’était sans aucune attente de récompense ; je lui avais fait plusieurs cadeaux de prix auparavant, — et, en effet, je lui en avais fait, car, outre la pièce de toile que je lui avais donnée dès le commencement, je lui avais donné un service de table en toile damassée, pris sur le linge que j’avais acheté pour mes bals, c’est-à-dire trois nappes et trois douzaines de serviettes ; et une autre fois je lui avais donné un petit collier de perles d’or, et autres choses semblables ; mais, ceci entre parenthèses ; — elle le rappela cependant, comme je le dis, et aussi combien elle m’avait eu d’obligations en mainte autre circonstance, qu’elle n’était pas en condition de montrer sa gratitude d’aucune autre manière, ne pouvant rendre autant qu’elle avait reçu ; que maintenant nous lui enlevions toute chance de s’acquitter par l’amitié que je lui avais déjà témoigné, et que nous la laissions plus endettée qu’elle ne l’était auparavant. Elle débita cela d’un très bon air, à sa manière, laquelle était vraiment très agréable, et avait autant de sincérité apparente, et même, je le crois, de réelle, qu’il était possible d’en exprimer ; cependant je l’arrêtai, la priant de n’en pas dire davantage, mais d’accepter ce que mon époux lui avait donné, et qui n’était qu’une partie, comme elle l’avait entendu le dire.

« Et laissez cela de côté, lui dis-je ; mais venez vous asseoir ici, et donnez-moi la permission de vous dire quelque chose encore, sur le même chapitre ; une chose que mon époux et moi nous avons réglée entre nous en votre faveur. »

» — Que veux-tu dire ? » s’écria-t-elle, en rougissant et en ayant l’air surpris, mais sans bouger.

Elle allait parler de nouveau, mais je l’interrompis et lui dis qu’elle ne devait plus s’excuser d’aucune façon, car j’avais à lui causer de choses meilleures que tout cela. Je continuai en lui disant que, puisqu’elle avait été si amicale et si bonne pour nous en toute occasion, que sa maison était le lieu fortuné où nous nous étions unis, et que j’avais été, comme elle ne l’ignorait pas, mise un peu au courant par elle-même de sa position, nous avions résolu que son sort s’améliorerait par nous pour tout le temps de sa vie. Je lui dis alors ce que nous avions décidé de faire pour elle, et qu’elle n’avait rien de plus à faire qu’à réfléchir avec moi sur la manière dont cela lui serait le plus efficacement garanti, à part de tout ce qui appartenait à son mari ; si son mari lui fournissait de quoi vivre confortablement et n’avoir pas besoin de cela pour son pain et les autres choses nécessaires, elle n’en ferait pas usage, mais elle en mettrait de côté l’intérêt et l’ajouterait chaque année au principal, de manière à accroître le revenu annuel, qui, avec le temps, et peut-être avant qu’elle vînt à en avoir besoin, pourrait doubler ; nous étions très disposés à consentir à ce que tout ce qu’elle mettrait ainsi de côté fût bien à elle, et à qui elle jugerait bon après elle ; mais les quarante livres par an devraient retourner à notre famille à la fin de sa vie, que nous lui souhaitions l’un et l’autre longue et heureuse.

Qu’aucun lecteur ne s’étonne de l’intérêt extraordinaire que je portais à cette pauvre femme, ni de ce que je donne une place dans ce récit à ma libéralité envers elle. Ce n’est pas, je vous l’assure, pour faire parade de ma charité, ni pour faire valoir ma grandeur d’âme et donner d’une manière si prodigue ce qui eut été au-dessus de mes moyens même avec une fortune deux fois plus grande ; mais il y avait une autre source d’où tout cela découlait, et c’est pourquoi j’en parle. Était-il possible de penser à une pauvre femme laissée seule avec quatre enfants dont le mari était parti au loin et qui n’aurait peut-être pas été bon à grand’chose s’il était resté ; étais-je, dis-je, moi qui avais goûté si amèrement les chagrins de cette sorte de veuvage, capable de la voir, de songer à sa position, et de ne pas être touchée d’une façon toute particulière ? Non, non ; jamais je ne les voyais, elle et sa famille, bien qu’elle ne fût pas restée si dénuée de secours et d’amis que je l’avais été moi-même, sans me rappeler ma pauvre condition, au temps où j’envoyais Amy mettre en gage mon corset pour acheter une poitrine de mouton et une botte de navets. Je ne pouvais regarder ses pauvres enfants, bien qu’ils ne fussent ni misérables ni languissants comme les miens, sans verser des larmes en songeant à l’épouvantable condition à laquelle ceux-ci étaient réduits, lorsque la pauvre Amy les poussa tous chez leur tante de Spitalfield et les abandonna en courant. Telle était la source primitive, la véritable fontaine d’où sortaient mes pensées d’affection et mon désir de soulager cette pauvre femme.

Lorsqu’un pauvre débiteur, après être resté longtemps pour dette à Compter, ou à Ludgate, ou au Ban-du-Roi[1], en sort ensuite, se relève dans le monde et devient riche, un tel homme est, aussi longtemps qu’il existe, un bienfaiteur assuré pour les prisonniers de ces maisons, et, peut-être, pour toutes les prisons auprès desquelles il passe, car il se rappelle ses propres maux des jours sombres ; et ceux même qui n’ont jamais eu l’expérience de telles douleurs pour éveiller leur esprit à des actes de charité, auraient les mêmes dispositions bonnes et généreuses, s’ils se rendaient un compte exact de ce qui les distingue des autres, grâce à une favorable et miséricordieuse providence.

C’était donc là, je le répète, la source de mon intérêt pour cette honnête, affectueuse et reconnaissante Quakeresse ; et, comme j’avais une grande fortune en ce monde, je voulais qu’elle goûtât les fruits de ses excellents procédés envers moi d’une manière à laquelle elle ne s’attendait pas.

Pendant tout le temps que je lui parlai, je voyais le désordre de son esprit ; cette joie soudaine était trop pour elle ; elle rougissait, tremblait, changeait de couleur, et à la fin elle devint toute pâle et fut vraiment sur le point de s’évanouir ; mais elle agita précipitamment une petite sonnette pour appeler sa femme de chambre qui vint immédiatement ; et elle lui fit signe — car pour parler elle ne le pouvait, — de lui remplir un verre de vin ; mais elle n’eut pas assez d’haleine pour le boire, et elle fut presque étouffée de ce qu’elle en prit dans sa bouche. Je vis qu’elle était malade et l’aidai de mon mieux, ayant grand peine à l’empêcher de s’évanouir avec de l’alcool et des parfums. Cependant elle fit signe à sa femme de chambre de se retirer et immédiatement elle éclata en sanglots. Cela la soulagea. Lorsqu’elle fut un peu revenue à elle, elle s’élança vers moi et, me jetant les bras au cou :

« Oh ! dit-elle, tu m’as presque tuée ! »

Et elle resta là suspendue, reposant sa tête sur mon cou pendant près d’un quart d’heure, incapable de parler, et sanglotant comme un enfant qui a reçu le fouet.

J’étais très contrariée de ne pas m’être arrêtée un peu au milieu de mon discours, et de pas lui avoir fait prendre un verre de vin avant de jeter ses esprits dans une si violente émotion ; mais il était trop tard, et il y avait dix à parier contre un que cela ne la tuerait pas.

Elle revint à elle enfin, et commença à répondre par d’excellentes paroles à mes marques d’affection. Je ne voulus pas la laisser continuer, et lui déclarai que j’avais encore à lui dire plus que tout cela, mais que j’allais la laisser tranquille jusqu’à une autre fois. Je pensais à la boîte d’argenterie, dont je lui donnai une bonne part ; j’en donnai aussi un peu à Amy, car j’en avais tant, et des pièces si grosses, que je pensais que si je la laissais voir à mon mari, il serait capable de se demander à quel propos j’en avais une si grande quantité et d’un tel genre ; surtout un grand seau pour les bouteilles, qui coûtait cent vingt cinq livres sterling, et quelques grands candélabres, trop gros pour un usage ordinaire. Ces objets-là, je les fis vendre par Amy. Bref Amy en vendit pour plus de trois cents livres ; ce que je donnai à la Quakeresse valait plus de soixante livres ; j’en donnai à Amy pour plus de trente livres, et il m’en resta encore une grande quantité pour mon mari.

Et notre libéralité pour la Quakeresse ne s’arrêta pas aux quarante livres par an ; car pendant tout le temps que nous restâmes chez elle, c’est-à-dire pendant plus de dix mois, nous fûmes toujours à lui donner une chose ou l’autre. En un mot, au lieu que nous logions chez elle, c’était elle qui prenait pension chez nous, car je tenais la maison ; elle et toute sa famille mangeaient avec nous, et, malgré cela, nous lui payions encore le loyer. Bref, je me rappelais mon veuvage, et je me plaisais à cause de cela à réjouir longtemps le cœur de cette veuve. Enfin, mon époux et moi, nous commençâmes à songer à passer en Hollande, où je lui avais proposé de demeurer ; et, afin de bien régler les préliminaires de notre future manière de vivre, je me mis à réaliser toute ma fortune, de façon à avoir tout à notre disposition pour la première occasion que nous jugerions convenable ; après quoi, un matin, j’appelai mon époux près de moi.

« Écoutez bien, monsieur, lui dis-je, j’ai deux questions très graves à vous poser. Je ne sais quelle réponse vous ferez à la première ; mais je doute que vous puissiez rien répondre de bien agréable à l’autre ; et cependant, je vous assure, elle est de la dernière importance pour vous et pour l’avenir de votre existence, quelle qu’elle doive être. »

Il n’eut pas l’air très alarmé, parce qu’il s’apercevait que je parlais d’un ton assez enjoué.

« Entendons vos questions, ma chère, dit-il ; et j’y ferai la meilleure réponse que je pourrai.

» — Eh bien, pour commencer, dis-je, premièrement, vous avez épousé une femme ici, vous en avez fait une grande dame, et vous lui avez fait espérer qu’elle serait encore quelque chose de plus quand elle arriverait à l’étranger : avez-vous examiné, je vous prie, si vous êtes capable de fournir à toutes ses folles demandes quand elle sera là-bas ; si vous pourrez entretenir une Anglaise dépensière dans tout son orgueil et toute sa vanité ? En un mot, vous êtes-vous enquis si vous sauriez la satisfaire ?

» Secondement, vous avez épousé une femme ici ; vous lui avez donné beaucoup de belles choses ; vous l’entretenez comme une princesse, et quelquefois vous l’appelez de ce nom. Quelle dot, je vous prie, avez-vous eue d’elle ? Quelle fortune a-t-elle été pour vous ? Et où se trouvent ses propriétés, que vous lui faites un tel train de vie ? Je crains que vous ne la teniez à un rang bien au-dessus de sa position, du moins au-dessus de ce que vous en avez vu jusqu’ici ? Êtes-vous sûr de n’avoir pas mordu à un hameçon ? et de n’avoir pas fait une lady d’une meurt-de-faim ? »

« — Eh bien, dit-il, avez-vous d’autres questions à me faire ? faites-les toutes ensemble ; peut-être pourra-t-on répondre à toutes en quelques mots, comme à ces deux-ci.

» — Non, repris-je. Voilà mes deux grandes questions, pour le moment du moins.

» — Eh bien, alors, je vais vous répondre en quelques mots. Je suis absolument le maître de mes propres ressources, et, sans plus ample enquête, je puis informer ma femme, dont vous parlez, que, si je l’ai faite grande dame, je saurai la tenir sur le pied d’une grande dame, où qu’elle aille avec moi, et sans que j’aie une pistole de sa dot, qu’elle ait une dot ou non ; et, puisque je ne me suis pas enquis si elle avait une dot ou non, je ne lui en témoignerai pas moins de respect, je ne l’obligerai pas à vivre plus médiocrement ou à se priver en rien à cause de cela ; au contraire, si elle va à l’étranger pour vivre avec moi dans mon pays natal, je la ferai plus qu’une grande dame et j’en supporterai les frais, sans m’inquiéter de quoi que ce soit qu’elle puisse avoir ; et ceci, je suppose, ajouta-t-il en finissant, contient la réponse à vos deux questions ensemble. »

Il avait en parlant un air beaucoup plus sérieux que je n’avais en lui posant ces questions. Il dit encore à ce sujet beaucoup de choses pleines d’amitié, comme conséquence de nos conversations antérieures, de sorte que je fus obligée de devenir sérieuse également.

« Mon ami, lui dis-je, je ne faisais que plaisanter avec mes questions. Je vous les posais pour amener ce que j’allais vous dire sérieusement, à savoir que, si je dois aller à l’étranger, il est temps que je vous fasse savoir l’état des choses, et ce que j’ai à vous apporter comme votre femme ; que nous voyions comment on doit en disposer, le placer, et le reste. Venez donc, asseyez-vous, et laissez-moi vous montrer le marché que vous avez fait. J’espère que vous verrez que vous n’avez pas pris une femme sans fortune. »

Alors il me dit que, puisqu’il voyait que j’étais sérieuse, il désirait que je remisse l’affaire au lendemain ; nous ferions alors comme font les pauvres gens après leur mariage, qui tâtent dans leurs poches et voient combien d’argent ils apportent ensemble dans le monde.

« Très bien, lui dis-je ; de tout mon cœur. »

Et la conversation s’arrêta là-dessus pour cette fois.

Ceci se passait le matin. Mon époux alla, après dîner, chez son orfèvre, dit-il, et, au bout de trois heures, il en revint avec un porteur chargé de deux grandes boîtes ; son domestique portait une autre boîte aussi lourde, à ce que je remarquais, que les deux du porteur, et sous laquelle le pauvre garçon suait de toutes ses forces. Il renvoya le porteur, et, un petit moment après, il sortit de nouveau avec son domestique ; il revint à la nuit, amenant un autre porteur avec d’autres boîtes et paquets, et le tout fut monté et enfermé dans une chambre à côté de notre chambre à coucher. Le lendemain matin, il demanda une table ronde assez grande, et se mit à déballer.

Lorsque les boîtes furent ouvertes, je vis qu’elles étaient pleines surtout de livres, de papiers et de parchemins ; je veux dire des livres de compte, des écrits et choses semblables, qui n’avaient en eux-mêmes aucune importance pour moi, parce que je n’y comprenais rien. Cependant je le vis les sortir tous, les éparpiller autour de lui sur la table et les chaises, et être très affairé au milieu de tout cela. C’est pourquoi je me retirai et le laissai seul. Il était, en effet, tellement occupé, qu’il ne s’aperçut de ma disparition qu’un bon moment après. Mais lorsqu’il eut passé en revue tous ses papiers et qu’il en fut venu à ouvrir une certaine petite boîte, il me rappela.

« Maintenant, dit-il en m’appelant sa comtesse, je suis prêt à répondre à votre première question. Si vous voulez vous asseoir jusqu’à ce que j’aie ouvert cette boîte, nous verrons où en sont les choses. »

Il ouvrit donc la boîte ; et vraiment elle contenait ce à quoi je ne m’attendais pas, car je croyais qu’il avait écorné plutôt qu’augmenté sa fortune ; mais il me montra en billets d’orfèvres et en valeurs sur la Compagnie anglaise des Indes Orientales, environ seize mille livres sterling ; puis il me mit en main neuf assignations sur la Banque de Lyon, en France, et deux sur les rentes de l’Hôtel de Ville à Paris, montant ensemble à cinq mille huit cents couronnes[2] par an, ou de revenu annuel, comme on dit là-bas ; et enfin la somme de trente mille rixthalers sur la Banque d’Amsterdam, sans compter des bijoux et de l’or dans la boîte, pour une valeur de quinze ou seize mille livres sterling, parmi lesquels se trouvait un très beau collier de perles valant environ deux cents livres. Il le tira et l’attacha à mon cou, disant qu’il ne figurerait pas à l’inventaire.

J’étais aussi contente que surprise, et c’était avec une joie inexprimable que je le voyais si riche.

« Vous pouviez bien me dire, m’écriai-je, que vous étiez capable de me faire comtesse et de me tenir à la hauteur de ce rang. »

Bref, il était immensément riche ; car, outre ceci, il me montra, — et c’était la raison pour laquelle il avait été si affairé avec ses livres, — il me montra, dis-je, différentes entreprises qu’il avait à l’étranger comme commerçant ; ainsi, en particulier, une part d’un huitième dans un vaisseau pour les Indes Orientales, alors en mer ; un compte-courant avec un marchand de Cadix, en Espagne ; environ trois mille livres sterling prêtées à la grosse sur des navires partis pour les Indes, et une grande cargaison de marchandises consignées à un marchand pour être vendues à Lisbonne, en Portugal ; de sorte que ses livres portaient environ douze mille livres de plus ; ce qui, mis tout ensemble, faisait à peu près vingt-sept mille livres sterling, et treize cent vingt livres par an.

Je restai stupéfaite, et cela se comprend, devant ces comptes, et ne lui dis rien pendant un bon moment, d’autant plus que je le voyais encore occupé à regarder ses livres. Au bout d’un instant, comme j’allais exprimer mon émerveillement :

« Tenez, ma chère, dit-il, ce n’est pas encore tout. »

Et alors il tira quelques vieux sceaux et de petits rouleaux de parchemin, que je ne comprenais pas ; mais il me dit que c’était un droit de réversion qu’il possédait sur un domaine patrimonial dans sa famille, et une hypothèque de quatorze mille rixthalers assise sur ce domaine entre les mains du présent possesseur ; c’était donc environ trois mille livres sterling de plus.

« Mais écoutez encore, dit-il ; il faut que je paye mes dettes sur tout cela, et elles sont très grosses, je vous assure. »

La première, dit-il alors, était une mauvaise affaire de huit mille pistoles pour laquelle il avait eu un procès à Paris ; sentence avait été donnée contre lui, et c’était là la perte dont il m’avait parlé, qui lui avait fait quitter Paris de dégoût. Il devait par ailleurs environ cinq mille trois cents livres sterling ; de valeur argent, il avait encore au total dix-sept mille livres net mais après tout et treize cent vingt livres de rentes.

Après un instant de silence, ce fut à mon tour de parler.

« Eh bien, dis-je, il est dur, en vérité, qu’un gentleman possédant une telle fortune soit venu jusqu’en Angleterre pour épouser une femme qui n’a rien. En tout cas, il ne sera pas dit que ce que j’ai, quoi qu’il soit, je ne l’apporterai pas au fond commun. »

Et là dessus je commençai à produire mes pièces.

D’abord, je tirai l’hypothèque que le bon sir Robert m’avait procurée, d’un revenu annuel de sept cents livres, d’un principal de quatorze mille livres.

En second lieu, je tirai une autre hypothèque territoriale, procurée par le même fidèle ami, qui, à trois reprises, avait avancé douze mille livres.

Troisièmement, je lui exhibai un paquet de petites valeurs obtenues de divers côtés, revenus de fermes et autres petites hypothèques comme on en trouvait en ce temps-là, montant à dix mille huit cents livres en principal, et donnant six cent trente-six livres par an. De sorte qu’en tout il y avait deux mille cinquante-six livres par an de rentrées constantes en argent comptant.

Lorsque je lui eus montré tout cela, je le déposai sur la table et le priai de le prendre, afin qu’il pût me donner une réponse à la seconde question. Quelle fortune avait-il de sa femme ? et je me mis à rire un peu.

Il regarda les papiers une minute, et puis me les tendit tous en disant :

« Je n’y toucherai pas, pas à un seul, avant que tout soit solidement placé en mains sûres pour votre propre usage et entièrement sous votre administration. »

Je ne saurais omettre ce que j’éprouvai pendant que tout cela se passait. Quoique ce fût joyeuse besogne après tout, je tremblais cependant dans toutes mes articulations plus que ne fit jamais, je suppose, Balthazar à la vue des caractères écrits sur sa muraille ; et j’en avais certes d’aussi justes motifs. — Pauvre misérable, me disais-je, est-ce que ma richesse mal acquise, produit d’une débauche prospère, d’une ignoble et vicieuse existence de prostitution et d’adultère, va être mêlée à la fortune honnête et bien gagnée de cet intègre gentleman, pour y faire l’effet d’une teigne et d’une chenille, et attirer les jugements du ciel sur lui et sur ce qu’il possède, à cause de moi ? Ma perversité flétrira-t-elle son bonheur ? Serai-je pour lui comme le feu dans le lin ? un instrument pour provoquer le ciel à maudire ses joies ? Dieu m’en préserve ! Je tiendrai ces richesses à l’écart si c’est possible.

Telle est la véritable raison pour laquelle j’ai donné tant de détails sur la vaste fortune que j’avais acquise ; et voilà comment ses biens, résultat, sans doute, de mainte année d’heureuse industrie, et qui étaient égaux, sinon supérieurs aux miens, furent, à ma prière, tenus séparés des miens, comme je viens de l’indiquer ci-dessus.

Je vous ai raconté comment il m’avait remis en main tous mes papiers.

« Eh bien, lui dis-je, puisque je vois que vous voulez que cela soit gardé à part, il en sera ainsi, à une condition que j’ai à vous proposer, et pas à d’autre.

» — Et quelle est cette condition ?

» — Voici. Le seul prétexte que j’aie pour garder ma fortune à part, c’est qu’au cas de votre mort je puisse l’avoir en réserve pour moi, si je vous survis.

» — Bien, dit-il. C’est vrai.

» — Mais alors, repris-je, c’est toujours le mari qui reçoit le revenu annuel pendant sa vie, pour l’entretien général de la famille, on le suppose, du moins : eh bien, voici deux mille livres par an, ce qui est, je crois, autant que nous en dépensons, et je désire que rien n’en soit économisé. Ainsi tout le revenu de votre fortune, l’intérêt des dix-sept mille livres et les treize cent vingt livres par an pourront être constamment mis de côté pour l’accroissement de vos biens ; de cette façon, en ajoutant chaque année l’intérêt au capital, vous deviendrez peut-être aussi riche que si vous faisiez le commerce avec tout vos fonds, en étant obligé de tenir en même temps un train de maison.

La proposition lui plut, et il dit qu’il en serait ainsi ; de cette manière, je me persuadai jusqu’à un certain point que je n’attirerais pas sur mon mari le courroux d’une juste Providence en mêlant ma richesse mal acquise à son honnête fortune. Je fus conduite à agir ainsi par les réflexions qui, à certains intervalles, naissaient dans mon esprit sur la justice du ciel, laquelle, — j’avais lieu de m’y attendre, — tomberait à un moment ou l’autre sur moi ou sur mes biens, en punition de l’épouvantable vie que j’avais vécue.

Et que personne ne conclue de l’étrange prospérité que j’avais rencontrée dans toutes mes actions perverses et de la vaste fortune que j’en avais tirée, que je fusse pour cela heureuse ou tranquille. Non, non ; j’avais un dard enfoncé dans le foie ; j’avais en moi un secret enfer, même pendant tout le temps que notre joie semblait au plus haut, et surtout maintenant, après que tout était fini et que, suivant toute apparence, j’étais une des plus heureuses femmes de la terre. Pendant tout ce temps, je le répète, mon esprit était sous le coup d’une terreur constante, qui me donnait des sursauts terribles et me faisait m’attendre à quelque chose d’effrayant à chacun des accidents ordinaires de la vie.

En un mot, il ne faisait jamais d’éclair ni de tonnerre que je ne crusse que le prochain coup allait pénétrer mes organes vitaux et fondre la lame — mon âme, — dans son fourreau de chair. Jamais un ouragan ne soufflait que je ne crusse que la chute de quelque tuyau de cheminée ou de toute autre partie de la maison allait m’ensevelir sous ses ruines ; et il en était de même pour les autres choses.

Mais j’aurai peut-être occasion de reparler de tout ceci plus tard. La question que nous avions à considérer était en quelque sorte réglée : nous avions amplement quatre mille livres sterling par an pour notre subsistance future, sans compter une grosse somme en joyaux et en argenterie. Outre cela, j’avais environ huit mille livres d’argent en réserve que je lui dissimulai, pour établir mes deux filles dont j’ai encore beaucoup à parler.

C’est avec cette fortune, assise comme vous l’avez vu, et avec le meilleur mari du monde, que je quittai de nouveau l’Angleterre. Non seulement j’avais, par prudence humaine et par la nature même des choses, étant mariée et établie d’une si magnifique façon, j’avais non seulement, dis-je, abandonné tout à fait la ligne de conduite dissipée et coupable que j’avais suivie auparavant, mais je commençais à la regarder derrière moi avec cette horreur et cette détestation qui est la compagne assurée, sinon l’avant-coureur, du repentir.

Quelquefois les prodiges de ma position présente opéraient sur moi, et mon âme avait des ravissements à propos de la facilité avec laquelle j’étais sortie des bras de l’enfer, et de ce que je n’étais pas engloutie dans la ruine définitive, comme le sont au commencement ou à la fin, la plupart de celles qui mènent une telle vie. Mais c’était là un essor trop haut pour moi. Je n’en étais pas arrivée à ce repentir qui s’élève du sentiment de la bonté céleste ; je me repentais du crime, mais c’était une sorte de repentir moins noble, excité plutôt par la crainte du châtiment que par le sentiment que la punition m’avait été épargnée et que j’avais heureusement touché terre après la tempête.

Le premier événement après notre arrivée à La Haye (où nous demeurâmes quelques temps) fut que mon époux me salua un matin du titre de comtesse, comme il avait dit qu’il avait l’intention de le faire en se faisant transférer l’héritage auquel cette dignité était attachée. Il est vrai que ce n’était qu’une réversion ; mais elle ne tarda pas à se produire, et comme tous les frères d’un comte sont appelés comtes, j’eus le titre par courtoisie trois ans environ avant de l’avoir en réalité.

Je fus agréablement surprise que cela vînt sitôt, et j’aurais voulu que mon époux prît sur mes biens l’argent qu’il y avait dépensé ; mais il rit de moi et alla son train.

J’étais alors au sommet de ma gloire et de ma prospérité. On m’appelait la comtesse de ***. J’avais obtenu sans le chercher ce à quoi je visais en secret, et c’était réellement la principale raison qui m’avait fait venir à l’étranger. Je pris alors un domestique plus nombreux ; je vécus dans une sorte de magnificence que je ne connaissais pas ; on m’appelait « Votre Honneur » à chaque mot ; j’avais une couronne derrière mon carrosse quoiqu’en même temps je ne susse pas grand’chose, rien du tout même, de mon nouvel arbre généalogique.

La première chose que mon époux prit sur lui d’arranger, fut de déclarer que nous nous étions mariés onze ans avant notre arrivée en Hollande, et conséquemment de reconnaître comme légitime notre petit garçon, qui était encore en Angleterre, de donner des ordres pour le faire venir et de l’ajouter à sa famille en le reconnaissant pour nôtre.

Voici comment il s’y prit. Il avertit ses parents de Nimègue, où ses enfants (deux fils et une fille) étaient élevés, qu’il venait d’Angleterre et qu’il était arrivé à La Haye avec sa femme ; qu’il y resterait quelque temps, et qu’il désirait qu’on lui amenât ses deux fils. Il fut fait comme il le demandait, et je les accueillis avec toute la bonté et la tendresse qu’ils pouvaient attendre de leur belle-mère, et d’une belle-mère qui prétendait l’être depuis qu’ils avaient deux ou trois ans.

Il ne fut pas difficile du tout de faire admettre que nous étions mariés depuis si longtemps dans un pays où l’on nous avait vus ensemble vers cette époque, c’est-à-dire onze ans et demi auparavant, et où l’on ne nous avait plus jamais vus ensuite, si ce n’est depuis que nous étions revenus ensemble. Et ce fait d’avoir été vus ensemble autre fois était ouvertement reconnu et proclamé par notre ami le marchand de Rotterdam, et aussi par les gens de la maison où nous demeurions l’un et l’autre dans la même ville et où notre première intimité commença, lesquels se trouvèrent par hasard tous encore vivants. Aussi, pour le mieux publier, nous fîmes un voyage à Rotterdam, et logeâmes dans la même maison ; notre ami, le marchand, vint nous y rendre visite ; il nous invita ensuite fréquemment chez lui et nous traita fort honnêtement.

Cette conduite de mon époux, qu’il mena avec une grande habileté, était véritablement une marque d’un merveilleux degré d’honnêteté et d’affection pour notre petit garçon ; car tout cela était fait purement dans l’intérêt de l’enfant.

J’appelle cela une affection honnête, parce que c’était par un principe d’honnêteté qu’il s’intéressait si sérieusement à prévenir le scandale qui serait autrement tombé sur l’enfant, tout innocent qu’il était. C’était par ce principe d’honnêteté qu’il m’avait si vivement sollicitée et conjurée, au nom des sentiments naturels d’une mère, de l’épouser lorsque l’enfant était encore à peine conçu dans mon sein, afin qu’il ne souffrît pas du péché de son père et de sa mère. Aussi, bien qu’il m’aimât réellement beaucoup, j’avais cependant lieu de croire que c’était par ce même principe de justice envers l’enfant qu’il était revenu en Angleterre me chercher avec le dessein de m’épouser, et comme il disait, de sauver l’innocent agneau d’une infamie pire que la mort.

C’est en m’adressant un juste reproche que je dois répéter encore que je ne lui portais pas le même intérêt, quoique ce fût l’enfant de ma propre chair ; mais je n’eus jamais pour cet enfant l’amour cordial et tendre qu’il avait. Quelle en était la raison, je ne saurais le dire. J’avais, il est vrai, montré une négligence générale à son endroit pendant toutes les années dissipées de mes fêtes de Londres, si ce n’est que j’envoyais Amy s’informer de lui de temps en temps et payer sa nourrice. Quant à moi, c’est à peine si je l’avais vu quatre fois pendant les quatre premières années de sa vie, et j’avais souvent souhaité qu’il s’en allât tranquillement de ce monde. Au contraire, je prenais un soin tout autre d’un fils que j’avais eu du joaillier, et je lui montrais un tout autre intérêt, bien que je ne me fisse pas connaître de lui ; en effet, j’avais subvenu parfaitement à tous ses besoins, je lui avais fait donner une très bonne éducation, et quand il avait été d’âge convenable, je l’avais fait partir avec une personne honnête et dans de bonnes affaires, pour les Indes Orientales ; et là, lorsqu’il y eut été quelque temps et qu’il commença à opérer à son compte, je lui envoyai en différentes fois la valeur de plus de deux mille livres sterling, avec quoi il fit le commerce et s’enrichit ; et, il faut l’espérer, il pourra revenir à la fin avec quarante ou cinquante mille livres dans sa poche, comme beaucoup l’ont fait, qui n’avaient pas eu un tel encouragement à leurs débuts.

Je lui envoyai aussi là bas une femme, une belle jeune fille, bien élevée, extrêmement bonne et agréable ; mais le jeune dégoûté ne la trouva pas de son goût, et il eut l’impudence de m’écrire, j’entends d’écrire à la personne que j’employais pour correspondre avec lui, de lui en envoyer une autre, promettant de marier celle que je lui avais adressée à un de ses amis qui l’aimait mieux que lui ne le faisait. Mais je pris la chose si mal que, non seulement, je ne voulus point lui en envoyer d’autre, mais que j’arrêtai une nouvelle valeur de mille livres que j’étais disposée à lui faire tenir. Il réfléchit ensuite et offrit de l’épouser ; mais, à son tour, elle avait tellement ressenti le premier affront qu’il lui avait infligé qu’elle ne voulut pas de lui, et je lui fis écrire que je trouvais qu’elle avait bien raison. Toutefois, après qu’il lui eut fait sa cour pendant deux ans, et grâce à l’entremise de quelques amis, elle l’épousa et fit une excellente femme, comme je savais qu’elle le ferait ; mais jamais je ne lui envoyai la cargaison de mille livres dont je viens de parler ; de sorte qu’il perdit cette somme pour m’avoir offensée, et qu’à la fin il prit la dame sans l’argent.

Mon nouvel époux et moi, nous vivions d’une vie très régulière et contemplative ; et certes c’était en soi une vie pleine de toute humaine félicité. Mais si je regardais ma situation avec satisfaction, ce qu’assurément je faisais, je regardais en toute occasion les choses d’autrefois avec une détestation proportionnée et avec la plus extrême affliction ; et vraiment alors, et cela pour la première fois, ces réflexions commençaient à entamer mon bonheur et à diminuer la douceur de mes autres jouissances. On peut dire qu’elles avaient rongé un trou dans mon cœur auparavant ; mais maintenant elles le transperçaient de part en part ; elles mettaient leurs dents à tous mes plaisirs, rendaient amère toute douceur, et me faisaient soupirer au milieu de chaque sourire.

Ni toute l’affluence d’une abondante fortune, ni la possession de cent mille livres sterling (car, à nous deux, nous n’avions guère moins), ni les honneurs et les titres, ni les serviteurs et les équipages, ni, en un mot, toutes ces choses que nous appelons le plaisir ne pouvaient m’offrir aucune saveur ni m’adoucir le goût des choses. Cela alla au point qu’à la fin je devins triste, lourde, pensive et mélancolique. Je dormais peu ; je mangeais peu ; je rêvais continuellement les plus effrayantes et les plus terribles choses imaginables, rien que des apparitions de démons et de monstres, des chutes dans des gouffres du haut de précipices élevés et abrupts, et autres accidents semblables. Si bien que le matin, lorsque j’aurais dû me lever rafraîchie par le bienfait du repos, j’étais harcelée d’épouvantements et de choses terribles uniquement formées dans mon imagination, tantôt fatiguée et ayant besoin de dormir, tantôt accablée de vapeurs, et incapable de m’entretenir avec ma famille ou avec toute autre personne.

Mon mari, l’être le plus tendre du monde, surtout à mon égard, était très inquiet, et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour m’encourager et me remettre ; il s’efforçait de me guérir en me raisonnant ; il essayait tous les moyens possibles de me distraire ; mais tout cela ne servait à rien, ou à bien peu.

Mon seul soulagement était quelquefois de m’épancher dans le sein de la pauvre Amy, lorsque nous étions seules, elle et moi ; et elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour me réconforter ; mais cela n’avait pas grand effet, venant de sa part ; car, bien qu’Amy fût la plus pénitente d’abord, quand nous avions été dans la tempête, elle était restée ce qu’elle avait coutume d’être, une folle, dissipée, débauchée coquine, que l’âge n’avait pas rendue beaucoup plus sérieuse ; car Amy avait à ce moment entre quarante et cinquante ans, elle aussi.

Mais reprenons ma propre histoire. De même que je n’avais personne pour m’encourager, je n’avais personne pour me conseiller. Il était heureux, je l’ai souvent pensé, que je ne fusse pas catholique romaine. Quelle jolie besogne j’aurais faite, en effet, d’aller trouver un prêtre avec une histoire telle que celle que j’aurais eue à lui dire ; et quelle pénitence tout père confesseur ne m’aurait-il pas obligé à accomplir, surtout s’il avait été honnête et fidèle aux devoirs de sa charge !

Cependant, n’ayant rien de ce recours, je n’avais rien non plus de l’absolution grâce à laquelle le criminel qui se confesse s’en va réconforté ; mais je marchais le cœur chargé de crimes, et dans l’obscurité la plus complète sur ce que j’avais à faire. Je languis dans cet état près de deux ans. Je puis bien dire languir ; car si la Providence ne m’avait pas secourue, je n’aurais pas tardé à mourir. Mais nous reviendrons sur ce sujet.

Il faut maintenant retourner à une autre scène, et la réunir à cette partie de mon histoire, qui finira tout ce qui, pour moi, se rapporte à l’Angleterre, du moins tout ce que j’en mettrai dans ce récit.

J’ai indiqué en gros ce que j’avais fait pour mes deux fils, l’un à Messine, l’autre aux Indes. Mais je n’ai pas été jusqu’au bout de l’histoire de mes deux filles. Je courais tellement le danger d’être reconnue par une d’elles que je n’osais pas la voir, de peur de lui faire savoir qui j’étais. Quant à l’autre, je ne pouvais guère trouver aucun moyen de la voir, de la reconnaître, ni de la laisser me voir, parce qu’elle aurait alors nécessairement su que je ne voulais pas me faire connaître de sa sœur, ce qui aurait paru étrange ; si bien que, tout considéré, je me déterminai à ne voir ni l’une ni l’autre. Mais Amy arrangea tout pour moi. Après en avoir fait deux dames en leur donnant une bonne, quoique tardive, éducation, elle fut sur le point de tout perdre, et elle et moi en même temps, en se découvrant malheureusement à la dernière d’entre elles, c’est à dire à celle qui avait été notre cuisinière, et que, comme je l’ai dit plus haut, Amy avait été obligée de mettre à la porte, dans la crainte de cette découverte qui précisément arrivait. J’ai déjà indiqué comment Amy s’occupait d’elle par une tierce personne, et comment la jeune fille, lorsqu’elle eut été mise sur le pied d’une demoiselle, était venue faire visite à Amy chez moi. C’est après cela qu’Amy allant, suivant sa coutume, voir le frère de la jeune fille (mon fils), chez l’honnête homme de Spitalfields, il se trouva que les deux filles étaient là en même temps, par pur hasard ; et la seconde, sans y prendre garde, découvrit le secret, à savoir que c’était là la dame qui avait tout fait pour elles.

Amy se trouva fort surprise. Mais voyant qu’il n’y avait pas de remède, elle tourna la chose en plaisanterie, et dès lors s’entretint avec elles librement, continuant à être persuadée que ni l’une ni l’autre ne pourraient tirer grand parti de ce secret tant qu’elles ne sauraient rien de moi. En conséquence, elle les prit ensemble un jour et leur raconta l’histoire, comme elle disait, de leur mère, la commençant lorsqu’elles avaient été si misérablement transportées chez leur tante ; elle déclara qu’elle n’était pas leur mère, et elle leur fit son portrait. Lorsqu’elle dit qu’elle n’était pas leur mère, une d’elles exprima une grande surprise, car elle s’était fortement mis dans l’esprit qu’Amy était réellement sa mère, et que, pour quelques raisons particulières, elle se cachait d’elle. Aussi, lorsque Amy lui dit franchement qu’elle n’était pas sa mère, la fille se prit à pleurer, et Amy eut beaucoup de peine à la remettre. Quand Amy l’eut un peu ramenée à elle et qu’elle fut revenue de son premier trouble, Amy lui demanda ce qu’elle avait. La pauvre fille se suspendit à elle, et l’embrassa ; elle était encore si émue, quoique ce fût une grande fille de dix-neuf ou vingt ans, qu’on ne pût la faire parler pendant un grand moment. À la fin, retrouvant sa langue, elle s’écria :

« Oh ! mais, ne dites pas que vous n’êtes pas ma mère ! Je suis sûre que vous êtes ma mère. »

Et elle se remettait à pleurer comme si elle avait dû en mourir. Amy fut assez longtemps sans savoir ce qu’elle avait à faire d’elle. Elle hésitait à lui dire qu’elle n’était pas sa mère, parce qu’elle ne voulait pas la rejeter dans un nouvel accès de crise. Elle prit un léger détour, et lui dit :

« Mais, enfant, pourquoi voudriez-vous que je fusse votre mère ? Si c’est parce que je suis si bonne envers vous, soyez tranquille, ma chère enfant, je continuerai à être aussi bonne envers vous que si j’étais votre mère.

» — Oui, oui, reprit la jeune fille. Mais je suis sûre que vous êtes aussi ma mère ; et qu’ai-je fait pour que vous ne vouliez pas me reconnaître, pour que vous ne vouliez pas être appelée ma mère ? Bien que je sois pauvre, vous avez fait de moi une femme bien élevée, et je ne ferai rien qui vous déshonore. Et puis, ajouta-t-elle, je sais garder un secret, surtout pour ma mère, bien sûr. »

Et la voilà qui appelle Amy sa mère, qui se suspend de nouveau à son cou, et se reprend à pleurer violemment.

Ces dernières paroles de la jeune fille alarmèrent Amy, et, comme elle me le dit, l’effrayèrent terriblement. Elle en fut même si confondue qu’elle ne put se maîtriser ni cacher son trouble à la fille, comme vous allez le voir. Elle se trouva arrêtée court et confuse au dernier point. La fille, adroite friponne, s’en prévalut aussitôt.

« Ma mère chérie, dit-elle, ne vous tourmentez pas de cela. Je sais tout ; mais ne vous tourmentez pas. Je n’en dirai pas un mot à ma sœur, ni à mon frère, sans votre permission ; mais ne me reniez pas, maintenant que vous m’avez retrouvée ; ne vous cachez pas de moi plus longtemps. Je ne pourrais le supporter ; cela me brise le cœur.

» — La fille est folle, je crois, dit alors Amy. Mais, enfant, je te dis que si j’étais ta mère, je ne te renierais pas. Ne voyez-vous pas que je suis aussi bonne pour vous que si j’étais votre mère ? »

Mais Amy aurait eu aussi vite fait de chanter Femme sensible sur l’air de Marlborough que de lui parler[3].

» Oui, répondit-elle, vous êtes très bonne avec moi, en vérité ». Et elle ajouta que cela suffirait pour faire croire à tout le monde qu’elle était bien sa mère. Mais ce n’était pas encore là le cas ; elle avait d’autres raisons pour croire, et pour savoir qu’Amy était sa mère ; et c’était une chose triste qu’elle ne voulût pas se laisser appeler ma mère, par elle qui était son propre enfant.

Amy avait le cœur si plein de trouble et d’émotion qu’elle ne chercha pas à avoir plus de renseignements, ce qu’elle aurait fait en d’autres circonstances ; je veux dire des renseignements sur ce qui rendait la fille si affirmative. Mais elle partit et accourut me raconter toute l’histoire.

J’en fus tout d’abord comme foudroyée, et encore plus ensuite comme vous le verrez. Mais tout d’abord, je le répète, je fus comme foudroyée et stupéfaite, et je dis à Amy :

« Il doit y avoir là dessous quelque chose que nous ne savons pas. »



Mais, après y avoir réfléchi plus profondément, je reconnus que la fille n’avait aucune idée de personne, en dehors d’Amy ; et je fus heureuse de ne pas me trouver mêlée dans l’affaire et de ce que la fille n’avait aucune donnée à mon sujet. Toutefois cette tranquillité ne dura pas longtemps ; car lorsque Amy retourna la voir, elle se comporta de même, et se montra même plus violente qu’elle ne l’avait été auparavant. Amy s’efforça de la calmer par tous les moyens imaginables : elle lui dit d’abord qu’elle trouvait mauvais qu’elle ne la crût pas, et enfin que si elle ne voulait pas renoncer à une si folle fantaisie, elle l’abandonnerait et la laisserait seule dans le monde, comme elle l’avait trouvée.

Cela donna des crises à la fille ; elle poussa des cris à se tuer, et se suspendit au cou d’Amy comme une enfant.

« Eh bien, lui dit celle-ci, pourquoi ne pouvez-vous pas être tranquille avec moi et me laisser vous faire du bien et vous témoigner de l’affection, comme je le ferais, comme j’ai l’intention de le faire ? Pouvez-vous croire que si j’étais votre mère, je ne vous le dirais pas ? Quelle fantaisie possède votre esprit ? »

Là dessus la fille lui dit en peu de mots (mais ce peu de mots effraya Amy jusqu’à lui en faire perdre l’esprit, et eut le même effet sur moi), qu’elle savait parfaitement ce qu’il en était.

« Je sais, dit-elle, lorsque vous avez quitté ***, — elle nommait le village, — où je demeurais quand mon père est parti, que vous êtes passée en France. Je sais très bien cela, et avec qui vous vous en êtes allée. Mylady Roxana n’est-elle pas revenue avec vous ? Je sais tout cela suffisamment ; quoique je ne fusse qu’une enfant, j’ai tout entendu. »

Et elle continua à parler de la sorte, si bien qu’Amy perdit de nouveau toute possession d’elle-même ; elle entra contre elle dans un accès de rage digne d’une échappée de Bedlam ; elle lui dit qu’elle ne l’approcherait plus jamais ; qu’elle pouvait retourner mendier si elle voulait ; que quant à elle, Amy, elle ne voulait plus du tout avoir affaire avec elle. La fille, créature passionnée, lui répliqua qu’elle avait l’expérience des pires choses qu’elle pouvait rentrer en service, et que, si elle ne voulait pas l’avouer pour son enfant, elle n’avait qu’à faire ce qui lui plaisait. Puis elle eut encore un accès de cris et de larmes, comme si elle eût voulu se tuer.

Bref, cette conduite de la jeune fille terrifia Amy au dernier point, et moi aussi. Quoique nous vissions qu’elle se trompait complètement sur certaines choses, elle était tellement dans la vérité sur d’autres que cela me mettait dans une grande perplexité. Mais ce qui en causait le plus à Amy c’est que la fille (ma fille à moi) lui avait dit qu’elle (c’est-à-dire moi, sa mère) était partie avec le joaillier, et pour la France. Elle ne l’appelait pas le joaillier, mais le maître de la maison, lequel, après que sa mère était tombée dans la misère, et qu’Amy avait emmené tous ses enfants loin d’elle, lui avait montré beaucoup d’attention, et l’avait ensuite épousée.

En résumé, il était clair que la fille n’avait que des détails incohérents sur les choses, mais qu’elle possédait cependant des renseignements ayant un fond de réalité ; de sorte qu’à ce qu’il semblait, nos premières dispositions et mon amour avec le joaillier n’étaient pas si cachés que je l’avais cru ; cela avait, sans doute, transpiré jusqu’à ma belle-sœur qui avait fait quelque scandale à ce propos, je suppose ; mais la chance avait voulu qu’il fût trop tard ; j’avais déjà déménagé et étais partie, personne ne savait où ; sans quoi elle m’aurait renvoyé tous les enfants, à coup sûr.

Nous comprîmes cela par les discours de la fille, c’est-à-dire Amy le comprit peu à peu. Mais ce n’était que des fragments d’histoire sans suite, que la fille avaient entendus il y avait de cela si longtemps qu’elle ne pouvait guère y rien comprendre elle-même, si ce n’est, en somme, que sa mère avait fait la catin, était partie avec le gentleman propriétaire de la maison, qui l’avait épousée, et qu’elle était allée en France. Et, comme elle avait appris dans ma maison, quand elle y était servante, que Mrs Amy et sa maîtresse, Lady Roxana, avaient été en France toutes les deux, elle mettait toutes ces choses ensemble, et les rapprochant de la grande bonté qu’Amy lui témoignait maintenant, la pauvre créature se persuadait que celle-ci était réellement sa mère ; et il fut pendant longtemps impossible à Amy de la convaincre du contraire.

Mais lorsque j’y eus réfléchi, autant que je pouvais le faire d’après ce que je saisissais dans les rapports d’Amy, ceci ne m’inquiétait pas la moitié tant que le fait que la jeune péronnelle eût, après tout, retenu le nom de Roxana, qu’elle sût qui était Lady Roxana, et le reste ; bien que ces notions ne se tinssent pas non plus, car alors elle n’aurait pas fixé son espoir sur Amy comme étant sa mère. Cependant, au bout de quelque temps, comme Amy l’avait presque dissuadée, et qu’elle commençait à confondre tout ce qu’elle disait là dessus, de sorte que ses discours n’avaient plus ni queue ni tête, cette créature passionnée fut prise d’une espèce d’accès de rage et dit à Amy que, si elle n’était pas sa mère, c’était Mme Roxana qui était sa mère alors ; car l’une d’elles deux était sa mère, elle en était sûre ; et tout ce qu’Amy avait fait pour elle, était fait par ordre de Mme Roxana.

« Et je suis sûre, ajouta-t-elle, que c’est le carrosse de Lady Roxana qui a amené la dame, quelle qu’elle fût, chez mon oncle à Spitalfield ; car le cocher me l’a dit. »

Amy lui éclata de rire au nez, suivant son habitude. Mais, comme elle nous le dit, elle ne riait que d’un côté de la bouche, car elle était si confondue de ce discours qu’elle aurait voulu disparaître sous terre ; et de même de moi lorsqu’elle me le raconta.

Cependant Amy paya d’effronterie.

« Eh bien, lui dit-elle, puisque vous croyez que vous êtes la fille de mylady Roxana, vous pouvez bien aller la trouver et vous réclamer de votre parenté, n’est-ce pas ? Je suppose que vous savez où la prendre ? »

Elle lui répondit qu’elle ne doutait point de la trouver, car elle savait où elle était allée vivre dans la retraite. Il était vrai, cependant, qu’elle pouvait avoir encore déménagé ;

« Car, dit-elle avec une sorte de sourire et de grimace, je sais ce qu’il en est, je sais tout ce qu’il en est, très suffisamment. »

Amy était tellement excitée qu’elle me dit en deux mots qu’elle finissait par croire qu’il serait absolument nécessaire de l’assassiner. Cette expression me remplit d’horreur ; tout mon sang se glaça dans mes veines, et je fus en proie à un tel tremblement que pendant un bon moment je ne pus parler. À la fin, je m’écriai :

« Quoi ! est-ce que le démon est en vous Amy ?

» — Oui, oui, reprit-elle, que ce soit le démon ou pas le démon, si je savais qu’elle connût une syllabe de notre histoire, je l’expédierais, quand ce serait mille fois ma propre fille.

» — Et moi, dis-je, furieuse, aussi vrai que je vous aime, je serais la première à vous mettre la corde au cou, et je vous verrais pendre avec plus de plaisir que je n’en ai jamais eu à vous regarder de ma vie. Mais non, vous ne vivriez pas assez pour être pendue ; je crois que je vous couperais la gorge de mes mains. Je le ferais presque déjà, rien que pour vous avoir entendu parler de la sorte. »

Et là dessus je l’appelai démon maudit, et lui ordonnai de quitter la chambre.

Je crois que c’était la première fois de ma vie que j’étais irritée contre Amy ; le premier moment passé, bien qu’elle fût une diabolique coquine d’avoir eu une pensée pareille, ce n’était après tout que l’effet de son excessive affection et fidélité envers moi.

Mais cette affaire me donna un coup terrible ; elle arrivait juste après que je venais de me marier, et elle servit à hâter notre passage en Hollande ; car je n’aurais pas voulu paraître pour être connue sous le nom de Roxana ; non, je ne l’aurais pas voulu pour dix mille livres. C’eût été assez pour ruiner tous mes projets et tous mes plans avec mon mari aussi bien qu’avec tous les autres. J’aurais, en ce cas, aussi bien fait d’être princesse allemande.

Je mis donc Amy à l’œuvre ; et, pour lui donner son dû, elle mit en jeu tout son esprit pour tâcher de découvrir par quels moyens la fille avait obtenu ces renseignements, mais, plus particulièrement, jusqu’où ces renseignements allaient, c’est-à-dire ce qu’elle savait réellement et ce qu’elle ne savait pas ; car c’était la grosse affaire pour moi. Comment elle pouvait dire qu’elle savait qui Mme  Roxana était, et quelle connaissance elle avait de toutes ces choses, c’était un mystère pour moi. Il était d’ailleurs certain qu’elle n’avait pas d’idée juste sur mon compte, puisqu’elle voulait qu’Amy fût sa mère.

Je grondai énergiquement Amy d’avoir permis que la fille la connût jamais, je veux dire la connût comme mêlée à cette affaire ; car on ne pouvait empêcher qu’elle ne la connût, puisqu’elle avait été, je peux dire, au service d’Amy, ou plutôt sous les ordres d’Amy, dans ma maison, comme je l’ai rapporté plus haut. Il est vrai qu’Amy lui avait fait parler d’abord par une autre personne, et non directement, et que le secret s’était découvert par accident, ainsi que je l’ai dit.

Amy était contrariée de tout cela aussi bien que moi, mais elle n’y pouvait rien ; et, bien que nous en eussions beaucoup d’inquiétude, comme il n’y avait pas de remède, nous étions tenues de mener le moins de bruit possible sur toute cette affaire afin qu’elle n’allât pas plus loin. Je chargeai Amy de punir la fille de sa conduite ; ce qu’elle fit en la quittant avec colère après lui avoir dit qu’elle verrait bien qu’elle n’était pas sa mère, car elle saurait la laisser dans l’état où elle l’avait trouvée ; puisqu’elle voyait qu’elle ne savait pas se contenter des offices et de l’affection d’une amie, mais qu’elle voulait absolument faire d’elle une mère, elle ne serait, à l’avenir, ni mère, ni amie ; elle lui conseillait donc de rentrer en service et d’être souillon comme devant.

La pauvre fille cria de la façon la plus lamentable, mais elle ne voulut pas même s’en dédire ; et ce qui rendit Amy muette d’étonnement plus que le reste fut qu’après avoir ainsi malmené la pauvre fille pendant longtemps, et, n’ayant pu la faire s’en dédire, l’avoir menacée, comme je l’ai rapporté, de l’abandonner tout à fait, elle maintint ce qu’elle avait dit d’abord, et répéta dans les mêmes termes, qu’elle était sûre que si ce n’était pas Amy, c’était mylady Roxana qui était sa mère, et qu’elle irait la trouver ; ajoutant qu’elle ne doutait pas de pouvoir le faire, car elle savait où s’informer du nom de son nouveau mari.

Amy arriva à la maison avec cette belle nouvelle sur les lèvres. Je m’aperçus facilement, quand elle entra, qu’elle avait l’esprit perdu, et que quelque chose la rendait furieuse ; et j’étais très en peine de savoir ce que c’était, car lorsqu’elle entra, mon mari était dans la chambre. Cependant, lorsque Amy se leva pour aller se défaire, je trouvai bientôt un prétexte pour la suivre, et, entrant dans sa chambre :

« Que diable y a-t-il, Amy ? m’écriai-je. Je suis sûre que vous avez de mauvaises nouvelles.

» — Des nouvelles ! dit Amy tout haut. Oui, certes, j’en ai. Je crois que le diable est dans cette femelle ; elle nous perdra toutes, et elle aussi. Il n’y a pas moyen de la tenir. »

Elle continua de ce ton et me donna tous les détails ; mais assurément il n’y eut jamais personne de si étonnée que moi lorsqu’elle me dit que la fille savait que j’étais mariée, qu’elle connaissait le nom de mon mari et qu’elle allait faire ses efforts pour me trouver. Je pensais rentrer sous terre rien qu’en l’entendant dire. Au milieu de toute ma stupéfaction, voilà Amy qui se lève, court à travers la chambre comme une insensée, criant :

» Je mettrai fin à cela ; j’y mettrai fin. Ça ne peut pas durer. Il faut que je la tue ! je tuerai la carogne, j’en jure par son Auteur. »

Elle disait cela du ton le plus sérieux du monde, et elle le répéta trois ou quatre fois, marchant çà et là dans la chambre.

« Oui, oui, je la tuerai, pour finir, quand il n’y aurait qu’elle de fille au monde. »

» — Tiens ta langue, Amy, je te prie, lui dis-je. Tu es donc folle ?

» — Oui, je le suis, folle, absolument ; mais ça ne m’empêchera pas d’être la mort de celle-là, et je redeviendrai raisonnable.

» — Mais, vous ne toucherez pas, m’écriai-je, vous ne toucherez pas un cheveu de sa tête, entendez-vous ? Eh quoi ! vous mériteriez d’être pendue pour ce que vous avez fait déjà, pour avoir eu la volonté de le faire ; quant au crime, vous êtes déjà un assassin, comme si vous l’aviez accompli.

» — Je sais cela, répondit Amy, et ça ne peut pas être pis. Je vous tirerai de peine, et elle aussi ; elle ne vous réclamera jamais pour sa mère en ce monde, quoi qu’elle puisse faire dans l’autre.

» — Bien, bien, repris-je ; calmez-vous et ne parlez pas ainsi. Je ne saurais le supporter.

Et elle devint un peu plus raisonnable au bout d’un petit moment.

Je dois reconnaître que l’idée d’être découverte portait avec elle de telles épouvantes et troublait tellement mes pensées que je n’étais guère plus maîtresse de moi qu’Amy ne l’était d’elle-même, tant est redoutable le fardeau du crime sur l’esprit.

Cependant lorsque Amy se mit pour la seconde fois à parler ainsi abominablement de tuer la pauvre enfant, de l’assassiner, et jura par son Auteur qu’elle le ferait, de manière à me faire comprendre qu’elle parlait sérieusement, j’en fus terrifiée encore bien davantage, et cela m’aida à me rappeler à moi-même pour le reste.

Nous nous creusâmes la tête toutes les deux pour voir s’il était possible de découvrir par quel moyen elle avait appris à dire tout cela, et comment elle (j’entends ma fille) était venue à savoir que sa mère avait pris un mari ; mais rien n’y fit ; ma fille ne voulut convenir de rien, et ne donna qu’une explication très imparfaite des choses, extrêmement mal disposée qu’elle était contre Amy pour la manière dont celle-ci l’avait brusquement quittée.

Alors Amy alla à la maison où était le garçon. Mais ce fut la même chose. Là ils n’avaient entendu qu’une histoire confuse d’une dame quelconque, ils ne savaient qui, que cette même fille leur avait racontée, mais à laquelle ils n’avaient prêté aucune attention. Amy leur dit comme elle avait agi sottement, et jusqu’à quel point elle avait poussé son caprice, malgré tout ce qu’on avait pu lui remontrer : que, quant à elle, Amy, elle en était si fâchée qu’elle ne voulait plus la voir, et qu’elle pouvait même rentrer en service si elle voulait ; en tous cas, Amy ne voulut plus avoir à faire à elle, à moins qu’elle ne s’humiliât et ne changeât de ton, et cela sans tarder.

Le bon vieux gentleman, qui avait été leur bienfaiteur à tous, fut grandement contrarié de l’affaire, et la bonne dame, sa femme, se montra affligée au delà de toute expression ; elle pria Sa Grâce (c’était Amy qu’elle voulait dire) de ne pas en concevoir de ressentiment. Ils promirent en outre qu’ils lui parleraient à ce sujet, et la vieille dame ajouta, avec un certain étonnement :

« Bien sûr, elle ne peut être assez sotte pour ne pas se laisser persuader de se taire, lorsqu’elle tient de votre propre bouche que vous n’êtes pas sa mère, et qu’elle voit qu’elle désoblige Votre Grâce en insistant. »

Amy partit donc de là avec quelque espoir que la chose n’irait pas plus loin.

Mais la fille continua malgré tout à faire la folle, et persista avec obstination, en dépit de tout ce qu’on put lui dire, et même, quoique sa sœur la priât et la suppliât de ne pas faire de sottises, que cela la perdrait, elle aussi, en même temps, et que la dame (c’est-à-dire Amy) les abandonnerait toutes les deux.

Eh bien, malgré tout, elle insista, je le répète ; et le pire était que, plus cela durait, plus elle était disposée à écarter Amy et à vouloir que Lady Roxana fût sa mère ; elle avait, disait-elle, quelques informations à son endroit, et elle ne doutait pas qu’elle ne la trouvât.

Les choses rendues à ce point, lorsque nous vîmes qu’il n’y avait rien à faire avec la fille, mais quelle était obstinément résolue à me chercher, et qu’elle risquait pour cela de perdre tout ce qu’elle pouvait espérer ; lorsque nous vîmes, dis-je, que les choses étaient venues à ce point, je commençai à faire plus sérieusement mes préparatifs de voyage outre-mer, d’autant plus que j’avais lieu de craindre que tout cela n’amenât quelque résultat ; mais l’incident suivant me mit tout à fait hors de moi, et me plongea dans le plus grand trouble que j’aie jamais éprouvé de ma vie.

J’étais si bien sur le point d’aller à l’étranger, que mon époux et moi, nous avions pris nos mesures pour notre départ. Comme je voulais être sûre de ne pas paraître en public, de façon à enlever toute possibilité d’être vue, j’avais fait à mon époux certaines objections contre les bateaux publics ordinaires qui transportent les passagers. Mon prétexte auprès de lui était la promiscuité et la foule qu’on rencontre sur ces vaisseaux, le manque de commodités et autres choses de ce genre. Il entra dans mes idées, et me trouva un navire de commerce anglais en partance par Rotterdam. Il eut bientôt fait connaissance avec le patron, et il lui loua tout son navire c’est-à-dire sa grande cabine, car je ne parle pas du fret ; de sorte que nous avions toutes les commodités possibles pour notre passage. Tout étant prêt, il amena un jour le capitaine dîner à la maison, afin que je pusse le voir et faire un peu connaissance avec lui. Après le dîner, la conversation tomba sur le navire et les agréments du bord, et le capitaine me pressa instamment de venir voir le vaisseau, déclarant qu’il nous traiterait aussi bien qu’il le pourrait. Incidemment je dis, comme par hasard, que j’espérais qu’il n’y avait pas d’autres passagers. Il dit que non, qu’il n’en avait pas ; mais il ajouta que sa femme lui faisait depuis longtemps la cour pour qu’il la laissât aller avec lui en Hollande, car il faisait toujours ce trajet ; mais il n’avait jamais pu se décider à aventurer tout ce qu’il avait dans la même carcasse ; cependant, si j’allais avec lui, il avait l’intention de l’emmener avec une parente pour cette traversée, afin qu’elles pussent toutes les deux être à mon service. Il termina en disant que si je voulais lui faire l’honneur de dîner à bord le jour suivant, il amènerait sa femme, pour nous mettre en meilleurs rapports.

Qui aurait pu croire, qu’au fond de tout cela le diable tendait un piège ? ou que je courusse un danger quelconque en une telle occasion, si étrangère, si éloignée de tout ce qui intéressait ma vie passée ? Mais l’événement se trouva être le plus étrange qu’on puisse imaginer. Il arriva qu’Amy n’était pas à la maison quand nous acceptâmes cette invitation ; elle fut donc laissée en dehors. Mais, au lieu d’Amy, nous prîmes notre honnête Quakeresse notre amie, toujours de bonne humeur et que nous nous faisions un point de n’oublier jamais, l’une des meilleures créatures qui jamais vécurent, assurément, et qui, entre mille bonnes qualités sans mélange d’aucun défaut, excellait surtout à se rendre en société la personne la plus aimable du monde. Je crois cependant que j’aurais emmené Amy aussi, si elle n’avait pas été occupée dans l’affaire de cette malheureuse fille. Tout d’un coup, en effet, la fille s’était perdue, et on n’en entendait plus parler. Amy avait fureté tous les endroits où elle pouvait penser qu’il était probable qu’on la rencontrerait ; mais tout ce qu’elle avait pu apprendre était qu’elle était allée chez une de ses vieilles camarades qu’elle appelait sa sœur et qui était mariée à un patron de bateau demeurant à Redriff, et encore la coquine ne m’en avait jamais rien dit. Il paraît que lorsque la fille avait reçu d’Amy le conseil de se donner quelque éducation, d’aller en pension, etc., elle avait été adressée à une pension de Camberwell, et que là, elle avait contracté une liaison avec une demoiselle (c’est ainsi qu’on les appelle toutes), sa camarade de lit, au point qu’elles s’appelaient sœurs et qu’elles s’étaient promis de ne jamais briser leur amitié.

Mais jugez de l’inexprimable surprise que je dus ressentir lorsque j’arrivai à bord du navire et que je fus introduite dans la cabine du capitaine ou, comme on l’appelle, la grande cabine du vaisseau, de voir sa dame ou femme, et, à côté d’elle, une jeune personne qui, lorsque je pus la considérer de près, était mon ancienne fille de cuisine du Pall Mall, et, comme le reste de l’histoire l’a montré, ni plus ni moins que ma propre fille. Que je la reconnusse, cela ne faisait pas de doute ; car, si elle n’avait pas eu l’occasion de me voir bien des fois, moi je l’avais vue assez souvent, comme cela devait être, puisqu’elle était restée chez moi si longtemps.

Je fus d’abord sur le point de feindre une faiblesse ou un évanouissement, de tomber sur le sol, ou plutôt sur le plancher, de les mettre tous en confusion et en effroi, et, par ce moyen, de me donner l’occasion de tenir continuellement quelque chose à mon nez, pour le sentir, et de garder ainsi ma main, ou mon mouchoir, ou l’un et l’autre, devant ma bouche ; puis j’aurais prétendu que je ne pouvais supporter l’odeur du navire, ou l’air renfermé de la cabine. Mais cela n’aurait abouti qu’à me faire transporter à un air plus pur sur le pont, où nous aurions eu, en même temps, une lumière plus pure aussi. Si j’avais prétexté l’odeur du navire, cela n’aurait servi qu’à nous faire conduire tous à terre, à la maison du capitaine, qui était tout près ; car le navire était amarré si près du rivage qu’il n’y avait, pour arriver à bord, qu’à traverser une planche et le pont d’un autre navire placé entre lui et la terre. Ceci ne me parut donc pas faisable, et l’idée n’en était pas vieille de deux minutes qu’il n’était plus temps ; car les deux dames se levèrent et nous nous saluâmes, de sorte que je dus venir assez près de ma drôlesse pour la baiser, ce que je n’aurais pas fait s’il avait été possible de l’éviter ; mais il n’y avait pas moyen d’y échapper.

Je ne peux pas ne pas noter ici que, bien qu’il y eût une secrète horreur dans mon âme, et que je fusse près de m’affaisser lorsque j’arrivai près d’elle pour la saluer, ce fut cependant avec un intime et inconcevable plaisir que je la baisai, sachant que je baisais mon propre enfant, ma propre chair, mon propre sang, sorti de mes flancs, et à qui je n’avais jamais donné un baiser depuis que je leur avais dit adieu à tous, au milieu d’un torrent de larmes et avec un cœur presque anéanti de douleur, lorsque Amy et la brave femme les avaient emmenés et étaient allées avec eux à Spitalfields. Aucune plume ne peut décrire, aucun mot ne peut exprimer, dis-je, l’étrange impression que cela fit sur mes esprits. Je sentis quelque chose qui courait dans mon sang ; mon cœur palpita ; des flammes passèrent dans ma tête ; je vis trouble ; il me sembla que tout ce qui était en moi tournait, et j’eus bien de la peine à ne pas m’abandonner à l’excès de mon émotion à sa vue tout d’abord, et bien plus lorsque mes lèvres touchèrent sa figure. Je pensais que j’aurais dû la prendre dans mes bras et la baiser mille fois, qu’elle le voulût ou non.

Mais, faisant appel à mon bon sens, je secouai cette impression, et, avec un malaise infini, je m’assis enfin. Vous ne vous étonnerez pas si, après cette surprise, je ne fus, de quelques minutes, capable de prendre part à la conversation, et si mon désordre se laissa presque découvrir. J’avais à lutter contre une complication cruelle : je ne pouvais cacher mon trouble qu’avec la dernière difficulté, et cependant de la manière dont je le cacherais dépendait tout l’édifice de mon bonheur. J’usai donc de toute la violence que je pus sur moi-même pour éviter le mal qui me guettait au passage.

Je la saluai donc ; mais, comme je me dirigeai d’abord vers la dame du capitaine, qui était à l’autre bout de la cabine, en pleine lumière, l’occasion s’offrit à moi de me tenir le dos au jour en me retournant vers elle qui était un peu à ma gauche ; de sorte qu’elle ne pouvait bien nettement me dévisager quoique je fusse tout près d’elle. Je tremblais, et ne savais ni ce que je faisais, ni ce que je disais. J’étais dans la plus terrible extrémité, au milieu de tant de circonstances qui s’abattaient sur moi, obligée que j’étais de cacher mon désordre à tout le monde au moment du plus grand péril, et en même temps m’attendant à ce que tout le monde le discernerait. Je devais croire qu’elle s’apercevrait qu’elle me connaissait, et cependant, il me fallait, par tous les moyens, l’en empêcher. J’avais à me cacher, si possible, et je n’avais pas la moindre facilité pour faire rien dans ce but ; bref, il n’y avait point de retraite, pas d’échappatoire, aucun moyen d’éviter ou d’empêcher qu’elle ne me vît en plein, ni de contrefaire ma voix, car alors mon mari s’en serait aperçu. En somme, pas la moindre chose qui m’offrît aucune assistance, ni rien qui m’aidât ou me favorisât dans cette pressante difficulté.

J’étais sur le gril depuis près d’une demi-heure, pendant laquelle je me montrai raide, réservée et un peu trop cérémonieuse, lorsque mon époux et le capitaine entamèrent une conversation sur le navire, sur la mer et sur des sujets qui nous sont étrangers à nous autres, femmes ; peu à peu le capitaine l’emmena sur le pont, et nous laissa seules dans la grande cabine. Nous commençâmes alors à être un peu plus libres les unes avec les autres, et je me mis à renaître quelque peu grâce à une imagination soudaine qui me vint : je crus m’apercevoir que la fille ne me reconnaissait pas ; et ma principale raison pour avoir une telle idée fut que je n’apercevais pas le moindre trouble dans sa physionomie, pas le moindre changement dans sa manière d’être, pas de confusion, ni d’hésitation dans ses discours. Je ne remarquai pas non plus, — et c’était une chose à laquelle je faisais une attention particulière, — qu’elle fixât beaucoup ses yeux sur moi ; je veux dire qu’elle ne me regardait pas constamment et à l’exclusion des autres, comme je pensais qu’elle aurait dû le faire ; elle prenait plutôt à part mon amie la Quakeresse, et bavardait avec elle de différentes choses ; mais j’observai aussi que ce n’était que de choses indifférentes.

Ceci me donna beaucoup de courage, et je repris un peu de gaîté. Mais je fus de nouveau étourdie comme d’un coup de tonnerre quand, se tournant vers la femme du capitaine et parlant de moi, elle lui dit :

« Sœur, je ne puis m’empêcher de trouver que madame ressemble beaucoup à telle personne. »

Et elle lui nomma la personne, et la femme du capitaine dit qu’elle le trouvait aussi. La fille reprit qu’elle était sûre de m’avoir vue déjà, mais qu’elle ne pouvait se rappeler où. Je répondis, (bien que ses paroles ne me fussent pas adressées) que j’imaginais qu’elle ne m’avait pas encore vue en Angleterre, mais je lui demandai si elle avait habité la Hollande. — Non, non, dit-elle ; elle n’était jamais sortie d’Angleterre. J’ajoutai qu’alors elle ne pouvait m’avoir connue en Angleterre, à moins que ce ne fût tout récemment, car j’avais demeuré pendant longtemps à Rotterdam. Ceci me tira d’affaire assez bien ; et pour le faire passer mieux, un petit garçon hollandais, qui appartenait au capitaine, vint dans la cabine, et, m’apercevant facilement qu’il était hollandais, je le plaisantai, lui parlai dans sa langue et badinai joyeusement avec lui, aussi joyeusement du moins que me le permettait la consternation dans laquelle je me trouvais encore.

Cependant, je commençais à être entièrement convaincue cette fois que la fille ne me connaissait pas, ce qui m’était une satisfaction infinie. Du moins si elle avait quelque idée à mon sujet elle ne soupçonnait nullement qui j’étais, — ce que peut-être elle eût été aussi aise de savoir que j’en eusse été surprise. — Il était, d’ailleurs, évident que, si elle avait eu aucun soupçon de la vérité, elle n’aurait pas été capable de le cacher.

Ainsi se passa cette rencontre, et vous pouvez être sûr que j’avais bien décidé, si seulement je m’en tirais, qu’elle ne me reverrait jamais pour lui renouveler la mémoire. Mais là encore je me trompais, comme vous allez l’apprendre.

Lorsque nous eûmes été assez longtemps à bord, la dame du capitaine nous conduisit à sa maison, qui était juste sur le rivage, et nous y traita de nouveau très honnêtement. Elle nous fit promettre que nous reviendrions la voir avant de partir, pour nous concerter sur le voyage et toutes les choses qui s’y rapportaient. Elle nous assura, d’ailleurs, qu’elle et sa sœur ne faisaient cette traversée cette fois que pour notre compagnie, et je pensai à part moi qu’alors elles ne le feraient pas du tout, car je voyais bien qu’il ne serait nullement prudent à Ma Seigneurie d’aller avec elles. En effet, ce fréquent commerce aurait pu me rappeler à son esprit, et elle aurait assurément revendiqué sa parenté auprès de moi au bout de peu de jours, la chose était certaine.

Je ne peux guère imaginer ce qui serait advenu de cette aventure si Amy était venue avec moi à bord de ce vaisseau. Cela aurait sûrement fait éclater toute l’affaire, et j’aurais dû être pour toujours désormais la vassale de cette fille, c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu la mettre dans le secret, me confier à elle pour le garder, ou me voir démasquée et ruinée. La seule pensée m’en pénétrait d’horreur.

Mais je n’eus pas tant de malheur, comme l’événement le montra ; car Amy n’était pas avec nous, et cela fut vraiment mon salut. Cependant nous avions encore un autre danger à éviter. De même que j’avais résolu de remettre le voyage, j’avais aussi résolu, vous pouvez le croire, de remettre la visite, d’après ce principe bien arrêté dans mon esprit, que la fille m’avait vue pour la dernière fois et ne me reverrait plus jamais.

Cependant, pour m’en tirer convenablement, et, en même temps, pour voir — si je le pouvais — un peu plus avant dans l’affaire, j’envoyai mon amie la Quakeresse à la dame du capitaine faire la visite promise et porter mes excuses de ce que je ne pouvais réellement pas me rendre chez elle, parce que j’étais très indisposée ; je la priai d’insinuer à la fin de son discours qu’elle craignait que je ne pusse être prête pour faire la traversée pour le temps où le capitaine était obligé de partir, et que peut-être nous pourrions remettre le projet à son prochain voyage. Je ne laissai entrevoir à la Quakeresse aucune autre raison que mon indisposition, et ne sachant quelle tournure donner à la chose, je lui fis croire que je pensais être enceinte.

Il fut facile de lui mettre cela dans l’esprit ; et naturellement elle fit entendre à la dame du capitaine qu’elle me trouvait si malade qu’elle craignait que je n’eusse une fausse couche ; et, par conséquent, je ne pouvais certes pas songer à partir.

Elle s’acquitta de sa commission très adroitement, comme j’étais sûre qu’elle le ferait, quoiqu’elle ne sût pas un mot de la grande raison de mon indisposition. Mais je retombai dans de mortelles angoisses, lorsqu’elle me raconta qu’il y avait une chose dans sa visite qu’elle ne pouvait comprendre, c’était que la jeune femme, comme elle l’appelait, qui était avec la dame du capitaine, et qu’elle appelait sa sœur, avait été de la plus impertinente curiosité dans ses questions sur mon compte : qui j’étais ? depuis quand j’étais en Angleterre ? où j’avais demeuré ? et autres choses semblables ; et, plus que tout le reste, elle s’était informée si je ne demeurais pas autrefois à l’autre extrémité de la ville.

« J’ai trouvé ses questions si extraordinaires, me dit l’honnête Quakeresse, que je ne lui ai pas donné la plus petite satisfaction. J’avais d’ailleurs remarqué, par tes réponses à bord du navire, quand elle te parlait, que tu n’étais pas disposée à la laisser faire grande connaissance avec toi ; aussi avais-je décidé qu’elle n’en apprendrait pas davantage par moi. Quand elle m’a demandé si tu n’avais jamais demeuré ici ou là, j’ai toujours dit non ; mais que tu étais une dame hollandaise, et que tu retournais dans ta famille pour vivre à l’étranger. »

Je la remerciai de tout mon cœur, et vraiment elle me servit mieux en ceci que je ne le lui fis savoir. En un mot, elle dépista la fille si habilement, que si elle avait connu toute l’affaire elle n’aurait pas pu faire mieux.

Mais je dois avouer que tout cela me remettait à la torture, et que j’étais toute découragée. Je ne doutais pas que la coquine ne flairât la vérité, qu’elle ne m’eût reconnue et ne se fût rappelé mon visage ; mais elle avait, pensais-je, habilement dissimulé ce qu’elle savait de moi jusqu’à ce qu’elle pût le faire paraître plus à mon désavantage. Je racontai tout à Amy, car elle était toute la consolation que j’eusse. La pauvre âme (Amy, j’entends) était prête à se pendre, parce que, disait-elle, elle avait été la cause de tout ; si j’étais ruinée — c’était l’expression dont je me servais toujours avec elle — j’étais ruinée par elle ; et elle s’en tourmentait tellement que j’étais quelquefois obligée de lui donner des encouragements en même temps qu’à moi-même.

Ce dont Amy se vexait le plus, c’était qu’elle eût été surprise de cette façon par la fille, comme elle l’appelait ; je veux dire surprise de manière à être obligée de se dévoiler et c’était en effet, un faux pas de la part d’Amy, je le lui avais souvent dit. Mais il n’avançait à rien d’en reparler maintenant. La question était de se débarrasser des soupçons de la fille, et de la fille aussi ; car cela semblait chaque jour plus gros de menaces, et si j’étais inquiète de ce qu’Amy m’avait dit de ses divagations et de ses bavardages auprès d’elle (Amy), j’avais mille fois plus de raisons d’être inquiète maintenant qu’elle s’était si malheureusement trouvée sur mon chemin et que, non seulement elle avait vu ma figure, mais qu’elle savait où je demeurais, quel nom je portais, et le reste.

Et je n’en étais pas encore au pire de l’aventure ; car, quelques jours après que mon amie la Quakeresse eût fait sa visite et m’eût excusée sur mon indisposition, comme mûs par un excès d’aimable politesse, parce qu’on leur avait dit que je n’étais pas bien, ils vinrent tout droit à mon logis pour me voir : la femme du capitaine, et ma fille, qu’elle appelait sa sœur, et le capitaine, qui leur montrait le chemin. Le capitaine, d’ailleurs, ne les conduisit que jusqu’à la porte, les fit entrer, et s’en alla à quelque affaire.

Si la bonne Quakeresse, dans un heureux moment, n’était pas accourue avant elles, elles m’auraient non seulement saisie dans le salon comme par surprise, mais, ce qui eût été mille fois pire, elles auraient vu Amy avec moi. Je crois que si cela était arrivé, je n’aurais eu d’autre remède que de prendre la fille à part, et de me faire connaître d’elle, ce qui eût été un parti absolument désespéré.

Mais il se trouva que la Quakeresse, faite apparemment pour me porter bonheur, les aperçut se dirigeant vers la porte, avant qu’ils eussent sonné ; et, au lieu d’aller les recevoir, elle accourut, la physionomie un peu troublée, me dire qui arrivait. Sur quoi Amy se sauva la première, et moi après elle, en priant la Quakeresse de monter aussitôt qu’elle les aurait fait entrer.

J’allais la prier de dire que je n’y étais pas ; mais il me vint à l’esprit qu’après avoir été représentée comme si fort indisposée, cela semblerait très étrange ; en outre je savais que l’honnête Quakeresse, qui aurait fait tout pour moi, n’aurait cependant pas voulu mentir, et il eût été cruel de ma part de le lui demander.

Lorsqu’elle les eût introduits et fait entrer dans le salon, elle monta nous trouver, Amy et moi. Nous étions à peine revenues de notre frayeur, et cependant nous nous félicitions de ce qu’Amy n’avait pas été surprise de nouveau.

Elles faisaient une visite de cérémonie, et je les reçus aussi cérémonieusement, mais je saisis l’occasion deux ou trois fois de faire entendre que j’étais si malade que je craignais de ne pas pouvoir aller en Hollande, assez tôt du moins pour partir avec le capitaine ; et je leur tournai poliment l’expression de mon chagrin d’être privée, contre mon attente, de leur société et de leurs soins pendant le voyage. Quelquefois aussi je parlais comme si je pensais pouvoir rester jusqu’au retour du capitaine, et être alors cette fois prête à partir. Alors la Quakeresse intervenait, disant que je pourrais bien être trop avancée, — dans ma grossesse, voulait-elle dire, — de sorte que je ne pourrais plus me risquer du tout ; et puis, comme si elle en eût été contente, elle ajoutait qu’elle espérait que je resterais dans sa maison pour y faire mes couches ; et comme tout cela s’expliquait de soi-même, les choses allaient assez bien.

Mais il était grand temps d’en parler à mon mari ; et ce n’était pas là, cependant, la plus grande difficulté qui se présentât à mon esprit. En effet, après que ces bavardages et d’autres eurent pris quelque temps, la jeune fille reprit sa marotte. Deux ou trois fois elle trouva le moyen de dire que je ressemblais tellement à une dame qu’elle avait l’honneur de connaître à l’autre extrémité de la ville qu’elle ne pouvait faire sortir cette dame de son esprit quand j’étais présente ; et une fois ou deux je m’imaginai que la fille était sur le point de pleurer ; elle y revint encore peu après et, à la fin, je vis clairement des larmes dans ses yeux. Sur quoi je lui demandai si la dame était morte, parce qu’il me semblait que cela réveillait en elle quelque chagrin. Elle me mit bien plus à l’aise que je ne l’avais été jusque là : elle me dit que réellement elle n’en savait rien, mais qu’elle croyait réellement qu’elle était morte.

Ceci, dis-je, soulagea un peu mes esprits, mais je fus bientôt remise aussi bas ; car, au bout d’un moment, la coquine devint communicative, et, comme il était clair qu’elle aurait dit tout ce que sa tête avait pu retenir de Roxana et des jours de plaisir que j’avais passés dans cette partie de la ville, il semblait qu’un autre accident allât nous renverser de nouveau.

J’étais dans une sorte de déshabillé quand elles arrivèrent, portant un vêtement lâche, semblable à une robe du matin, mais plutôt à la mode italienne. Je n’en avais point changé quand j’étais montée, et m’étais contentée d’arranger un peu mes cheveux. Comme on avait dit que j’avais été récemment très malade, ce costume convenait assez pour garder la chambre.

Cette veste, ou robe de matin, appelez-la comme il vous plaira, suivait plus les contours que celles que nous portons maintenant, montrant le corps dans sa vraie forme et peut-être d’une façon trop visible, si elle avait été portée là où des hommes doivent entrer ; mais entre nous c’était suffisamment convenable, surtout pour la saison chaude ; la couleur était verte, à figures, et l’étoffe en damas français, très riche. Cette robe ou veste mit en mouvement la langue de la fille, et sa sœur, comme elle l’appelait, la poussa ; car, comme elles l’admiraient toutes les deux, et qu’elles étaient occupées de la beauté du vêtement, du charmant damas, de la magnifique garniture, et du reste, ma fille lança un mot à sa sœur, la femme du capitaine :

« C’est une affaire exactement pareille que je vous ai dite, avec laquelle la lady dansait.

» — Quoi, dit la femme du capitaine, la lady Roxana, dont vous m’avez parlé ? Oh ! c’est une délicieuse histoire ; racontez-la à madame.

Je ne pouvais pas ne pas dire de même, quoique, du fond de l’âme, je l’eusse voulu dans le paradis, rien que pour en avoir parlé. Et même je ne voudrais pas affirmer que, si elle avait été emportée du côté opposé au paradis, ce n’eût pas été la même chose pour moi, pourvu que j’eusse été débarrassée d’elle et de son histoire ; car, lorsqu’elle en arriverait à décrire le costume turc, il était impossible que la Quakeresse, qui était une personne fine et pénétrante, n’en reçut pas une impression plus dangereuse que la fille elle-même, avec cette différence, pourtant, qu’elle n’était pas elle une femme dangereuse ; et, en effet, si elle avait su tout, j’aurais pu plus librement me fier à elle qu’à la fille, et de beaucoup ; j’aurais même été parfaitement tranquille avec elle.

Cependant, comme je l’ai dit, la conversation de la fille me mettait terriblement mal à l’aise, et plus encore lorsque la femme du capitaine prononça le nom de Roxana. Ce que mon visage pouvait faire pour me trahir, je l’ignore, car je ne me voyais pas ; mais mon cœur battait comme s’il eût voulu sauter jusqu’à ma bouche, et mon émotion était si grande que, faute de pouvoir lui donner issue, je pensai que j’allais éclater. En un mot, j’étais dans une sorte de rage silencieuse, car la violence que je m’imposais pour dominer mon émotion était telle que je n’ai jamais senti rien de pareil. Je n’avais pas d’issue, personne à qui m’ouvrir, ou à qui me plaindre, pour me soulager ; je n’osais quitter la chambre sous aucun prétexte, car alors elle aurait dit l’histoire en mon absence, et j’aurais été dans une inquiétude perpétuelle de savoir ce qu’elle avait dit ou n’avait pas dit ; bref, je fus forcée de rester là assise, et de l’entendre raconter toute l’histoire de Roxana, c’est-à-dire de moi, tout en ne sachant pas si elle était sérieuse ou si elle plaisantait, si elle me connaissait ou non, en un mot, si je devais être démasquée ou ne l’être pas.

Elle commença à dire d’une manière générale où elle demeurait ; quelle place elle occupait ; quelle galante compagnie sa dame avait toujours dans la maison ; comment on y avait coutume de veiller toute la nuit, à jouer et à danser ; quelle belle dame sa maîtresse était, et quelle quantité d’argent les premiers domestiques recevaient ; quant à elle, déclara-t-elle, tout son travail était dans la maison à côté, de sorte qu’elle ne gagnait que peu, excepté une nuit qu’il y eut vingt guinées de données pour être distribuées parmi les domestiques, et où elle eut pour sa part deux guinées et demie.

Elle poursuivit en disant combien il y avait de domestiques, et comment ils étaient organisés ; mais, dit-elle, il y avait une Mrs Amy qui était au-dessus d’eux tous ; et celle-là, étant la favorite de la dame, gagnait beaucoup. Elle ne savait pas si Amy était son nom de baptême ou son nom de famille ; mais elle supposait que c’était son nom de famille. On lui avait dit qu’elle avait eu en une fois soixante pièces d’or, cette même nuit où le reste des domestiques s’était partagé les vingt guinées.

Ici je pris la parole, et dis que c’était de l’argent gaspillé.

« Eh ! m’écriai-je, pour une servante, c’était une dot !

» — Oh ! madame, reprit-elle, ce n’est rien auprès de ce qu’elle eut ensuite. Nous autres, les servantes, nous la haïssions cordialement pour cela ; c’est-à-dire que nous aurions voulu que ce fût notre lot au lieu du sien.

» — Eh ! dis-je encore, c’était assez pour lui procurer un bon mari, et l’établir dans le monde, si elle avait eu le bon sens d’en profiter.

» — À coup sûr, madame, répondit-elle ; car on nous disait qu’elle avait mis de côté plus de cinq cents livres sterling. Mais je suppose que Mrs Amy savait trop bien que sa réputation demandait une grosse dot pour qu’on s’en chargeât.

» — Oh ! dis-je, s’il en était ainsi, c’est une autre affaire.

» — Oui, reprit-elle ; je ne sais pas, mais on causait beaucoup d’un jeune seigneur qui était très large avec elle.

» — Et qu’est-elle devenue finalement, je vous prie ? demandai-je. Car je n’étais pas fâchée d’entendre un peu (voyant qu’elle voulait en causer) ce qu’elle avait à dire aussi bien d’Amy que de moi.

» — Je n’avais pas entendu parler d’elle pendant plusieurs années, lorsque, l’autre jour, il m’est arrivé de la voir.

» — En vérité, m’écriai-je, feignant de trouver la chose extrêmement étrange. Et quoi ! en haillons, peut-être ; car c’est souvent la fin de telles créatures.

» — Justement le contraire, madame. Elle venait faire une visite à une de mes connaissances, ne songeant guère, je suppose, qu’elle me verrait ; et je vous assure qu’elle est venue dans son carrosse.

» — Dans son carrosse ! Sur ma parole, elle avait trouvé à faire son marché apparemment. Je suppose qu’elle avait fait ses foins pendant que le soleil brillait. Était-elle mariée, je vous prie ?

» — Je crois qu’elle avait été mariée, madame. Mais il paraît qu’elle avait été aux Indes Orientales ; et si elle était mariée, c’était là, bien sûr. Je crois qu’elle disait qu’elle avait eu de la chance aux Indes.

» — C’est, je suppose, qu’elle y avait enterré son mari.

» — C’est ainsi que je le comprends, madame ; et qu’elle était devenue maîtresse de ses biens.

» — Était-ce là sa chance ? repris-je. Cela pouvait être bon pour elle, en effet, quant à l’argent ; mais il n’y a qu’une coquine pour appeler cela de la chance. »

Notre conversation sur Mrs Amy alla jusque là, mais pas plus loin, car elle n’en savait rien de plus ; mais à ce moment la Quakeresse, maladroitement, quoique sans intention, fit une question que l’honnête et aimable créature eût été loin de faire si elle avait su que j’avais porté la conversation sur Amy exprès pour faire oublier Roxana.

Quoi qu’il en soit je ne devais pas être mise à l’aise si tôt. La Quakeresse demanda :

« Mais je crois que tu disais qu’il y avait encore quelque chose à propos de ta maîtresse. Comment l’appelles-tu ? Roxana, n’est-ce pas ? Que devint-elle, je te prie ?

» — Oui, oui, Roxana, dit la femme du capitaine. Je vous en prie, sœur, faites-nous entendre l’histoire de Roxana. Elle divertira madame, j’en suis sûre.

C’est un damné mensonge, me disais-je en moi-même. Si vous saviez combien peu cela me divertit, vous auriez trop d’avantage sur moi. Allons ! je n’y vois pas de remède. Il faut que l’histoire arrive. — Je me préparai donc à écouter le pire qui pouvait en être dit.

« Roxana ! s’écria-t-elle. Je ne sais que dire d’elle. Elle était tellement au-dessus de nous, nous la voyions si rarement, que nous ne pouvions guère rien savoir d’elle que par ouï-dire. Mais cependant nous la voyions quelquefois ; c’était une femme charmante, véritablement, et les laquais disaient qu’on devait l’envoyer chercher de la cour.

» — De la cour ? dis-je. Mais elle était à la cour, n’est-ce pas ? Le Pall Mall n’est pas loin de Whitehall.

» — Oui, madame, répondit-elle ; mais je l’entends d’une autre manière.

» — Je te comprends, dit la Quakeresse ; tu veux dire, je suppose, pour être la maîtresse du roi ?

» — Oui, madame », répondit-elle.

Je ne peux m’empêcher d’avouer ici quel fond d’orgueil était encore en moi. Je redoutai, certes, la suite de l’histoire ; cependant quand elle dit quelle belle et grande dame c’était que Roxana, je ne pus me défendre d’éprouver du plaisir et un certain chatouillement. Je fis deux ou trois questions, demandant quelle était sa beauté, et si elle était réellement une femme aussi remarquable qu’on le disait, et autres choses du même genre, exprès pour l’entendre répéter l’opinion des gens sur mon compte, et la manière dont je me comportais.

« Vraiment, dit-elle à la fin, c’était la plus belle créature que j’aie vue de ma vie.

» — Mais, lui dis-je alors, vous n’avez jamais eu l’occasion de la voir que lorsqu’elle était arrangée à son plus grand avantage.

» — Si, si, madame, reprit-elle, je l’ai vue en déshabillé. Et je puis vous assurer que c’était une très belle femme ; et ce qu’il y avait de plus fort, c’est que tout le monde disait qu’elle ne se fardait pas.

Ceci encore m’était agréable d’un côté ; mais il y avait comme un dard diabolique à la queue de toutes ces phrases, et il y en avait un notamment dans ce qu’elle venait de dire qu’elle m’avait vue plusieurs fois en déshabillé. Ceci me faisait venir à l’esprit l’idée qu’elle devait certainement me connaître, et qu’elle le dirait à la fin ; et c’était une mort pour moi que d’y penser.

« Très bien ; mais, sœur, dit la femme du capitaine, racontez donc le bal à madame. C’est le meilleur de toute l’histoire ; et la danse de Roxana dans un beau costume étranger.

» — C’est, en effet, une des parties les plus brillantes de son existence, dit la fille. Voici l’affaire. Nous avions des bals et des réceptions dans les appartements de mylady presque chaque semaine ; mais une fois, mylady invita tous les nobles à venir tel jour, pour leur donner un bal. Et ce fut vraiment une cohue serrée.

» — Je crois que vous m’avez dit que le roi y était, n’est-ce pas, sœur ?

» — Non, madame, reprit-elle, ce fut la seconde fois. Le roi, dit-on, avait entendu dire avec quelle perfection la dame turque avait dansé ; et il était là pour la voir. Mais, si Sa Majesté était réellement là, elle y était venue déguisée.

« — C’est-à-dire ce qu’on appelle incognito, dit mon amie la Quakeresse ; tu ne peux pas croire que le roi ait voulu se déguiser.

» — Si, dit la fille ; il en était ainsi. Il ne vint pas publiquement avec ses gardes, mais nous savions tous suffisamment lequel était le roi, c’est-à-dire celui que l’on désignait comme le roi.

» — Voyons le costume turc, dit la femme du capitaine. Racontez-nous cela, je vous prie.

» — Eh bien, dit-elle, mylady se tenait dans un joli petit salon qui ouvrait sur la grande salle et où elle recevait les hommages de la compagnie. Lorsque la danse commença, un grand seigneur, j’oublie comment on l’appelait, mais c’était un très grand seigneur, ou un duc, je ne sais lequel, — la prit et dansa avec elle. Mais au bout d’un instant, mylady tout à coup ferma le petit salon, et courut en haut avec sa femme de confiance, Mrs Amy ; et quoi qu’elle ne fût pas restée longtemps absente (je suppose qu’elle avait préparé tout cela d’avance), elle redescendit habillée de la plus étrange façon que j’aie jamais vue de ma vie ; mais c’était excessivement joli. »

Ici elle s’engagea dans la description du costume, telle que je l’ai donnée déjà ; mais elle y fut si exacte que je fus surprise de la manière dont elle la détaillait ; il n’y avait pas une seule petite chose d’omise.

J’étais maintenant dans une nouvelle perplexité ; car cette jeune friponne expliquait si complètement toutes les particularités du costume que mon amie la Quakeresse changea de couleur et me regarda deux ou trois fois pour voir si je ne rougissais pas aussi. Elle s’était, en effet, comme elle me l’a dit ensuite, immédiatement aperçue que c’était le même costume qu’elle avait vu sur moi, ainsi que je l’ai raconté plus haut. Cependant, comme elle vit que je ne paraissais pas y faire attention, elle garda ses pensées pour elle, et j’en fis autant de mon côté, aussi bien que je pus.

Je fis remarquer deux ou trois fois qu’elle avait une bonne mémoire, pour pouvoir être si exacte dans les détails d’une chose semblable.

« Oh ! madame, dit-elle, nous autres servantes, nous nous tenons debout dans un coin, mais de façon à en voir plus que certains étrangers. En outre, ce fut le sujet de toutes nos conversations pendant plusieurs jours à l’office, et ce qui avait échappé à l’une, l’autre l’avait observé.

» — Mais, lui dis-je, ce n’était pas le costume persan. Je suppose tout simplement que votre lady était quelque comédienne française, c’est-à-dire une amazone de théâtre, qui mettait un costume travesti pour amuser la compagnie, comme on le faisait à Paris dans la pièce de Tamerlan, ou d’autres pièces de ce genre.

» — Non vraiment, madame, reprit-elle. Je vous assure que ma lady n’était pas une actrice. C’était une belle dame, pleine de modestie, digne d’être princesse. Tout le monde disait que si elle était la maîtresse de quelqu’un, elle n’était digne de l’être de personne que du roi. Et l’on parlait d’elle pour le roi, comme s’il en avait été réellement ainsi. D’ailleurs, madame, c’est une danse turque que mylady dansa ; tous les seigneurs et tous les nobles le disaient, et l’un d’eux jura qu’il l’avait vue lui-même dansée en Turquie ; de sorte que cela ne pouvait venir d’aucun théâtre de Paris. Et puis le nom de Roxana est un nom turc.

» — Très bien, repris-je. Mais ce n’était pas le nom de votre dame, je suppose ?

» — Non, non, madame ; je sais cela. Je connais parfaitement le nom et la famille de mylady. Roxana n’était pas son nom ; c’est, en effet, la vérité. »

Ici je fus acculée de nouveau, car je n’osai pas lui demander quel était le vrai nom de Roxana, de peur qu’elle n’eût réellement fait un pacte avec le diable et qu’elle ne lançât hardiment mon propre nom en réponse. Si bien que je craignais de plus en plus que la fille n’eût pénétré le secret d’une manière ou de l’autre, bien que je ne pusse pas imaginer comment.

En un mot, j’étais malade de la conversation, et je tâchai de maintes façons d’y mettre fin ; mais c’était impossible, car la femme du capitaine, qui l’appelait sa sœur, la poussait, la pressait de raconter, pensant, bien à tort, que c’était un agréable récit pour nous tous.

Deux ou trois fois, la Quakeresse mit son mot, disant que cette lady Roxana avait une bonne provision d’assurance, et qu’il était probable que, si elle avait été en Turquie, elle avait vécu avec quelque grand pacha du pays qui l’avait entretenue. Mais elle interrompait aussitôt tous les discours de ce genre, et se lançait dans les éloges les plus extravagants de sa maîtresse, la glorieuse Roxana. Je la rabaissai comme une femme de vie scandaleuse, déclarant qu’il n’était pas possible qu’il en fût autrement. Mais elle ne voulait rien entendre. Sa lady était une personne qui possédait telles et telles qualités, si bien qu’il n’y avait à coup sûr rien qu’un ange qui lui ressemblât, et néanmoins après tout, ses propres paroles en venaient à ceci : que sa dame, pour le dire en deux mots, ne tenait ni plus ni moins qu’un tripot ordinaire, ou, comme on l’aurait appelé depuis, une réunion pour la galanterie et le jeu.

Pendant tout ce temps j’étais fort mal à l’aise, comme je l’ai déjà dit ; cependant toute l’histoire se déroula sans que rien se découvrît, si ce n’est que je paraissais un peu ennuyée de ce qu’elle me trouvât une ressemblance avec cette frivole lady, dont j’affectais de rabaisser beaucoup le caractère, en m’appuyant sur son propre récit.

Mais je n’étais pas encore au bout de mes mortifications ; car, à ce moment, mon innocente Quakeresse lança un mot malheureux qui de nouveau me mit sur des charbons.

« Le costume de cette dame, me dit-elle, est, j’imagine, quelque chose de précisément semblable au tien, d’après la description. — Puis, se tournant vers la femme du capitaine, — je pense que mon amie a un costume turc ou persan plus magnifique de beaucoup.

» — Oh ! dit la fille, il est impossible qu’il soit plus magnifique. Celui de milady était tout couvert d’or et de diamants. Ses cheveux et sa coiffure — j’oublie le nom qu’on lui donnait, — brillaient comme des étoiles, tant ils étaient chargés de joyaux. »

Je n’avais jamais jusqu’alors désiré que mon excellente amie la Quakeresse fût loin de moi ; mais vraiment j’aurais bien donné, à ce moment là, quelques guinées pour être débarrassée d’elle ; car, sa curiosité s’éveillant à l’idée de comparer les deux vêtements, elle commença innocemment à décrire le mien ; et rien ne me causait tant de terreur que l’appréhension que j’avais qu’elle ne m’importunât pour me le faire montrer, ce à quoi j’étais bien décidée à ne jamais consentir. Mais, avant d’en venir là, elle pressa ma fille de décrire la tyhaia ou coiffure ; ce que celle-ci fit si habilement que la Quakeresse ne put se retenir de dire que la mienne était justement pareille. Après plusieurs autres similitudes constatées, à mon grand ennui, arriva l’aimable prière adressée à moi de faire voir mon costume à ces dames ; et ces dames se joignirent à ce désir et insistèrent de toutes leurs forces jusqu’à en être importunes.

Je priai qu’on m’excusât, quoique, tout d’abord, je n’eusse pas grand’chose à alléguer pour expliquer mon refus. Mais à la fin l’idée me vint de dire qu’il était empaqueté avec ceux de mes autres effets dont j’avais le moins besoin, pour être envoyé à bord du navire du capitaine. Mais si nous vivions assez longtemps pour aller en Hollande ensemble (ce que, soit dit en passant, j’étais bien résolue à empêcher d’arriver jamais), alors, quand je déballerais mes effets, elles me verraient revêtue de ce costume ; mais elles ne devaient pas s’attendre à ce que je danse avec, comme le faisait lady Roxana dans ses beaux atours.

Cela passa assez bien, et, ayant surmonté cette difficulté, je surmontai la plupart des autres, et je commençai à me retrouver à l’aise. Bref, pour en finir aussi avec cette histoire aussitôt qu’il se peut, je me débarrassai à la fin de mes visiteuses que j’aurais voulu voir parties deux heures plus tôt qu’elles n’en avaient l’intention.

Dès qu’elles se furent retirées, je montai en courant chez Amy et je donnai issue à mon émotion en lui racontant toute l’histoire, et en lui montrant dans quelles calamités une fausse démarche de sa part avait été malheureusement sur le point de nous envelopper et de telle façon qu’il n’aurait peut-être pas suffi de toute notre existence pour nous en dégager. Amy le sentait assez, et était précisément en train de soulager sa rage d’une autre manière, c’est-à-dire en maudissant la pauvre fille de tous les noms de coquine et de sotte, sans compter d’autres plus vilains, qu’elle pouvait imaginer. C’est au milieu de cette occupation que survint mon honnête hôtesse, la bonne Quakeresse, ce qui mit fin à nos discours. La Quakeresse entra en souriant, car elle était toujours gaie, mais avec mesure, et me dit :

« Eh bien ! te voilà délivrée à la fin. Je viens m’en réjouir avec toi. Je voyais bien que tu étais assommée de tes visiteuses.

» — Vraiment je l’étais, répondis-je. Cette sotte jeune fille nous a fait avaler un vrai conte de Canterbury[4] ; et je croyais qu’elle n’en aurait jamais fini.

» — Eh ! j’ai vraiment trouvé qu’elle avait grand soin de te faire savoir qu’elle n’était que fille de cuisine.

» — Oui, et dans une maison de jeu, ou un tripot, à l’autre bout de la ville ; toutes choses qui ne sont guère capables, elle devrait le savoir, soit dit en passant, d’ajouter à sa renommée chez nous, braves bourgeois.

» — Je ne peux pas ne pas croire, dit la Quakeresse, qu’elle avait quelque autre but dans tout ce long discours. Elle a en tête quelque chose autre ; j’ai la satisfaction de n’en pas douter. »

— Vous en avez la satisfaction ! pensai-je. À coup sûr, je n’en suis pas plus satisfaite, pour mon compte, au contraire ; et c’est une mince satisfaction pour moi que de vous entendre parler ainsi. Qu’est-ce que cela peut-être ? Et quand mes inquiétudes auront-elles une fin. — Mais je disais ceci silencieusement et en moi-même, soyez-en sûr. Cependant, pour répondre à mon amie la Quakeresse, je lui fis une question ou deux à ce propos : ce qu’elle pensait qu’elle avait en tête ? et pourquoi elle pensait qu’elle eût en tête quelque chose ?

« Car, ajoutai-je, elle ne peut avoir rien qui se rapporte à moi. »

» — En tout cas, dit l’excellente Quakeresse, si elle avait des idées quelconques à ton sujet, ce n’est point mon affaire, et je serais bien loin de te demander de m’en informer. »

Ce mot renouvela mes alarmes. Non, que je craignisse de me confier à cette bonne créature, s’il y avait chez elle quelque soupçon de la vérité ; mais cette affaire était un secret que je ne me souciais de communiquer à personne. Cependant, je le répète, je fus un peu alarmée ; car, puisque je lui avais tout caché, je désirais continuer à faire de même ; mais, comme elle ne pouvait manquer de recueillir, dans les discours de la fille, quantité de choses semblant me concerner, elle était en outre trop pénétrante pour être dépistée par des réponses qui auraient fermé la bouche d’une autre. Seulement, il y avait ici deux circonstances heureuses : d’abord, elle n’était pas curieuse de savoir ou de découvrir n’importe quoi ; et ensuite, elle n’était pas dangereuse, quand même elle aurait su toute l’histoire. Mais, je le répète, elle ne pouvait manquer de recueillir, dans les discours de la fille, plusieurs détails, comme particulièrement le nom d’Amy et les différentes descriptions du costume turc que mon amie la Quakeresse avait vue elle-même, et qu’elle avait si bien remarqué, comme je l’ai dit plus haut.

Pour ce point, j’aurais pu détourner la chose en plaisantant avec Amy, et en lui demandant chez qui elle demeurait avant de venir demeurer avec moi. Mais cela n’aurait rien valu, car, nous nous étions malheureusement interdit ce langage en ayant souvent parlé du long temps depuis lequel Amy demeurait avec moi, et, ce qui était pis, en ayant déclaré jadis, que j’avais eu un appartement dans le Pall Mall ; de sorte, que toutes ces choses ne correspondaient que trop bien. Il n’y eut qu’une seule circonstance qui me sauva auprès de la Quakeresse ; ce fut ce que la fille avait raconté de la grande fortune que Mrs Amy avait faite, et du carrosse qu’elle avait. Or, comme il pouvait y avoir beaucoup d’autres Amy dans le monde, il n’était pas vraisemblable que celle-ci fût mon Amy, car elle était loin de faire une figure à avoir carrosse. C’est ce qui chassa les soupçons que la bonne et affectionnée Quakeresse pouvait avoir en tête.

Mais quant à ce qu’elle s’imaginait que la jeune fille avait, elle en tête, il y avait là une difficulté réelle de beaucoup plus grave, et qui m’alarmait beaucoup ; mon amie la Quakeresse me dit qu’elle avait observé que la fille était très émue quand elle parlait du costume, et plus encore lorsqu’on m’avait tourmentée pour lui montrer le mien et que je m’y étais refusée. Elle me déclara qu’elle s’était aperçue à plusieurs reprises qu’elle était troublée et qu’elle ne se contenait que très difficilement ; une ou deux fois, elle avait murmuré comme à elle-même qu’elle avait trouvé, ou qu’elle trouverait, la Quakeresse ne pouvait dire lequel des deux ; elle lui avait souvent vu des larmes dans les yeux, et, lorsque j’avais dit que mon costume turc était emballé mais qu’elle le verrait quand nous arriverions en Hollande, elle l’avait entendue dire doucement qu’elle ferait la traversée exprès.

Lorsqu’elle eut terminé ses observations, j’ajoutai que j’avais observé également que la fille avait une conversation et un air bizarres, et qu’elle était extrêmement curieuse ; mais je ne pouvais imaginer à quoi elle tendait.

« À quoi elle tendait ! dit la Quakeresse. C’est clair pour moi, ce à quoi elle tend. Elle croit que tu es la même lady Roxana qui dansait en veste turque, mais elle n’en est pas certaine.

» — Est-ce qu’elle croit cela ? m’écriai-je. Si je l’avais pensé, je l’aurais tirée de peine.

» — Si elle le croit ! reprit la Quakeresse. Oui, et je commençais à le croire aussi ; je le croirais même encore, si tu ne m’avais pas convaincue du contraire en n’y faisant pas attention, et par ce que tu as dit depuis.

» — Vous auriez cru cela, vraiment ? dis-je avec chaleur. J’en suis très désolée. Et quoi ! vous m’auriez pris pour une actrice, pour une comédienne française ?

» — Non, dit la bonne et tendre créature. Tu portes la chose trop loin. Aussitôt que tu as exprimé tes réflexions sur son compte, j’ai vu que cela ne pouvait pas être. Mais qui aurait pu penser autre chose ? Lorsqu’elle décrivait le costume turc que tu as ici avec la tiare et les joyaux, et lorsqu’elle nommait ta femme de chambre Amy, avec plusieurs autres circonstances ayant l’air de se rapporter à toi, je l’aurais certainement cru, si tu ne l’avais pas contredit. Mais dès que je t’ai entendue parler, j’ai conclu qu’il en était autrement.

» — Cela a été bien bon de votre part, lui dis-je, et je vous suis obligée pour m’avoir rendu cette justice. C’est plus que n’en fait cette jeune bavarde, à ce qu’il semble.

» — Certes non, elle ne te rend pas cette justice, dit la Quakeresse ; car elle croit certainement la chose encore, comme elle l’a toujours fait.

» — Vraiment ? dis-je.

» — Oui ; et je te garantis qu’elle te rendra une autre visite à ce sujet.

» — Elle fera cela ! m’écriai-je. Alors je crois que je lui ferai affront, tout net.

» — Non, tu ne lui feras pas affront, reprit-elle, animée de sa gaieté et de sa bonté ordinaires. Je t’enlèverai cette besogne-là des mains ; ce sera moi qui lui ferai affront à ta place, et je ne la laisserai pas te voir. »

Je trouvai que c’était une offre très aimable, mais j’étais incapable de voir comment elle s’y prendrait pour cela. La seule idée de la revoir me rendait à moitié folle, ne sachant dans quel esprit elle reviendrait, et encore bien moins de quelle manière la recevoir. Mais ma solide et fidèle consolatrice la Quakeresse déclara qu’elle s’était aperçue de l’impertinence de cette fille et du peu d’inclination que j’avais à causer avec elle, et qu’elle ne voulait pas qu’elle m’ennuyât davantage. Mais j’aurai l’occasion de reparler de cela tout à l’heure, car cette fille poussa la chose encore plus loin que je ne le pensais.

Il était temps, comme je le disais plus haut, de prendre des mesures auprès de mon mari pour faire remettre mon voyage. J’entamai donc la conversation avec lui un matin pendant qu’il s’habillait et que j’étais encore au lit. Je prétendis que j’étais très malade ; et, comme il ne m’était que trop facile de lui en imposer, car il croyait absolument tout ce que je disais, — j’arrangeai mon discours de manière à lui faire entendre que j’étais grosse, sans cependant le lui dire formellement.

Quoi qu’il en soit, j’amenai la chose si adroitement qu’avant de sortir de la chambre, il vint s’asseoir à mon chevet, et se mit à me parler très sérieusement, me représentant que j’étais tous les jours souffrante, et que, comme il espérait que j’étais enceinte, il me priait de bien considérer si je ne ferais pas mieux de changer mon projet de voyage en Hollande ; car le mal de mer et, pis encore, une tempête, s’il en survenait, pourraient être dangereux pour moi. Après m’avoir dit quantité des plus tendres choses que le plus tendre mari du monde peut dire, il conclut qu’il me faisait particulièrement la prière de ne plus penser à partir avant que tout fût finit, mais de vouloir bien, au contraire, me disposer à faire mes couches là où j’étais et où je savais, comme il le savait lui-même, que j’aurais tout ce qu’il me faudrait et que je serais bien soignée.

C’était précisément ce que je voulais, car j’avais, comme vous l’avez vu, mille bonnes raisons pour remettre la traversée, surtout avec cette créature pour compagnie ; mais je désirais que cette remise vint de son fait, et non du mien ; et il y donna de lui-même, justement comme je le voulais. Ceci me fournit une occasion d’hésiter un peu, et d’avoir l’air de ne pas y être disposée. Je lui dis que je ne pouvais consentir à lui causer des difficultés et des embarras dans ses affaires ; qu’il avait maintenant loué la grande cabine du navire, et, peut-être, donné déjà quelque argent, ou pris du fret en marchandises, et que lui faire rompre tout cela, serait pour lui une dépense inutile, et, peut-être, un préjudice causé au capitaine.

Quant à cela, me dit-il, il n’en fallait pas parler, et il ne le permettrait sous aucune considération. Il pouvait facilement faire entendre raison au capitaine du navire en lui disant le motif ; et s’il lui donnait quelque compensation pour la rupture du marché, ce ne serait pas beaucoup.

« Mais, mon ami, lui dis-je, vous ne m’avez pas entendue dire que je suis enceinte ; je ne saurais même dire que je le suis. Car si je ne l’étais pas, après tout, j’aurais alors fait de la belle besogne, en vérité. D’ailleurs ces deux dames, la femme du capitaine et sa sœur, elles comptent que nous ferons le voyage, et elles ont fait de grands préparatifs, le tout par politesse pour moi. Qu’irai-je leur dire, maintenant ?

» — Eh bien, ma chère, répondit-il, si vous n’étiez pas enceinte, bien que j’espère que vous l’êtes, il n’y aurait pas de mal de fait pour cela. Un séjour de trois ou quatre mois de plus en Angleterre ne me causera aucun dommage ; et nous pourrons partir quand il nous plaira, lorsque nous serons sûrs que vous n’êtes pas enceinte, ou lorsque, l’événement ayant montré que vous l’étiez, vous serez remise et relevée. Quant à la femme du capitaine et à sa sœur, laissez-moi ce soin ; je réponds qu’il n’y aura pas de querelle soulevée à ce sujet. Je vous ferai excuser auprès d’elles par le capitaine lui-même, de sorte que tout ira bien, je vous le garantis. »

C’était autant que j’en pouvais désirer, et l’affaire en resta là pour un temps. J’avais, il est vrai, quelques inquiétudes à propos de cette impertinente fille ; mais je croyais que remettre notre voyage c’était mettre fin à tout, et je commençai à me sentir assez tranquille. Mais je m’aperçus que je m’étais trompée, car elle me mit de nouveau à deux doigts de ma ruine, et cela de la manière la plus inexplicable qu’on puisse imaginer.

Mon mari, comme nous en étions convenus tous les deux, rencontrant le capitaine du navire, prit la liberté de lui dire qu’il craignait d’être obligé de le désappointer, parce qu’il lui était arrivé quelque chose qui le contraignait à changer ses dispositions, et que sa famille ne pourrait être prête à partir assez tôt pour lui.

« Je sais la circonstance, monsieur, dit le capitaine. J’ai appris que votre dame avait une fille de plus qu’elle ne s’y attendait. Je vous en félicite.

» — Qu’entendez-vous par là ? dit mon époux.

» — Mais, rien du tout, que ce que j’ai entendu dire aux femmes en prenant le thé, dit le capitaine. Je ne sais rien, sinon que vous ne faites pas la traversée, ce que je regrette. Mais vous connaissez vos affaires, et cela ne me regarde pas.

» — Bien, reprit mon mari ; mais il faut que je vous donne quelque compensation pour le marché rompu. » — Et il tira son argent.

« — Non, non, » dit le capitaine. Et ils se mirent à faire assaut de politesses, mais à la fin mon époux lui donna trois ou quatre guinées, et les lui fit garder. Ce premier sujet de conversation étant ainsi épuisé, ils n’en reparlèrent plus.

Mais cela n’alla pas aussi aisément avec moi. Les nuages s’épaississaient, j’avais maintenant des sujets d’alarme de tout côté. Mon mari me raconta ce que le capitaine avait dit ; très heureusement, il se figura que le capitaine avait rapporté une histoire par moitié, et que, l’ayant entendue d’une manière, il l’avait répétée d’une autre, de sorte que, s’il n’avait pu comprendre le capitaine, c’est que le capitaine ne se comprenait pas lui-même. Aussi se contentait-il de me reproduire mot pour mot ce que le capitaine avait dit.

Comment j’empêchai mon mari de découvrir mon trouble, vous allez l’apprendre tout à l’heure ; qu’il me suffise de dire pour le moment que, si mon mari ne comprenait pas le capitaine et si le capitaine ne se comprenait pas lui-même, je les comprenais parfaitement tous les deux ; et, à dire la vérité, c’était le plus rude choc que j’eusse encore eu à supporter. Mais, sous le coup de la nécessité, j’inventai un mouvement soudain pour éviter de montrer ma surprise : nous étions, mon époux et moi, assis à une petite table près du feu ; j’étendis la main, comme pour prendre une cuillère qui était de l’autre côté, et je renversai une des chandelles de dessus la table ; alors, la ramassant, je me redressai, puis me penchai de nouveau pour regarder le devant de ma robe, que je pris dans ma main en m’écriant :

« Oh ! ma robe est gâtée. La chandelle l’a toute graissée. »

Ceci me fournit auprès de mon époux une excuse pour rompre provisoirement l’entretien, et pour appeler Amy. Amy ne venant pas aussitôt :

« Mon ami, lui dis-je, il faut que je coure là-haut et que je laisse cette robe pour qu’Amy la nettoie un peu. »

Mon mari se leva et entra dans un petit cabinet où il mettait ses papiers et ses livres. Il prit un volume et s’assit pour lire.

Heureuse étais-je de m’en être sortie. Je courus chez Amy qui se trouva être seule.

« Oh ! Amy, m’écriai-je, nous sommes absolument perdues. »

Et là-dessus j’éclatai en pleurs et ne pus parler pendant un grand moment.

Je ne puis m’empêcher de dire que quelques réflexions excellentes s’offrirent d’elles-mêmes en cette occasion. Celle-ci se présentait aussitôt : Quel glorieux témoignage n’est-ce pas de la justice de la Providence et de l’intérêt que prend la Providence dans la direction de toutes les affaires des hommes (des moindres comme des plus grands), que les crimes les plus secrets soient, par des accidents imprévus, amenés au jour et découverts !

En voici une autre : Combien il est juste que le péché et la honte se suivent et marchent si constamment sur les pas l’un de l’autre, tellement qu’ils ne sont pas seulement comme des compagnons, mais, comme la cause et sa conséquence, nécessairement liés ensemble ; de sorte que, lorsque le crime précède, le scandale est en train de suivre, et qu’il n’est pas au pouvoir de la nature humaine de cacher le premier, ni d’éviter le second.

« Que faire, Amy ? m’écriai-je, dès que je pus parler. Et que vais-je devenir ? »

Et je me repris à pleurer si violemment que je ne pus en dire davantage. Amy avait presque perdu la raison d’effroi ; mais elle ne savait rien du tout de ce qu’il y avait. Elle demandait à le savoir, et m’engageait à me remettre et à ne pas crier ainsi.

« Eh quoi ! madame, si mon maître montait en ce moment, disait-elle, il verrait dans quel désordre vous êtes. Il saurait que vous avez pleuré, et il voudrait en connaître la cause. »

À ces mots je retrouvai la parole :

« Oh ! il la connaît déjà, Amy ; il connaît tout ! Tout est découvert, et nous sommes perdues. »

Cette fois Amy fut vraiment comme frappée de la foudre. Cependant elle dit :

« Oui certes, si c’est vrai, nous sommes véritablement perdues ; mais cela ne peut pas être ; c’est impossible, j’en suis sûre.

« — Non non ; repris-je. C’est si loin d’être impossible que je vous dis que cela est. »

Et alors, un peu revenue à moi-même, je lui dis la conversation que mon mari et le capitaine avait eue ensemble et ce que le capitaine lui avait dit. Cela remua tellement Amy qu’elle cria, ragea, jura et maudit comme une folle furieuse. Alors elle me reprocha de n’avoir pas voulu la laisser tuer la fille lorsqu’elle voulait le faire, disant que c’était moi qui avais tout fait et autres choses semblables. Et cependant je n’étais pas, même maintenant, d’avis de tuer la fille ; je ne pouvais même en supporter la pensée.

Nous passâmes une demi-heure dans ces extravagances, et sans aucun résultat. En effet, nous ne pouvions rien faire, ni rien dire d’utile ; car s’il devait arriver quelque chose d’extraordinaire, il n’y avait point à l’empêcher ni à y remédier. Enfin, après m’être soulagée en pleurant, je me mis à penser à la manière dont j’avais laissé mon époux en bas, et à la raison que je lui avais donnée pour monter. Je changeai donc ma robe sur laquelle j’avais prétendu que la chandelle était tombée ; j’en mis une autre, et je descendis.

Après être restée en bas un bon moment, voyant que mon époux ne revenait pas sur l’histoire, comme je m’y attendais, je repris cœur, et je la réclamai.

« Mon ami, lui dis-je, la chute de la chandelle a interrompu votre histoire. Ne voulez-vous pas la continuer ?

» — Quelle histoire ? demanda-t-il.

» — Mais, dis-je, celle du capitaine.

» Oh ! j’ai fini. Je ne sais rien de plus que ceci ; c’est que le capitaine a raconté une histoire incohérente qu’il avait entendue de pièces et de morceaux, et qu’il l’a racontée encore plus de pièces et de morceaux qu’il ne l’avait entendue ; et cette histoire était que vous êtes enceinte et que vous ne pouvez pas faire le voyage. »

Je vis que mon mari n’entrait pas du tout dans la vérité de la chose, il prenait cela pour une histoire qui, répétée deux ou trois fois, avait fini par être inintelligible et par se réduire à rien ; tout ce qu’elle signifiait pour lui, c’était ce qu’il savait ou croyait savoir, c’est-à-dire que j’étais enceinte, chose qu’il désirait beaucoup qui fût vraie.

Son ignorance fut un baume pour mon âme, et je maudis en moi-même ceux qui le détromperaient jamais. Le voyant désireux de mettre un terme à l’histoire comme ne valant pas la peine qu’on y insistât davantage, je l’arrêtai là, disant que je supposais que le capitaine la tenait de sa femme, et que celle-ci aurait bien pu trouver une autre personne pour en faire l’objet de ses remarques. Cela se passa donc ainsi assez bien avec mon mari, et je me retrouvai en sûreté là où je m’étais crue le plus en péril. Mais j’avais encore deux inquiétudes ; la première était que le capitaine et mon époux ne se rencontrassent de nouveau et ne reprissent la conversation sur le même sujet ; et la seconde, que la remuante et impertinente fille ne revînt ; et si elle revenait, comment l’empêcher de voir Amy ? Question aussi importante que tout le reste ; car si elle avait vu Amy, c’eût été aussi fatal pour moi que si elle avait connu tout.

Pour le premier cas, je savais que le capitaine ne pouvait rester en ville plus d’une semaine ; car son navire étant déjà plein de marchandises avait descendu la rivière, et il ne devait pas tarder à le suivre. Je m’imaginai donc d’entraîner mon mari quelque part en dehors de la ville pour quelques jours, afin qu’il y eût certitude qu’ils ne se rencontreraient pas.

Ma grande préoccupation était de savoir où nous irions. À la fin, je me décidai pour North Hall ; non, lui dis-je, que je voulusse prendre les eaux ; mais je pensais que l’air y était bon et pourrait me faire du bien. Lui, qui faisait tout dans le but de me plaire, accepta aussitôt mon idée, et la voiture fut commandée pour le lendemain matin. Mais comme nous réglions tout cela, il prononça une vilaine parole qui déjouait tous mes plans : il désirait que je voulusse bien attendre jusqu’à l’après-midi, parce qu’il parlerait au capitaine dans la matinée du lendemain, s’il pouvait, et lui donnerait quelques lettres ; il aurait le temps d’y aller et d’être de retour vers midi.

Je dis oui, bien entendu. Mais c’était pour le mieux tromper ; et ma voix et mon cœur différaient. J’étais décidée, si je le pouvais, à empêcher qu’il n’approchât le capitaine et qu’il ne le vît, quoi qu’il en arrivât.

Le soir, donc, un peu avant d’aller nous coucher, je feignis d’avoir changé d’avis et de ne plus vouloir aller à North Hall : j’avais envie d’aller d’un autre côté. Seulement je lui dis que je craignais que ses affaires ne le lui permissent pas. Il voulut savoir où c’était. Je lui répondis en souriant que je ne voulais pas le lui dire, de peur que cela ne l’obligeât à arrêter ses affaires. Il me répliqua, du même ton, mais avec infiniment plus de sincérité, qu’il n’avait pas d’affaire assez importante pour l’empêcher d’aller avec moi partout où j’avais envie d’aller.

« Si, repris-je. Vous avez besoin de parler au capitaine avant qu’il s’en aille.

» — En effet, c’est vrai, j’en ai besoin, » dit-il, et il se tut un moment ; mais il ajouta bientôt :

» Mais j’écrirai un mot à un homme qui fait des affaires pour moi et qui ira le trouver. C’est simplement pour faire signer quelques connaissements, et il pourra s’en acquitter. »

Lorsque je vis que j’avais gagné mon point, j’eus l’air d’hésiter un peu.

» Mon ami, lui dis-je, ne perdez pas une heure de vos affaires pour moi. Je retarderais d’une semaine ou deux, plutôt que de vous causer un préjudice quelconque.

» — Non, non, dit-il ; vous ne retarderez pas d’une heure pour moi, car je peux faire mes affaires par procuration avec tout le monde, hors ma femme. » Et il me prit dans ses bras et me baisa. Comme le sang me montait à la face, lorsque je songeais avec quelle sincérité, quelle affection, cet excellent gentleman embrassait le plus maudit échantillon d’hypocrisie que pressèrent jamais les bras d’un honnête homme ! Il n’était que tendresse, que bonté, que la sincérité la plus absolue ; moi, je n’étais que grimace et fraude ; ce que je faisais n’était que par manège, conduite calculée, pour cacher un passé de vice et pour l’empêcher de découvrir qu’il avait dans ses bras un diable femelle, dont tout le commerce avait été pendant vingt-cinq ans aussi noir que l’enfer, un enchevêtrement de crimes pour lesquels, s’il avait pu y jeter un regard, il aurait dû m’abhorrer, moi et le seul bruit de mon nom. Mais il n’y avait là rien qui pût me servir d’appui ; j’avais pour tout encouragement l’idée que c’était mon intérêt d’être ce que j’étais et de cacher ce que j’avais été, et que la seule satisfaction que je pusse lui faire était de vivre vertueusement à l’avenir, puisque je ne pouvais réparer ce qui avait eu lieu dans le passé. Et c’est à quoi je me résolus, bien que, si une grande tentation s’était offerte comme elle le fit plus tard, j’eusse des raisons de douter de ma fermeté. Mais nous parlerons de ceci plus loin.

Lorsque mon mari eut ainsi eu la bonté de sacrifier ses projets aux miens, nous décidâmes que nous partirions le matin de bonne heure. Je lui dis que mon dessein, s’il l’approuvait, était d’aller à Tunbridge ; et lui, apportant à cela une passivité entière, y consentit avec le plus grand empressement. Il me dit cependant que, si je n’avais pas nommé Tunbridge, il aurait nommé Newmarket, parce qu’il s’y tenait une grande cour, et qu’il y avait quantité de belles choses à voir. Je lui offris alors une nouvelle pièce d’hypocrisie : je feignis de vouloir aller là, comme étant l’endroit de son choix, tandis que je n’y serais véritablement pas allée pour mille livres sterling ; car la cour y étant à ce moment, je n’aurais pas osé courir le hasard d’être reconnue en un pays où il y avait tant d’yeux qui m’avaient vue autrefois. Si bien qu’au bout d’un instant je dis à mon mari que je pensais que Newmarket était si plein de gens en ce moment que nous ne trouverions pas à nous loger ; voir la cour et la foule n’était nullement un amusement pour moi, à moins que ce n’en fût un pour lui ; s’il le jugeait convenable, nous remettrions plutôt cela à une autre fois ; si, lorsque nous irions en Hollande, nous voulions passer par Harwich, nous pourrions faire le tour par Newmarket et Bury, descendre par là jusqu’à Ipswich, et de là aller à la côte. Il fut aisément détourné de son idée, comme il l’était de tout ce que je n’approuvais pas ; et ainsi, avec une facilité inimaginable, il commanda de se tenir prêt de bonne heure le lendemain matin pour me conduire à Tunbridge.

En ceci, mon dessein était double : c’était d’abord d’empêcher mon époux de revoir le capitaine ; c’était ensuite de me retirer du chemin moi-même, au cas où cette impertinente fille, maintenant mon fléau, ferait mine de revenir, comme le croyait mon amie la Quakeresse, et comme il arriva, en effet, deux ou trois jours plus tard.

Ayant ainsi assuré mon départ pour le jour suivant, je n’eus rien à faire qu’à donner à mon fidèle agent, la Quakeresse, quelques instructions sur ce qu’elle aurait à dire à cette persécutrice (elle montra bien, plus tard, qu’elle en était une), et sur la manière d’en venir à bout si elle faisait des visites plus fréquentes qu’il n’est ordinaire.

J’avais grande envie de laisser aussi Amy, pour aider en cas de besoin, car, elle entendait parfaitement bien ce qu’il y avait à conseiller dans une difficulté quelconque, et Amy me pressait de le faire. Mais je ne sais quel secret pressentiment l’emporta sur mon dessein. Je ne pus m’y décider, de crainte que la méchante coquine ne se débarrassât d’elle, chose dont la pensée seule me faisait horreur, et que, cependant, Amy trouva moyen de faire arriver, comme je pourrai le raconter plus au long en son temps.

Il est vrai, que j’avais autant besoin d’être délivrée d’elle que jamais fiévreux d’être délivré de son accès du troisième jour ; et si elle était descendue au tombeau par un moyen légitime quelconque, si je puis dire, — j’entends si elle était morte de quelque maladie ordinaire, — je n’aurais versé sur elle que fort peu de larmes. Mais je n’en étais pas arrivée à un degré de vice endurci tel que je pusse commettre un meurtre, et surtout un meurtre comme celui de mon propre enfant, ni même donner asile dans mon esprit à une pensée si barbare. Mais, comme je le disais, Amy fit tout plus tard à mon insu ; et je la chargeai pour cela de mes cordiales malédictions, tout en ne pouvant guère rien faire de plus, car attaquer Amy c’eût été m’assassiner moi-même. Mais cette tragédie demanderait plus de place que je n’en ai ici de disponible. Je reviens à mon voyage :

Ma chère amie, la Quakeresse, était tendre et cependant honnête ; elle aurait fait n’importe quoi de juste et de droit pour me servir, mais rien de mal ou de déshonorant. Afin de pouvoir dire hardiment à la créature, si elle venait, qu’elle ne savait pas où j’étais allée, elle me pria de ne pas le lui dire ; et pour rendre son ignorance plus complètement inoffensive pour elle comme pour moi, je lui permis de déclarer qu’elle nous avait entendus parler d’aller à Newmarket, etc. Elle approuva cela, et je laissai tout le reste à sa discrétion, pour agir comme elle le jugerait convenable ; je la chargeai seulement, si la fille entamait l’histoire de Pall Mall, de ne pas encourager ses discours sur ce sujet, mais de lui faire entendre que nous trouvions tous qu’elle en parlait avec un peu trop de détails, et que la dame (c’est-à-dire moi) avait pris un peu en mauvaise part d’être ainsi comparée à une femme galante, ou à une comédienne, ou quelque chose de semblable ; de façon à l’amener, si possible, à n’en pas dire davantage. Cependant, tout en ne disant pas à mon amie, la Quakeresse, le moyen de m’écrire, ni où je serais, je laissai entre les mains de sa femme de chambre un papier cacheté pour lui remettre, où je lui donnai l’adresse à laquelle elle pourrait écrire à Amy, et ainsi, en réalité, à moi-même.

Il n’y avait que quelques jours que j’étais partie lorsque l’impatiente fille vint à mon appartement sous prétexte de voir comment j’allais, et pour savoir si j’avais l’intention de faire le voyage, et le reste. Mon fidèle agent était à la maison et la reçut froidement à la porte ; elle lui dit que la dame, pour laquelle elle venait sans doute, avait quitté sa maison.

Cela arrêta brusquement tout ce qu’elle avait à dire pour un bon moment ; mais comme elle restait tergiversant à la porte et cherchant sur quoi entamer une conversation, elle s’aperçut que mon amie la Quakeresse avait l’air un peu gênée, comme si elle eût voulu rentrer et fermer la porte. Cela la blessa au vif. De plus, la fine Quakeresse ne l’avait pas même invitée à entrer ; car, la voyant seule, elle s’attendait à ce qu’elle serait très impertinente, et elle en concluait que peu m’importerait la froideur avec laquelle elle l’aurait reçue.

Mais l’autre n’était pas fille à se laisser congédier ainsi. Elle dit que si l’on ne pouvait parler à lady ***, elle désirait lui dire deux ou trois mots, à elle, c’est-à-dire à mon amie, la Quakeresse. Là dessus la Quakeresse, poliment, mais froidement, la pria d’entrer, ce qu’elle désirait. Notez qu’elle ne la conduisait pas dans le plus beau salon, comme naguère, mais dans une petite chambre écartée où les domestiques se tenaient à l’habitude.

Dès le début de son discours, elle n’hésita pas à faire comprendre qu’elle croyait que j’étais dans la maison, mais que je ne voulais pas me laisser voir ; et elle insista d’une façon très pressante pour pouvoir me parler un moment ; elle y ajouta beaucoup de prières et à la fin des larmes.

» Je suis fâchée dit ma bonne créature, la Quakeresse, que tu aies si mauvaise opinion de moi que de croire que je te dirais ce qui n’est pas la vérité, et que je prétendrais que lady *** est partie de ma maison lorsqu’elle ne l’est pas ! Je t’assure que je n’use pas de semblable méthode ; et lady *** ne désire de moi aucun service de ce genre, que je sache. Si elle avait été dans la maison, je te l’aurais dit. »

Elle n’eût guère rien à répondre à cela ; mais elle dit que c’était d’une affaire de la dernière importance qu’elle désirait me parler ; et elle se remit à pleurer abondamment.

« Tu sembles être douloureusement affectée, dit la Quakeresse. Je voudrais pouvoir te donner du soulagement ; mais si rien ne doit te réconforter que de voir lady ***, c’est une chose qui n’est pas en mon pouvoir.

» — J’espère que si, dit-elle encore. À coup sûr, c’est de grande conséquence pour moi ; et tellement, que sans cela je suis perdue.

» — Cela me trouble grandement de l’entendre parler ainsi, dit la Quakeresse. Mais pourquoi ne l’as-tu pas prise à part la première fois que tu es venue ici ?

» — Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler seule, et je ne pouvais pas le faire en société. Si j’avais pu seulement lui dire deux mots seule, je me serais jetée à ses pieds et lui aurais demandé sa bénédiction.

» — Tu me surprends. Je ne te comprends pas, dit la Quakeresse.

» — Oh ! s’écria-t-elle. Restez mon amie, si vous avez quelque charité, ou si vous avez quelque compassion pour les misérables ; car c’en est fait de moi, absolument.

» — Tu m’épouvantes avec des paroles si exaltées, dit la Quakeresse. Et véritablement je ne puis te comprendre.

» — Oh ! reprit-elle, elle est ma mère ! Elle est ma mère ! et elle ne me reconnaît pas.

» — Ta mère ! répéta la Quakeresse qui commençait à être fortement émue. Tu me plonges dans l’étonnement ? Que veux-tu dire ?

» — Je ne veux rien dire que ce que je dis. Je le dis encore : elle est ma mère et elle ne veut pas me reconnaître. » Et elle se tut en versant un flot de larmes.

« Ne pas te reconnaître ! » dit la Quakeresse, et la tendre et bonne créature se mit à pleurer aussi.

« Mais, reprit-elle, elle ne te connaît pas ; elle ne t’avait jamais vue.

» — Non, dit la fille ; je crois qu’elle ne me connaît pas ; mais je la connais, et je sais qu’elle est ma mère.

» — C’est impossible ! Tu racontes des choses incompréhensibles. Veux-tu t’expliquer un peu à moi ?

» — Oui, oui, répondit-elle ; je peux m’expliquer suffisamment. Je suis sûre qu’elle est ma mère. Je me suis brisé le cœur à la chercher ; et maintenant la perdre encore, lorsque j’étais si sûre de l’avoir trouvée, ce serait me briser le cœur bien plus réellement.

» — Bien ; mais si c’est ta mère, reprit la Quakeresse, comment se peut-il qu’elle ne te connaisse pas ?

» — Hélas ! je suis perdue pour elle depuis mon enfance. Elle ne m’a jamais vue.

» — Et toi, ne l’as-tu jamais vue ? demanda la Quakeresse.

» — Si, répondit-elle ; je l’ai vue. Bien souvent, je l’ai vue ; car lorsqu’elle était lady Roxana, du temps que j’étais domestique, j’étais fille de cuisine chez elle ; mais je ne la connaissais pas alors, ni elle moi. Mais tout s’est dévoilé depuis. N’a-t-elle pas une femme de chambre nommée Amy ? »

Il faut noter ici que l’honnête Quakeresse fut mise à quia et grandement surprise par cette question.

« Vraiment, répondit-elle, lady *** a plusieurs servantes, et je ne connais pas tous leurs noms.

» — Mais sa femme de confiance, sa favorite, insista la fille ; son nom n’est-il pas Amy ?

» — Eh ! en vérité, s’écria la Quakeresse avec beaucoup d’esprit et d’à-propos, je n’aime pas les interrogatoires ; mais pour que tu n’ailles pas te figurer des sottises à cause de ma répugnance à parler, je te répondrai une fois pour toutes que quel est le nom de sa femme de confiance, je l’ignore ; mais qu’on l’appelle Cherry. »

Remarquons que mon mari lui avait donné ce nom par plaisanterie le jour de nos noces, et que, depuis, nous l’appelions toujours ainsi ; de sorte qu’à ce moment elle disait littéralement vrai.

La fille répliqua avec beaucoup de modestie que si sa question l’avait offensée, elle en était bien fâchée ; qu’elle n’avait point le dessein d’être grossière envers elle, et ne prétendait point lui faire subir d’interrogatoire ; mais elle était dans un tel désespoir devant ce malheur qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait ; elle serait désolée de la désobliger, mais elle la priait encore, puisqu’elle était chrétienne et femme, et qu’elle avait été mère, et qu’elle avait des enfants, de vouloir la prendre en pitié, et, s’il était possible, l’aider à parvenir jusqu’à moi et, me dire quelques mots.

La tendre Quakeresse me rapporta que la fille avait dit cela avec une éloquence si touchante qu’elle lui avait arraché des larmes ; mais elle fut obligée de lui déclarer qu’elle ne savait ni où j’étais allée, ni comment m’écrire ; cependant, si jamais elle me revoyait, elle ne manquerait pas de me rendre compte de tout ce que la jeune fille lui avait dit et de ce qu’elle jugerait convenable de dire encore, ni de recevoir la réponse que j’y ferais, si je jugeais bon d’en faire une.

Ensuite la Quakeresse prit la liberté de lui demander quelques détails sur cette triste histoire, comme elle l’appelait. Alors la fille, prenant aux premiers malheurs de ma vie et en même temps de la sienne, déroula tout de son éducation misérable, de son service chez lady Roxana, et des secours qu’elle avait reçus de Mrs Amy ; exposant les raisons qu’elle avait de croire que, comme Amy se donnait elle-même pour celle qui avait demeuré avec sa mère, et comme surtout elle avait été aussi la femme de chambre de lady Roxana et était venue de France avec celle-ci, ces circonstances et plusieurs autres qu’elle avait remarquées dans sa conversation la convainquaient également, que lady Roxana était sa mère et que lady ***, de la maison de la Quakeresse, était précisément la même Roxana dont elle avait été la servante.

Ma bonne amie, la Quakeresse, bien que terriblement révoltée de l’histoire, et ne sachant trop que dire, était cependant trop mon amie pour paraître convaincue d’une chose dont elle ne savait pas si elle était vraie, et qu’elle voyait clairement, si elle était vraie, que je désirais tenir cachée. En conséquence, elle parla de manière à la dissuader par le raisonnement. Elle appuya sur la faible preuve qu’elle avait du fait en lui-même, sur l’insolence qu’il y aurait à revendiquer une parenté si proche avec une personne tellement au-dessus d’elle, dont elle ne savait pas si elle était réellement concernée dans la chose, ou du moins sur le compte de laquelle elle n’avait pas de preuve suffisante ; la lady qui avait demeuré chez elle était une personne au-dessus de toute feinte, et elle ne pouvait croire qu’elle la désavouât pour sa fille si elle était véritablement sa mère ; elle avait, d’ailleurs, les moyens de lui assurer un sort convenable si elle avait le désir de ne pas se faire connaître ; enfin elle avait entendu elle-même tout ce que cette dame avait dit de lady Roxana, et que, bien loin d’avouer qu’elle était la même personne, elle avait qualifié cette lady de contrebande de fourbe et de femme publique ; et il était bien certain qu’on ne l’amènerait jamais à avouer un nom et une conduite qu’elle avait traités avec un si juste mépris.

Elle lui dit encore que sa locataire, c’est-à-dire moi, n’était pas une lady pour rire, mais la vraie femme d’un chevalier baronnet ; elle savait personnellement qu’il en était ainsi, et que la personne décrite par la jeune fille était bien au-dessous d’elle. Elle ajouta ensuite qu’elle avait une autre raison pour laquelle il n’était guère possible que la chose fût vraie :

« Et c’est, continua-t-elle, ton âge qui s’y oppose. En effet, tu reconnais que tu as vingt-quatre ans, et que ta mère avait deux autres enfants plus vieux que toi. Ainsi, à ton propre compte, ta mère devait être extrêmement jeune, ou cette dame ne saurait être ta mère ; car tu vois, et chacun peut voir qu’elle est encore une jeune femme, et l’on ne peut lui donner plus de quarante ans, si elle les a ; elle est même enceinte à l’heure qu’il est, et c’est pourquoi elle est partie pour la campagne ; de sorte que je ne saurais ajouter aucun crédit à l’idée que tu as qu’elle est ta mère. Si donc je pouvais te donner un conseil, ce serait d’abandonner cette pensée, comme un conte invraisemblable qui ne sert qu’à te mettre en désordre et à te troubler la tête ; car je m’aperçois que tu es véritablement très troublée. »

Mais tout cela n’aboutit à rien. Rien ne pouvait la satisfaire, que de me voir. Mais la Quakeresse se défendit très bien, et insista sur ce qu’elle ne pouvait lui donner aucune information à mon sujet. Enfin, comme l’autre l’importunait toujours, elle affecta d’être un peu choquée de ce qu’on ne voulait pas la croire, et elle ajouta qu’à la vérité, si elle avait su où j’étais allée, elle n’en aurait fait part à personne, à moins que je ne lui eusse donné des ordres pour le faire.

« Voyant qu’elle ne m’a pas fait connaître où elle est allée, dit-elle en finissant, ce m’est une intimation qu’elle ne désire pas qu’on le sache. »

Là-dessus elle se leva, ce qui était la façon la plus claire qu’elle pût employer de la prier de se lever aussi et de s’en aller, à moins de lui montrer la porte tout franc.

Cependant la fille ne se laissa pas démonter. Elle reprit qu’elle ne pouvait, il était vrai, s’attendre à ce que la Quakeresse fût affectée par l’histoire qu’elle lui avait racontée, quelque émouvante qu’elle fût, ni qu’elle ressentît pour elle aucune pitié. Son malheur était que, lorsqu’elle s’était trouvée dans cette maison naguère, et dans la même pièce que moi, elle n’eût pas demandé à me parler en particulier, ou ne se fût pas jetée sur le plancher à mes pieds, en réclamant ce que l’affection d’une mère aurait fait pour elle ; mais, puisqu’elle avait laissé échapper cette occasion, elle en attendrait une autre ; elle voyait d’après la conversation de la Quakeresse qu’elle n’avait pas complètement quitté son appartement, mais qu’elle était allée à la campagne pour le bon air, sans doute ; quant à elle, elle était résolue à faire le chevalier errant à sa poursuite, et à visiter tous les lieux du royaume où l’on va pour sa santé, et jusqu’à la Hollande ; en tout cas, elle me trouverait ; car elle était certaine qu’elle pourrait si bien me convaincre qu’elle était ma propre enfant que je ne le nierais pas ; et elle était sûre que j’étais si tendre et si pitoyable que je ne la laisserais pas périr après que je serais convaincue qu’elle était ma propre chair et mon propre sang. Et, en disant qu’elle visiterait tous les lieux de l’Angleterre renommés pour leur air salubre, elle les passa tous en revue par leurs noms, et commença par Tunbridge, l’endroit même où j’étais allée, puis elle énuméra, Epsom, North Hall, Barnet, Newmarket, Bury et enfin Bath ; et sur ce, elle prit congé.

Mon fidèle agent, la Quakeresse, ne manqua pas de m’écrire immédiatement ; mais comme c’était une fine aussi bien qu’une honnête femme, il se présenta tout de suite à son esprit que c’était là une histoire qui, vraie ou fausse, n’était pas très propre à être portée à la connaissance de mon mari. Comme elle ignorait ce que je pouvais avoir été et les noms dont je pouvais avoir été appelée en d’autres temps, et ce qu’il y avait ou ce qu’il n’y avait point dans tout cela, elle pensa que, si c’était un secret, il fallait me laisser le soin de le révéler moi-même ; et, si ce n’en était pas un, qu’il pouvait aussi bien être publié plus tard que maintenant ; enfin qu’elle devait laisser la chose là où elle l’avait trouvée, et ne la communiquer à personne sans mon consentement. Ces sages procédés étaient d’une inexprimable bonté, en même temps que très opportuns ; car il était assez probable que sa lettre m’aurait été remise publiquement, et, bien que mon mari n’eût pas voulu l’ouvrir, il aurait semblé un peu étrange que je lui en celasse le contenu lorsque j’avais si bien prétendu lui communiquer toutes mes affaires.

Par suite de cette prudente précaution, ma bonne amie m’écrivit seulement en quelques mots que l’impertinente jeune femme était venue chez elle, comme elle s’y attendait, et qu’elle pensait que ce serait une très bonne chose, si je pouvais me passer de Cherry, que je la lui envoyasse (c’était d’Amy qu’elle parlait), parce qu’elle voyait qu’on pourrait avoir besoin d’elle.

Il se trouva que cette lettre était adressée à Amy elle-même et qu’elle ne fût pas envoyée par la voie que j’avais d’abord ordonnée ; mais elle arriva intacte en mes mains. J’en fus sans doute un peu alarmée ; cependant je ne fus informée que plus tard du danger dans lequel j’étais d’une visite immédiate de cette agaçante créature ; et je courus vraiment un risque extraordinaire en ce que je n’envoyai Amy que treize ou quatorze jours après, me croyant tout aussi bien cachée à Tunbridge que si j’avais été à Vienne.

Mais l’intérêt de mon fidèle espion (car ma Quakeresse était cela pour moi désormais par le fait même de sa perspicacité), son intérêt pour moi, dis-je, fut ma sûreté dans ce pas critique où, comme on dit, je ne me gardais pas moi-même. En effet, voyant qu’Amy n’arrivait pas, et ne sachant pas avec quelle promptitude cette sauvage créature mettrait à exécution son projet de vagabondage, elle envoya un commissionnaire chez la femme du capitaine, où elle logeait, pour lui dire qu’elle désirait lui parler. Elle accourut sur les talons du commissionnaire, avide d’avoir des nouvelles ; elle espérait, dit-elle, que la dame, c’est-à-dire moi, était revenue à la ville.

La Quakeresse, avec toutes les précautions dont elle était capable pour ne pas dire un vrai mensonge, lui fit croire qu’elle s’attendait à avoir de mes nouvelles dans très peu de temps ; et à plusieurs reprises, tout en parlant de gens qui vont à la campagne pour le bon air, elle cita le pays aux environs de Bury ; combien il était agréable, et comme l’air y était sain et pur ; que les dames aux environs de Newmarket étaient excessivement belles, et quelle grande affluence de société il y avait maintenant que la cour y était ; si bien qu’à la fin la fille se mit à en tirer la conclusion que c’était là qu’était allée Ma Seigneurie ; car, dit-elle, elle savait que j’aimais à voir une nombreuse société.

« Du tout, dit mon amie, tu me comprends mal. Je n’ai pas suggéré que la personne dont tu t’informes est allée là, ni ne crois qu’elle y est allée, je t’assure. »

Bah ! la fille sourit, et lui fit voir qu’elle le croyait malgré cela. Aussi, pour enfoncer cette idée davantage :

« Véritablement, dit la Quakeresse avec un grand sérieux, tu n’agis pas bien ; car tu suspectes tout et tu ne crois rien. Je te déclare solennellement que je ne crois pas qu’ils soient allés de ce côté. Aussi, si tu prends la peine d’y aller et que tu sois désappointée, ne dis pas que je t’ai trompée. »

Elle savait bien que si ces paroles affaiblissaient son soupçon, elles ne l’écarteraient pas et qu’elles ne feraient guère que l’amuser. Mais par ce moyen, elle la tenait en suspens jusqu’à l’arrivée d’Amy, et c’était assez.

Lorsqu’Amy arriva, elle fut tout à fait consternée d’entendre la relation que la Quakeresse lui fit. Elle trouva moyen de m’en informer ; seulement elle me faisait savoir, à ma grande satisfaction, que la fille ne commencerait pas par Tunbridge, mais qu’elle irait certainement à Newmarket ou à Bury d’abord.

Toutefois, cela me causa une grande inquiétude ; car, puisqu’elle était décidée à courir tout le pays à ma recherche, je n’étais en sûreté nulle part, non pas même en Hollande ; de sorte que je ne savais comment faire à son endroit. C’est ainsi que quelque chose d’amer gâtait toute la douceur de ma vie, car j’étais continuellement alarmée par cette drôlesse, et il me semblait qu’elle me hantait comme un mauvais esprit.

Cependant il s’en fallait de bien peu qu’Amy ne fût complétement folle à propos d’elle. Elle n’aurait osé, au prix de sa vie, la voir dans mon appartement. Elle alla, pendant des jours sans nombre, à Spitalfields, où elle avait l’habitude de venir, et à son ancien logement ; mais elle ne put jamais la rencontrer. À la fin, elle prit la résolution désespérée d’aller tout droit à la maison du capitaine, à Redriff, et de lui parler. C’était une folle démarche, c’est vrai ; mais comme Amy déclarait qu’elle était folle elle-même, rien de ce qu’elle pouvait faire ne pouvait être autrement. En effet, si Amy avait trouvé la fille à Redriff, celle-ci en aurait conclu immédiatement que la Quakeresse l’avait avertie, que par conséquent nous étions toutes de la même bande et qu’en somme tout ce qu’elle avait dit était vrai. Mais il arriva que les choses s’arrangèrent mieux qu’on ne s’y attendait ; car, comme Amy sortait de voiture pour passer l’eau au quai de la Tour, elle rencontra la fille qui débarquait justement, venant de Redriff. Amy fit comme si elle voulait passer près d’elle sans la reconnaître, bien que la rencontre fût si face à face qu’elle ne feignit pas de ne pas la voir ; au contraire elle la regarda délibérément la première, et, détournant la tête avec un air de mépris, elle fit mine de s’éloigner. Mais la fille s’arrêta et lui fit des avances en lui adressant d’abord la parole.

Amy lui parla froidement et avec quelque irritation. Après avoir échangé quelques mots, debout dans la rue ou le passage, la fille lui dit qu’elle semblait en colère et ne pas vouloir lui parler.

« Eh quoi ! dit Amy. Comment pouvez-vous penser que j’aie beaucoup à vous dire après que j’ai tout fait pour vous et que vous vous êtes conduite envers moi de la façon ? »

La fille ne parut pas faire attention à ces paroles pour le moment, et répondit :

« J’allais justement vous voir. »

» Me voir ! s’écria Amy. Que voulez-vous dire ?

» — Eh ! mais, reprit-elle avec une sorte de familiarité, j’allais vous voir à votre logis. »

Amy était courroucée contre elle au dernier degré ; mais elle pensa que ce n’était pas le moment de le témoigner, parce qu’elle avait en tête à son sujet un dessein plus funeste et plus méchant ; dessein que je ne connus, il est vrai, que lorsqu’il fut exécuté, et qu’Amy n’osa jamais me communiquer ; car, comme je m’étais énergiquement prononcée contre tout projet qui touchait un cheveu de la tête de ma fille, elle était décidée à prendre ses mesures à son idée, sans me consulter davantage.

Dans ce but, Amy lui donna de bonnes paroles, et cacha son ressentiment autant qu’elle le put. Lorsqu’elle parla d’aller à son logis, Amy sourit et ne dit rien ; elle appela seulement deux rameurs pour aller à Greenwich, et l’invita, puisqu’elle allait à son logis, à l’accompagner, car elle s’en allait chez elle et était toute seule.

Amy avait un tel fond d’assurance que la fille fut confondue, et ne sut que dire. Mais plus elle hésitait, plus Amy la pressait de venir. Enfin, lui parlant avec beaucoup de bonté, elle lui dit que, si elle ne venait pas voir son appartement, il fallait qu’elle vînt pour lui tenir compagnie, et qu’elle payerait un bateau pour la ramener. En un mot, Amy la persuada d’aller avec elle dans le bateau, et l’emmena jusqu’à Greenwich.

Il est certain qu’Amy n’avait pas plus à faire à Greenwich que moi, et que ce n’était pas là qu’elle allait. Mais nous étions harcelées au dernier degré par l’impertinence de cette créature, et moi, particulièrement, j’étais, à cause d’elle, dans une horrible perplexité.

Pendant qu’elles étaient dans le bateau, Amy se mit à lui reprocher l’ingratitude avec laquelle elle l’avait traitée si grossièrement, elle qui avait tant fait pour elle, qui avait été si bonne pour elle ; elle lui demanda ce qu’elle en avait retiré, ou ce qu’elle espérait en retirer. Puis vint mon tour, lady Roxana. Amy en plaisanta et la gouailla un peu, lui demandant si elle l’avait déjà trouvée.

Mais Amy fut surprise et furieuse à la fin lorsque la fille lui dit sans ambages qu’elle la remerciait de ce qu’elle avait fait pour elle, mais qu’elle ne voulait pas lui laisser penser qu’elle fût assez ignorante pour ne pas savoir que ce qu’elle, Amy, avait fait, elle l’avait fait par l’ordre de sa mère, ni à qui elle en était redevable. Elle ne pourrait jamais prendre les instruments pour ceux qui les dirigent, ni payer la dette à l’agent, lorsque toute l’obligation est due à qui l’a employé. Elle savait assez qui Amy était, et au service de qui. Elle connaissait très bien lady *** (elle me nommait du nom que je portais) ; c’était le véritable nom de mon mari, et par là elle pourrait savoir si elle avait ou non découvert sa mère, à elle.

Amy l’aurait voulue au fond de la Tamise ; et s’il n’y avait pas eu de bateliers dans le bateau ni personne en vue, elle me jura qu’elle l’aurait jetée dans la rivière. J’étais horriblement troublée lorsqu’elle me raconta cette histoire, et je pensais que tout cela finirait par ma ruine ; mais lorsque Amy me parla de la jeter dans la rivière et de la noyer, j’en fus si irritée que toute ma fureur se tourna sur Amy, et que je me fâchai complètement contre elle. Il y avait près de trente ans que j’avais Amy, et j’avais en toute occasion trouvé en elle la plus fidèle créature qu’aucune femme eût jamais. Je dis fidèle pour moi ; car, quelque vicieuse qu’elle fût, elle était sincère vis à vis de moi, et cette rage même qui la transportait était toute à cause de moi et de crainte que quelque malheur ne m’arrivât.

Mais quoi qu’il en fût, je ne pus soutenir l’idée qu’elle aurait assassiné la pauvre fille. Cela me mit tellement hors de mes sens que je me levai furieuse et lui ordonnai de s’éloigner de ma vue et de quitter ma maison ; je lui dis que je l’avais gardée trop longtemps et que je ne voulais plus voir sa figure. Je lui avais déjà dit qu’elle était un assassin, une créature sanguinaire ; qu’elle ne pouvait ignorer que je ne saurais supporter cette pensée, et encore moins l’expression de cette pensée ; que c’était la chose la plus impudente qu’on eût jamais vue que de me faire une telle proposition, lorsqu’elle savait que j’étais réellement la mère de cette fille et qu’elle était ma propre enfant ; que c’était déjà assez criminel de sa part, mais qu’elle devait penser que je serais dix fois plus criminelle qu’elle si je pouvais l’admettre ; que la fille était dans son droit et que je n’avais rien pour la blâmer ; que c’était la perversité de ma vie qui me rendait nécessaire d’éloigner d’elle toute reconnaissance ; mais que je ne voulais pas assassiner mon enfant, quand même je serais perdue autrement, Amy répliqua d’un ton assez rude et bref : Je ne voulais pas ? eh bien ! elle le voudrait, elle, si elle en avait l’occasion. Ce fut sur ces mots que je lui ordonnai de sortir de ma vue et de ma maison. Cela alla si loin qu’Amy fit ses paquets, s’éloigna et partit presque pour de bon. Mais cela viendra à sa place. Il faut que je retourne à la relation du voyage qu’elles firent ensemble jusqu’à Greenwich.

Elles continuèrent leur querelle pendant tout le trajet par eau. La fille persistait à dire qu’elle savait que j’étais sa mère, et elle lui raconta toute l’histoire de ma vie dans le Pall Mall, aussi bien après avoir été mise à la porte qu’avant, et, ensuite, celle de mon mariage ; et le pire, c’est qu’elle savait non seulement qui mon mari était, mais où il avait demeuré, c’est-à-dire à Rouen, en France. Elle ne savait rien de Paris, ni de l’endroit où nous devions aller demeurer, c’est-à-dire Nimègue. Mais elle lui dit en propres termes que si elle ne pouvait me trouver ici, elle irait en Hollande me chercher.

Elles débarquèrent à Greenwich, et Amy l’emmena dans le parc avec elle. Elles y marchèrent plus de deux heures dans les allées les plus éloignées et les plus isolées ; ce qu’Amy faisait, parce que, comme elles parlaient avec une grande chaleur, il était visible qu’elles se querellaient, et que les gens les remarquaient.

Elles marchèrent tant qu’elles arrivèrent presque aux lieux sauvages qui sont sur le côté sud du parc ; mais la fille voyant qu’Amy faisait mine de s’engager parmi les taillis et les arbres, s’arrêta court et ne voulut pas aller plus loin ; elle déclara qu’elle n’entrerait pas là-dedans.

Amy sourit, et lui demanda ce qu’il y avait. Elle répliqua d’un ton bref qu’elle ne savait pas où elle était, ni où Amy se proposait de la mener, et qu’elle n’irait pas plus loin ; et sans plus de cérémonie, la voilà qui tourne sur les talons et s’éloigne. Amy avouait qu’elle fut surprise. Elle revint également et l’appela. La fille s’arrêta, et Amy, la rejoignant, lui demanda ce qu’elle pensait.

La fille répliqua hardiment qu’elle ne savait pas si elle ne pourrait pas l’assassiner ; bref elle ne voulait pas se risquer avec elle, et elle n’irait jamais plus seule en sa compagnie.

C’était fort outrageant ; pourtant Amy garda son calme en faisant un grand effort, et prit patience, sachant que cela pouvait avoir des conséquences graves. Elle se moqua de sa sotte méfiance, lui disant qu’elle n’avait pas besoin d’être inquiète à propos d’elle, qu’elle ne lui ferait pas de mal, et qu’elle lui aurait fait du bien si elle avait voulu la laisser faire ; mais puisqu’elle était d’humeur si récalcitrante, elle ne se dérangerait plus et elle ne se trouverait plus jamais en sa compagnie ; ni elle, ni son frère, ni sa sœur n’entendraient plus jamais parler d’elle, ni ne la verraient plus ; et ainsi elle aurait la satisfaction de causer la ruine de son frère et de sa sœur, en même temps que la sienne propre.

La fille sembla un peu attendrie à cette idée, et dit que, pour elle, elle avait connu la plus noire adversité et qu’elle saurait chercher fortune ; mais il était dur que son frère et sa sœur dussent souffrir à cause d’elle ; et elle ajouta à ce propos certaines choses assez bonnes et tendres. Mais Amy lui déclara que c’était à elle à prendre cela en considération ; elle allait lui montrer que tout était entre ses mains : elle leur avait fait du bien à tous, mais, après avoir été traitée ainsi, elle ne ferait plus rien pour aucun d’eux ; et elle n’avait pas besoin d’avoir peur de revenir en sa compagnie, car elle ne lui en donnerait plus jamais l’occasion. Ce dernier point, soit dit en passant, était également faux de la part de la fille, car elle s’aventura encore dans la compagnie d’Amy, après cela, une fois de trop, comme je le raconterai à part.

Elles se calmèrent cependant un peu après, et Amy la mena dans une maison, à Greenwich, où elle était connue ; là, elle saisit une occasion de laisser la fille seule dans une chambre un instant, et de parler aux gens de la maison de manière à les préparer à la traiter comme si elle y demeurait. Puis elle revint vers la fille, et lui dit que c’était là qu’elle logeait, si elle avait envie de la trouver ou si quelque autre avait quoi que ce fût à lui dire. C’est ainsi qu’Amy la congédia et s’en débarrassa encore une fois. Ayant trouvé dans la ville une voiture de place vide, elle revint à Londres par terre, et la fille, descendant jusqu’à la rivière, revint par eau.

Cette entrevue ne répondait pas du tout au but d’Amy, parce qu’elle n’empêchait pas la fille d’exécuter son dessein de me pourchasser. Mon infatigable amie, la Quakeresse, l’amusa bien encore trois ou quatre jours ; mais à la fin, j’eus de tels renseignements que je crus bon de m’en aller aussitôt de Tunbridge. Où aller, je ne savais. Bref, j’allai à un petit village sur le territoire de la forêt d’Epping, appelé Woodford, et je pris un appartement dans une maison particulière où je vécus retirée pendant environ six semaines, jusqu’à ce que je crusse qu’elle devait être fatiguée de ses recherches et qu’elle m’avait abandonnée.

Là, je reçus de ma fidèle Quakeresse la nouvelle que la jeune fille était réellement allée à Tunbridge, qu’elle y avait découvert la maison où j’avais demeuré, et y avait raconté son histoire sur le ton le plus désolé. Elle était revenue derrière nous, pensait-elle, jusqu’à Londres ; mais la Quakeresse avait répondu à ses questions qu’elle ne savait rien, ce qui était, d’ailleurs, la vérité ; elle l’avait engagée à se tenir tranquille, et à ne pas pourchasser des gens de notre sorte comme si nous étions des voleurs ; ajoutant qu’elle pouvait être assurée que, puisque je n’étais pas disposée à la voir, on ne m’y forcerait pas, et que ce serait me désobliger réellement que d’en agir ainsi avec moi. Elle l’apaisa par des discours de ce genre, et la Quakeresse finissait en espérant que je ne serais plus beaucoup dérangée désormais par elle.

C’est vers ce temps qu’Amy me fit l’histoire de son voyage de Greenwich, et me parla de noyer et de tuer la fille d’une façon si sérieuse et avec l’air d’être si bien résolue à le faire, que, comme je l’ai dit, je me mis en colère contre elle, au point de la renvoyer réellement d’avec moi, ainsi qu’il a été relaté plus haut, et qu’elle partit. Elle ne me dit même pas où, ni dans quelle direction elle s’en allait. D’un autre côté, quand j’en vins à réfléchir que maintenant je n’avais ni aide, ni confident à qui parler, ni de qui recevoir le moindre renseignement, mon amie la Quakeresse exceptée, je me sentis très inquiète.

J’attendai, j’espérai, je m’étonnai, de jour en jour, pensant toujours qu’Amy, à un moment ou à l’autre, réfléchirait un peu, reviendrait, ou du moins me donnerait de ses nouvelles ; mais pendant dix jours je n’entendis point parler d’elle. J’étais dans une telle impatience que je n’avais ni repos le jour, ni sommeil la nuit, et je ne savais ce que j’avais à faire. Je n’osai pas aller en ville chez la Quakeresse, de crainte de rencontrer ce tourment de ma vie, ma fille, et je ne pouvais avoir de renseignements là où j’étais. Enfin, je fis prendre le carrosse un jour à mon époux pour aller me chercher ma bonne Quakeresse, sous le prétexte que j’avais besoin de sa compagnie.

Quand je l’eus près de moi, je n’osai lui faire des questions, et je savais à peine par quel bout prendre l’affaire pour commencer à lui en parler ; mais, de son propre mouvement, elle me dit que la fille était venue l’importuner deux ou trois fois, pour avoir de mes nouvelles ; et qu’elle avait été si fâcheuse qu’elle, la Quakeresse, avait été obligée de se montrer un peu irritée ; à la fin, elle lui avait dit nettement qu’elle n’avait pas besoin de prendre la peine de chercher après moi par son moyen, car, si elle savait quelque chose, elle ne le lui dirait pas. Cela l’avait arrêtée un peu. Mais d’un autre côté, elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moi d’envoyer mon propre carrosse la chercher, parce qu’elle avait lieu de croire qu’elle — ma fille, — épiait sa porte jour et nuit, et même la guettait elle aussi chaque fois qu’elle rentrait ou sortait ; car elle était si acharnée à me découvrir qu’elle n’y épargnait aucune peine ; et elle croyait qu’elle avait loué un appartement très près de sa maison dans ce but.

C’est à peine si je pus écouter tout ceci, tant j’étais désireuse d’arriver à Amy. Mais je fus confondue lorsqu’elle me dit qu’elle n’en avait pas entendu parler. Il est impossible d’exprimer les pensées anxieuses qui me roulaient dans l’esprit, et me tourmentaient perpétuellement à propos d’elle : je me reprochais surtout mon imprudence de renvoyer une créature si fidèle, qui, pendant tant d’années, avait été, non pas seulement une servante, mais un agent, et non pas seulement un agent, mais une amie, et même une amie fidèle.

Puis je considérais qu’Amy connaissait toute l’histoire secrète de ma vie, avait été mêlée à toutes mes intrigues, avait pris part au mal comme au bien. À tout le moins, mon action n’était pas politique. Il était très peu généreux et très cruel d’avoir poussé les choses à une telle extrémité avec elle, surtout dans une occasion où toute la faute dont elle était coupable était due à un soin excessif de ma sûreté ; aussi ne pouvait-ce être que sa constante bonté à mon égard et un excès d’amitié pour moi qui la retenait de me nuire en retour ; car il ne lui était que trop facile de le faire, et ce pouvait être ma perte absolue.

Ces pensées me tourmentaient extrêmement ; et quelle conduite prendre, je ne le savais réellement pas. Je finis par considérer Amy comme tout à fait perdue, car il y avait maintenant plus de quinze jours qu’elle était partie ; et, comme elle avait emporté tous ses effets et aussi son argent, qui ne faisait pas une petite somme, elle n’avait aucun prétexte de cette nature pour revenir, et elle n’avait laissé aucune indication de l’endroit où elle était allée ni de la partie du monde où je pouvais envoyer pour avoir de ses nouvelles.

J’étais ennuyée à un autre point de vue encore. Mon époux et moi, nous avions résolu d’en agir très généreusement avec Amy, sans considérer aucunement ce qu’elle pouvait avoir acquis d’autre part ; mais nous ne lui en avions rien dit, et je pensais que, ne sachant pas ce qui devait lui échoir, elle n’avait pas l’influence de cet espoir pour la faire revenir.

En somme, l’inquiétude de cette fille qui me chassait comme un limier qui tient une piste, mais qui se trouvait maintenant en défaut ; cette inquiétude, dis-je, et cette autre considération du départ d’Amy, aboutirent à la résolution de partir et de passer en Hollande ; là, croyais-je, je serais en repos. Je saisis donc l’occasion de dire un jour à mon époux que je craignais qu’il ne prît en mauvaise part que je l’eusse amusé si longtemps, mais qu’après tout je doutais que je fusse enceinte ; et que, puisqu’il en était ainsi, nos affaires étant emballées et tout étant en ordre pour aller en Hollande, je partirais maintenant quand il lui plairait.

Mon époux, qui était parfaitement satisfait soit d’aller, soit de rester, laissa la chose à mon entière discrétion. J’y réfléchis donc, et je recommençai à me préparer au voyage. Mais, hélas ! j’étais indécise au dernier point. Amy me manquant, je me trouvais dépourvue de tout ; j’avais perdu mon bras droit ; elle était mon intendant, recevait mes rentes, (je veux dire l’intérêt de mon argent), tenait mes comptes, en un mot, faisait toutes mes affaires ; et sans elle, en vérité, je ne savais ni comment partir, ni comment rester. Mais un accident survint ici, justement par le fait d’Amy, qui me fit prendre la fuite d’effroi, sans elle, d’ailleurs, dans l’horreur et le désordre les plus extrêmes.

J’ai raconté comment ma fidèle amie la Quakeresse était venue me trouver, et le récit qu’elle m’avait fait des importunités continuelles de ma fille auprès d’elle, et du guet qu’elle faisait à sa porte nuit et jour. La vérité était qu’elle avait mis un espion qui veillait si diligemment que jamais la Quakeresse ne rentrait ni ne sortait sans qu’elle en fût informée.

Ceci ne fut que trop évident lorsque le lendemain matin de son arrivée (car je l’avais gardée toute la nuit), à mon indicible surprise, je vis une voiture de place s’arrêter à la porte de la maison où je demeurais, et elle, ma fille, dans la voiture, toute seule. Ce fut une très bonne chance, au milieu d’une mauvaise, que mon mari eût pris le carrosse ce matin même et fût allé à Londres. J’étais si consternée que je ne savais ce que faire ni ce que dire.

Heureusement mon hôte eut plus de présence d’esprit que moi, et me demanda si je n’avais pas fait quelque connaissance parmi les voisins. Je lui dis que oui, qu’il y avait une dame, à deux portes plus loin, avec qui j’étais très intime.

« Mais n’as-tu aucune sortie par derrière, pour y aller ? » demanda-t-elle.

Or il se trouvait qu’il y avait dans le jardin une porte de derrière, par laquelle nous avions l’habitude d’entrer dans la maison et d’en sortir. Je le lui dis.

« C’est bon, dit-elle. Va faire une visite alors, et laisse-moi le reste. »

Je cours, et vais raconter à la dame (car c’était une maison où j’étais très libre) que je suis veuve pour la journée, mon époux étant allé à Londres, et que par conséquent, je ne viens pas pour lui faire une visite, mais pour passer la journée avec elle ; d’autant plus que notre propriétaire a reçu des étrangers de Londres. Ayant ainsi bien arrangé ce petit mensonge, je tirai quelque ouvrage de ma poche, en ajoutant que je ne venais pas pour ne rien faire.

Comme je sortais par un chemin, mon amie la Quakeresse allait recevoir par l’autre cette visite malencontreuse. La fille ne fit pas grandes cérémonies ; elle ordonna au cocher de sonner à la grille, sortit de la voiture et vint à la porte d’entrée. Une fille de la campagne appartenant à la maison, — car la Quakeresse défendit qu’aucune de mes servantes bougeât, — alla lui ouvrir. Madame demanda ma Quakeresse par son nom, et la fille la pria d’entrer.

Alors, ma Quakeresse, voyant qu’il n’y avait pas à reculer, alla au-devant d’elle immédiatement, mais en prenant l’air le plus grave qu’elle eut à sa disposition, ce qui, vraiment, n’est pas peu dire.

Lorsqu’elle (la Quakeresse) entra dans la pièce, — on avait introduit ma fille dans un petit salon, — elle maintint la gravité de sa physionomie et ne dit pas un mot. Ma fille ne parla pas non plus pendant un bon moment ; mais au bout de quelque temps elle prit la parole et dit :

« Je suppose que vous me connaissez, Madame ?

» — Oui, dit la Quakeresse, je te connais. »

Et le dialogue continua.

La fille. — Alors vous connaissez aussi l’affaire qui m’amène.

La Quakeresse. — Non, véritablement ; je ne connais aucune affaire que tu puisses avoir ici avec moi.

La fille. — À la vérité, ce n’est pas surtout avec vous que j’ai affaire.

La Quakeresse. — Pourquoi, alors, viens-tu après moi, si loin ?

La fille. — Vous savez qui je cherche.

(Et là-dessus, elle se mit à pleurer.)

La Quakeresse. — Mais pourquoi me suis-tu pour cela, puisque je t’ai affirmé plus d’une fois que je ne savais pas où elle était.

La fille. — Mais j’espérais que vous pourriez le savoir.

La Quakeresse. — Il faut alors que tu espères que je n’ai pas dit la vérité, ce qui serait très mal.

La fille. — Je ne doute pas qu’elle ne soit dans cette maison.

La Quakeresse. — Si ce sont là tes pensées, tu peux t’informer dans la maison. Ainsi tu n’as plus d’affaire avec moi. Adieu !

(Elle fit mine de se retirer.)

La fille. — Je ne voudrais pas être impolie. Je vous prie de me la laisser voir.

La Quakeresse. — Je suis ici en visite chez des amis à moi, et je pense que tu n’es pas très polie en me suivant jusqu’ici.

La fille. — Je suis venue dans l’espoir de découvrir ce que je cherche pour ma grande affaire, que vous savez.

La Quakeresse. — Tu es venue étourdiment, en vérité. Je te conseille de t’en retourner et de rester tranquille. Je tiendrai ma parole vis-à-vis de toi, que je ne me mêlerais de rien, ni ne te donnerais aucun renseignement, si j’en avais, à moins d’avoir ses ordres.

La fille. — Si vous connaissiez mon malheur, vous ne sauriez être si cruelle.

La Quakeresse. — Tu m’as dit toute ton histoire, et je pense qu’il y aurait plus de cruauté à te dire qu’à ne pas te dire ; car, d’après ce que je comprends, elle est décidée à ne pas te voir, et elle déclare qu’elle n’est pas ta mère. Veux-tu qu’on te reconnaisse là où tu n’as pas de lien ?

La fille. — Ah ! si je pouvais seulement lui parler, je prouverais si bien le lien qui m’attache à elle qu’elle ne pourrait le nier plus longtemps.

La Quakeresse. — Bon ; mais tu ne peux pas lui parler, à ce qu’il semble.

La fille. — J’espère que vous me direz si elle est ici. Je tiens de bonne source que vous êtes venue la voir, et qu’elle vous a envoyé chercher.

La Quakeresse. — Je m’étonne beaucoup que tu puisses avoir un tel renseignement. Si je suis venue pour la voir, tu t’es apparemment trompée de maison, car je t’assure qu’on ne saurait la trouver dans cette maison-ci.

Alors la fille la pressa des plus ardentes instances et pleura amèrement, au point que ma pauvre Quakeresse en fut attendrie, et voulut ensuite me persuader d’y réfléchir et, si cela pouvait s’accorder avec mes intérêts, de la voir et d’écouter ce qu’elle avait à dire ; mais ceci viendra plus tard. Je reprends mon sujet.

La Quakeresse fut longtemps embarrassée d’elle. Elle parlait de renvoyer la voiture et de passer la nuit dans la ville. Mon amie savait que ce serait très gênant pour moi, mais elle n’osa pas s’y opposer d’un seul mot. Au contraire, cédant à une pensée soudaine, elle frappa un coup hardi qui, tout dangereux qu’il était s’il avait porté à faux, eut l’effet désiré.

Elle lui dit que, pour ce qui était de renvoyer la voiture, ce serait comme il lui plairait. Elle croyait qu’elle ne trouverait pas facilement un logement dans la ville ; mais, comme elle était en un lieu étranger, elle serait assez son amie pour parler aux gens de la maison, afin que, s’ils avaient de la place, elle pût y loger une nuit plutôt que d’être forcée à retourner à Londres lorsque quelque chose la retenait encore ici.

C’était une démarche à la fois habile et dangereuse ; mais elle réussit, car elle abusa entièrement la fille, qui en conclut immédiatement que je ne pouvais réellement pas être là pour le moment ; autrement on ne l’aurait jamais invitée à coucher dans la maison. Ainsi se refroidit-elle tout de suite sur l’idée de loger là ; elle dit que non ; puisqu’il en était ainsi, elle s’en retournerait cette même après-midi ; mais elle reviendrait dans deux ou trois jours pour fouiller l’endroit et toutes les localités avoisinantes d’une manière efficace, quand même elle resterait une ou deux semaines à la faire ; car, en deux mots, que je fusse en Angleterre ou en Hollande, elle me trouverait.

« En vérité, dit alors la Quakeresse, tu vas me rendre très nuisible pour toi, alors ?

» — Pourquoi cela ? demanda-t-elle.

» — Parce que, partout où j’irai, tu te mettras en grands frais, et tu troubleras tout le pays d’une façon fort inutile.

» — Non pas inutile, dit-elle.

» — Si vraiment, reprit la Quakeresse. Il faut que ce soit inutile, puisque cela ne servira de rien. Je crois qu’il vaudra mieux que je reste chez moi, pour t’épargner cette dépense et cet ennui. »

Elle ne répondit pas grand’chose à cela, si ce n’est qu’elle lui donnerait aussi peu d’ennui que possible ; qu’elle craignait parfois de la gêner, mais qu’elle espérait qu’elle voudrait bien l’excuser. Ma Quakeresse lui déclara qu’elle l’excuserait bien plus volontiers si elle voulait s’abstenir. Car, si elle voulait la croire, elle l’assurait qu’elle n’obtiendrait jamais d’elle aucun renseignement sur moi.

Cela la jeta de nouveau dans les larmes. Mais au bout d’un moment, redevenue maîtresse d’elle-même, elle dit à la Quakeresse qu’elle pouvait se tromper ; qu’elle ferait bien de veiller de près sur elle-même, ou qu’elle pourrait, à un moment ou à l’autre, lui donner quelque renseignement sur mon compte, qu’elle le voulût ou non. Elle était convaincue qu’elle en avait obtenu déjà d’elle sur ce voyage ; car, si je n’étais pas dans la maison, je n’étais pas loin ; et si je ne déménageais pas au plus vite, elle me trouverait.

« Très bien, dit ma Quakeresse. Alors, si la dame n’est pas disposée à te voir, tu me donnes avis de lui dire qu’elle fera bien de se retirer du chemin. »

Elle fut prise d’un accès de rage à ces mots, et déclara à mon amie que, si elle faisait cela, une malédiction s’attacherait à elle, et à ses enfants après elle ; et elle lui annonça des choses si horribles que la pauvre tendre Quakeresse en fut effrayée étrangement, et qu’elle perdit son calme plus que je ne l’avais jamais vue le faire auparavant ; de sorte qu’elle voulut s’en aller chez elle le lendemain matin, et moi, qui étais dix fois plus mal à l’aise qu’elle, je résolus de la suivre et d’aller à Londres également. Cependant, à la réflexion, je n’en fis rien, mais je pris des mesures efficaces pour n’être ni vue, ni trahie, si elle revenait. Je n’en entendis, du reste, plus parler de quelque temps.

Je restai là une quinzaine environ, et, pendant tout ce temps, je n’entendis plus parler d’elle, ni de ma Quakeresse à propos d’elle. Mais au bout de deux autres jours, je reçus de ma Quakeresse une lettre m’informant qu’elle avait quelque chose d’important à me dire qu’elle ne pouvait communiquer par écrit ; elle désirait que je prisse la peine de venir, me conseillant de venir avec le carrosse dans Goodman’s Fields, et d’aller à pied ensuite jusqu’à sa porte de derrière qu’on laisserait ouverte exprès, de sorte que la vigilante personne, même si elle avait des espions, ne pourrait guère me voir.

Mon esprit était depuis si longtemps tenu, pour ainsi dire, éveillé, que presque tout me donnait l’alarme ; ceci principalement m’alarma, et je fus très inquiète. Mais je ne pus arranger les choses de manière à présenter à mon mari mon voyage à Londres aussi naturellement que je l’aurais voulu, car il aimait l’endroit où nous étions et avait envie, disait-il, d’y séjourner encore un peu, si cela n’allait pas contre mon inclination. J’écrivis donc à mon amie la Quakeresse que je ne pouvais encore aller à la ville, et qu’en outre je ne pouvais supporter l’idée d’y être sous l’œil d’espions, et n’osant jamais regarder dehors. Bref, je différai de partir pendant près d’une autre quinzaine.

Au bout de ce temps, elle écrivit de nouveau. Elle me disait qu’elle n’avait pas vu de quelque temps l’impertinente visiteuse qui avait été si gênante, mais qu’elle avait vu mon fidèle agent, Amy, laquelle lui avait dit qu’elle avait passé six semaines à pleurer sans interruption. Amy lui avait raconté combien la fille avait été fâcheuse pour moi, et dans quelles difficultés et quelles extrémités j’avais été poussée par son obstination à me pourchasser et à me suivre de lieu en lieu. Ensuite Amy lui avait dit que, bien que je fusse en colère contre elle et que je l’eusse traitée si durement pour m’avoir dit à propos de cette fille quelque chose du même genre que ce qu’elle disait maintenant à la Quakeresse, il y avait absolue nécessité de s’assurer d’elle et de l’écarter de mon chemin ; bref, sans demander ma permission, ni la permission de personne, elle, Amy, prendrait soin qu’elle n’ennuyât plus sa maîtresse — c’est-à-dire moi — davantage. Elle ajoutait qu’après cette conversation d’Amy, elle n’avait, en effet, plus entendu parler de la fille, de sorte qu’elle supposait qu’Amy s’était arrangée de manière à mettre fin à tout.

L’innocente et bien intentionnée créature, ma Quakeresse, qui était toute tendresse et toute bonté, surtout à mon égard, n’avait rien vu dans tout cela. Elle pensait qu’Amy avait trouvé quelque moyen de lui persuader d’être tranquille et calme, et de renoncer à me harceler et à me suivre, et elle s’en réjouissait pour l’amour de moi. Comme elle ne songeait jamais au mal, elle ne soupçonnait le mal chez personne, et elle était extrêmement aise d’avoir de si bonnes nouvelles à m’écrire. Mais mes pensées, à moi, prirent une autre direction.

Je fus frappée comme d’une rafale venue d’en haut, à la lecture de cette lettre. Je me mis à trembler de la tête aux pieds et à courir égarée à travers la chambre comme une folle furieuse. Je n’avais personne à qui dire un mot, auprès de qui donner issue à ma passion. Je ne prononçai pas une parole pendant longtemps, jusqu’à ce que la douleur m’eût presque brisée. Alors je me jetai sur mon lit et je criai :

« Seigneur, ayez pitié de moi ! Elle a assassiné mon enfant ! » Et un flot de larmes éclata, et je pleurai violemment pendant plus d’une heure.

Mon mari était heureusement dehors, à la chasse, de sorte que je pus être seule et donner quelque soulagement à mon émotion, ce qui me fit revenir un peu à moi. Mais lorsque mes pleurs eurent cessé, je tombai dans un nouvel accès de rage contre Amy ; je l’appelai mille fois démon, monstre, tigre au cœur dur. Je le lui reprochais d’autant plus qu’elle savait que j’en abhorrais l’idée, et que je le lui avais montré suffisamment en la jetant dehors, pour ainsi dire, après tant d’années d’amitié et de service, rien que pour en avoir parlé devant moi.




  1. Prisons où l’on enfermait pour dettes. (N. D. T.)
  2. La couronne vaut 5 shillings : soit 6 fr. 25 environ. (N. D. T.)
  3. Littéralement : « de chanter une chanson à une cymbale. »
  4. Allusion aux Canterbury Tales du poète Chaucer. (N. D. T.)