Lady Tartuffe/Acte II

La bibliothèque libre.
Lady Tartuffe
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 6 (p. 284-306).
◄  Acte I
Acte III  ►


ACTE DEUXIÈME.


Un salon richement meublé, dans l’hôtel du maréchal d’Esligny.
Au fond, des serres en galerie.

Scène I.

LE MARÉCHAL debout ; UN SECRÉTAIRE assis à gauche.
Le Maréchal dictant au secrétaire.

« … Et c’est alors qu’entraîné par la rigueur de mes raisonnements, le congrès médiateur résolut d’affranchir de toutes vicissitudes territoriales les enclaves sécularisées par les Hautes Puissances contractantes… » Bien ! restons-en là ; je relirai ce chapitre cette nuit. (S’asseyant.) Ce morceau me plaît. Je l’ai travaillé ! il le fallait : le fait exact était trop nu. Ah ! la plume vous emporte ! Si l’on ne la retenait, la perfide ! elle vous entraînerait à dire la vérité… cela serait joli ! D’ailleurs, si l’on devait dire tout bêtement ce qu’on a vu, ce ne serait pas la peine d’écrire ses Mémoires. Bien plus, si l’on racontait les événements tels qu’ils sont arrivés, le public n’y croirait pas ; il faut leur refaire des probabilités. Ah ! voilà ma petite Jeanne ! — Je me sens fatigué… allez vous reposer, mon cher Girard. Après ce lourd travail, son gentil babil va me distraire.,

(Le secrétaire sort. — Jeanne hésite à entrer.)

Scène II.

LE MARÉCHAL, JEANNE ; puis UN VALET.
Le Maréchal debout.

Viens donc, Juanina.

Jeanne.

Debout ! quel bonheur ! Il vient au-devant de moi ! Je vais bien l’embrasser pour la peine. Et la goutte ?… Partie !… Il n’a plus besoin de mon bras. Mon cher petit oncle, que je suis contente !

Le Maréchal lui prenant la main et allant se rasseoir.

Tu l’aimes donc, ton pauvre oncle ?

Jeanne.

Oh oui !… il est si bon à aimer ! Et puis, cela m’amuse beaucoup de le caresser… oui, ça m’amuse !… Quand je vois tout le monde qui a l’air de trembler devant lui, qui le traite avec tant de cérémonie… « Monsieur le maréchal par-ci… Monsieur l’ambassadeur par-là… » et l’on parle tout bas dans son salon comme dans une église, et l’on n’ose s’asseoir sans sa permission… Enfin, quand je vois tous ces pompeux respects, ça m’amuse de pouvoir lui parler sans façon, moi, à ce grand personnage, de lui sauter au cou sans cérémonie, de l’embrasser par ici, monsieur le maréchal, et par là, monsieur l’ambassadeur, et de m’asseoir sur ses genoux sans sa permission… Ça m’amuse beaucoup !

(Elle s’assied sur les genoux du maréchal.)
Le Maréchal.

Ô l’enfant gâtée ! (Il l’embrasse.) Heureusement qu’un bon mari va vous remettre à la raison, mademoiselle.

Jeanne se levant.

Oh ! mon Dieu, lui ?… il va me gâter comme les autres ! j’ai vu ça tout de suite.

Le Maréchal.

Ah vraiment ! Et à quoi donc devines-tu cela ? dis… hein ?

Jeanne.

À la manière dont il me regarde. Oh ! comme il me regarde bien !… Personne ne m’a jamais regardée comme ça.

Le Maréchal.

Il te regarde avec bonté, avec tendresse, comme moi.

Jeanne.

Ce n’est pas du tout la même chose.

Le Maréchal.

Et quelle différence trouves-tu donc entre sa manière de regarder et la mienne !

Jeanne.

Ça n’a aucun rapport. Et puis, ça ne me fait pas le même effet : quand vous me regardez, moi, je vous regarde ; mais aussitôt que lui, il fixe ses deux yeux sur moi, oh ! je ne sais plus que faire des miens… je suis contente, et pourtant je voudrais m’en aller. C’est très-singulier.

Le Maréchal.

Et tu ne t’en vas pas ?

Jeanne.

Non… Je suis un peu comme est madame de Blossac quand elle entre ici, j’ai l’air embarrassé, je suis toute tremblante… Est-ce vrai, mon oncle, que vous allez vous marier avec elle ?

Le Maréchal.

Non, mon enfant. Qui t’a conté cela ?… Est-ce que cela te ferait de la peine, si je l’épousais ?

Jeanne.

À moi ? non vraiment. Je l’aime beaucoup ; elle est si bonne !… et comme elle vous est dévouée ! Nous nous entendrions bien toutes les deux pour vous soigner.

Le Maréchal.

Mais qu’est-ce qui te fait supposer qu’elle m’est si dévouée ?

Jeanne.

Elle le dit toute la journée ; elle parle de vous sans cesse, elle ne s’occupe que de vous, de vos souffrances ; elle a fait trois neuvaines pour votre jambe, pour votre goutte, et je crois bien que c’est ça qui vous a guéri ; car vous êtes guéri, mon petit oncle ?

Le Maréchal se levant.

Oui, et je vais entreprendre avec toi une grande promenade.

Jeanne.

C’est imprudent, je ne veux pas.

Le Maréchal.

Nous n’irons pas loin… nous ne sortirons pas de la maison. Je veux te conduire dans ton nouvel appartement…

Jeanne.

L’appartement du premier, qui donne sur le jardin, et que vous faites meubler pour M. de Renneville ?

Le Maréchal.

Tu le sais ?… Et moi qui voulais vous faire une surprise !

Jeanne confuse.

Ah ! c’est vrai… Que je suis sotte ! j’ai oublié d’être étonnée.

Le Maréchal.

Et qui est-ce qui t’a dit mon secret ? ce n’est pas ta mère ?

Jeanne.

Non, c’est votre vieux secrétaire qui l’a dit par imprudence devant moi, et j’avais bien promis que j’aurais l’air de tout ignorer. Oh ! ne le grondez pas, c’est ma faute.

Le Maréchal.

Cela prouve que tu ne sais pas mentir.

Jeanne.

Ah ! si, je sais bien mentir ; c’est que j’oublie… Je suis si étourdie !

Le Maréchal.

J’ai fait moi-même arranger ta chambre, et je te donne pour présent de noce tous les meubles que tu y trouveras.

Jeanne.

Oh ! comme vous êtes bon ! Et je n’aimerais pas un oncle comme celui-là !

Le Maréchal.

Allons la voir, cette belle chambre…

Un Valet, annonçant.

Madame de Blossac.

Jeanne.

Adieu, mon oncle.

Le Maréchal.

Tu me quittes déjà, Giovannina ?

Jeanne.

Oui, mon oncle ; maman m’a dit de m’en aller bien vite dès qu’il vous vient quelqu’un.

Le Maréchal.

Nous visiterons donc l’appartement demain. En attendant, voilà ce que je voulais mettre dans ta toilette.

(Il lui remet un écrin.)
Jeanne ouvrant l’écrin.

Oh ! le joli collier ! les magnifiques perles ! C’est trop beau ; maman ne voudra pas que je porte ça.

(Madame de Blossac paraît au fond.)
Le Maréchal.

C’est trop beau pour Jeannette… mais pour madame la comtesse de Renneville !…


Scène III.

LE MARÉCHAL, JEANNE, MADAME DE BLOSSAC.
Madame de Blossac à part.

La comtesse de Renneville, pas encore !

Jeanne.

Moi… il me semble que je lis un conte de fées !… Ah ! madame de Blossac ! (Bas au maréchal en montrant madame de Blossac.) Regardez-la, voyez comme elle a l’air gauche ; eh bien, c’est comme ça que je suis avec lui !

(Elle sort en courant par le fond.)

Scène IV.

LE MARÉCHAL, MADAME DE BLOSSAC.
Madame de Blossac.

Monsieur le maréchal…

Le Maréchal.

Eh bien ! madame, vous voulez forcer un pauvre goutteux à courir vers vous ?

Madame de Blossac.

Je craignais de vous gêner… vous étiez avec mademoiselle votre nièce !

Le Maréchal.

C’est Jeannette qui vous fait peur ? Elle vous adore, cette petite.

Madame de Blossac. Émotion jouée.

Chère enfant !… Je suis venue de bonne heure pour vous voir seul… un moment.

Le Maréchal conduisant madame de Blossac au canapé, à droite.

Vous avez quelque chose à me demander pour un de vos protégés ?

Madame de Blossac.

Non… je n’ai rien à vous demander ; mais j’éprouvais le besoin de vous revoir sans tout ce monde. Au fait, c’est juste… cela doit vous surprendre ; moi-même, je ne sais pas pourquoi… ah !

Le Maréchal.

Comment êtes-vous ? Je suis bien heureux de vous retrouver enfin. On m’avait dit que vous ne pourriez pas venir aujourd’hui, que vous étiez plus souffrante.

Madame de Blossac souriante et troublée.

En effet, je ne pouvais pas venir et je suis beaucoup plus souffrante ; mais je suis venue, j’ai trouvé ce courage !

Le Maréchal avec émotion.

Et je vous en remercie. Moi, je suis à moitié guéri.

Madame de Blossac tremblante et n’osant lever les yeux.

Oh ! je le sais ; j’étais bien triste de ne pas être là, mais j’avais de vos nouvelles deux fois par jour. M. Girard, votre secrétaire, avait la bonté de m’en apporter tous les matins et tous les soirs. Je n’aurais pu m’endormir avant qu’il m’eût rassurée… mais vous voilà bien. Dieu soit loué !

Le Maréchal.

Jeanne prétend que je dois la santé à vos prières… que vous avez fait des neuvaines pour obtenir ma guérison

Madame de Blossac jouant la colère.

Elle a raconté cela, la petite folle ! On ne peut rien dire devant elle. C’est désolant ! Quel besoin a-t-elle toujours de parler ? Je ne lui pardonne pas cette nouvelle indiscrétion. Oh ! que les petites filles mal élevées sont insupportables ! Certes, elle est charmante, et personne ne l’aime plus que moi ; mais vous avouerez, monsieur le maréchal, que sa mère a tort de lui laisser dire tout ce qui lui passe par la tête, répéter tout ce qu’elle entend, et que ses indiscrétions continuelles la rendent très-dangereuse.

Le Maréchal tendrement.

Je ne me plains pas de celle-ci. Tant qu’elle ne trahira que votre intérêt et votre bienveillance pour moi, je lui pardonnerai de bon cœur, et je veux, moi, que vous lui pardonniez aussi… Sans cela je croirai qu’elle m’a trompé. (Il lui prend la main.) Vous ne lui en voulez plus ?

Madame de Blossac.

Je suis de trop bonne foi : je lui en veux encore.

Le Maréchal.

C’est mal, car c’est nier les doux sentiments qu’elle vous prête. Les niez-vous ?

Madame de Blossac jouant l’embarras.

Non… mais n’y songeons plus… Ah ! vous êtes… impitoyable…

Le Maréchal.

Ne voulez-vous donner un peu d’espoir que pour vite le reprendre… dites ?

Madame de Blossac.

Monsieur le maréchal !…

Le Maréchal.

Eh bien ?

Madame de Blossac.

Que demandez-vous ?

Le Maréchal.

Suis-je donc le seul de vos malheureux dont vous n’aurez pas pitié ?… Voudriez-vous… (Un domestique entre.) Quelqu’un !

Le Domestique.

M. l’ambassadeur d’Angleterre fait demander si monsieur le maréchal peut le recevoir.

Le Maréchal.

Conduisez-le dans mon cabinet. — Maudites soient les affaires !

Madame de Blossac.

Monsieur le maréchal, je vous en prie…

Le Maréchal.

Vous permettez, madame ? Je suis à vous dans l’instant. (À part.) Comme elle est troublée ! M. l’ambassadeur est venu trop tôt.

(Il sort)

Scène V.

MADAME DE BLOSSAC seule, le suivant de l’œil.

Il est contrarié de me quitter… Je ne l’ai jamais vu si tendre. Bien ! il est amoureux ; tout me seconde. Jeanne compromise… un refus… un refus insultant… un éclat… quel chagrin pour le maréchal !… Amoureux et malheureux ! il faudra bien qu’il vienne à moi.


Scène VI.

DES TOURBIÈRES, MADAME DE BLOSSAC.
Des Tourbières entrant par la gauche.

Seule !… et le maréchal ? (Baissant la voix.) Vous faites les honneurs de chez lui, déjà ?

Madame de Blossac.

Il est là avec l’ambassadeur d’Angleterre ; il va revenir.

Des Tourbières.

Oh ! mais vous avez l’air triomphant ! Est-ce que le père Renneville a fulminé ? Est-ce que la bombe a éclaté ?

Madame de Blossac.

Pas encore.

Des Tourbières.

Comment ! cette intéressante famille n’est pas encore au désespoir ? Qui peut donc vous rendre si heureuse ?

Madame de Blossac.

Le mal m’afflige toujours, monsieur, et si je n’avais la conscience que je rends service, je n’aurais pas le courage de désoler des gens que je respecte ; mais c’est un devoir. Il s’agit…

Des Tourbières.

De déshonorer une honnête famille en perdant une jeune fille.

Madame de Blossac.

Au contraire, monsieur, il s’agit d’empêcher une famille honnête de se déshonorer en adoptant une fille perdue.

Des Tourbières.

C’est un point de vue différent. Dans le monde, tout dépend du point de vue… Mais entendons-nous… Je suis un franc vaurien, je m’amuse des méchants… mais je ne suis pas de leur confrérie. J’ai le goût du bien… naturellement… comme artiste. Où me menez-vous ? J’ai besoin de vous comprendre. Si mademoiselle de Clairmont est coupable, ce n’est pas à moi de défendre son honneur, et je vous laisse faire. Mais si Jeanne est innocente… songez-y bien ! je suis votre confident, mais je ne veux pas être votre complice.

Madame de Blossac.

Rassurez-vous… j’ai toutes les preuves de sa faute.

Des Tourbières.

Est-ce le témoignage de Valleray ?… Il la défendra. C’est un honnête homme… Il faut vous défier de lui.

Madame de Blossac.

Charles Valleray est à Smyrne. (À part.) Je sais ce que je fais.

Des Tourbières.

Mais on revient de Smyrne ; on va lui écrire.

Madame de Blossac.

Quand il reviendra…

Des Tourbières.

J’entends !… vous aurez épousé le maréchal. — Vous l’avez vu ? vous lui avez dit que vous l’aimiez ?

Madame de Blossac.

Non vraiment ; ce n’est pas à moi de lui dire cela.

Des Tourbières.

Et à qui donc, si ce n’est à vous ? Ce n’est pas à moi, je pense ?

Madame de Blossac.

Ce serait peut-être mieux.

Des Tourbières.

Quoi ! vous voulez que, moi, je fasse pour vous des aveux d’amour à un maréchal ! il faut que je lui dise que vous l’aimez !… moi !… Et que lui direz-vous donc, vous ?

Madame de Blossac.

Je lui dirai le contraire.

Des Tourbières.

Pourquoi ?

Madame de Blossac.

Pour qu’il le croie.

Des Tourbières.

Pour qu’il croie le contraire ?

Madame de Blossac.

Eh non ! je lui dirai que je ne l’aime pas, pour qu’il croie que je l’aime… Comprenez-vous ?

Des Tourbières.

Oui, je comprends. C’est très-fort !

Madame de Blossac.

Il ne serait pas maladroit de lui parler de moi avec froideur, comme d’une personne dont les opinions et le caractère n’ont pas vos sympathies.

Des Tourbières à part.

Ça m’est plus facile, ça.

Madame de Blossac.

Vous pourriez lui dire que j’ai de très-grands défauts, un entre autres qui peut me perdre.

Des Tourbières.

Et quel est ce défaut unique que vous daignez avoir ?

Madame de Blossac.

Vous ne le devinez pas ?

Des Tourbières.

Que vous êtes… trop raisonnable… C’est un défaut qui est encore une qualité ; c’est ingénieux.

Madame de Blossac.

C’est inepte !… Si je suis une femme trop raisonnable, alors c’est par raison que je l’aime, c’est-à-dire par intérêt.

Des Tourbières.

Sans doute. Je suis stupide !… Ah ! je tiens votre défaut : je lui dirai que vous avez une imagination trop ardente.

Madame de Blossac.

À un vieillard !… quelle idée !

Des Tourbières.

Imprudent ! qu’allais-je dire ! Il y aurait de quoi l’épouvanter à jamais. Ce que c’est pourtant que l’exercice ! Je m’étudie à paraître bête, et je le deviens ! Je ne trouve pas… Avouez-moi vous-même votre défaut.

Madame de Blossac.

N’est-ce pas un défaut que d’être trop romanesque, d’aimer l’ombre et le silence, de fuir l’éclat du monde et d’avoir pour idéal…

Des Tourbières.

Une chaumière et son cœur ?

Madame de Blossac.

Allons donc !

Des Tourbières.

C’est juste ! Quel est le plus sûr moyen de parvenir à être la femme d’un maréchal de France ? C’est de professer le mépris des grandeurs. Quel est le plus sûr moyen de séduire un vieil Almaviva — viva, pas trop ! — qui veut être aimé pour lui-même ? C’est de déclarer qu’on ne veut se marier que par amour… Ah ! che bestia ! c’est de la grande école.

Madame de Blossac.

Il va revenir ; il m’aime, mais je veux connaître ses intentions. Tâchez de les savoir. Je vous laisse avec lui.

Des Tourbières.

Déjà !… quoi, vous partez ?

Madame de Blossac.

J’ai à parler au jardinier des serres, il faut qu’il me dise ce qu’est devenu ce Léonard.

Des Tourbières.

Léonard ?… Qu’est-ce que c’est que Léonard ?

Madame de Blossac.

C’est l’ancien jardinier de la vieille marquise de Clairmont, celui qui a surpris Jeanne et Charles Valleray dans le jardin.

Des Tourbières.

Ali !… vous avez hâte de la perdre.

Madame de Blossac.

Je veux retrouver ce témoin.

Des Tourbières à part.

Et moi aussi… Pauvre Jeanne !

Madame de Blossac.

Vous viendrez me rendre compte de votre entretien dans la serre où est la fontaine.

Des Tourbières.

Prenez garde ! dans la serre, il y a des bruyères.

Madame de Blossac avec un regard de haine.

Des bruyères !… Méchant homme !… Pourquoi faut-il que j’aie besoin de lui !

(Elle sort.)

Scène XIV.

DES TOURBIÈRES seul.

Méchante femme !… Pourquoi faut-il que j’aie besoin d’elle ! Maudit soit le jour où elle m’a sauvé ! Je la déteste, et pourtant il faut la servir. — Il me tarde qu’elle ait épousé son maréchal. Je la forcerai bien à tenir sa promesse, j’aurai ma place, et, retrouvant mon crédit, je pourrai lui rendre ses vingt mille francs, et alors je ne serai plus engagé… que par la reconnaissance ! — Voilà le maréchal ! Comment vais-je placer mes tendres indiscrétions ?…

(Il se retire dans le fond du théâtre.)

Scène VIII.

DES TOURBIÈRES, LE MARÉCHAL.
Le Maréchal rentrant, croyant retrouver madame de Blossac.

Enfin, je suis libre, ma chère voisine !… (Apercevant des Tourbières.) C’est vous, des Tourbières ?… Qu’est devenue madame de Blossac ?

Des Tourbières.

Elle se promène dans votre belle serre. C’est vraiment merveilleux !

Le Maréchal.

Avec ma nièce, sans doute ?

Des Tourbières.

Oui, j’aperçois plusieurs personnes.

Le Maréchal.

Vous dînez avec nous ?

Des Tourbières préoccupé.

Monsieur le maréchal… cet honneur… (À part.) Je ne sais comment aborder la question.

Le Maréchal.

Qu’avez-vous donc ? quel air préoccupé !

Des Tourbières.

Il est vrai. J’ai intérêt à découvrir une chose… fort importante… que je ne puis demander à personne… et il me faut inventer un moyen délicat… ingénieux… d’arriver… Vous trouveriez cela tout de suite, monsieur le maréchal.

Le Maréchal.

À qui le dites-vous !

Des Tourbières.

Savoir sans demander… c’est votre talent.

Le Maréchal.

On me le reconnaît. Tenez, justement dans ma dernière mission en Autriche… car j’ai eu plus d’une mission dans ce pays-là…

Des Tourbières.

Je le sais, je le sais, monsieur le maréchal.

Le Maréchal.

J’ai un incident qui se rapporte tout à fait à la situation embarrassante où vous vous trouvez.

Des Tourbières à part.

Ah ! voilà un incident !

Le Maréchal.

Et puisque ces dames causent ensemble, j’ai le temps de vous raconter…

Des Tourbières à part.

Je me suis attiré cela, je n’ai que ce que je mérite.

Le Maréchal.

Asseyez-vous, mon cher des Tourbières.

Des Tourbières à part.

Si je m’assois, je m’endors.

Le Maréchal.

Prenez ce fauteuil.

Des Tourbières.

Merci !… je resterai debout.

Le Maréchal.

Écoutez donc. Il s’agissait de pénétrer un secret, un secret d’État que le prince de Metternich n’avait confié qu’à une seule personne.

Des Tourbières.

À une seule personne… c’est déjà trop.

Le Maréchal.

Bien dit, comme vous allez voir. Ce confident unique se nommait le baron de Türstenstauffen von Schnitzenstein.

Des Tourbières à part.

L’écho aura de la peine à répéter ce nom-là. (Haut.) Le baron de…

Le Maréchal.

Türstenstauffen von Schnitzenstein.

Des Tourbières.

Voilà un secret bien gardé ! Un homme qui a un nom comme celui-là, ce doit être un tombeau !

Le Maréchal.

Aussi l’a-t-il bien gardé, son secret ; mais il n’a pas su si bien garder sa femme.

Des Tourbières à part.

Une aventure de femme !… Je place mes aveux… et je n’entendrai pas ton histoire !… (Haut.) Une femme que vous avez séduite… le beau mérite ! elles vous adorent toutes.

Le Maréchal.

Autrefois je leur plaisais assez, mais aujourd’hui…

Des Tourbières.

Aujourd’hui plus que jamais !… J’en connais une dont le trouble sans doute ne vous a pas échappé.

Le Maréchal.

Qu’est-ce que vous me contez là ? Quoi ! malgré mon âge ?…

Des Tourbières.

Ah ! vous êtes trop fin pour n’avoir pas deviné…

Le Maréchal.

Deviné, quoi ? Vous piquez ma curiosité… Cela se rapporte-t-il à cette idée qui vous préoccupait tout à l’heure si vivement ?

Des Tourbières.

On n’a besoin de vous rien dire… vous lisez dans la pensée.

Le Maréchal.

J’ai quelquefois besoin d’un traducteur… Expliquez-vous.

Des Tourbières.

Eh bien, j’ai l’honneur d’être reçu, avec la plus flatteuse bienveillance, par un haut personnage… dont la plume n’a rien à envier à l’épée. On prête à ce guerrier illustre des projets de mariage dont le monde s’entretient déjà sérieusement. À ce sujet, sachant mon dévouement pour lui, chacun m’interroge. Je ne lui demande pas de me révéler ses intentions… je lui demande seulement de m’inspirer… et de me faire connaître ce que je dois répondre.-

Le Maréchal.

Ah ! on marie ce personnage !… Et avec qui, s’il vous plaît, veut-on le marier ?

Des Tourbières.

À une femme d’une supériorité incontestable… mais romanesque. Si j’avais le droit de donner un avis, je ne conseillerais pas à un homme ambitieux de l’épouser.

Le Maréchal.

Ah ! elle est romanesque !

Des Tourbières.

Elle ferait peut-être son bonheur par sa tendresse, ses soins, son adoration continuelle ; mais ce serait un homme perdu pour le monde, pour les grandes affaires, pour la gloire. Elle serait jalouse de nous tous, et elle n’aurait qu’une idée, ce serait de l’enfermer dans son vieux château, pour l’adorer là tout à son aise, sous de frais ombrages, dans les prés fleuris, et cela serait désolant !

Le Maréchal.

Hé ! hé ! je ne détesterais point cette existence-là. Mais, rassurez-vous, on n’y pense pas.

Des Tourbières.

Ah ! (À part.) Diable ! et ma préfecture !

Le Maréchal.

Voilà ce que vous pourrez répondre.

Des Tourbières.

Il suffit, monsieur le maréchal.

Le Maréchal.

Je ne veux pas même savoir de qui vous avez voulu parler. Quant à moi, le seul mariage qui m’occupe est celui de ma chère petite-nièce. Ah ! la voici avec son prétendu. Croyez-moi, monsieur des Tourbières, l’âge des romans, c’est celui-là.

Des Tourbières à part.

Pudeur de vieillard ! Il est amoureux, voilà toujours de quoi le faire rêver.

Le Maréchal.

Mais, des Tourbières, je vous dois l’histoire du baron…

Des Tourbières.

Je viendrai moi-même la réclamer. (À part.) Je ne l’échapperai pas !

Le Maréchal à part.

Il n’est pas fort, ce pauvre des Tourbières ; mais il écoute bien.


Scène IX.

DES TOURBIÈRES, JEANNE, LA COMTESSE, LE MARÉCHAL, HECTOR.
Le Maréchal.

Bonsoir, mon cher Hector. Seul ! Et votre père ? et Renneville ?

Hector.

Je croyais le trouver ici.

Le Maréchal présentant des Tourbières à Hector.

M. le baron dès Tourbières. (À des Tourbières en désignant Hector.) Mon futur gendre, car je considère Jeannette comme ma fille, et son mari sera mon fils… Viens ici, petite. (Il embrasse Jeanne.) Je vous marie au plus brave jeune homme que je connaisse : si vous n’êtes pas heureuse, vous aurez affaire à moi, mademoiselle.

Jeanne regardant Hector.

Mais, mon oncle, ce n’est pas moi qu’il faudra gronder.

La Comtesse.

Ah ! monsieur le maréchal, je vous apporte une nouvelle qui va vous charmer.

Le Maréchal.

Je la sais déjà, votre nouvelle. Madame de Blossac sera des nôtres.

La Comtesse.

C’est mieux que cela. Une de vos plus chères amies, une belle étrangère, vient d’arriver à Paris.

Le Maréchal.

Espagnole ? Russe ? Italienne ?

La Comtesse.

Anglaise.

Le Maréchal.

La duchesse de Cleveland !

La Comtesse.

Vous devinez tout.

Le Maréchal.

Cette belle duchesse ! je la verrai demain. Où est-elle descendue ?

Hector.

À l’hôtel de Wagram, où je suis moi-même depuis un mois, comme un voyageur à peine revenu d’un pèlerinage de deux ans.

Le Maréchal.

Madame de Blossac va être bien heureuse de revoir la duchesse. Elles ont voyagé ensemble, elles sont fort liées. Mais je ne la vois pas, madame de Blossac.

Hector frappé.

Madame de Blossac !… J’ai vu souvent en Écosse une demoiselle de Blossac.

Le Maréchal.

Celle-ci est madame de Blossac, la veuve d’un officier de marine tué dans l’Inde ; vous avez dû le connaître.

Hector.

Oui… je l’ai retrouvé à Alexandrie. C’était un brave garçon, mais je ne savais pas qu’il fût marié.

Le Maréchal.

Ni moi non plus.

Des Tourbières à part.

Ni lui non plus, le pauvre défunt ! car ce n’est que depuis sa mort que sa veuve a eu l’idée de l’épouser.

(En ce moment madame de Blossac paraît au fond.)
Le Maréchal.

Ah ! la voilà.

Des Tourbières bas à Hector.

Pas de surprise, monsieur… C’est la même… Attendez qu’elle vous reconnaisse.

Hector.

C’est bien elle !

La Comtesse.

Vous la connaissez ?

Hector.

Oui… (Amèrement avec dédain.) Son petit nom est Virginie.

La Comtesse.

Mais son vrai nom est lady Tartuffe, et elle veut porter celui de la maréchale d’Estigny.

Hector inquiet.

Ah !… Et qu’est-ce que ce M. des Tourbières qui vient de me parler d’elle ?

La Comtesse.

Un homme d’esprit qui fait la bête.

Hector.

À quoi voyez-vous donc qu’il a de l’esprit ?

La Comtesse.

Regardez-le sourire.


Scène X.

JEANNE, HECTOR, DES TOURBIÈRES, LA COMTESSE, LE MARÉCHAL, MADAME DE BLOSSAC.
Madame de Blossac descend en scène et aperçoit Hector.

Hector !

Le Maréchal qui s’aperçoit de l’altération des traits de madame de Blossac.

Mais vous paraissez souffrante… qu’avez-vous ?

Madame de Blossac . Émotion vraie.

Moi !… rien.

Le Maréchal.

Vous avez les mains glacées.

Madame de Blossac.

Je n’ai rien, vous dis-je.

Le Maréchal à part.

Des Tourbières aurait-il dit vrai ?

Madame de Blossac.

Vous aurez beaucoup de monde ce soir ?

Le Maréchal.

Ce soir, oui… mais pour dîner nous n’attendons plus que M. de Renneville. Je vais vous présenter son fils.

Madame de Blossac.

Non, tout à l’heure. (Lui montrant Hector et Jeanne assis à côté l’un de l’autre.) Ne les troublez pas.

Le Maréchal.

Vous avez raison ; ils sont charmants !

Madame de Blossac.

Ils font plaisir à regarder… Est-ce qu’ils s’aiment déjà ?

Le Maréchal.

Oui certes. Jeanne est si jolie !… Hector en est fou.

Madame de Blossac à part, regardant autour d’elle.

M. de Renneville se fait attendre.

Jeanne à Hector, de l’autre côte de la scène.

Elle vaut mieux que vous.

Hector.

Faisons la paix, donnez-moi la main. (Jeanne tend sa main et puis la retire.) Coquette !

Jeanne.

Ah ! être coquette, c’est offrir sa main et puis ne pas la donner ?

Hector.

Précisément.

Jeanne.

Oh bien, moi, je ne veux pas être coquette !

(Elle lui tend la main.)
Des Tourbières, au milieu de la scène, à la comtesse.

Tableaux touchants ! On dirait deux dessus de porte représentant l’Amour et l’Amitié.

La Comtesse.

Ah ! monsieur des Tourbières, vous savez bien que la parodie qui se joue là n’est pas celle de l’amitié.

Des Tourbières.

Alors je dirai l’amour léger et l’amour grave.

La Comtesse.

Dites l’amour vrai et l’amour faux.

Madame de Blossac au maréchal.

Vous me flattez… je ne vous crois pas.

Jeanne à Hector.

Vous riez toujours… je ne vous crois pas.

Le Maréchal à madame de Blossac.

Renneville ne peut tarder, il faut pourtant que je vous fasse connaître mon gendre. — Hector… (Il le prend par la main et le présente.) je veux vous présenter à notre aimable voisine, madame de Blossac.

{Hector s’incline et garde le silence.)
Madame de Blossac.

Monsieur de Renneville ne veut pas me reconnaître ; depuis deux ans, je suis si changée !

Hector.

Madame… j’attendais vos ordres.

Le Maréchal à Jeanne.

Eh bien ! mademoiselle, vous ne faites pas mieux valoir ma générosité, vous n’avez pas mis mon collier ?

Jeanne.

Maman m’a dit que je le mettrais le jour du contrat ; c’est l’usage.

Le Maréchal.

Mademoiselle connaît si bien les usages ! Va le chercher et mets-le ce soir… quoique ce ne soit pas l’usage.

Jeanne.

Si maman le permet ?

La Comtesse.

Va, ma fille.

(Jeanne sort.)

Scène XI.

DES TOURBIÈRES, HECTOR, LA COMTESSE, LE MARÉCHAL, MADAME DE BLOSSAC ; puis UN DOMESTIQUE.
Des Tourbières.

Voilà une fille bien élevée, qui fera une femme bien soumise.

Madame de Blossac à part.

C’est leur idole ! Mais le marquis de Renneville… Qui vient là ?

Un Domestique entrant et remettant une lettre au maréchal.

De la part de M. le marquis de Renneville.

Hector.

De mon père ?

Madame de Blossac à part.

Enfin !

Le Maréchal.

Une lettre… il ne vient pas ?

La Comtesse.

Est-il malade ?

Le Maréchal.

Vous permettez ?

Hector à la comtesse.

Rassurez-vous, je le quitte à l’instant.

Le Maréchal.

Oui, c’est lui qui m’écrit. (Lisant.) « Mon cher maréchal, ne m’attendez pas ce soir… C’est avec le plus vif regret… » Ma nièce !

La Comtesse.

Qu’y a-t-il donc ?

Le Maréchal troublé.

M. de Renneville ne peut venir.

Hector.

Que lui est-il arrivé ?

Le Maréchal.

Rien… rien…

La Comtesse.

Mais alors… quelle raison ?

Le Maréchal.

Je ne puis… je ne dois pas… Plus tard je vous dirai…

La Comtesse.

Quoi donc ?

Le Maréchal.

Un obstacle… passager… qui ne saurait être sérieux.

La Comtesse.

Un obstacle ?…

Le Maréchal à Hector.

Un malentendu…

Hector.

Un malentendu ?

Le Maréchal.

Qui s’expliquera, j’en suis sûr ; mais qui peut retarder le mariage.

La Comtesse.

Retarder le mariage !

Hector.

Monsieur le maréchal !

La Comtesse.

Donnez-moi cette lettre, mon oncle.

Le Maréchal.

Non, il faut d’abord que je m’informe…

La Comtesse.

Cette lettre, mon oncle… je la veux.

Le Maréchal.

Lisez donc… mais du calme, de la raison, je vous en prie.

La Comtesse.

Vous m’effrayez !…

(Elle prend la lettre des mains du maréchal.)
Madame de Blossac à part.

Voyons… comment va-t-elle parer ce coup-là ?

Des Tourbières à part.

Pauvre mère !

{La comtesse lit la lettre des yeux ; un grand temps se passe, tous les regards sont fixés sur elle. Après avoir lu, impassible, elle rend la lettre au maréchal.)
La Comtesse.

C’est absurde !

Le Maréchal.

Absurde.

Hector.

Qu’est-ce donc ?… Une calomnie ?

La Comtesse.

Pas même !… une stupidité… dont votre père sera le premier à faire justice.

Le Maréchal.

Je n’y comprends rien.

Hector à part, regardant madame de Blossac.

Je comprends, moi… et je veille !

Le Maréchal.

Que dois-je répondre enfin, madame ?

La Comtesse.

Je me charge de la réponse.

Le Maréchal.

Mais voici Jeanne… on peut lui demander…

La Comtesse fièrement.

À Jeanne ! Moi, sa mère, je défends qu’on l’interroge.

Hector.

Monsieur le maréchal, Jeanne sera ma femme, et sa candeur m’appartient.

Madame de Blossac tombant assise sur le canapé.

Il l’aime !

La Comtesse.

Hector !

Des Tourbières à part.

C’est affreux ! je vais parler. (Haut.) Monsieur le maréchal…

(Madame de Blossac se relève et lance un regard menaçant à des Tourbières, qui s’arrête.)
Le Maréchal à des Tourbières.

Eh bien ?

La Comtesse.

Souriez donc, messieurs, voilà ma fille !


Scène XII.

Les mêmes, JEANNE venant entre la comtesse, et le maréchal ;
puis UN DOMESTIQUE.
Jeanne.

Me voilà ! (Moment de stupeur.) Eh bien, regardez-moi donc, j’ai mon beau collier, je suis superbe !

Hector.

Quelles perles magnifiques !

La Comtesse.

Vous la gâtez, mon oncle.

Jeanne.

Et vous donc !

Un Domestique annonçant.

Monsieur le maréchal est servi.

Le Maréchal.

Allons, allons nous mettre à table. Oui… oui… vous avez raison, tout s’expliquera. (Offrant son bras à madame de Blossac.) Madame…

Madame de Blossac bas.

Malheureuse mère !

Le Maréchal bas.

Vous savez donc ?….

Madame de Blossac bas.

Hélas ! tout le monde le sait.

Le Maréchal bas.

Tout le monde ? Quelle honte !

La Comtesse.

Monsieur des Tourbières, donnez le bras à ma fille. (Prenant le bras d’Hector.) Monsieur de Renneville…

Hector à part, regardant madame de Blossac.

Ma femme et mon ami… c’est trop ! Je les vengerai.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.