Lady Tartuffe/Acte II
ACTE DEUXIÈME.
Au fond, des serres en galerie.
Scène I.
« … Et c’est alors qu’entraîné par la rigueur de mes raisonnements, le congrès médiateur résolut d’affranchir de toutes vicissitudes territoriales les enclaves sécularisées par les Hautes Puissances contractantes… » Bien ! restons-en là ; je relirai ce chapitre cette nuit. (S’asseyant.) Ce morceau me plaît. Je l’ai travaillé ! il le fallait : le fait exact était trop nu. Ah ! la plume vous emporte ! Si l’on ne la retenait, la perfide ! elle vous entraînerait à dire la vérité… cela serait joli ! D’ailleurs, si l’on devait dire tout bêtement ce qu’on a vu, ce ne serait pas la peine d’écrire ses Mémoires. Bien plus, si l’on racontait les événements tels qu’ils sont arrivés, le public n’y croirait pas ; il faut leur refaire des probabilités. Ah ! voilà ma petite Jeanne ! — Je me sens fatigué… allez vous reposer, mon cher Girard. Après ce lourd travail, son gentil babil va me distraire.,
Scène II.
Viens donc, Juanina.
Debout ! quel bonheur ! Il vient au-devant de moi ! Je vais bien l’embrasser pour la peine. Et la goutte ?… Partie !… Il n’a plus besoin de mon bras. Mon cher petit oncle, que je suis contente !
Tu l’aimes donc, ton pauvre oncle ?
Oh oui !… il est si bon à aimer ! Et puis, cela m’amuse beaucoup de le caresser… oui, ça m’amuse !… Quand je vois tout le monde qui a l’air de trembler devant lui, qui le traite avec tant de cérémonie… « Monsieur le maréchal par-ci… Monsieur l’ambassadeur par-là… » et l’on parle tout bas dans son salon comme dans une église, et l’on n’ose s’asseoir sans sa permission… Enfin, quand je vois tous ces pompeux respects, ça m’amuse de pouvoir lui parler sans façon, moi, à ce grand personnage, de lui sauter au cou sans cérémonie, de l’embrasser par ici, monsieur le maréchal, et par là, monsieur l’ambassadeur, et de m’asseoir sur ses genoux sans sa permission… Ça m’amuse beaucoup !
Ô l’enfant gâtée ! (Il l’embrasse.) Heureusement qu’un bon mari va vous remettre à la raison, mademoiselle.
Oh ! mon Dieu, lui ?… il va me gâter comme les autres ! j’ai vu ça tout de suite.
Ah vraiment ! Et à quoi donc devines-tu cela ? dis… hein ?
À la manière dont il me regarde. Oh ! comme il me regarde bien !… Personne ne m’a jamais regardée comme ça.
Il te regarde avec bonté, avec tendresse, comme moi.
Ce n’est pas du tout la même chose.
Et quelle différence trouves-tu donc entre sa manière de regarder et la mienne !
Ça n’a aucun rapport. Et puis, ça ne me fait pas le même effet : quand vous me regardez, moi, je vous regarde ; mais aussitôt que lui, il fixe ses deux yeux sur moi, oh ! je ne sais plus que faire des miens… je suis contente, et pourtant je voudrais m’en aller. C’est très-singulier.
Et tu ne t’en vas pas ?
Non… Je suis un peu comme est madame de Blossac quand elle entre ici, j’ai l’air embarrassé, je suis toute tremblante… Est-ce vrai, mon oncle, que vous allez vous marier avec elle ?
Non, mon enfant. Qui t’a conté cela ?… Est-ce que cela te ferait de la peine, si je l’épousais ?
À moi ? non vraiment. Je l’aime beaucoup ; elle est si bonne !… et comme elle vous est dévouée ! Nous nous entendrions bien toutes les deux pour vous soigner.
Mais qu’est-ce qui te fait supposer qu’elle m’est si dévouée ?
Elle le dit toute la journée ; elle parle de vous sans cesse, elle ne s’occupe que de vous, de vos souffrances ; elle a fait trois neuvaines pour votre jambe, pour votre goutte, et je crois bien que c’est ça qui vous a guéri ; car vous êtes guéri, mon petit oncle ?
Oui, et je vais entreprendre avec toi une grande promenade.
C’est imprudent, je ne veux pas.
Nous n’irons pas loin… nous ne sortirons pas de la maison. Je veux te conduire dans ton nouvel appartement…
L’appartement du premier, qui donne sur le jardin, et que vous faites meubler pour M. de Renneville ?
Tu le sais ?… Et moi qui voulais vous faire une surprise !
Ah ! c’est vrai… Que je suis sotte ! j’ai oublié d’être étonnée.
Et qui est-ce qui t’a dit mon secret ? ce n’est pas ta mère ?
Non, c’est votre vieux secrétaire qui l’a dit par imprudence devant moi, et j’avais bien promis que j’aurais l’air de tout ignorer. Oh ! ne le grondez pas, c’est ma faute.
Cela prouve que tu ne sais pas mentir.
Ah ! si, je sais bien mentir ; c’est que j’oublie… Je suis si étourdie !
J’ai fait moi-même arranger ta chambre, et je te donne pour présent de noce tous les meubles que tu y trouveras.
Oh ! comme vous êtes bon ! Et je n’aimerais pas un oncle comme celui-là !
Allons la voir, cette belle chambre…
Madame de Blossac.
Adieu, mon oncle.
Tu me quittes déjà, Giovannina ?
Oui, mon oncle ; maman m’a dit de m’en aller bien vite dès qu’il vous vient quelqu’un.
Nous visiterons donc l’appartement demain. En attendant, voilà ce que je voulais mettre dans ta toilette.
Oh ! le joli collier ! les magnifiques perles ! C’est trop beau ; maman ne voudra pas que je porte ça.
C’est trop beau pour Jeannette… mais pour madame la comtesse de Renneville !…
Scène III.
La comtesse de Renneville, pas encore !
Moi… il me semble que je lis un conte de fées !… Ah ! madame de Blossac ! (Bas au maréchal en montrant madame de Blossac.) Regardez-la, voyez comme elle a l’air gauche ; eh bien, c’est comme ça que je suis avec lui !
Scène IV.
Monsieur le maréchal…
Eh bien ! madame, vous voulez forcer un pauvre goutteux à courir vers vous ?
Je craignais de vous gêner… vous étiez avec mademoiselle votre nièce !
C’est Jeannette qui vous fait peur ? Elle vous adore, cette petite.
Chère enfant !… Je suis venue de bonne heure pour vous voir seul… un moment.
Vous avez quelque chose à me demander pour un de vos protégés ?
Non… je n’ai rien à vous demander ; mais j’éprouvais le besoin de vous revoir sans tout ce monde. Au fait, c’est juste… cela doit vous surprendre ; moi-même, je ne sais pas pourquoi… ah !
Comment êtes-vous ? Je suis bien heureux de vous retrouver enfin. On m’avait dit que vous ne pourriez pas venir aujourd’hui, que vous étiez plus souffrante.
En effet, je ne pouvais pas venir et je suis beaucoup plus souffrante ; mais je suis venue, j’ai trouvé ce courage !
Et je vous en remercie. Moi, je suis à moitié guéri.
Oh ! je le sais ; j’étais bien triste de ne pas être là, mais j’avais de vos nouvelles deux fois par jour. M. Girard, votre secrétaire, avait la bonté de m’en apporter tous les matins et tous les soirs. Je n’aurais pu m’endormir avant qu’il m’eût rassurée… mais vous voilà bien. Dieu soit loué !
Jeanne prétend que je dois la santé à vos prières… que vous avez fait des neuvaines pour obtenir ma guérison
Elle a raconté cela, la petite folle ! On ne peut rien dire devant elle. C’est désolant ! Quel besoin a-t-elle toujours de parler ? Je ne lui pardonne pas cette nouvelle indiscrétion. Oh ! que les petites filles mal élevées sont insupportables ! Certes, elle est charmante, et personne ne l’aime plus que moi ; mais vous avouerez, monsieur le maréchal, que sa mère a tort de lui laisser dire tout ce qui lui passe par la tête, répéter tout ce qu’elle entend, et que ses indiscrétions continuelles la rendent très-dangereuse.
Je ne me plains pas de celle-ci. Tant qu’elle ne trahira que votre intérêt et votre bienveillance pour moi, je lui pardonnerai de bon cœur, et je veux, moi, que vous lui pardonniez aussi… Sans cela je croirai qu’elle m’a trompé. (Il lui prend la main.) Vous ne lui en voulez plus ?
Je suis de trop bonne foi : je lui en veux encore.
C’est mal, car c’est nier les doux sentiments qu’elle vous prête. Les niez-vous ?
Non… mais n’y songeons plus… Ah ! vous êtes… impitoyable…
Ne voulez-vous donner un peu d’espoir que pour vite le reprendre… dites ?
Monsieur le maréchal !…
Eh bien ?
Que demandez-vous ?
Suis-je donc le seul de vos malheureux dont vous n’aurez pas pitié ?… Voudriez-vous… (Un domestique entre.) Quelqu’un !
M. l’ambassadeur d’Angleterre fait demander si monsieur le maréchal peut le recevoir.
Conduisez-le dans mon cabinet. — Maudites soient les affaires !
Monsieur le maréchal, je vous en prie…
Vous permettez, madame ? Je suis à vous dans l’instant. (À part.) Comme elle est troublée ! M. l’ambassadeur est venu trop tôt.
Scène V.
Il est contrarié de me quitter… Je ne l’ai jamais vu si tendre. Bien ! il est amoureux ; tout me seconde. Jeanne compromise… un refus… un refus insultant… un éclat… quel chagrin pour le maréchal !… Amoureux et malheureux ! il faudra bien qu’il vienne à moi.
Scène VI.
Seule !… et le maréchal ? (Baissant la voix.) Vous faites les honneurs de chez lui, déjà ?
Il est là avec l’ambassadeur d’Angleterre ; il va revenir.
Oh ! mais vous avez l’air triomphant ! Est-ce que le père Renneville a fulminé ? Est-ce que la bombe a éclaté ?
Pas encore.
Comment ! cette intéressante famille n’est pas encore au désespoir ? Qui peut donc vous rendre si heureuse ?
Le mal m’afflige toujours, monsieur, et si je n’avais la conscience que je rends service, je n’aurais pas le courage de désoler des gens que je respecte ; mais c’est un devoir. Il s’agit…
De déshonorer une honnête famille en perdant une jeune fille.
Au contraire, monsieur, il s’agit d’empêcher une famille honnête de se déshonorer en adoptant une fille perdue.
C’est un point de vue différent. Dans le monde, tout dépend du point de vue… Mais entendons-nous… Je suis un franc vaurien, je m’amuse des méchants… mais je ne suis pas de leur confrérie. J’ai le goût du bien… naturellement… comme artiste. Où me menez-vous ? J’ai besoin de vous comprendre. Si mademoiselle de Clairmont est coupable, ce n’est pas à moi de défendre son honneur, et je vous laisse faire. Mais si Jeanne est innocente… songez-y bien ! je suis votre confident, mais je ne veux pas être votre complice.
Rassurez-vous… j’ai toutes les preuves de sa faute.
Est-ce le témoignage de Valleray ?… Il la défendra. C’est un honnête homme… Il faut vous défier de lui.
Charles Valleray est à Smyrne. (À part.) Je sais ce que je fais.
Mais on revient de Smyrne ; on va lui écrire.
Quand il reviendra…
J’entends !… vous aurez épousé le maréchal. — Vous l’avez vu ? vous lui avez dit que vous l’aimiez ?
Non vraiment ; ce n’est pas à moi de lui dire cela.
Et à qui donc, si ce n’est à vous ? Ce n’est pas à moi, je pense ?
Ce serait peut-être mieux.
Quoi ! vous voulez que, moi, je fasse pour vous des aveux d’amour à un maréchal ! il faut que je lui dise que vous l’aimez !… moi !… Et que lui direz-vous donc, vous ?
Je lui dirai le contraire.
Pourquoi ?
Pour qu’il le croie.
Pour qu’il croie le contraire ?
Eh non ! je lui dirai que je ne l’aime pas, pour qu’il croie que je l’aime… Comprenez-vous ?
Oui, je comprends. C’est très-fort !
Il ne serait pas maladroit de lui parler de moi avec froideur, comme d’une personne dont les opinions et le caractère n’ont pas vos sympathies.
Ça m’est plus facile, ça.
Vous pourriez lui dire que j’ai de très-grands défauts, un entre autres qui peut me perdre.
Et quel est ce défaut unique que vous daignez avoir ?
Vous ne le devinez pas ?
Que vous êtes… trop raisonnable… C’est un défaut qui est encore une qualité ; c’est ingénieux.
C’est inepte !… Si je suis une femme trop raisonnable, alors c’est par raison que je l’aime, c’est-à-dire par intérêt.
Sans doute. Je suis stupide !… Ah ! je tiens votre défaut : je lui dirai que vous avez une imagination trop ardente.
À un vieillard !… quelle idée !
Imprudent ! qu’allais-je dire ! Il y aurait de quoi l’épouvanter à jamais. Ce que c’est pourtant que l’exercice ! Je m’étudie à paraître bête, et je le deviens ! Je ne trouve pas… Avouez-moi vous-même votre défaut.
N’est-ce pas un défaut que d’être trop romanesque, d’aimer l’ombre et le silence, de fuir l’éclat du monde et d’avoir pour idéal…
Une chaumière et son cœur ?
Allons donc !
C’est juste ! Quel est le plus sûr moyen de parvenir à être la femme d’un maréchal de France ? C’est de professer le mépris des grandeurs. Quel est le plus sûr moyen de séduire un vieil Almaviva — viva, pas trop ! — qui veut être aimé pour lui-même ? C’est de déclarer qu’on ne veut se marier que par amour… Ah ! che bestia ! c’est de la grande école.
Il va revenir ; il m’aime, mais je veux connaître ses intentions. Tâchez de les savoir. Je vous laisse avec lui.
Déjà !… quoi, vous partez ?
J’ai à parler au jardinier des serres, il faut qu’il me dise ce qu’est devenu ce Léonard.
Léonard ?… Qu’est-ce que c’est que Léonard ?
C’est l’ancien jardinier de la vieille marquise de Clairmont, celui qui a surpris Jeanne et Charles Valleray dans le jardin.
Ali !… vous avez hâte de la perdre.
Je veux retrouver ce témoin.
Et moi aussi… Pauvre Jeanne !
Vous viendrez me rendre compte de votre entretien dans la serre où est la fontaine.
Prenez garde ! dans la serre, il y a des bruyères.
Des bruyères !… Méchant homme !… Pourquoi faut-il que j’aie besoin de lui !
Scène XIV.
Méchante femme !… Pourquoi faut-il que j’aie besoin d’elle ! Maudit soit le jour où elle m’a sauvé ! Je la déteste, et pourtant il faut la servir. — Il me tarde qu’elle ait épousé son maréchal. Je la forcerai bien à tenir sa promesse, j’aurai ma place, et, retrouvant mon crédit, je pourrai lui rendre ses vingt mille francs, et alors je ne serai plus engagé… que par la reconnaissance ! — Voilà le maréchal ! Comment vais-je placer mes tendres indiscrétions ?…
Scène VIII.
Enfin, je suis libre, ma chère voisine !… (Apercevant des Tourbières.) C’est vous, des Tourbières ?… Qu’est devenue madame de Blossac ?
Elle se promène dans votre belle serre. C’est vraiment merveilleux !
Avec ma nièce, sans doute ?
Oui, j’aperçois plusieurs personnes.
Vous dînez avec nous ?
Monsieur le maréchal… cet honneur… (À part.) Je ne sais comment aborder la question.
Qu’avez-vous donc ? quel air préoccupé !
Il est vrai. J’ai intérêt à découvrir une chose… fort importante… que je ne puis demander à personne… et il me faut inventer un moyen délicat… ingénieux… d’arriver… Vous trouveriez cela tout de suite, monsieur le maréchal.
À qui le dites-vous !
Savoir sans demander… c’est votre talent.
On me le reconnaît. Tenez, justement dans ma dernière mission en Autriche… car j’ai eu plus d’une mission dans ce pays-là…
Je le sais, je le sais, monsieur le maréchal.
J’ai un incident qui se rapporte tout à fait à la situation embarrassante où vous vous trouvez.
Ah ! voilà un incident !
Et puisque ces dames causent ensemble, j’ai le temps de vous raconter…
Je me suis attiré cela, je n’ai que ce que je mérite.
Asseyez-vous, mon cher des Tourbières.
Si je m’assois, je m’endors.
Prenez ce fauteuil.
Merci !… je resterai debout.
Écoutez donc. Il s’agissait de pénétrer un secret, un secret d’État que le prince de Metternich n’avait confié qu’à une seule personne.
À une seule personne… c’est déjà trop.
Bien dit, comme vous allez voir. Ce confident unique se nommait le baron de Türstenstauffen von Schnitzenstein.
L’écho aura de la peine à répéter ce nom-là. (Haut.) Le baron de…
Türstenstauffen von Schnitzenstein.
Voilà un secret bien gardé ! Un homme qui a un nom comme celui-là, ce doit être un tombeau !
Aussi l’a-t-il bien gardé, son secret ; mais il n’a pas su si bien garder sa femme.
Une aventure de femme !… Je place mes aveux… et je n’entendrai pas ton histoire !… (Haut.) Une femme que vous avez séduite… le beau mérite ! elles vous adorent toutes.
Autrefois je leur plaisais assez, mais aujourd’hui…
Aujourd’hui plus que jamais !… J’en connais une dont le trouble sans doute ne vous a pas échappé.
Qu’est-ce que vous me contez là ? Quoi ! malgré mon âge ?…
Ah ! vous êtes trop fin pour n’avoir pas deviné…
Deviné, quoi ? Vous piquez ma curiosité… Cela se rapporte-t-il à cette idée qui vous préoccupait tout à l’heure si vivement ?
On n’a besoin de vous rien dire… vous lisez dans la pensée.
J’ai quelquefois besoin d’un traducteur… Expliquez-vous.
Eh bien, j’ai l’honneur d’être reçu, avec la plus flatteuse bienveillance, par un haut personnage… dont la plume n’a rien à envier à l’épée. On prête à ce guerrier illustre des projets de mariage dont le monde s’entretient déjà sérieusement. À ce sujet, sachant mon dévouement pour lui, chacun m’interroge. Je ne lui demande pas de me révéler ses intentions… je lui demande seulement de m’inspirer… et de me faire connaître ce que je dois répondre.-
Ah ! on marie ce personnage !… Et avec qui, s’il vous plaît, veut-on le marier ?
À une femme d’une supériorité incontestable… mais romanesque. Si j’avais le droit de donner un avis, je ne conseillerais pas à un homme ambitieux de l’épouser.
Ah ! elle est romanesque !
Elle ferait peut-être son bonheur par sa tendresse, ses soins, son adoration continuelle ; mais ce serait un homme perdu pour le monde, pour les grandes affaires, pour la gloire. Elle serait jalouse de nous tous, et elle n’aurait qu’une idée, ce serait de l’enfermer dans son vieux château, pour l’adorer là tout à son aise, sous de frais ombrages, dans les prés fleuris, et cela serait désolant !
Hé ! hé ! je ne détesterais point cette existence-là. Mais, rassurez-vous, on n’y pense pas.
Ah ! (À part.) Diable ! et ma préfecture !
Voilà ce que vous pourrez répondre.
Il suffit, monsieur le maréchal.
Je ne veux pas même savoir de qui vous avez voulu parler. Quant à moi, le seul mariage qui m’occupe est celui de ma chère petite-nièce. Ah ! la voici avec son prétendu. Croyez-moi, monsieur des Tourbières, l’âge des romans, c’est celui-là.
Pudeur de vieillard ! Il est amoureux, voilà toujours de quoi le faire rêver.
Mais, des Tourbières, je vous dois l’histoire du baron…
Je viendrai moi-même la réclamer. (À part.) Je ne l’échapperai pas !
Il n’est pas fort, ce pauvre des Tourbières ; mais il écoute bien.
Scène IX.
Bonsoir, mon cher Hector. Seul ! Et votre père ? et Renneville ?
Je croyais le trouver ici.
M. le baron dès Tourbières. (À des Tourbières en désignant Hector.) Mon futur gendre, car je considère Jeannette comme ma fille, et son mari sera mon fils… Viens ici, petite. (Il embrasse Jeanne.) Je vous marie au plus brave jeune homme que je connaisse : si vous n’êtes pas heureuse, vous aurez affaire à moi, mademoiselle.
Mais, mon oncle, ce n’est pas moi qu’il faudra gronder.
Ah ! monsieur le maréchal, je vous apporte une nouvelle qui va vous charmer.
Je la sais déjà, votre nouvelle. Madame de Blossac sera des nôtres.
C’est mieux que cela. Une de vos plus chères amies, une belle étrangère, vient d’arriver à Paris.
Espagnole ? Russe ? Italienne ?
Anglaise.
La duchesse de Cleveland !
Vous devinez tout.
Cette belle duchesse ! je la verrai demain. Où est-elle descendue ?
À l’hôtel de Wagram, où je suis moi-même depuis un mois, comme un voyageur à peine revenu d’un pèlerinage de deux ans.
Madame de Blossac va être bien heureuse de revoir la duchesse. Elles ont voyagé ensemble, elles sont fort liées. Mais je ne la vois pas, madame de Blossac.
Madame de Blossac !… J’ai vu souvent en Écosse une demoiselle de Blossac.
Celle-ci est madame de Blossac, la veuve d’un officier de marine tué dans l’Inde ; vous avez dû le connaître.
Oui… je l’ai retrouvé à Alexandrie. C’était un brave garçon, mais je ne savais pas qu’il fût marié.
Ni moi non plus.
Ni lui non plus, le pauvre défunt ! car ce n’est que depuis sa mort que sa veuve a eu l’idée de l’épouser.
Ah ! la voilà.
Pas de surprise, monsieur… C’est la même… Attendez qu’elle vous reconnaisse.
C’est bien elle !
Vous la connaissez ?
Oui… (Amèrement avec dédain.) Son petit nom est Virginie.
Mais son vrai nom est lady Tartuffe, et elle veut porter celui de la maréchale d’Estigny.
Ah !… Et qu’est-ce que ce M. des Tourbières qui vient de me parler d’elle ?
Un homme d’esprit qui fait la bête.
À quoi voyez-vous donc qu’il a de l’esprit ?
Regardez-le sourire.
Scène X.
Hector !
Mais vous paraissez souffrante… qu’avez-vous ?
Moi !… rien.
Vous avez les mains glacées.
Je n’ai rien, vous dis-je.
Des Tourbières aurait-il dit vrai ?
Vous aurez beaucoup de monde ce soir ?
Ce soir, oui… mais pour dîner nous n’attendons plus que M. de Renneville. Je vais vous présenter son fils.
Non, tout à l’heure. (Lui montrant Hector et Jeanne assis à côté l’un de l’autre.) Ne les troublez pas.
Vous avez raison ; ils sont charmants !
Ils font plaisir à regarder… Est-ce qu’ils s’aiment déjà ?
Oui certes. Jeanne est si jolie !… Hector en est fou.
M. de Renneville se fait attendre.
Elle vaut mieux que vous.
Faisons la paix, donnez-moi la main. (Jeanne tend sa main et puis la retire.) Coquette !
Ah ! être coquette, c’est offrir sa main et puis ne pas la donner ?
Précisément.
Oh bien, moi, je ne veux pas être coquette !
Tableaux touchants ! On dirait deux dessus de porte représentant l’Amour et l’Amitié.
Ah ! monsieur des Tourbières, vous savez bien que la parodie qui se joue là n’est pas celle de l’amitié.
Alors je dirai l’amour léger et l’amour grave.
Dites l’amour vrai et l’amour faux.
Vous me flattez… je ne vous crois pas.
Vous riez toujours… je ne vous crois pas.
Renneville ne peut tarder, il faut pourtant que je vous fasse connaître mon gendre. — Hector… (Il le prend par la main et le présente.) je veux vous présenter à notre aimable voisine, madame de Blossac.
Monsieur de Renneville ne veut pas me reconnaître ; depuis deux ans, je suis si changée !
Madame… j’attendais vos ordres.
Eh bien ! mademoiselle, vous ne faites pas mieux valoir ma générosité, vous n’avez pas mis mon collier ?
Maman m’a dit que je le mettrais le jour du contrat ; c’est l’usage.
Mademoiselle connaît si bien les usages ! Va le chercher et mets-le ce soir… quoique ce ne soit pas l’usage.
Si maman le permet ?
Va, ma fille.
Scène XI.
Voilà une fille bien élevée, qui fera une femme bien soumise.
C’est leur idole ! Mais le marquis de Renneville… Qui vient là ?
De la part de M. le marquis de Renneville.
De mon père ?
Enfin !
Une lettre… il ne vient pas ?
Est-il malade ?
Vous permettez ?
Rassurez-vous, je le quitte à l’instant.
Oui, c’est lui qui m’écrit. (Lisant.) « Mon cher maréchal, ne m’attendez pas ce soir… C’est avec le plus vif regret… » Ma nièce !
Qu’y a-t-il donc ?
M. de Renneville ne peut venir.
Que lui est-il arrivé ?
Rien… rien…
Mais alors… quelle raison ?
Je ne puis… je ne dois pas… Plus tard je vous dirai…
Quoi donc ?
Un obstacle… passager… qui ne saurait être sérieux.
Un obstacle ?…
Un malentendu…
Un malentendu ?
Qui s’expliquera, j’en suis sûr ; mais qui peut retarder le mariage.
Retarder le mariage !
Monsieur le maréchal !
Donnez-moi cette lettre, mon oncle.
Non, il faut d’abord que je m’informe…
Cette lettre, mon oncle… je la veux.
Lisez donc… mais du calme, de la raison, je vous en prie.
Vous m’effrayez !…
Voyons… comment va-t-elle parer ce coup-là ?
Pauvre mère !
C’est absurde !
Absurde.
Qu’est-ce donc ?… Une calomnie ?
Pas même !… une stupidité… dont votre père sera le premier à faire justice.
Je n’y comprends rien.
Je comprends, moi… et je veille !
Que dois-je répondre enfin, madame ?
Je me charge de la réponse.
Mais voici Jeanne… on peut lui demander…
À Jeanne ! Moi, sa mère, je défends qu’on l’interroge.
Monsieur le maréchal, Jeanne sera ma femme, et sa candeur m’appartient.
Il l’aime !
Hector !
C’est affreux ! je vais parler. (Haut.) Monsieur le maréchal…
Eh bien ?
Souriez donc, messieurs, voilà ma fille !
Scène XII.
puis UN DOMESTIQUE.
Me voilà ! (Moment de stupeur.) Eh bien, regardez-moi donc, j’ai mon beau collier, je suis superbe !
Quelles perles magnifiques !
Vous la gâtez, mon oncle.
Et vous donc !
Monsieur le maréchal est servi.
Allons, allons nous mettre à table. Oui… oui… vous avez raison, tout s’expliquera. (Offrant son bras à madame de Blossac.) Madame…
Malheureuse mère !
Vous savez donc ?….
Hélas ! tout le monde le sait.
Tout le monde ? Quelle honte !
Monsieur des Tourbières, donnez le bras à ma fille. (Prenant le bras d’Hector.) Monsieur de Renneville…
Ma femme et mon ami… c’est trop ! Je les vengerai.