Lamiel/02

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 14-32).


CHAPITRE II

LA MISSION


Le dernier jour de la mission donnée à Carville, nobles ayant peur de 1793 et bourgeois enrichis visant au bon ton, remplissaient à l’envi la jolie petite église gothique du village ; mais tous les fidèles n’avaient pas pu y trouver place : mille ou douze cents peut-être étaient restés dans le cimetière qui l’entoure. Les portes de l’église avaient été enlevées par ordre de M. Du Saillard, et quelques éclats de voix du missionnaire, qui occupait la chaire, arrivaient de temps à autre jusqu’à cette foule impatiente et demi-silencieuse.

Deux de ces messieurs avaient déjà paru. Le jour commençait à baisser ; c’était un jour triste de la fin d’octobre. Un chœur de soixante jeunes filles bien pensantes, formées et exercées par M. l’abbé Le Cloud, chanta des antiennes choisies.

La nuit était tout à fait tombée quand elles eurent fini. Alors M. l’abbé Le Cloud voulut bien remonter en chaire pour dire un mot d’exhortation. À ce préambule, la foule qui était dans le cimetière se pressa contre la porte et les fenêtres basses de l’église, dont plus d’une vitre périt en ce moment. Il régnait dans cette foule un silence religieux ; chacun voulait entendre ce prédicateur si célèbre.

M. Le Cloud parlait ce soir-là comme un roman de Mme Radcliffe ; il donnait une affreuse description de l’enfer. Ses phrases menaçantes retentissaient le long des arcades gothiques et obscures, car on s’était bien gardé d’allumer les lampes. M. Hautemare, le bedeau, avait dit à demi-haut que ses subordonnés ne pourraient se frayer un chemin au milieu de cette foule pressée, tant chacun était jaloux de garder sa place.

Personne ne respirait. M. Le Cloud s’écriait que le démon est toujours présent partout, et même dans les lieux les plus saints ; il cherche à entraîner les fidèles avec lui dans son soufre brûlant.

Tout à coup M. Le Cloud s’interrompt, et s’écrie avec effroi et d’une voix de détresse :

— L’enfer, mes frères !

On ne saurait peindre l’effet de cette voix traînante et retentissante dans cette église presque tout à fait obscure et jonchée des fidèles faisant le signe de la croix ! Moi-même j’étais touché. M. l’abbé Le Cloud regardait l’autel et semblait s’impatienter ; il répéta d’une voix criarde :

— L’enfer, mes frères !

Vingt pétards partirent de derrière l’autel, une lumière rouge et infernale illumina tous ces visages pâles, et, certes, en ce moment, personne ne s’ennuyait. Plus de quarante femmes tombèrent sans dire mot sur leurs voisins, tant elles s’étaient profondément évanouies.

Mme Hautemare, femme du bedeau, fut au nombre des plus évanouies ; et comme elle pouvait aspirer au premier rang parmi les dévotes du village, tout le monde s’empressait autour d’elle. Vingt petits garçons coururent avertir M. le bedeau, mais il les renvoya avec humeur. Son devoir l’empêchait d’accourir : il était profondément occupé à recueillir les moindres lambeaux de l’enveloppe des pétards, formée avec de la toile goudronnée et des ficelles.

Cette mission lui avait été donnée et plusieurs fois expliquée par le terrible M. Du Saillard, curé du village, et Hautemare n’avait garde d’y manquer. Le curé était le principal auteur de sa petite fortune, et le bedeau frémissait rien qu’à lui voir froncer les sourcils.

M. Du Saillard, inspectant son peuple de la tribune de l’orgue, voyant que tout se passait bien et que le mot de pétard ne se trouvait dans aucune bouche, sortit dans le cimetière. À mes yeux, il était un peu jaloux de l’immense succès obtenu par l’abbé Le Cloud. Ce missionnaire n’avait pas l’art de punir et de récompenser à propos, et de gouverner toutes les volontés comme le curé ; mais, en revanche, il avait une facilité à parler dont celui-ci n’approcha jamais. Le curé ne s’avouait pas son infériorité. Voyant tant de monde réuni dans le cimetière, il ne put résister à la tentation de monter sur le piédestal de la croix et de parler, lui aussi, à ses ouailles. Ce qui me frappa dans son discours, c’est qu’il hésita à donner le nom de miracle à ce qui venait de se passer. C’est de ces choses, se disait-il, qu’on ne peut appeler franchement miracle que six mois après qu’elles ont eu lieu. Tout en parlant, il prêtait l’oreille pour voir s’il entendait prononcer le mot de pétards et de momeries indignes du lieu saint. Son attention ainsi partagée ne contribua pas à augmenter le feu d’inspiration qui manquait naturellement à son discours. Le curé prit de l’humeur et se mit à signaler les impies ; alors l’ardeur de la colère donna du feu à ses paroles. Ses yeux enflammés s’arrêtaient surtout sur trois personnes qui se trouvaient au cimetière, au milieu de bonnes femmes.

Le pauvre Pernin, figure poitrinaire, regardait le curé d’une façon gênante pour celui-ci. C’était un pauvre jeune homme pâle, qui avait été renvoyé d’un collège royal où il était professeur de mathématiques, parce que l’aumônier de ce collège avait prétendu qu’un géomètre ne pouvait pas croire en Dieu. Retiré dans le village auprès d’une mère fort pauvre, il recevait quelques enfants auxquels il montrait les quatre règles, et quand il reconnaissait des dispositions à quelques marmots, il leur enseignait gratuitement la géométrie.

L’irritable curé frémit en rencontrant le regard bien autrement assuré du docteur Sansfin. En faisant acte d’une prudente opposition, le Sansfin obligeait le curé à des complaisances infinies. Le curé le trouvait beaucoup trop indépendant, et, suivant moi, cherchait l’occasion de le faire comprendre dans quelques conspirations comme on en faisait tant alors. Le curé le croyait capable de tout afin de faire oublier sa bosse aux jeunes filles qu’il avait l’impertinence de courtiser : « Un tel homme, disait le curé, est bien capable de prononcer le mot impie de pétards, et, dans un moment tel que celui-ci, un pareil mot gâterait tout. Dans un mois, nous nous en moquerons. »

La colère du curé fut portée au comble en rencontrant à six pas de lui le regard étonné, plus qu’ironique, d’un jeune écolier de Paris, le jeune Fédor, fils unique de Mme la duchesse de Miossens. — « Ce petit vaurien, arrivé de la veille, se disait le curé, est élevé à Paris, et jamais nous ne verrons sortir rien de bon de cette capitale de l’ironie. Pourquoi cet enfant est-il ici ? La place d’honneur que nous accordons à sa famille est toute voisine de l’autel ; il est capable d’avoir remarqué la traînée de poudre qui a mis le feu aux pétards, et, s’il dit un mot, ces stupides paysans, qui adorent sa famille, répéteront ce mot comme un oracle. »

Toutes ces réflexions finirent par embrouiller tellement l’éloquence du curé, qu’il s’aperçut que les femmes quittaient en foule le cimetière, et il fut obligé de couper court à son homélie pour n’être pas abandonné.

Une heure après, je trouvai le terrible curé faisant une scène horrible à un jeune abbé nommé Lamairette, précepteur de Fédor, et lui demandant aigrement pourquoi, à l’église, il s’était séparé de son élève.

— C’est bien plutôt lui, monsieur, qui s’est séparé de moi, répondit timidement le pauvre abbé ; je le cherchais partout, et lui, qui me voyait apparemment, mettait tous ses soins à m’éviter.

L’abbé Du Saillard tança vertement le pauvre jeune prêtre Lamairette et finit par le menacer de la déplaisante colère de Mme la duchesse.

— Vous m’ôterez le pain, dit timidement le pauvre Lamairette ; mais, en vérité, au milieu de vos réprimandes et de celles de Mme la duchesse, je ne sais à quel saint me vouer. Est-ce ma faute, à moi, si le petit comte, auquel son valet de chambre répète toute la journée qu’un jour il sera duc, avec une fortune immense, est un enfant espiègle qui met toute sa vanité à se moquer de moi ?

Cette réponse me plut, et j’allai la redire à la duchesse, que je fis rire.

— J’aimerais quasi mieux me retirer chez mon père, portier de l’hôtel de Miossens à Paris, et borner mon ambition à solliciter sa survivance.

— Cela n’est pas mal hardi et jacobin, s’écria Du Saillard, et qui vous dit qu’on vous l’accordera, cette survivance, si je fais un rapport contre vous ?

— Le duc m’honore de sa protection.

Le petit abbé avait les larmes aux yeux et il eut bien de la peine à cacher son émotion à son terrible confrère. Fédor était venu pour quinze jours respirer l’air pur du Calvados. Cet enfant, à qui on voulait donner de l’esprit, avait huit maîtres dont il recevait leçon chaque jour, et était d’une faible santé. Il n’en repartit pas moins pour Paris le surlendemain du miracle des pétards, et l’héritier maigre et chétif de tant de beaux domaines ne coucha que trois jours dans le magnifique château de ses aïeux. Du Saillard eut du mérite à cela, et nous en riions beaucoup, M. l’abbé Le Cloud et moi.

Du Saillard eut beaucoup de peine à faire condescendre la duchesse à ses volontés ; il fut obligé d’invoquer plusieurs fois l’intérêt général de l’église ; il la trouva toute en colère, elle avait été profondément effrayée des pétards ; elle avait cru à un commencement de révolte des jacobins unis aux bonapartistes. Mais en rentrant au château, elle eut un bien autre motif de colère. Dans le premier moment de terreur que les pétards lui avaient causé, elle avait dérangé un faux tour destiné à cacher quelques cheveux blancs, et, pendant une heure, elle avait été vue dans cet équipage par tous les paysans du village et par ses propres domestiques que surtout elle voulait tromper.

— Pourquoi ne pas me mettre dans la confidence ? répétait-elle sans cesse à l’abbé Du Saillard. Est-ce que l’on doit faire quelque chose à mon insu dans mon village ? est-ce que le clergé veut recommencer ses luttes insensées contre la noblesse ?

Il y avait loin de ce degré d’exaspération à renvoyer à Paris le pauvre Fédor, si pâle et si heureux de courir dans le parterre et de regarder la mer. Cependant, Du Saillard eut le dessus. L’enfant partit tristement, et M. l’abbé Le Cloud me dit :

— Ce Du Saillard ne sait pas parler, mais il sait administrer les petits et séduire les puissants ; l’un de ces talents vaut bien l’autre.

Pendant que le départ de Fédor occupait le château, Mme Hautemare, la femme du bedeau, avait de graves discussions avec son mari et bientôt ces discussions, fidèlement rapportées à la duchesse, l’amusèrent et lui firent oublier le départ de son fils.

M. Hautemare avait trois emplois, tous dépendants de l’église. Il était bedeau, chantre, maître d’école et ces trois places réunies pouvaient rapporter vingt écus par mois ; mais, dès la seconde année du règne de Louis XVIII à Paris, le curé et Mme la duchesse de Miossens lui avaient fait obtenir l’autorisation de tenir une école pour les enfants des laboureurs bien pensants. Les Hautemare avaient pu mettre de côté d’abord vingt francs, puis quarante francs par mois, puis soixante, et ils se faisaient riches. Le chantre Hautemare, tout bonhomme qu’il était, avait fait connaître à Mme de Miossens le nom d’un paysan malin et jacobin qui s’avisait de tuer tous les lièvres du pays ; or Mme la duchesse de Miossens croyait fermement que ces lièvres appartenaient à sa maison, et elle regardait leur mort violente comme une injure personnelle.

Cette dénonciation avait fait la fortune du bedeau et de son école ; la duchesse avait voulu qu’il y eût une distribution de prix dans la grande salle du château, arrangée avec force tapisseries, et où l’on avait aménagé des places de première et de seconde classe. L’homme d’affaires de la duchesse invita pour les premières places les paysannes propriétaires, mères de jeunes écoliers, tandis que les paysannes simples fermières ne furent invitées qu’aux secondes. Il n’en fallut pas davantage pour porter à soixante le nombre des élèves du bedeau, qui jusque-là ne s’était élevé qu’à huit ou dix. La fortune des Hautemare s’était accrue en conséquence, et Mme Hautemare n’était pas tout à fait ridicule lorsque, après le souper, le soir des pétards, elle dit à son mari :

— As-tu remarqué ce que M. l’abbé Le Cloud a dit à la fin de son mot d’exhortation sur le devoir des gens riches ? Ils doivent, selon leur pouvoir, donner une âme à Dieu ; eh bien, ajoutait Mme Hautemare, ce mot ne me laisse pas tranquille. Dieu ne nous a pas accordé d’enfants, nous faisons des économies considérables ; après nous, à qui cela reviendra-t-il ? Cela sera-t-il employé d’une façon édifiante ? À qui la faute si cet argent tombe dans les mains de gens mal pensants, c’est-à-dire dans les mains de ton neveu, un impie qui, en 1815, a fait partie de ce régiment de brigands appelés corps francs, levés contre les Prussiens ? On prétend même, mais je veux bien ne pas le croire, qu’il a tué un Prussien.

— Non, non, cela n’est pas vrai, s’écria le bon Hautemare ; tuer un allié de notre roi Louis le Désiré ! Mon neveu est un étourdi, il blasphème quelquefois, quand il a bu ; il manque la messe fort souvent, j’en conviens, mais il n’a pas tué un Prussien.

Mme Hautemare laissa son mari parler une heure sur ce sujet sans lui faire la charité d’une idée. La conversation devint languissante ; enfin elle ajouta :

— Je ferais bien d’adopter une petite fille, toute petite, nous l’élèverons dans la crainte de Dieu ; ce sera véritablement une âme que nous lui donnerons, et, dans nos vieux jours, elle nous soignera.

Le mari parut profondément ému de cette idée ; il s’agissait de déshériter son neveu, Guillaume Hautemare, portant son propre nom. Il se récria beaucoup, puis il ajouta d’une voix timide ;

— Si au moins nous adoptions la petite Yvonne, — c’était la fille cadette du neveu, — le père aura peur et ne manquera plus la messe.

— Cette enfant ne sera pas à nous. Au bout d’un an, si on voit que nous l’aimons, le jacobin nous menacera de la retirer ; alors les rôles seront changés : ce sera ton neveu le jacobin, le volontaire de 1815, qui sera le maître. Il faudra que nous fassions des sacrifices d’argent pour qu’on ne nous enlève pas la petite fille.

Le ménage normand fut tourmenté par ce projet durant six mois, et enfin, muni d’une lettre de recommandation de l’abbé Du Saillard, dans laquelle on lui donnait le nom de Prévôt, le bon Hautemare, accompagné de sa femme, se présenta à l’hospice des enfants trouvés de Rouen, où ils choisirent une petite fille de quatre ans, dûment vaccinée et déjà toute gentillette : c’était Lamiel.

Ils dirent bien, à leur retour à Carville, que la petite Amable Miel était une de leurs nièces, née près d’Orléans, fille d’un cousin à eux, nommé Miel, charpentier de son état ; les Normands du village ne furent pas dupes, et Sansfin, le médecin bossu, dit que Lamiel était née de la peur que leur avait faite le diable, le jour des pétards.

Il y a des bonnes gens partout, même en Normandie, où ils y sont, à la vérité, beaucoup plus rares qu’ailleurs. Les bonnes gens de Carville furent indignés de voir déshériter d’une façon aussi barbare le neveu de Hautemare qui avait sept enfants, et ils appelaient Lamiel la fille du diable. Mme Hautemare vint, les larmes aux yeux, demander au curé si ce nom ne leur porterait pas malheur ; le curé, furibond, lui dit que le doute qu’elle exprimait pourrait bien la conduire en enfer. Il ajouta qu’il prenait la petite Lamiel sous sa protection immédiate, et huit jours après la duchesse de Miossens et lui déclarèrent que Hautemare aurait des élèves de deux classes. La duchesse fit garnir de vieilles tapisseries trois bancs de l’école du bedeau. Les enfants assis sur ces bancs seraient élèves de première classe, et les enfants placés sur les bancs de bois seraient de seconde. Les élèves de première classe payeraient cinq francs au lieu de quatre qu’on avait payés jusqu’alors, et Mlle Anselme, la première femme de chambre de la duchesse, confia à deux ou trois amies intimes que, lors de la distribution des prix, le projet de madame était d’inviter aux premières places les mères des élèves de première classe, quand même elles ne seraient que de simples fermières. Six mois après, il fallut garnir de tapisseries presque tous les bancs de l’école.

Les Hautemare, devenant maintenant des gens riches, méritent que nous parlions un peu plus en détail de leur caractère. Le meilleur et le plus petitement dévot des hommes, Hautemare, consacrait toute son attention aux soins de l’église dont il était chargé. Si un vase de bois peint portant des fleurs artificielles n’était pas bien nettement placé en symétrie sur l’autel, il croyait que la messe ne valait rien, allait bien vite se confesser de ce gros péché au curé Du Saillard, et le lundi suivant, la narration de cet accident fournissait à toute sa conversation avec la duchesse de Miossens. Ennuyée de Paris, où elle n’était plus jolie femme, cette dame s’était à peu près fixée à Carville, où elle avait presque pour toute société les femmes de chambre et le curé Du Saillard ; celui-ci, s’ennuyant auprès d’elle et craignant de dire des choses imprudentes, ne paraissait au château que des instants. Mais le dimanche, à la grand’messe, il encensait de temps à autre Mme de Miossens, et tous les lundis, Hautemare avait l’honneur de porter au château l’énorme morceau de pain bénit qui, la veille, avait été présenté au banc du seigneur, occupé par la duchesse. Cette dame tenait beaucoup à ce morceau de brioche, reste brillant, mais à peu près unique, des hommages que les Miossens recevaient depuis plus de quatre siècles dans l’église de leur village.

La duchesse recevait le bedeau d’une façon particulière ; lorsqu’il venait apporter le morceau de pain bénit, le valet de chambre prenait son épée et ouvrait les deux battants de la porte du salon, car alors le bedeau était l’envoyé officiel du curé et remplissait ses devoirs envers la personne exerçant les droits seigneuriaux. Avant de quitter le château, Hautemare descendait à l’office où il trouvait une sorte de déjeuner-dîner pour lui préparé. Le bon maître d’école descendait au village, racontant à tous les paysans qu’il rencontrait, et ensuite à sa femme et à sa nièce Lamiel, les détails des plats qu’il avait eus au déjeuner, puis tout ce que madame avait daigné lui dire. Le soir, à tête reposée, ces bonnes gens délibéraient sur la meilleure façon de distribuer les aumônes dont la grande dame l’avait chargé. Cette confiance de la duchesse, jointe au crédit que vingt années de soins et d’obéissance passive lui avaient donné sur le curé Du Saillard, personnage terrible dans ses colères, avait fait du bon maître d’école Hautemare un personnage fort important, et le plus important peut-être dans le village de Carville. L’on pouvait même dire que sa réputation s’étendait dans tout l’arrondissement d’Avranches, où il rendait beaucoup de services. Mme Hautemare, de son côté, fière envers les paysans et menant son mari, était, s’il se peut, plus petitement dévote ; elle ne parlait à Lamiel que de devoirs et de péchés.


Je m’ennuyais de si bon cœur à Carville quand je ne tuais pas les lièvres de la duchesse, que (les soirées) je donnais toute mon attention aux longs détails que je viens de raconter moi-même un peu longuement.

Si le lecteur le permet, je lui dirai la raison de mon bavardage ; je m’occupais de ces détails avec cet aimable abbé Le Cloud, qu’une maladie de poitrine, prise à force de crier avec enthousiasme dans les églises humides, retint plusieurs mois au château de Carville, et j’écris ceci en 1840, vingt-deux ans après.

En 1818, j’avais le bonheur d’avoir un de ces oncles d’Amérique si fréquents dans les vaudevilles. Celui-ci, nommé Des Perriers, passait pour un mauvais sujet dans la famille ; je lui avais écrit deux ou trois fois pour lui envoyer de Paris des habits et des livres.

À l’époque où M. l’abbé Le Cloud et moi riions de la gravité du bonhomme Hautemare et de la terreur que lui inspirait le curé Du Saillard, mon oncle d’Amérique s’avisa de mourir et de me laisser une petite fortune à la Havane et un fort grand procès.

— Voilà un état, me dit cet aimable abbé Le Cloud : vous allez être solliciteur et planteur.

Je gagnai mon procès en 1824, et je menai la vie si céleste d’un riche planteur. Au bout de cinq ans, l’envie d’être riche à Paris me prit, la curiosité me porta à savoir des nouvelles de Carville, de la duchesse, de son fils, des Hautemare. Toutes ces aventures[1] car il y en a eu, tournent autour de la petite Lamiel, adoptée par les Hautemare, et j’ai pris la fantaisie de les écrire afin de devenir homme de lettres.

Ainsi, ô lecteur bénévole, adieu, vous n’entendrez plus parler de moi !



  1. Ces aventures sont peu édifiantes, et cette nouvelle est un mauvais livre. (Note de Beyle.)