Lamiel/09

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 108-119).


CHAPITRE IX

L’ÉDUCATION DE LAMIEL ET L’ABBÉ CLÉMENT


À l’époque de la fête d’inauguration de la tour, le curé d’un petit village assez voisin du château de Miossens vint à mourir et, à la recommandation de la duchesse, l’archevêque de Rouen donna cette petite cure à M. l’abbé Clément, neveu de Mlle  Anselme, gouvernante du château, et toute-puissante avant l’arrivée de Lamiel. Ce jeune prêtre, fort pâle, fort pieux, fort instruit, était grand, mince et plus qu’à demi-poitrinaire, mais il avait un cruel défaut pour son état, et il sentait bien que, malgré lui et à son corps défendant, il avait beaucoup d’esprit ; bientôt, malgré la bassesse de son origine et en vertu de son esprit qui, entre deux partis, lui faisait toujours choisir le meilleur, il devint le personnage essentiel du salon de Mme  de Miossens. D’abord, on lui avait fait entendre sans trop de façon que, lorsqu’on l’avait fait curé à vingt-quatre ans d’une cure valant au moins cent cinquante francs, l’on avait compté sur une assiduité sans bornes. La duchesse mena ce jeune curé dans la chaumière habitée par Lamiel. Il fut frappé de la grâce qu’il y avait dans la réunion d’un esprit vif, audacieux et de la plus grande portée, avec une ignorance à peu près complète de toutes les choses de la vie et une âme parfaitement naïve. Par exemple, un soir que la duchesse montait en voiture pour aller passer la soirée dans la chaumière des Hautemare avec l’abbé Clément, on apporta de la diligence de Paris une caisse énorme que l’abbé eut la complaisance d’ouvrir. C’était un magnifique portrait, le cadre seul coûtait plusieurs milliers de francs. Ce portrait était celui de Fédor de Miossens, fils unique de la duchesse, portant l’uniforme de l’École polytechnique. La duchesse fit ouvrir le landau, malgré l’horreur qu’elle avait pour l’humidité du soir. Elle voulait montrer ce portrait à l’aimable Lamiel, et elle n’osait en quelque sorte se livrer à son ravissement avant d’avoir l’opinion de l’être aimable qui disposait de son cœur. Arrivée dans la chambre de Lamiel, la duchesse se livra aux éloges les plus exagérés, mais son œil interrogeait sa favorite qui ne répondait guère. Après mille façons de parler qui demandaient une réponse, la duchesse, impatiente, fut obligée de demander à Lamiel ce qu’il lui semblait de cette physionomie. Lamiel admirait les détails du cadre ; à la demande de la duchesse, à peine considéra-t-elle d’un œil distrait le personnage peint, puis dit simplement, et sans y entendre malice, que la physionomie de ce jeune soldat lui semblait insignifiante. Malgré les manières modestes et la retenue habituelle de l’abbé Clément, cette naïveté fut trop imprévue pour le peu d’usage du monde qu’il avait pu acquérir, il éclata de rire, et la duchesse, pour ne pas se fâcher et surtout pour ne pas fâcher sa favorite, prit le parti de l’imiter. Cette naïveté charmante étonna et ravit le pauvre abbé Clément, déjà à demi étouffé par le ton de fausseté de tous les instants nécessaire dans cette petite tour. Sans s’en douter, le pauvre abbé devint amoureux de Lamiel.

C’était justement au moment où Lamiel voulait absolument prendre possession de sa chambre dans la tour. Un beau matin, elle changea tout à coup, et le docteur Sansfin fut bien étonné quand, venant faire sa première visite à huit heures du matin, les Hautemare lui dirent qu’il y avait plus d’une grande heure que Lamiel s’était embarquée pour le château dans le coupé de madame.

Le retour de la favorite jeta la duchesse dans une joie d’enfant ; pour être juste, il faut dire qu’elle eût éprouvé le même ravissement pour toute démarche singulière faite par Lamiel. Depuis qu’elle s’occupait de quelque chose, elle n’était pas occupée continuellement à gémir sur les progrès du jacobinisme ; la duchesse avait recouvré une santé brillante et, ce qui était d’une bien haute conséquence à ses yeux, les premières rides qui avaient envahi son front disparaissaient, et son teint perdait tous les jours de cette nuance jaune qui accompagne les gémissements continus. Le soir, en entrant dans le salon, le docteur fut consterné ; il entendit rire dès le second salon qui précédait celui où se tenait la duchesse ; c’était Lamiel qui prononçait l’anglais qu’on lui enseignait depuis un quart d’heure. La duchesse, qui avait passé vingt années de sa jeunesse en Angleterre pendant l’émigration, se figurait parler anglais ; et l’idée était venue à l’abbé Clément, qui, né à Boulogne-sur-Mer, parlait l’anglais comme le français, d’apprendre l’anglais à Lamiel, afin que lorsqu’elle reprendrait ses fonctions de lectrice, elle pût lire à la duchesse les romans de Walter Scott. Le docteur vit qu’il était perdu et, comme il avait pour principe qu’un bossu triste qui laisse voir sa tristesse est un homme à jamais perdu dans le salon où il a commis cette imprudence, il se hâta de sortir, et personne ne s’aperçut de sa disparition. Le bon abbé Clément, bien loin de s’avouer le genre d’intérêt qu’il portait à Lamiel, pensait toujours à elle. Il supposait que, avec le temps et la protection si déclarée de la duchesse, elle ferait un mariage qui lui donnerait une place dans la bonne bourgeoisie. Il enseigna donc à Lamiel un peu de ce qu’elle ignorait et que pourtant il fallait savoir pour n’être pas ridicule dans la société. Un peu d’histoire, un peu de littérature, etc., etc. Cet enseignement était bien différent de celui que donnait le docteur Sansfin. Il n’était point dur, tranchant, remontant aux principes des choses comme celui de Sansfin ; il était doux, insinuant, rempli de grâce ; toujours une petite maxime arrivait précédée d’une jolie petite anecdote, dont elle était comme la conséquence, et le jeune précepteur avait grand soin de laisser tirer cette conséquence à la jeune élève. Souvent celle-ci tombait dans une profonde rêverie que l’abbé ne savait comment expliquer. C’était lorsqu’une chose enseignée par l’abbé semblait en contradiction avec une des terribles maximes du docteur. Par exemple, suivant celui-ci, le monde n’était qu’une mauvaise comédie, jouée sans grâce, par des coquines sans grâce, d’infâmes menteurs ; par exemple, la duchesse ne pensait pas un mot de ce qu’elle disait et n’était attentive qu’à semer des maximes utiles aux prétentions d’une duchesse ; la bonne conduite d’une femme, par exemple, avait cela de dangereux que, forte de sa conscience et de la réalité de sa vertu, elle se permettait des imprudences dont un ennemi prudent pouvait profiter, tandis que la femme qui suivait tous ses caprices avait d’abord le plaisir de s’amuser, ce qui au monde est la seule chose réelle, disait le docteur.

— Combien de jeunes filles ne meurent pas avant vingt-trois ans ! disait-il à Lamiel, et alors à quoi bon toutes les gênes qu’elles se sont imposées depuis quinze ans, tous les plaisirs dont elles se sont privées pour gagner la bonne opinion de huit ou dix vieilles femmes formant la haute société du village ? Plusieurs de ces vieilles femmes, qui, dans leur jeunesse, ont eu la facilité de mœurs d’usage en France avant le règne de Napoléon, doivent bien se moquer au fond du cœur de la gêne atroce qu’elles imposent aux jeunes filles qui ont seize ans en 1829 ! Il y a donc doublement à gagner à écouter la voix de la nature et à suivre tous ses caprices ; d’abord l’on se donne du plaisir, ce qui est le seul objet pour lequel la race humaine est placée ici-bas ; en second lieu, l’âme fortifiée par le plaisir, qui est son élément véritable, a le courage de n’admettre aucune des petites comédies nécessaires à une jeune fille pour gagner la bonne opinion des vieilles femmes en crédit dans le village ou dans le quartier qu’elles habitent. Le danger de la doctrine du plaisir c’est que le plaisir des hommes les porte à se vanter sans cesse des bontés que l’on peut avoir pour eux. Le remède est facile et amusant, il faut toujours mettre en désespoir l’homme qui a servi à vos plaisirs.

Le docteur ajoutait une foule de détails :

— Il ne faut jamais écrire, ou, si l’on a cette faiblesse, il ne faut jamais donner une seconde lettre sans se faire rendre la première. Il ne faut jamais témoigner de confiance à une femme, si l’on n’a en main le moyen de la punir de la moindre trahison. Jamais une femme ne peut ressentir d’amitié pour une autre femme du même âge qu’elle.

— Tout ceci est bien minutieux, ajoutait le docteur, mais voyez sur quelles minuties, sur quels mensonges sont fondées les opinions qui sont prises comme des vérités de l’évangile par toutes les vieilles femmes de la ville[1].

L’abbé était déjà tellement amoureux, sans le savoir, que ces moments de distraction de Lamiel le plongeaient dans un chagrin mortel.

Il fit lire à sa jeune élève le traité d’éducation des filles du célèbre Fénelon, mais Lamiel avait déjà assez d’esprit pour trouver vagues et sans conclusion applicable toutes ces idées si douces, exprimées dans un style si poli et si rempli d’attentions pour la vanité de l’esprit qui apprend.

« Par exemple, se disait Lamiel, voilà une grâce que jamais le docteur n’a connue. Quelle différence de sa gaîté à celle de cet abbé Clément ! Le Sansfin n’est gai du fond du cœur que quand il voit arriver quelque malheur au prochain. Le bon abbé, au contraire, est rempli de bonté pour tous les hommes. »

Mais en admirant et même en aimant un peu le jeune abbé, Lamiel avait pitié de lui quand elle le voyait compter sur la même bienveillance de la part des autres. Quant à elle, c’était déjà une petite misanthrope. La vue du docteur avait servi de preuve aux explications qu’il lui donnait de toutes choses ; elle croyait tous les hommes aussi méchants que lui. Un jour, pour s’amuser, Lamiel dit à l’abbé Clément que sa bonne tante Anselme avait dit de lui tout le mal possible à la duchesse. La tante était furieuse de l’amitié que son neveu prenait pour Lamiel, sa rivale en faveur auprès de la duchesse ; elle avait beaucoup compté sur l’abbé pour diminuer l’empire que cette petite paysanne avait usurpé sur la grande dame. En voyant la mine surprise et toute désorientée de l’abbé Clément en apprenant cette nouvelle, elle le trouva ridicule et le regarda longtemps entre les deux yeux. Elle acceptait cette observation comme vraie.

— Il est bien autrement aimable que Sansfin, mais il est comme le portrait du fils de madame, il a l’air un peu court, — c’était un des mots de la duchesse. Lamiel, en vivant en bonne compagnie, acquérait rapidement l’art de peindre ses idées par des paroles, d’une façon exacte.

Lamiel plaisantait souvent avec l’abbé ; elle lui disait des injures, mais d’une façon si tendre qu’il se trouvait parfaitement heureux quand il était auprès d’elle. Lamiel aussi, quand elle l’écoutait, sentait se dissiper quelque retour d’ennui que lui donnaient ces grandes chambres du château, si magnifiques, mais si tristes.

La duchesse s’était souvenue d’un livre anglais qu’elle avait adoré, quand elle habitait le village voisin du château de Hartwell, et l’abbé Clément expliquait à Lamiel les injures d’un nommé Burke contre la révolution française. Cet homme avait été gagné par une belle place de finances donnée à son fils. Dans le peu d’entrevues seul à seule que le docteur Sansfin obtenait encore de Lamiel, il lui fit comprendre tout le ridicule de l’adoration que la duchesse avait pour ce livre ; Sansfin nommait rarement l’abbé Clément, mais toutes ses épigrammes étaient dirigées de façon à retomber sur lui. Ou ce jeune prêtre était un imbécile incapable de comprendre la politique qui avait dirigé la Convention nationale, ou plutôt c’était un coquin comme les autres qui, lui aussi, voulait une belle place de finances ou l’équivalent.

Le lecteur pense peut-être que Lamiel va s’éprendre d’amour pour l’aimable abbé Clément, mais le ciel lui avait donné une âme ferme, moqueuse et peu susceptible d’un sentiment tendre. Toutes les fois qu’elle voyait l’abbé, les plaisanteries de Sansfin lui revenaient à la pensée, et quand il raisonnait en faveur de la noblesse ou du clergé, elle lui disait toujours :

— Soyez de bonne foi, monsieur l’abbé, quelle est la place de finances que vous voulez obtenir, que vous couchez en joue, à l’exemple de votre bon M. Burke ?

Mais si Lamiel était peu susceptible de sentiment tendre, en revanche une conversation amusante avait pour elle un attrait tout-puissant, et la méchanceté trop découverte du docteur Sansfin heurtait un peu cette âme encore si jeune, et elle voulait la force incisive des idées du docteur, revêtue de la grâce parfaite que l’abbé savait donner à tout ce qu’il disait. Voici le portrait de Lamiel, que, à cette époque, l’abbé Clément envoyait à un ami intime laissé à Boulogne :

« Cette fille étonnante, dont vous me reprochez de parler trop souvent, n’est point encore une beauté ; elle est un peu trop grande et trop maigre. Sa tête offre le germe de la perfection de la beauté normande, front superbe, élevé, audacieux ; cheveux d’un blond cendré, un petit nez admirable et parfait. Quant aux yeux, ils sont bleus et pas assez grands ; le menton est maigre, mais un peu trop long. La figure forme un ovale et l’on ne peut, il me semble, y blâmer que la bouche, qui a un peu le coin abaissé de la bouche d’un brochet. Mais la maîtresse de cette âme qui, quoique âgée de plus de quarante-cinq ans, a trouvé depuis peu un été de Saint-Martin, revient si souvent sur les défauts réels de la jeune fille, que j’y suis presque insensible. »



  1. Pour délasser Lamiel de la sécheresse des préceptes, le docteur lui avait prêté une Vie de M. de Talleyrand, écrite par un homme d’un esprit fin, M. Eugène Guinot. 11 janvier 1840, amor [Rome]. (Note de Beyle.).