Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p1/Observations

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 90-101).

Observations sur les états en général

Après avoir examiné ce qui ſe dit des Païens vertueux —dans l’Ecole, ſelon qu’ils ſe ſont trouvés dans l’un des trois Etats de la Nature humaine, il me reſte, avant que de terminer cette premiere Partie, de faire quelques obſervations générales, qui ſe doivent appliquer à tous ces trois tems, & qui donneront beaucoup d’éclairciſſement à nôtre ſujet.

Premièrement, il faut bien prendre garde que l’affection, que nous pouvons avoir pour quelques Gentils, à cauſe des vertus eminentes, qui nous les recommandent, ne nous faſſe tomber dans une erreur voiſine de celle des Gnoſtiques, que Saint Irenée taxe d’avoir mis en même rang la figure de nôtre Seigneur, & celles de Pythagore, de Platon & d’Ariſtote[1]. Saint Auguſtin dit[2], que cette Marcelline Carpocratienne encenſoit les images du fils de Dieu, & de Saint Paul, d’une pareille dévotion que celles d’Homère & de Pythagore. Et l’on a écrit de l’Empereur Alexandre Severe[3], qu’il avoit dans ſon Cabinet les ſtatuës d’Apollonius & d’Orphée, qu’il reveroit comme celles d’Abraham & de Ieſus Chriſt. Ceux, qui mettroient en parallèle les plus illuſtres d’entre les Ethniques avec nos grands Saints Confeſſeurs, Martyrs, & autre, dont l’Egliſe célèbre la mémoire, ne s’éloigneroient guères de cette impiété. Et je trouve qu’on n’a pas reproché à Zwingle ſans beaucoup de raiſon d’avoir confondu d’un ſtyle profane les vertus Chrétiennes avec les profane s comme ſi l’on n’y devoit mettre aucune différence. C’eſt dans ſon expoſition de la Foi adreſſée à Roi François Premier, où il lui promet, qu’il pourra voir en Paradis Hercule, Theſée, Antigone, Numa, Ariſtide, les Catons, & beaucoup d’autres ſemblables, mêlés avec les Patriarches, la Vierge, Sain Jean, & les Apôtres, parlant ainſi ſans reſpect de ce qu’il y a de plus ſacré dans le Ciel.

Il faut auſſi remarquer, qu’autrefois Pelagius aiant ſoutenu, que ſans la Foi du Médiateur, & ſans l’aide de la grace ſurnaturelle, les Païens vertueux avoient été ſanctifiés par les ſeules forces de leur franc-arbitre, qui s’étoit porté au bien ; il fût pour cela condanné d’héreſie par deux Conciles[4], l’un tenu dans la ville de Milevis en Afrique, l’autre dans celle d’Orange de nôtre Gaule Narbonnoiſe. La doctrine de l’Egliſe, dont il n’en pas permis dé ſe ſeparer, porte que ces forces de nôtre libre arbitre ne ſont pas celles, que nous puiſſions toûjours être abſolument vertueux, & accomplir de nous même ſans jamais faillir tous les Commandemens de Dieu, étant beſoin pour cela que nous ſoions aidés de ſa Grace, & que la foibleſſe de nôtre nature ſoit appuiée de ſon ſecours ; ce que le Concile de Trente a fort préciſément déterminé[5]. C’eſt pourquoi l’erreur de Zwingle, outre ſa profanation, n’a pas été d’avoir ſimplement ouvert le Paradis à ces Gentils qu’il eſtimoit fort vertueux ; mais elle a été d’avoir donné dans le Pelagianiſme, & d’avoir voulu les ſauver ſans la grace ſurnaturelle, & en vertu de l’obſervation ſimple de la Loi de Nature ; ce qui paroit contraire à la doctrine des Pères, & aux definitions de l’Egliſe.

Je ſerai bien aiſe encore qu’on conſidére, qu’à l’égard du thème que nous avons pris, il n’eſt pas entièrement néceſſaire de ſavoir, ſi les Païens ſe ſont ſauves avec le ſecours ordinaire ou extraordinaire de la Grâce. C’eſt une queſtion à part ſur laquelle on s’exerce tous les jours dans l’Ecole. Et il me ſuffit pour le préſent d’être aſſuré, qu’il n’eſt pas impoſſible, que quelques-uns d’entre eux, qui ont moralement bien vécu, aient eu place après leur mort parmi les Bienheureux. D’où il s’enſuit, qu’il y a de la témérité, auſſi bien que de l’inhumanité, à les vouloir condanner tous aux peines éternelles de l’autre vie, ſans miſericorde & ſans reſerve, comme pluſieurs ſont. Car il ſe rencontre des perſonnes ſi auſteres, qu’elles interdiſent l’entrée du Paradis non ſeulement à Samſon, & à Salomon, figures de nôtre Rédempteur, mais à nôtre premier Père même, formé de la propre main de Dieu ; l’Abbé Ruçert, & Tatian que refute Saint Irenée, avec Marcion & Saturnin, n’aiant pas fait conſcience de douter du ſalut d’Adam[6] ; ce que je ne crois pas qu’ils aient pû faire ſans une eſpece d’impiété. Ce n’eſt pas merveille, ſi des hommes de cette humeur prennent la hardieſſe de danner ſans diſtiction toute la Gentilité. Il y en a d’autres ſi facile au contraire, qu’ils ne ferment le Ciel à qui que ce ſoit[7]. Origene a crû que le Diable même ſeroit à la fin participant de la Beatitude que ſon orgueil lui a fait perdre. Et il s’eſt trouvé des faiſeurs d’Apologueie pour Judas, qui l’ont voulu mettre au nombre des Saints, comme celui qui n’avoit livré nôtre Seigneur à la mort, que par un grand zele, ſachant que de là dépendoit le ſalut de tout le genre humain. La voie moienne entre ces deux extrémités eſt celle qu’on doit ici ſuivre, de même qu’on fait quaſi par tout ailleurs. Et comme nous ne pouvons douter de la dannation de la plûpart des Païens, qui ſont morts dans l’ infidelité & l’idolâtrie ; auſſi ne devons-nous pas deſeſperer de la miſericorde de Dieu, à l’égard de ceux d’entre eux qui ont eu la raiſon pour guide de leurs actions, & par elle la Foi implicite de nôtre Sauveur, accompagnée peut-être (t)[8] d’une grace ſurnaturelle, au moien de laquelle ils ſe ſont rachetés du malheur des autres.

Mais bien qu’on ſe puiſſe promettre cela généralement parlant de la bonté de leur Créateur, ce n’eſt pas à dire pourtant qu’il y ait lieu de s’aſſurer de la felicité d’aucun d’eux en particulier, comme nous ne doutons point de celle de nos Saints que l’Eglise a canoniſés. C’eſt une comparaiſon qui ne doit jamais être faite. Et je crois que ce qu’il y a de plus certain, lorsqu’on descend jusqu’à examiner le ſalut ou la damnation des Individus, c’eſt de ſuspendre ſon jugement, & de reconnoitre qu’on n’y petit rien déterminer avec certitude. Je ſuis néanmoins pour avancer ici ce paradoxe, Que de tous les Anciens il n’y en a point dont on doive plûtôt préſumer le bonheur de l’autre vie, que de ceux qui avoient de leur vivant la réputation d’Athées, & de gens ſans religion ; ſi nous en exceptons quelques monſtres d’hommes, tels qu’ont été un Diagore Melien, un Evemere Tegeate, & un Théodore Cyrenien (v. d), qui ne vouloient pas même reconnoître une cauſe première : Encore ſemble-t-il que Clément Alexandrin ait eu une meilleure opinion d’eux que de tout le reſte des Païens Idolâtres[9]. Ma raiſon eſt qu’on nommoit communément Athée de ce tems-là, tous ceux qui s’appercevans de l’impertinence des fauſſes Réligions qui avoient cours, refuſoient d’adorer la multiplicité des Dieux du Paganiſme, n’en pouvant admettre plus d’un. Et c’eſt pourquoi nous avons vû, que Juſtin Martyr a nommé Socrate & Heraclite Chrétiens, encore, dit-il, qu’ils paſſaſſent pour Athées dans le ſiécle, où ils vivoient. Quoiqu’il en ſoit, nous ſommes obligés d’ vouër avec grande ſoumiſſion d’eſprit, que les voies dont Dieu ſe ſert pour ſauver les hommes, ne ſont pas ſouvent reconnoiſſables ; que ſes conſeils comme dit St. Paul, ſont des abymes impénetrables, & que ſes jugemens n’ont jamais été compris de perſonne (u)[10]. C’eſt par cette humble déference, & par ce néceſſaire abaiſſement d’eſprit, que nous finirons la premiere Partie de nôtre entrepriſe, pourvoir dans la ſeconde quelle opinion nous devons avoir de la vie de certains Païens qui ont été dans la plus haute eſtime parmi les Grecs ou les Romains ; & avec quel reſpect nous pouvons être obligés de parler de quelques uns d’entre eux, dont le ſalut eſt deſeſperé, & qui ſont morts notoirement dans l’Idolâtrie.

  1. Ale. hæc. lib. c. 24.
  2. Lib. de Hæreſ.
  3. Alius Lampridius in civa cita.
  4. Can. 4 & 5. Can. 6-7. Cant. A rauſ. II.
  5. 2. primus Can.
  6. Lib. 3. de Trin. c. 31. l. 3 c. 35. & ſuequ. Enſ. Hiſt. Eccl. l. 4. cap. 27.
  7. Gaiani hæretici
  8. (t) Si l’on veut conſidérer ce que j’ai préſuppoſé ici, on ne m’accuſera pas d’avoir ajoûté à mauvaiſe intention un peut étre & l’on n’a aucune raiſon de mal interpreter ce mot. En effet, je poſe dans tout mon Livre pour asſuré, qu’aucun Paiem, pour vertueux qu’il ait été, n’a pû ſe ſauver ſans la Grace furnaturelle. Et le peut être, dont on fe plaint, ne regarde que ceux, qui me l’ont pas euë, du defaut de quoi nous deſeſperons à bon droit de leur ſalut. Car nous me tenons pas que les Chrétiens mêmes qui ont la Foi explicite, puiſſent arriver à la felicité éternelle ſans la Grace. Si j’avois dit que les Païens vertueux étoient peut étre ſauvés ſans la
    Grace, je ſerois condamnable. Mais c’eſt tout le contraire, & j’écris ſeulement, qu’ils ont reçu peut être une Grace ſurnaturelle, au moien de laquelle ils ſe ſont ſauvés, & par conſequent ſans laquelle il n’y a point eu de ſalut pour eux. Au cas néanmoins qu’on trouve que ce peut être ait quelque ambiguité qui porte un ſens contraire au mien, je conſens de bon cœur qu’il Joit raſé.

    Pour les autres erreurs que je puis avoir cômmiſes, & qui ne ſont pas venuës à ma connoiſſance, je ſouffrirai toûjours d’autant plus patiemment d’en étre repris, que je me ſai rien qui ſoit plus humain que de faillir & de ſe méprendre.
  9. Aduſ. ad Gentes. 15.
  10. (u) Nous ne pouvons pas mieux finir cette premiere partie que d’inſerer ici l’Extrait du troiſiéme Tome de la Philoſophie Françoiſe compoſée par Monſieur de Cerizieres, Au monier de Monſeigneur le Duc d’Orleans ſur la diſpute de la Vertu des Païens.

    Mon deſſein n’eſt pas de me rendre arbitre de l’importante querelle, qui s’eſt aujourd’hui réveillée entre les Diſciples de Ianſenius & ceux qui les combattent : j’ai trop de connoiſſance de moi-même pour ne pas avoüer qu’il y a de plus habiles gens que moi dans l’un & l’autre parti. Ie les revere tous ſi parfaitement, que je ſuppoſe qu’ils ont les uns & les autres quelque raiſon. Et partant ſans me mêler de leur différend, pour conclure cette petite Morale, je veux bien dire mon ſentiment sur l’eſtime de la vertu des Infideles ; & ſans lui donner tout le prix que quelques-uns ne lui refuſent pas, lui accorder ce que perſonne ne lui doit diſputer. Ie ſai qu’il y a des perſonnes fi zèlées pour la Grace, ou ſi ennemies de la Nature, qu’elles ne veulent pas qu’un Païen ait
    jamais fait une bonne action ; au contraire leur opinion eſt que le principe de leurs actions étant infecté du Pèché Originel, & privé des ſecours de la Grace, il faut conclure qu’elles ne pouvoient être que mauvaiſes. On ſait St. Auguſtin Auteur de cette rigoureuſe doctrine ; mais pour ne point faillir dans un ſujet de cette confidération, je prétens faire l’Apologie de ce grand homme, puis de montrer le ſentiment des Peres, & en dernier lieu de marquer ce que chacun en peut croire ſans erreur.

    Pour le premier, j’eſtime que cet incomparable Prélat n’a pû ſe contredire, & partant qu’il n’a pû condanner les vertus des Infideles, puisqu’il les a tant de fois loüées. N’a-t-il pas dit que la vertu de Caton a été plus parfaite & plus voiſine des vertus de l’Evangile, que celle de Céſar ? Y a-t-il apparence qu’il comparât la conſtance, la juſtice & le courage de ce Romain aux vertus du Chriſtianiſme, s’il n’avoit eu que des vices ? Mais pour ne pas s’arrêter à un ſeul paſſage, ne nomme-t-il pas en un endroit la continence de Poismon un don de Dieu ? en un autre il louë les aumônes que le Centurion Cornelius faiſoit a vant que d’être bâtiſé ; il parle avec eſtime de la bonté d’Asverus ; il fait des éloges des rares exemples de Seneque ; il appelle Ariſtote homme de bien, & croit que Platon eſt ſauvé. Et pour produire une preuve invincible de ſon ſentiment, n’avance-t-il pas dans le cinquiéme livre de ſa Cité, que les Romains reçûrent l’Empire de l’Univers, en vûë de leur vertu : d’où il faut conclure, que ce grand homme a jugé, que leurs actions Morales étoient bonnes, ou que Dieu recompenſoit le vice. Ie ſai bien que cet invincible Protecteur de la Grace a ſouvent parlé en ſa faveur, & que pour détourner les Pélagiens de leur erreur, il rend les actions du franc-Arbitre fort ſuſpectes. Ie n’ignore pas, qu’il prononce en beaucoup d’endroits de ſes Ecrits, que les vertus des Idolâtres n’étoient pas de véritables vertus. Mais qui ne voit qu’on dit qu’un Diamant de Veniſe n’eſt pas un véritable Diamant, ſans dire qu’il ne vaut rien ; & que St. Auguſtin a pû aſſurer, que les vertus des Païens étoient fauſſes à l’égard de la gloire éternelle, qu’elles ne peuvent mériter ; ou qu’elles n’étoient pas véritables, ſi on les comparoit aux vertus infuſes des Chrétiens ? Vouloir que cet Atlas de la Foi ait été Semipélagien, quand il a favorablement parlé
    des bonnes actions des Infideles, c’eſt lui faire outrage pour lui rendre de l’honneur, & ignorer volontairement qu’il n’a écrit la plûpart des choſes que j’ai rapportées, que dans ſon extreme vieilleſſe ; & que ſes Retractations, qui ont des cenſures pour des ſentimens plus innocens que ceux qui approcheroient de l’héréſie, ne diſent, rien contre ceux-ci.

    On ne peut douter que tous les Peres n’aient tenu les Vertus des Païens pour de véritables vertus, & qu’ils ne les aient loüées. Juſtin le Martyr, Origene, Saint Baſile, Saint Ambroiſe, & Saint Chryſoſtome ne font point de difficulté de nommer quelques Infideles patiens, miſericordieux, ſages, juſtes & temperans. Saint Jerôme plus expreſſément que pas un d’eux, ſoutient ſûr l’Epitre aux Galates, que les Païens ont fait des actions pleines de ſainteté & de ſageſſe ; & ſur Ezechiel il aſſure que Nabuchodonoſor reçût des recompenſes temporelles de Dieu : parce qu’il avoit juſtement chatié la ville de Tyr. Qu’on examine ceux, qui ont écrit depuis ces célébres Docteurs juſqu’à Saint Thomas, on les trouvera tous conformes dans ce même ſentiment.

    Et à n’en point mentir, il ſemble qu’ils ne peuvent en avoir d’autre ſans choquer l’Ecriture & la raiſon. Le vieux Teſtament publie cette vérité en beaucoup d’endroits, & témoigne que les action purement morale des Infideles avoient quelque ſorte de mérite. Ainſi dans l’Exode les deux Sage-femmes Phua & Sephora reçoivent la bénediction de Dieu, pour avoir épargné les Enfans Hébreux, contre le cruel commandement de les faire mourir. Ainſi Daniel exhorte Nabuchodonoſor de racheter ſes pêchés par les aumônes : & pour ne point oublier la Loi de Grace, n’y avons-nous pas le témoignage que le Saint Eſprit rend à l’Eunuque de la Reine de Candace, qui par le bon uſage des foibles lumieres qu’il avoit, invita la bonté de Dieu de lui communiquer les ſurnaturelles ? Ie dis qu’il l’invita, non point qu’il les meritât ; parce que je ſai bien que la volonté de l’homme ne peut rien pour ſon ſalut, ſi elle n’eſt ſecouruë de la Grace ſurnaturelle de Jeſus Chriſt. Cela ainſi ſuppoſé, ne ſommes nous pas contraints d’avoüer, que Dieu a recompenſé de méchantes actions, ou que celles de ces deux femmes Infideles ont été moralement bonnes ; & que Daniel exhortoit Nabuchodonoſor à des crimes, le portant aux œuvres de pieté, s’il eſt vrai qu’on ne puiſſe rien faire d’agréable à Dieu ſans un ſecours ſurnaturel ? Voici la raiſon. Pourquoi la volonté de l’homme conſidérée dans la pure Nature, ne ſe pouroit-elle pas élever à quelques actions loüables & vertueuſes ſans la Gracé, de la même façon, que
    ſon Entendement peut connoitre beaucoup de vérités naturelles ſans l’aſſiſtance de la Foi ? N’eſt-il pas ridicule de dire, que parmi les Païens un enfant qui ſaluë ſon pere, & qui par une pieté naturelle lui rend ſes devoirs pèche ? Qu’un homme qui s’expoſe pour le ſalut de ſa patrie, qui ſoulage la miſere de ſon prochain, ou qui ſe fait violence pour ne pas tomber dans quelque impureté, quoi qu’il ſe porte à ces actions par le ſeul motif de l’honnêteté qu’il y a dans ces actions, ſe ſoüille de crimes ? Certes, les Saints Peres n’auroient pas tant loüé l’action de ce Spurina, qui pour ne point donner de ſales mouvemens aux femmes, ſe défigura volontairement, ſi ſa généroſité étoit indifférente ou vicieuſe.

    On exclame ici que cette doctrine va inſenſiblement dans l’indifférence des Réligions, qu’elle ruine la Grace du Sauveur, établiſſant un autre principe du mérite que ſon Sang. A n’en point mentir, ſi elle étoit ſi outrageuſe à ſa bonté, que de renverſer ſa Croix : j’eſtime qu’il n’y auroit pas aſſez de ſupplices dans l’Enfer même pour punir ceux qui oſeroient la publier. Mais il y a grande différence entre faire des actions, qui ſoient moralement bonnes, & en faire qui le ſoient Chrétiennement ; celles-là étans inſuffiſantes, celles ci abſolument néceſſaires au ſalut. Il y a grande différence entre ce qui n’eſt pas digne de la gloire éternelle, & ce qui ne mérite que les ſupplices de l’enfer. On peut dire que les actions moralement bonnes des Païens ont été déſagréables à Dieu, en tant qu’il ne les a pas acceptés pour leur ſalut, mais on ne ſauroit dire ſans offenſer ſa bonté & la juſtice, qu’il les trouve indignes de quelque petite recompenſe temporelle, bien moins qu’elles méritent poſitivement ſon indignation
    A ce que l’on oppoſe avec tant de chaleur, que cette doctrine met des fondements à l’indifférence des Religions, je voudrois bien qu’on me le fit voir. Je n’ai jamais ouï que pas un de ceux qui recognoiſſent les actions morales des Païens pour bonnes, eût aſſez de témérité pour aſſurer qu’elles ſoient ſuffiſantes au bonheur de la vie éternelle. Il n’y a que le ſang du fils de Dieu qui montre juſques là. Tout ce qui fait l’homme hors du ſecours de ſa Grace, ne ſont que de foibles élans qui ne l’élèvent pas de la Terre. Si la Vertu Morale ſeparée de cette aſſiſtance le peut ſauver, pourquoi veut-on qu’elle le danne ?

    Mais quoi ; s’il ſe trouvoit un homme qui vécut moralement bien au milieu de la Gentilité, ſeroit-il ſauvé en vûe de ſes actions vertueuſes ? Il n’y a perſonne aſſez impie pour le
    ſoutenir ; je dis au contraire, quelque pieté naturelle qu’il eût, que toute ſa vertu lui ſervirroit à rien que pour flèchir la miſericorde de Dieu à quelque ſecours ſecret de la Grace ſurnaturelle, qui le tireroit de ſon impuiſſance : Parce que je ne me ſaurois perſuader que la Providence manque à ceux qui font tout ce qui eſt en leur pouvoir, & qui ne laiſſe aucun bien qu’ils connoiſſent. J’avouë qu’il eſt preſque impoſſible de ſe conſerver dans cette innocence naturelle ; mais ſuppoſé que par une conduite extraordinaire quelqu’un ſe garantit du pèché, & qu’il s’xerçât dans tout le bien que ſa raiſon lui dicteroit, j’eſtime qu’il y auroit du blaſpheme de dire que la bonté de Dieu l’abandonnât dans cet état ; & je tiens avec beaucoup de ſavans Théologiens, qu’il ſeroit plûtôt un miracle, que de laiſſer perir par le defaut d’un ſecours, qui ne lui peut venir de lui. Et en cela je n’avance rien qui ſoit injurieux à la Grace de Jeſus Chriſt, puiſque j’avouë qu’un Païen ne peut rien faire de méritoire pour la gloire, ſans elle ; mais je maintiens ſeulement, que comme elle a remonté avant la NaiVVance du Meſſie à ceux qui parmi les Païens vivoient moralement bien ; de même qu’elle s’écouleroit à ceux, qui ſous les Poles de l’Amerique ſe tiendroient exactement à la pratique de cette juftice, que la raifon naturelle leur inſpire. Le ſang du Sauveur eſt un fleuve de miſericorde & de bonté, qui eſt dans le Monde pour le rendre fécond en. bonnes œuvres ; s’il arroſe tout ouvertement l’Egliſe, & qu’il ſe précipite à gros bouillons à ceux qui ont le bonheur d’y vivre, ne ſoions pas ſi cruels que d’en envier certains petits filets, qui s’échappent par des conduits ſecrets & caches à la prudence humaine, & qui vont chercher au fond de la Barbarie ces pauvrets âmes, à qui la droite raiſon a ſervi de Loi au defaut de l’Evangile. Elles ne ſont pas directement dans l’heureuſe Catégorie de l’Egliſe, je l’avouë, mais elles y font indirectement par l’ardent deſir d’y être ſi Dieu leur avoit entierement manifesté ſes volon-
    tés. En voilà aſſez ſur ce ſujet, ceux qui veulent plus d’éclairci peuvent avoir recours aux Théologiens, ou ſans ſe donner la peine de les conſulter, lire cet excellent ouvrage de la Vertu des Païens dont le titre a fait peur à beaucoup de perſonnes, qui pour n’avoir pas eu la connoiſſance de ce qu’il traitoit, ſe ſont ſoulevés avec trop de zèle contre le deſſein de ſon Auteur, qui eſt plutôt d’honorer la grace du Meſſie, que de trop accorder au franc Arbitre. Beniſſons Dieu de ce qu’il nous communique ſes faveurs avec plénitude au milieu des Sacremens & ne croyons pas qu’il en refuſe quelque légère participation à ceux qui par le bon uſage de leur liberté ſollicitent ſa bonté de leur faire la même grace.