Laura. ― Voyage dans le cristal/IV

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IV

Lorsqu’il m’éveilla, je fus bien surpris de ne retrouver autour de moi aucun de mes compagnons.

— Je n’avais plus besoin d’eux, me dit-il tranquillement, je les ai renvoyés.

— Renvoyés ? m’écriai-je stupéfait. Où donc ? Comment ? Par quel moyen ?

— Que t’importe ! répondit-il en ricanant ; t’intéressais-tu donc à ces grossiers, voraces et stupides personnages ?

— Oui, certes, autant et plus, à coup sûr, qu’à des animaux domestiques fidèles et soumis. Ces dix hommes et les deux que nous avons perdus en abordant ici étaient l’élite de notre troupe ; ils ont montré beaucoup de courage et de patience. Je commençais à comprendre leur langage, à m’habituer à leurs costumes, et tel d’entre eux qui avait à peine figure humaine avait en lui des sentiments vraiment humains. Voyons, mon oncle, où les avez-vous envoyés ? Cette terre est sans doute un éden où ils peuvent errer sans rien craindre.

― Cette terre, répondit Nasias, est un éden que je ne compte nullement partager avec des êtres indignes de le posséder. Ces brutes n’eussent pas vécu ici trois jours sans nous mettre en lutte contre toutes les forces animales de la nature. Je les ai congédiées ; prends-en ton parti, tu ne les reverras jamais, non plus que leurs pirogues, leurs compagnons, leurs traîneaux et leurs chiens. Nous sommes ici et sur toute la mer qui nous enferme les monarques absolus. C’est à nous de trouver, à nous seuls, les moyens d’en sortir quand il nous plaira. Rien ne presse, nous sommes bien. Lève-toi, prends un bain dans ce charmant ruisseau qui murmure à deux pas de toi, cueille ton déjeuner sur la première branche venue, et songeons à explorer notre île, car c’est bien une île éloignée de tout continent visible et creusée en coupe, comme je te l’avais annoncé ; seulement, il y a, au milieu, un volcan d’une hauteur prodigieuse ; mais c’est un phare naturel de lumière électrique et rien de plus.

Toute objection, toute récrimination étaient parfaitement inutiles. J’étais seul dans ce monde inconnu avec un être plus fort, plus intelligent, plus implacable et plus croyant que moi. Il n’y avait pas à le combattre, mais à l’égaler, s’il m’était possible.

Je jetai un dernier regard en arrière, et, en montant sur une éminence, je revis le lieu de notre abordage. Soit que la mer les eût mises en poussière, soit que Nasias les eût sauvées et cachées, il n’y avait plus trace de nos embarcations. Quant aux hommes, qu’étaient-ils devenus ? L’empreinte même de leurs pas sur le sable était effacée. Je regardai à mes pieds, et j’y vis de légères flaques de sang ; mes mains en étaient imprégnées. Je frissonnai en me demandant si, comme mes malheureux compagnons du Tantale, je n’avais pas pris part à quelque effroyable scène de délire et de carnage.

Nasias, qui m’observait, se prit à rire, et, cueillant une mûre sauvage de la grosseur d’une grenade, il en exprima le jus devant moi.

― Ce que tu vois là, me dit-il, ce sont les traces de ton souper d’hier.

Je voulus encore l’interroger ; il me tourna le dos et refusa de me répondre. Il fallait bien se soumettre. Ayant exploré déjà les environs, il avait un but, et il y marchait. Je le suivis en silence, sans armes, sans munitions, et comme si nous eussions conquis un pays où l’homme n’a plus rien à conquérir.

Nous ne fûmes pas longtemps néanmoins sans rencontrer des êtres infiniment redoutables, pour peu qu’ils nous eussent été hostiles : c’étaient des bisons, des mouflons, des rennes, des aurochs, des élans d’une taille très au-dessus de celle qui nous est connue, et tous appartenant à des espèces entièrement perdues sur le reste de la planète. Il est même plusieurs de ces animaux qui ne devraient pas être désignés par le nom que je leur donne, faute de savoir celui qui leur convient, car presque tous me parurent des intermédiaires entre des types disparus et ceux de la faune actuelle. Nous n’y vîmes ni reptiles, ni animaux carnassiers. Quant à ces grands herbivores qui paissaient par troupes immenses dans les régions gazonnées ou bocagères, ils se contentèrent de nous regarder avec un peu d’étonnement, sans frayeur et sans aversion. Ils se dérangeaient à peine pour nous laisser passer, et nous eussions pu les dessiner à notre aise, si nous eussions été munis de quoi que ce soit pour dessiner.

Au reste, Nasias leur accordait fort peu d’attention et ne me permettait pas beaucoup de m’arrêter. Je le suivis à regret, car, du moment que nous ne courions de danger d’aucun genre, que personne ne nous attendait plus nulle part, et que nous appartenions entièrement à cette vie nouvelle où nous nous étions jetés résolument, je ne savais plus guère ce que nous cherchions, et pourquoi mon oncle, au lieu de se contenter de la réalisation de ses pressentiments dans la limite du possible, s’obstinait à en poursuivre le côté chimérique. Je lui faisais part de mes réflexions à mes risques et périls, car il était devenu impérieux, fébrile, farouche, et je voyais bien qu’en cas de résistance ouverte, il n’hésiterait pas à se défaire de moi. Il me répondait à peine, ou, quand il daignait s’expliquer, c’était pour me reprocher amèrement mon manque de foi et l’épaississement volontaire de mes plus précieuses facultés.

Ce qui me frappa le plus dans la région que nous traversions, ce ne fut pas de rencontrer à chaque instant des espèces nouvelles dans tous les genres d’animaux, de plantes et de minéraux : je devais m’y attendre sous ces latitudes ; ce fut de les voir grandir en dimensions à mesure que nous marchions vers le nord, et ce fait, qui détruisait toutes mes notions rationnelles, ne pouvait s’expliquer que par l’augmentation rapide de la chaleur du climat. Néanmoins nous n’avions pas encore atteint la région de la chaleur humide et du développement gigantesque.

Nous avions gagné les hauts plateaux que supportait la falaise de tourmaline. Le pic central nous apparaissait de nouveau dans toute sa splendeur ; mais il nous était impossible d’en distinguer la base, qui reposait dans un cercle brumeux. Je calculai qu’il était à cinq ou six bonnes journées de marche en supposant que nous puissions y arriver en ligne directe ; et, en supposant encore qu’il occupait la partie centrale de l’île, je calculai que cette île avait en ce sens au moins cent lieues de diamètre.

Au bout de deux journées de marche durant lesquelles nous ne cessâmes de franchir des collines d’un facile accès, nous fîmes halte sur une dernière élévation d’où l’île entière se déployait sous nos pieds. Ce fut une magnifique vue d’ensemble. Toute cette contrée était due à un immense soulèvement opéré à diverses époques géologiques. J’y pus observer la trace de grandes perturbations volcaniques ; mais, en général, les les étages primitifs se montraient à nu, et les terrains de sédiment occupaient une médiocre surface. Aucun, du reste, n’avait résisté à des dislocations violentes ou à l’action continue d’un affaissement général, toujours plus marqué par des écroulements à mesure que l’œil interrogeait le point central, qui ne présentait plus qu’un effrayant amas de ruines confuses.

Nous quittâmes au bout de trois ou quatre jours les régions fertiles peuplées de quadrupèdes. Aux ravins ombreux, aux forêts pittoresquement échelonnées sur des roches imposantes, aux étroites ravines arrosées d’eaux vives et littéralement émaillées de fleurs, succédèrent d’interminables pentes de prairies tourbeuses si profondément délayées, que les herbivores ne s’y hasardaient plus, et qu’il nous devint bientôt impossible d’aller plus avant.

Comme ces déclivités, probablement supportées par un mur de tourmaline analogue à celui qui s’étendait au revers maritime, surplombaient le fond du cirque, nous ne pouvions que supposer des cours d’eau douce considérables contournant le bas de nos plateaux. Les parties qui nous faisaient face paraissaient plus arides ; mais la distance était trop grande pour nous permettre une certitude.

Forcés de nous arrêter et de nous sustenter de pourpiers et de mousses fort bonnes du reste, nous songions à retourner sur nos pas pour chercher une pente plus facile, lorsque je fus effrayé par un rugissement d’une nature si particulière qu’aucune comparaison avec les cris des animaux que nous connaissons n’en peut donner l’idée. C’était comme un son de beffroi prolongé, mêlé au ronflement d’une machine à vapeur. Comme je regardais de tous côtés, j’entendis ce bruit au-dessus de ma tête et vis voler quelque chose de si énorme, qu’instinctivement je me baissai pour n’être pas atteint par le passage de cet être incompréhensible.

Il s’abattit près de nous, et je reconnus un individu qui me parut appartenir d’assez près, sauf la taille inouïe, au genre mégalosoma. Il était de la grosseur d’un buffle, et il en avait, d’ailleurs, les cornes plates et le pelage foncé. Bien que ce monstre me causât un effroi réel, je ne pus me défendre de l’admirer, car c’était à tout prendre un bel animal. Ses élytres et sa cuirasse impénétrable étaient revêtues d’une fourrure épaisse vert olive à reflets dorés, et sur son dos s’élevait majestueusement cette armature en forme de fourche et en matière cornée qui est l’attribut du mâle. Il ne parut pas seulement remarquer notre présence, et se mit à brouter autour de nous ainsi qu’eût pu le faire un animal familier ; puis il souleva ses puissantes élytres, développa les plis de ses larges ailes de gaze irisée, et, sans s’élever de plus de deux ou trois mètres, alla s’abattre à quelques centaines de pas plus loin.

― Cet animal, me dit Nasias, que rien n’étonnait, doit vivre de feuillage, car il a brouté sans plaisir les plantes basses qui croissent ici, et il les a dédaignées. J’aurais cru que, parti des régions arborescentes que nous venons de franchir nous-mêmes, il allait y remonter, tandis qu’il descend vers les déserts arides. Il faut donc que ce grand entassement de roches brisées cache dans ses replis des plantes feuillues, par conséquent un sol assaini. Je regrette maintenant de n’être pas monté sur le dos de ce coléoptère, dont le vol pesant, mais sûr, nous eût épargné bien des pas inutiles.

― C’est une fantaisie que nous pouvons nous passer, répondis-je en montrant à mon oncle une douzaine de ces mêmes scarabées qui volaient au-dessus de nous et paraissaient suivre celui qui leur avait servi d’éclaireur. Il s’agit de gagner le lieu où ils vont prendre pied avant qu’ils se soient enlevés de nouveau, car, s’ils font comme le premier, ils ne fournissent pas de longs vols.

En effet, les mégalosomes s’abattirent assez près de nous, et nous pûmes en approcher sans éveiller leur inquiétude. Je ne sais si, à travers la substance cornée qui leur couvrait les yeux, notre image leur apparaissait bien nette. Ils nous parurent fort stupides, et, bien qu’ils eussent pu nous broyer avec leurs terribles mandibules ou nous déchirer avec les hameçons acérés de leurs griffes, ils se laissèrent monter sans résistance. Nous choisîmes deux mâles de belle taille, nous nous assîmes sur le corselet, les jambes et les bras passés dans la fourche de leur armature pour assurer notre solidité, et nous nous laissâmes enlever sans aucune émotion. Cette monture est fort douce ; seulement, le bruit des élytres et le vent des ailes sont on ne peut plus désagréables.

― Je pense, dis-je à mon oncle la première fois que nous mîmes pied à terre, que les futurs colons de cette île n’emploieront le mégalosome qu’à porter des fardeaux. Il me semble assez docile pour obéir à une direction et même…

― Que parles-tu donc de colons ? s’écria mon oncle en haussant les épaules. T’imagines-tu par hasard que j’aie fait tant de dépenses et affronté tant de périls pour enrichir durant quelques jours cette sotte espèce humaine qui ne sait que dévaster et stériliser les plus riches sanctuaires de la nature ? Nous n’aurions pas seulement une poignée d’hommes ici durant un mois sans qu’ils fissent disparaître aveuglément ces rares et curieuses espèces animales et détruisissent les belles essences des forêts, au lieu de les ménager. L’homme est un animal plus malfaisant que tous les autres, ne le sais-tu pas ? Non, non ! laissons les bêtes tranquilles, et gardons pour nous seuls la découverte de cette île si précieuse.

― Pourtant, repris-je, je ne vois pas que, nous qui ne sommes que deux, nous respections absolument la liberté de ces bêtes-ci. J’ignore s’il leur est agréable de nous porter, et convenez que, dans votre pensée, elles vous paraissent très propres à vous aider dans le transport des richesses que vous prétendez découvrir.

― Pas le moins du monde, répondit Nasias. Les richesses que je veux découvrir resteront où elles sont jusqu’à ce que j’aie pris les mesures nécessaires pour me les approprier. Cette île entière, avec tout ce qu’elle contient dans ses flancs, est à moi ; nul ne l’exploitera que mes esclaves, et, s’il m’en faut beaucoup, j’en trouverai beaucoup.

En toute autre circonstance, j’eusse combattu les théories antisociales et antihumaines de mon oncle ; mais mon mégalosome soulevait lourdement ses élytres et commençait à les faire ronfler. Je me hâtai de l’enfourcher, jamais expression ne fut plus littéralement exacte, et nous fournîmes plusieurs volées consécutives qui nous permirent d’arriver au bord du ravin de tourmaline que j’avais pressenti. Là, nos gros coléoptères furent d’un grand secours, car jamais sans eux nous n’eussions pu descendre cette muraille hérissée de cristaux gigantesques.

À peine fûmes-nous arrivés en bas, non sans quelque vertige, je l’avoue pour mon compte, que nous vîmes un large et impétueux torrent qui jaillissait à travers des forêts magnifiques ; mais, au lieu de nous le faire franchir, les mégalosomes s’abattirent sur des espèces d’araucarias de cinq cents mètres de haut, dont ils se mirent à sucer avidement l’écorce gommeuse. Leur marche fantasque à travers les feuilles tranchantes de ces végétaux géants rendit notre situation impossible, et nous dûmes quitter nos montures pour descendre avec précaution et lenteur de branche en branche jusqu’à terre.

Là, nous trouvâmes des fleurs et des fruits tout à fait différents de ceux des régions supérieures. Au lieu des baies de rosacées qui avaient fait le fond de notre nourriture les jours précédents, nous trouvâmes des espèces de chardons comestibles qui avaient la chair de l’artichaut et de l’ananas, et les œufs d’oiseaux (nous n’en vîmes pas un seul dans ces forêts) furent remplacés par des larves de papillons d’un volume extraordinaire et d’un goût très relevé.

Mais il s’agissait de franchir le torrent, et bien nous prit d’aviser sur ses rives des tortues amphibies de cinq à six mètres de long, qui nous laissèrent monter sur leur carapace, et qui, après plusieurs stations capricieuses assez irritantes sur les îlots dont le fleuve était semé, nous firent lentement gagner l’autre rive.

― Voilà en somme de bonnes créatures, quoique paresseuses, dit mon oncle en les voyant rentrer dans les flots. Elles valent mieux que les hommes ; elles ne refusent pas le travail et ne demandent rien pour leur peine. Plus j’y songe, plus je me dis que les hommes feront le service de mon exploitation sans que je permette à mes brutes d’esclaves de contrarier les animaux.

Nous mîmes un jour entier à traverser cette région forestière, qui était admirable de puissance et de majesté. Nous n’y vîmes que des arbres à feuilles persistantes, des houx, des conifères et diverses espèces de genévriers gigantesques. Des reptiles effroyables rampaient dans les amas de pointes sèches qui nous cachaient le sol ; mais ces animaux nous parurent inoffensifs, et nous traversâmes les bois sans avoir aucun combat à livrer.

Plus nous avancions, plus Nasias montrait de résolution et de confiance, tandis que je sentais je ne sais quelle secrète horreur s’emparer de moi. Ce monde inexploré avait dans sa mâle beauté une physionomie de plus en plus menaçante. C’est en vain que les animaux s’y montraient indifférents à la vue et au contact de l’homme. Cette indifférence même avait quelque chose de si méprisant, que le sentiment de notre petitesse et de notre isolement en était décuplé dans ma pensée. Le dôme formé par des arbres auprès desquels les plus beaux cèdres du Liban eussent été des avortons, la grosseur des tiges, la longueur des reptiles qui traversaient les clairières et qui brillaient dans l’ombre froide comme des ruisseaux d’argent verdâtre, les formes rugueuses et les épines démesurées des plantes basses, l’absence d’oiseaux et de quadrupèdes, des vols silencieux de bombyx et de phalènes d’une grandeur insensée, l’atmosphère humide et débilitante, la clarté glauque qui semblait tomber à regret sur un lourd tapis de débris séculaires, de grandes mares d’eaux mortes où des grenouilles monstrueuses fixaient sur nous des yeux vitreux et stupides, tout cela semblait nous dire : « Que faites-vous ici, où l’homme n’est rien et où rien n’est fait pour lui ? »

Enfin, le soir, nous nous trouvâmes dans un site découvert, et, à la clarté de la couronne boréale qui devenait de plus en plus intense, nous vîmes qu’un grand lac nous séparait de la base du pic. Ceci détruisait toutes les fantaisies dont mon oncle était bercé sur l’existence d’une excavation accessible, et me confirmait dans l’opinion que je m’étais faite en voyant le cône sortir d’un cercle brumeux.

Pour la première fois, je vis Nasias découragé, et, comme il gardait le silence, je m’enhardis à lui dire son fait. Comment n’avait-il pas prévu qu’une excavation profonde, en quelque lieu du monde qu’elle se trouvât, pût ne point servir de réservoir aux cours d’eau, à la pluie ou à la fonte des neiges ? Je me permis même quelques railleries que j’éprouvais le besoin de formuler : car mon association avec cet homme étrange n’était qu’une suite de révoltes de ma raison, à chaque instant paralysées par le vertigineux ascendant qui disposait de moi.

Il fut blessé au vif, et je crois qu’il eut un instant la pensée d’en finir avec mes doutes, car il en était aussi irrité et aussi fatigué que je l’étais de son irrésistible autorité ; mais il se calma après avoir vomi un torrent d’injures grossières auquel j’étais loin de m’attendre de la part d’un homme aussi réservé.

― Voyons, dit-il, nous avons tort tous deux cette fois ; voilà pourquoi je te pardonne. J’ai eu un moment de défaillance, et j’en suis puni par un accès de colère qui risque de diminuer mes forces intellectuelles et physiques. L’homme ne vaut que par la foi. Reprends la tienne ou tu es perdu.

Et il me donna le diamant à regarder. Aussitôt l’image du cône nimbé de flammes purpurines s’y peignit comme si j’y touchais, et, dans ce lac irisé qui entourait la base du pic, je reconnus un sol indéfinissable, mais parfaitement solide, sur lequel Laura marchait avec assurance en m’invitant à la suivre. Cette vision produisit sur moi son effet accoutumé : elle me transporta dans la délicieuse région de l’impossible, ou plutôt elle dissipa comme un nuage trompeur ce mot impossible écrit au seuil de toutes les découvertes.

― Partons ! dis-je à mon oncle. Pourquoi nous arrêter ? Est-ce que la nuit règne dans ces régions privilégiées ? est-ce que nos forces, décuplées par l’effet de l’électricité qui se dégage ici de partout, ont besoin d’un repos de six heures ? Marchons encore, marchons toujours. Je sais où nous allons maintenant. Laura nous attend sur le lac d’opale. Hâtons-nous de la rejoindre.

Nous marchâmes toute la nuit, qui fut très courte d’ailleurs, car j’estime que nous étions par 89 degrés de latitude et que nous approchions des jours où, pendant six mois, le soleil est au-dessus de l’horizon.

Au lever du soleil, un spectacle effrayant et sublime frappa nos regards. Il n’y avait ni brumes ni roches entassées à la base du pic, et nous distinguions parfaitement la forme ronde du gouffre d’où il s’élançait jusqu’aux nues. Ce gouffre était bien rempli par un lac ; mais un splendide détail que nous n’avions pu saisir, c’était une cascade circulaire, également nourrie dans tout son pourtour, et qui sortait d’une grotte également circulaire pour se précipiter dans le lac d’une hauteur de douze à quinze cents mètres. Cette merveille de la nature me jeta dans l’extase, mais irrita singulièrement Nasias.

― Certainement, dit-il, c’est une fort belle chose et sans analogue dans le monde connu ; mais je m’en serais fort bien passé. Nous arrivons trop tard. Quelque cataclysme imprévu a ouvert le chemin des eaux à la bouche béante de l’axe terrestre.

― Vous flattiez-vous donc, lui dis-je avec ironie, de trouver un passage souterrain, un tunnel praticable d’un pôle à l’autre ? Sans doute vous avez vu cela dans ces globes de carton que traverse une broche de fer, et vous avez peut-être rêvé que notre globe terrestre roulait sur une forte barre aimantée aux deux bouts. J’ai rêvé cela aussi quand j’avais six ans ; mais vous me permettrez d’en douter aujourd’hui et de trouver très naturel qu’une vaste région de montagnes tourbeuses disposées en cirque ait son écoulement circulaire dans le lieu le plus profond. Si nous avons traversé hier une terrasse saine et fertile, c’est qu’elle est préservée de l’inondation perpétuelle par le torrent que nous avons franchi à dos de tortue, et que ce torrent s’engouffre quelque part sous un sol éminemment compact, pour tourbillonner ensuite dans des cavernes invisibles placées sous nos pieds.

― Voilà une merveilleuse explication ! dit Nasias d’un ton de mépris et en me lançant des regards féroces. Donc, tu as mal regardé dans le diamant, ou tu m’as menti. Tu n’as pas vu Laura marcher sur ces eaux trompeuses, tu n’as jamais rien vu qui ait le sens commun et tu t’es moqué de moi. Malheur à toi, écolier ignare, compagnon rebelle et incommode, malheur à toi, je le jure, s’il en est ainsi !

― Attendez, lui dis-je avec fermeté ; ne vous hâtez pas de me supprimer et de m’envoyer rejoindre l’équipage du Tantale et nos Esquimaux conducteurs de pirogues. Il y a peut-être moyen de nous arranger et de concilier toutes nos hypothèses. Avez-vous l’oreille fine ? Croyez-vous qu’à la distance où nous sommes de ce Niagara colossal vous pourriez en entendre le rugissement ?

― Oui, à coup sûr ! s’écria mon oncle en se jetant dans mes bras, j’entendrais la puissante clameur de ces eaux jaillissantes, et je n’entends rien du tout ! Cette cascade est gelée.

― Ou pétrifiée, mon cher oncle !

― Tu as, reprit-il, une sotte manière de plaisanter, mais au fond tu vois assez juste. Ce torrent circulaire peut être un terrible épanchement de lave refroidie, et il s’agit de s’en assurer ; marchons !

Nous entrâmes alors dans la région des décombres stériles. C’était en grand une inondation de laves poreuses et de téphrines, comme ces larges courants que l’on trouve en Auvergne et qui occupent tant de surface entre Volvic et Pontgibault, au dire de mon oncle Tungsténius. Je me rappelai sa description, qui m’avait paru grandiose, mais qui me sembla bien mesquine devant l’étendue de rognons volcaniques qui se dressait devant moi à perte de vue, et qui simulait l’aspect d’un bouillonnement subitement pétrifié au milieu de sa plus ardente activité. C’était comme une mer dont les vagues se seraient changées en pierres tumulaires ou en menhirs innombrables. Tout cet océan de roches dénudées avait une couleur uniforme, désolée, livide, et on eût pris le court lichen grisâtre qui les marbrait de sa lèpre, pour un reste de pluie de cendres que le vent avait oublié de balayer. Cette journée fut pénible, rien à manger ni à boire. J’ignore comment nos forces ne nous abandonnèrent pas.

Enfin nous atteignîmes les bornes de ce royaume de la mort, où ce que nous avions pris de loin pour une ceinture de nopals ou de roseaux gigantesques n’était qu’une efflorescence d’énormes pierres ponces calcinées sous les formes les plus bizarres. Le lac s’étendait sous nos pieds, la cascade jaillissait de toutes parts autour de nous, et ses vastes ondes n’étaient qu’une admirable vitrification d’un blanc laiteux, avec des translucidités d’opale. Mais comment y descendre ? Notre corniche dentelée surplombait de tous côtés à une hauteur effrayante, et nous étions épuisés de fatigue et de besoin. Dans un repli de terrain, j’aperçus une traînée de détritus et bientôt une petite zone de terres végétales où rampaient les racines d’une espèce d’astragale rose. Ces racines nous furent un bienfait inespéré de la Providence. Après en avoir mangé, remarquant combien elles étaient longues et tenaces, j’en cherchai et j’en trouvai qui avaient plusieurs mètres de développement. J’en fis une ample récolte, et mon oncle, enchanté de mon idée, m’aida à en faire une corde à nœuds de vingt-cinq brasses. Quand nous en fîmes l’essai au moyen d’un bloc de lave attaché au bout, nous vîmes qu’elle était assez solide, mais trop courte de moitié pour atteindre un des premiers ressauts de la cascade de verre. Il nous fallut passer la nuit où nous étions, afin de consacrer au prolongement de notre échelle toute la journée du lendemain. Mon oncle parut se résigner, et je me préparai un lit d’asbeste dans un creux de roche d’une coupe fort commode. Nasias me traita de sybarite.

― Je le suis, répondis-je, parce que je songe que nous touchons à notre plus grand péril. Je ne suis pas trop mauvais marcheur à jeun, comme vous avez pu vous en convaincre ; mais j’ai aujourd’hui peu de force dans les bras, et, malgré les escapades de mon enfance, je me considère en ce moment comme un très mauvais acrobate. Pourtant rien ne peut ébranler ma résolution de descendre dans cet abîme. J’ai donc besoin de toute la vigueur dont je suis capable, et, d’ailleurs, si je dois faire naufrage au port et si je dois dormir ici ma dernière nuit, je prétends la savourer et la passer bonne. Je vous conseille, mon cher oncle, d’en faire autant.

À peine étais-je couché, je n’ose pas dire endormi, car jamais je ne me sentis plus éveillé, Walter vint s’asseoir à mes côtés sans que j’éprouvasse aucune surprise de le voir là.

― Ton entreprise est insensée, me dit-il ; tu te rompras les os et ne trouveras rien d’intéressant dans ce lieu bizarre. Ceci est à coup sûr un exemple remarquable de la puissance des éjections volcaniques ; mais toutes les matières minérales de ce foyer récemment refroidi ont subi un tel degré de coction, si l’on peut ainsi parler, qu’il te sera impossible d’en définir la nature. D’ailleurs, comment rapporteras-tu des échantillons que nous puissions soumettre à l’analyse, lorsque tu es si loin de savoir par quels moyens tu te rapporteras toi-même ?

― Tu parles bien, lui répondis-je ; mais, puisque tu as pu venir me trouver ici, tu as des moyens de transport dont tu consentiras sans nul doute à me faire part.

― Je n’ai pas eu grand-peine à monter l’escalier de ta chambre, reprit Walter en souriant, et, si tu voulais faire un effort de raison, tu reconnaîtrais que ton esprit seul est au pôle arctique, tandis que ton corps est assis devant ta table et que ta main écrit les folies auxquelles je m’amuse à répondre.

― Tu te moques de moi, Walter, m’écriai-je, ou bien c’est ton esprit qui se reporte follement à notre demeure et à nos habitudes de Fischhausen : ne vois-tu pas la couronne polaire, le grand pic d’obsidienne et la blanche mer vitreuse qui l’entoure ?

― Je ne vois, répondit-il, que le chapiteau de ta lampe et ton encrier en pyramide avec sa cuvette de faïence. Voyons, éveille-toi au son du piano de Laura, qui en ce moment chante une romance à son père, lequel fume tranquillement sa pipe à la fenêtre du salon.

Je me levai impétueusement. Walter avait disparu, la mer d’opale brillait à mes pieds, et l’aurore boréale dessinait un arc-en-ciel immense au-dessus de moi. Nasias, assis à quelque distance, fumait réellement sa pipe, et j’entendais distinctement la voix de Laura et les notes de son piano. Ce mélange de rêve et de veille me tourmenta une partie de la nuit. La voix de Laura, si douce dans mon souvenir, prenait en ce moment une réalité choquante, car Laura ne savait guère chanter, et elle avait un petit blaisement enfantin qui rendait comique la musique sérieuse. Ce n’est que dans le cristal que sa parole se dégageait de ce défaut. Impatienté, je me mis à la fenêtre de ma chambre et lui criai à travers le jardin de ne pas écorcher la romance du Saule. Elle n’en tint compte, et de dépit je me recouchai sur mon lit d’amiante, où, en me bouchant les oreilles, je parvins enfin à m’endormir.

Quand je m’éveillai, au grand jour, je vis que Nasias avait travaillé sans désemparer et que notre cordage de racines avait atteint la longueur convenable. Je l’aidai à l’attacher solidement, et voulus en faire l’épreuve le premier. Je descendis sans encombre, m’aidant des pieds quand je pus rencontrer quelque saillie de lave. J’arrivai ainsi à une petite plate-forme que la corde ne dépassait point assez pour qu’il ne fût pas nécessaire de la tirer à soi afin de la rattacher de nouveau. En me penchant sur le bord, je vis au-dessous de moi un tas de cendres blanches comme de la neige, et je n’hésitai pas à m’y laisser choir. Cette cendre était si friable, que j’y disparus tout entier ; mais, en me secouant, j’en sortis sain et sauf, et je criai à mon oncle de faire comme moi.

Il descendit avec le même succès, et nous nous hâtâmes de couper un bon bout de corde pour l’emporter et le manger au besoin, car nous en avions pour huit ou dix heures à traverser ce lac de verre, et nous n’y apercevions, comme on peut croire, aucune trace de végétation.

Bientôt le soleil échauffa tellement cette surface resplendissante, que l’éclat en devint insupportable pour nos yeux, et la chaleur atroce pour nos pieds ; mais il n’y avait point à revenir sur nos pas : nous étions à la moitié du trajet, et nous continuâmes à marcher avec un stoïcisme dont je ne me serais jamais cru capable. Le reflet de la cascade circulaire était si ardent, qu’il nous semblait être au centre du soleil. Par bonheur, un coup de vent détacha de la cime du pic central une avalanche de neige qui roula jusque vers nous. Nous prîmes notre course pour l’atteindre avant que la marche nous fût devenue impossible, et ce secours inespéré nous permit d’arriver presque à la base du cône.

Là nous attendait une surprise prodigieuse, ou plutôt une amère déception. Depuis longtemps, il nous avait semblé marcher sur une croûte volcanique boursouflée, avec la sonorité du vide en dessous. Nous vîmes alors que cette croûte, brusquement interrompue, était à une énorme distance du pic et du sous-sol, que nous étions portés par une voûte de plus en plus mince, et qu’il était impossible d’avancer sans qu’elle se brisât sous nos pieds comme une assiette de faïence. Cinq ou six fois dans son impatience Nasias la fit éclater et faillit s’y engloutir. Je parvins à le modérer et à tenir conseil avec lui. Il était fort inutile d’atteindre le cône, car il ne servait d’entrée à aucune grotte, et il ne paraissait pas avoir jamais servi de bouche à un volcan.

En l’examinant de plus près qu’il ne nous avait encore été possible de le faire, nous vîmes que ce pic formidable, couronné d’un glacier aux aiguilles acérées, n’était autre chose qu’un prisme rectangulaire d’olivine d’un vert pâle et d’un grand éclat, mais homogène et d’un seul bloc de la base jusqu’au faîte.

Nous mangeâmes un bout de corde, et j’engageai mon oncle à prendre quelques heures de repos. Dès que la nuit aurait un peu rafraîchi notre lac de verre opalin, nous le traverserions de nouveau, nous irions chercher notre corde de racines, nous reviendrions avant la chaleur, s’il nous était possible, et nous aviserions à descendre au fond de l’invisible abîme placé sous nos pieds. Cette raisonnable proposition ne convint point à l’ardent Nasias.

― Quand je devrais périr ici, répondit-il, je veux voir ce qu’il y a entre nous et ce pic maudit.

Et, s’élançant sur la glace fragile, il se mit à la briser avec fureur à coups de pied, ramassant les fragments les plus gros qu’il pût soulever et les lançant de toute sa force pour entamer une plus grande surface. Voyant que nous étions perdus, je ne songeai plus qu’à hâter le moment de notre destruction. Je m’associai à la délirante entreprise de mon oncle, et, fracassant les dernières ondulations du lac de verre, je parvins à en détacher une masse considérable, qui s’écroula dans l’abîme avec un bruit de vitres cassées et nous permit enfin d’en voir le fond.

Quel spectacle étrange et grandiose s’offrit alors à nos regards ! Sous la croûte de verre s’ouvrait un océan de stalagmites colossales violettes, roses, bleues, vertes, blanches et transparentes comme l’améthyste, comme le rubis, le saphir, le béryl et le diamant. La grande excavation polaire rêvée par mon oncle était effectivement une géode tapissée de cristaux étincelants, et cette géode avait une étendue souterraine incalculable !

― Ceci n’est rien ! dit-il avec le plus grand sang-froid. Nous ne voyons qu’un petit coin du trésor, une marge du colossal écrin de la terre. Je prétends descendre dans ses flancs et posséder tout ce qu’elle cache à l’esprit obtus des hommes, tout ce qu’elle dérobe à leur vaine et timide convoitise !

― Qu’en ferez-vous ? lui dis-je avec le même sang-froid, car nous étions arrivés à ce paroxysme d’exaltation intellectuelle qui chez lui produisait le calme triomphal de l’ambition assouvie, et chez moi le plus complet désintéressement philosophique. J’ignore si les trésors que nous apercevons ont une valeur réelle parmi les hommes ; mais je suppose que ce soient effectivement des mines de pierreries en cristaux de la grosseur des obélisques de l’Égypte, comme vous l’avez prédit : à quoi nous serviront-ils dans cette contrée déserte, d’où il nous sera certainement à jamais impossible de sortir ?

― Nous sommes venus jusqu’ici ; donc, il nous sera possible d’en revenir, dit Nasias en riant ; qu’est-ce qui t’embarrasse ? L’île manque-t-elle de bois pour faire de nouvelles pirogues ?

― Mais ni vous ni moi ne savons faire la moindre pirogue, et encore moins la diriger. Vous savez donc où nous retrouverons nos Esquimaux ? Voyons, qu’avez-vous fait de ces pauvres gens ?

― Ce que j’ai fait de l’équipage du Tantale et ce que je vais faire de toi ! s’écria Nasias, saisi tout à coup d’un rire convulsif.

Et, devenu complètement fou, il s’élança au bord de l’excavation, poussa un grand cri, et disparut dans l’abîme, entraînant avec lui les minces et sonores parois du lac de verre.

J’écoutai quelques instants le grésillement qui suivit la rupture. Le bruit de la chute des cristaux et de celle de Nasias fut complètement nul. Je l’appelai, je ne pouvais en croire le témoignage de mes sens. Ma voix se perdit dans l’horrible magnificence du désert. J’étais seul au monde !

Je restai pétrifié. Il me sembla que mes pieds se fixaient au sol, que mes membres se roidissaient, et que j’étais changé en cristal moi-même.

― Que fais-tu ici ? me dit Laura en mettant sa main sur mon front. Dors-tu tout debout ? Comment as-tu pu croire aux mensonges de ce Nasias ? Il n’a jamais été mon père. C’est un furieux qui accomplit sa destinée. Dieu veuille qu’il soit disparu pour jamais, car son influence funeste paralysait la mienne, et, depuis que tu es avec lui, c’est à peine si je peux, à de rares intervalles, me faire voir et comprendre de toi. Allons, viens, et ne t’inquiète plus du gîte et de la nourriture ; avec moi, tu ne connaîtras plus ces vulgaires empêchements de la vie de l’esprit : n’ai-je pas une dot ? Tu es curieux de pénétrer dans cette petite géode qu’on appelle la terre ? C’est fort inutile, c’est si peu de chose ! Mais, si cela t’amuse, je veux bien t’y conduire, puisque c’est une curiosité d’artiste, une fantaisie de poète et non une basse cupidité qui te presse. Je sais le chemin de ces splendeurs souterraines, et il n’est pas besoin de se rompre le cou pour les voir de près.

― Non, Laura, m’écriai-je, ce n’est ni une fantaisie de poète ni une curiosité d’artiste qui m’ont amené ici. C’est ta voix qui m’y a appelé, c’est ton regard qui m’y a conduit, c’est l’amour que j’ai pour toi…

― Je le sais, dit-elle, tu voulais obtenir ma main en obéissant à ce Nasias qui n’est qu’un misérable imposteur et un sorcier de la pire espèce, tandis que mon véritable père consentira certainement à te l’accorder quand il saura que je t’aime. Tu as fait bien du chemin et bravé bien des périls, mon pauvre Alexis, pour chercher le bonheur qui t’attendait à la maison. Veux-tu que nous y retournions tout de suite ?

― Oui, tout de suite, m’écriai-je.

― Sans voir l’intérieur de la géode ? sans traverser le monde des gemmes colossales éclairées du rayonnement éternel de la lumière électrique ? sans gravir au faîte de ce cône d’obsidienne ou d’amphibole plus élevé que l’Himalaya ? sans t’assurer qu’il fait au pôle nord une chaleur tropicale, et que le noyau central du globe est d’une agréable fraîcheur ? Il serait pourtant bien curieux de constater toutes ces choses, et bien glorieux de pouvoir les affirmer à la barbe de notre oncle Tungsténius et de tous les savants de l’Europe !

Il me sembla que Laura se moquait de moi, et pourtant je ne voulus pas en avoir le démenti.

― Je crois à l’existence de toutes ces merveilles, répondis-je ; mais, au moment de les constater, j’y renonce, si tu le désires, et si par ce sacrifice je peux obtenir une heure plus tôt que ton père consente à mon bonheur.

― C’est bien, reprit Laura en me tendant ses deux mains charmantes. Je vois qu’au milieu de ta folie, tu m’aimes plus que tout au monde, et je dois te pardonner tout. Viens.

Elle s’approcha du gouffre où s’était englouti Nasias, et, me disant : « Prends la rampe », elle se mit à y descendre comme si un escalier se fût formé sous ses pas. Je la suivais tenant une rampe imaginaire sans doute, mais qui me préserva du vertige, et nous nous enfonçâmes ainsi dans l’intérieur de la terre.

Au bout d’une heure environ, Laura, qui m’avait défendu de lui parler, me fit asseoir sur la dernière marche.

― Reprends haleine, me dit-elle, tu es fatigué, et tu as encore à traverser le jardin.

De quel jardin parlait-elle ? Je ne pouvais l’imaginer ; mes yeux, éblouis du rayonnement de l’abîme, ne distinguaient rien. En peu d’instants, cette surexcitation se dissipa, et je vis que nous étions, en effet, dans un jardin fantastique où la cristallisation, le métamorphisme et la vitrification des minéraux, déployant alternativement leurs splendides caprices, ou, pour mieux dire, obéissant sans entraves aux lois de leur formation, avaient atteint les développements les plus merveilleux et les plus étranges. Ici, l’action volcanique volcanique avait produit des arborescences vitreuses qui semblaient couvertes de fleurs et de fruits de pierreries, et dont les formes rappelaient vaguement celles de nos végétaux terrestres. Ailleurs, les gemmes, cristallisées par masses énormes, simulaient l’aspect de véritables rochers dont les plateaux et les sommets étaient ornés de palais, de temples, de kiosques, d’autels, de monuments de toute sorte et de toute dimension. Parfois un diamant de plusieurs mètres carrés, poli par le frottement d’autres substances disparues ou transformées, brillait enchâssé dans le sol comme une flaque d’eau empourprée de soleil. Tout cela était surprenant, grandiose, mais inerte et muet, et peu d’instants suffirent à rassasier ma curiosité.

― Chère Laura, dis-je à ma compagne, tu m’avais promis de me ramener chez nous, et tu me montres un spectacle auquel j’avais renoncé sans aucun regret.

― Si je t’en eusse privé, reprit Laura, ne me l’aurais-tu pas reproché quelque jour ? Voyons, regarde bien pour la dernière fois ce monde de cristal que tu as voulu conquérir, et dis-moi s’il te paraît digne de tout ce que tu as fait pour le posséder.

― Ce monde est beau à voir, répondis-je, et il me confirme dans l’idée que tout est fête, magie et richesse dans la nature, sous les pieds de l’homme comme au-dessus de sa tête. Il ne m’arrivera jamais de dire comme Walter que la forme et la couleur ne signifient rien, et que le beau est un vain mot ; mais j’ai été élevé aux champs, Laura : je sens que l’air et le soleil sont les délices de la vie, et que l’on s’atrophie le cerveau dans un écrin, si magnifique et colossal qu’il soit. Je donnerais donc toutes les merveilles que voici autour de nous pour un rayon du matin et le chant d’une fauvette, ou seulement d’une sauterelle, dans notre jardin de Fischhausen.

― Qu’il soit fait comme tu veux ! dit Laura ; mais écoute, mon cher Alexis : en quittant avec toi le monde du cristal, je sens que j’y laisse mon prestige. Tu m’y as toujours vue grande, belle, éloquente, presque fée. Dans la réalité, tu vas me retrouver telle que je suis, petite, simple, ignorante, un peu bourgeoise, et blaisant la romance du Saule. Hors du cristal, tu n’as que de l’amitié pour moi, parce que tu me sais bonne garde-malade, patiente avec tes hallucinations et véritablement dévouée. Cela suffira-t-il à te rendre heureux, et faut-il que je rompe mes fiançailles avec Walter, qui, sans être amoureux de moi, m’accepte telle que je suis, et ne demande qu’à trouver dans sa femme une inférieure à protéger ? Songe à la difficulté, à la responsabilité du rôle que ton inégal enthousiasme m’attribue. À travers ton prisme magique, je suis trop ; à travers ta prunelle dessillée et fatiguée, je suis trop peu. Tu fais de moi un ange de lumière, un pur esprit et je ne suis pourtant qu’une bonne petite personne sans prétentions. Réfléchis : je serais malheureuse de passer toujours avec toi de l’empyrée à la cuisine. N’y a-t-il pas une limite possible entre ces deux extrêmes ?

― Laura, répondis-je, tu parles avec ton cœur et ta raison, et je sens que tu es à cette limite entre le ciel de l’amour idéal et le respect de la réalité qui fait la vertu et le dévouement de tous les jours. J’ai été fou de scinder ta chère et généreuse individualité, ton moi honnête, aimant et pur. Pardonne-moi. J’ai été malade, j’ai écrit mes rêves, et je les ai pris au sérieux. Au fond, je n’en étais peut-être pas absolument dupe ; car, au milieu de mes plus fantasques excursions, je te sentais toujours près de moi. Renonce à Walter, je le veux, car je sais qu’en t’estimant il ne t’apprécie pas tout ce que tu vaux. Tu mérites d’être adorée, et je prétends m’habituer à te voir à la fois dans le prisme enchanté et dans la vie réelle, sans que l’un fasse pâlir l’autre.

En parlant ainsi, je me levai et je vis se dissiper la vision du monde souterrain. Devant moi, par la porte ouverte du pavillon que j’habite à Fischhausen, s’ouvrait le beau jardin botanique, inondé du soleil de juin ; une fauvette chantait dans un syringa grandiflora, et le bouvreuil favori de ma cousine vint se poser sur mon épaule.

Avant de franchir la porte du pavillon, je jetai

derrière moi un regard étonné et craintif. Je vis l’abîme se remplir de ténèbres. La lumière électrique s’éteignait. Les gemmes colossales ne jetaient plus que quelques étincelles rougeâtres dans l’obscurité, et je vis ramper quelque chose d’informe et de sanglant qui me parut être le corps mutilé de Nasias essayant de rassembler ses membres épars et d’étendre vers moi, pour me retenir, une main livide détachée de son bras.

Laura passa sur mon front, baigné d’une sueur froide, son mouchoir parfumé qui me rendit la vie et me donna la force de la suivre.

En traversant le jardin, je me sentis aussi ingambe et aussi reposé que si je n’eusse pas fait huit ou dix mille lieues depuis la veille. Laura me fit entrer dans le salon de l’oncle Tungsténius, où je fus reçu à bras ouverts par un bon gros homme rubicond, ventru, et de la plus bienveillante figure.

― Embrasse donc mon père, me dit Laura, et demande-lui ma main.

― Ton père ! m’écriai-je hors de moi. C’est donc là le véritable Nasias ?

― Nasias ? dit le gros homme en riant. Est-ce un compliment ou une métaphore ? Je ne suis pas érudit, je t’en avertis, mon cher neveu ; mais je suis un brave homme. J’ai fait honnêtement mon petit commerce ambulant d’horlogerie, de joaillerie et d’orfèvrerie. J’y ai gagné de quoi établir ma fille et lui donner le mari qu’elle aime. Je vais me fixer dans la maison de campagne où vous avez été élevés ensemble, et où vous viendrez me voir le plus souvent que vous pourrez, et tous les ans, j’espère, aux vacances. Aime-moi un peu, aime beaucoup ma fille, et appelle-moi papa Christophe, puisque c’est mon unique et véritable nom. Il est moins sonore que celui de Nasias peut-être ; mais je ne te cache pas que je l’aime mieux, je ne sais pas pourquoi.

Je serrai dans mes bras cet homme excellent qui m’acceptait pour gendre, jeune, pauvre, encore sans état, et, dans l’élan de ma reconnaissance, je songeai à lui offrir un diamant gros comme mes deux poings qu’avant de quitter l’abîme polaire j’avais machinalement détaché du roc et mis dans ma poche. Ce diamant, d’une grosseur insignifiante eu égard aux proportions du gisement, représentait dans le monde où nous vivons un échantillon sans pareil et une fortune sans rivale. J’étais si ému, que je ne pouvais parler ; mais je tirai ce trésor de ma poche et le plaçai dans les mains de mon oncle en les serrant avec les miennes, pour lui faire comprendre que j’entendais tout partager avec lui sans compter.

― Qu’est-ce que cela ? dit-il.

Et, comme il ouvrait les mains, je reconnus en rougissant que c’était la boule de cristal taillé placée comme ornement au bout de la rampe d’escalier de mon pavillon.

― Ne le croyez pas fou, dit Laura à son père. Ceci est une abjuration symbolique et solennelle de certaines fantaisies qu’il veut bien me sacrifier.

En parlant ainsi, la généreuse Laura prit le cristal et le brisa en mille pièces contre l’appui extérieur de la croisée. Je la regardai, et je vis qu’elle m’examinait avec une certaine inquiétude.

― Laura ! m’écriai-je en la pressant sur mon cœur, le charme funeste est détruit ; il n’y a plus de cristal entre nous, et le véritable attrait commence. Je te vois plus belle que je ne t’ai jamais vue en rêve, et je sens que c’est avec tout mon être que je t’aime désormais.

Mon oncle Tungsténius et Walter vinrent bientôt me féliciter du choix que Laura, au moment d’être engagée avec un autre, avait bien voulu faire de moi.

J’appris d’eux que, la veille, mon chagrin avait décidé ma cousine à se prononcer, et que, dès les premiers mois, elle avait dit à son père sa préférence pour moi. À peine arrivé, le bonhomme Christophe, rencontré effectivement par moi dans la galerie minéralogique, mais si étrangement travesti en Persan dans mon imagination, avait été mis au courant de nos secrets de cœur. Ignorant ce qui se passait entre Laura et lui, je m’étais retiré fort troublé dans ma chambre, où, après avoir vainement essayé de me calmer en lisant alternativement un conte des Mille et une Nuits et la relation du voyage de Kane dans les mers polaires, j’avais écrit sous l’influence du délire pendant plusieurs heures. Dans la matinée, Walter et Laura, inquiets de la manière dont je les avais quittés la veille et de ma lumière qui brûlait encore, étaient venus alternativement et tous deux ensemble m’appeler et me regarder à travers ma porte vitrée, qu’ils s’étaient décidés enfin à enfoncer au moment où j’entendis Nasias s’abîmer dans le lac de verre volcanique avec un bruit si étrange et si réel. Walter, n’étant nullement jaloux de l’affection de Laura pour moi, m’avait laissé seul avec elle, et elle avait réussi à m’arracher doucement à l’hallucination.

En rentrant dans ma chambre, je vis effectivement sur mon bureau un amas de feuilles volantes griffonnées en tout sens et fort peu lisibles. J’ai réussi à les remettre en ordre, et, m’efforçant, autant que ma mémoire me l’a permis, d’en remplir ou d’en expliquer les lacunes, j’en ai fait hommage à ma chère femme, qui les relit quelquefois avec plaisir, excusant mes extravagances passées en faveur de ma fidélité à son image, que j’avais gardée sereine et pure jusque dans mes rêves.

Marié, depuis deux ans, je n’ai pas cessé de m’instruire, et j’ai appris à parler. Je suis professeur de géologie en remplacement de mon oncle Tungsténius, dont le bégaiement s’est à ce point aggravé, qu’il a renoncé à son enseignement oral et m’a obtenu sa survivance. Aux vacances, nous ne manquons pas d’aller, avec lui et Walter, rejoindre l’oncle Christophe à la campagne. Là, au milieu des fleurs qu’elle aime passionnément, Laura, devenue botaniste, me demande quelquefois en riant des détails sur la flore de l’île polaire ; mais elle ne me fait plus la guerre sur mon amour pour le cristal, puisque j’ai appris à l’y voir telle qu’elle est, telle que désormais je la vois toujours.


Ici, M. Hartz ferma son manuscrit et il ajouta verbalement :

― Vous me demanderez peut-être comment, de professeur de géologie, je suis devenu marchand de cailloux. Cela peut se résumer en quelques mots. Le duc régnant de Fischhausen, qui aimait et protégeait la science, trouva un beau matin que la plus belle science était l’art de tuer les animaux. Ses favoris lui persuadèrent que, pour être un grand prince, un souverain véritable, il fallait dépenser la meilleure part de son revenu en prouesses cynégétiques. Dès lors, la géologie, l’anatomie comparée, la physique et la chimie furent reléguées à l’arrière-plan, et les pauvres savants eurent des appointements si minces et des encouragements si décourageants, qu’il nous devint impossible de nourrir nos familles. Ma chère Laura, à qui je compte vous présenter tout à l’heure, m’ayant donné plusieurs enfants, et mon beau-père m’engageant à ne pas les laisser mourir de faim, j’ai dû quitter la docte ville de Fischhausen, désormais retentissante des instructives fanfares de la chasse et des salutaires clameurs des chiens courants. Je suis venu m’établir ici, où, grâce au bon papa Christophe, j’ai pu acquérir le fonds que j’exploite et me livrer à un commerce assez lucratif, sans renoncer à des études et à des préoccupations qui me sont toujours chères.

Vous voyez donc en moi un homme qui a heureusement doublé le cap des illusions et qui ne se laissera plus prendre aux prestiges de sa fantaisie, mais qui n’est pas trop fâché d’avoir traversé cette phase délirante où l’imagination ne connaît pas d’entraves, et où le sens poétique réchauffe en nous l’aridité des calculs et l’effroi glacial des vaines hypothèses…

J’eus le plaisir de dîner avec la divine Laura du bon M. Hartz. Elle n’avait plus rien de transparent dans sa personne : c’était une ronde matrone entourée de fort beaux enfants, devenus son unique coquetterie ; mais elle était fort intelligente : elle avait voulu s’instruire pour ne pas trop déchoir du cristal où son mari l’avait placée, et, quand elle parlait, il y avait dans son œil bleu un certain éclat de saphir qui avait beaucoup de charme et même un peu de magie.