Laure d’Estell (1864)/26

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 116-120).
◄  XXV
XXVII  ►


XXVI


Ma Juliette avait raison, sir James est amoureux, elle n’est dans l’erreur que sur l’objet de son amour.

Cet après-dîner, profitant du peu de jour qu’il faisait encore pour prendre l’air, pendant que Lucie allaitait son fils, je suis allée dans un endroit du bois où je présumais qu’Emma devait être ; ne l’y trouvant pas, je m’assis sur un banc, et sans m’apercevoir du froid qu’il faisait, j’allais me livrer à mes tristes rêveries, quand tout à coup mon oreille fut frappée par le son d’une voix qui ne m’était pas inconnue ; elle semblait venir du côté de la petite chaumière. Voici ce que j’entendis :

— Avez-vous bien consulté votre cœur, Jeannette, avant de prendre un parti qui doit désespérer celui qui vous aime ? Est-il possible que vous n’éprouviez pas le regret de lui refuser le prix dû à sa constance, après l’avoir flatté de vous posséder, et cela pour une légère faute. Ah ! vous êtes incapable de cette injustice et j’obtiendrai son pardon.

— Ah ! milord, que me demandez-vous ? répondit Jeannette en pleurant, je suis bien à plaindre !

— Je crus en avoir déjà trop entendu, et je ne poussai pas l’indiscrétion plus loin. Le ton de sir James, les pleurs de Jeannette, et le souvenir de l’éloge qu’il m’en avait fait, suffirent pour m’éclairer. Je revins au château, en réfléchissant sur cette aventure qui ne me fut pas difficile à expliquer. Sir James a été trompé par une femme du grand monde, il les croit toutes perfides, cependant son cœur éprouve le besoin d’aimer, et pour se garantir d’une nouvelle trahison, il adresse ses vœux à l’être qui lui paraît le plus innocent ; puisse-t-il ne pas s’abuser encore ? Mais ce que je ne conçois pas aussi facilement, c’est le genre de séduction auquel il s’abaisse : a-t-il le projet d’unir cette petite fille à son sort ? Cela n’est pas probable, et s’il ne désire que sa possession, aura-t-il l’infamie de l’acheter au prix du déshonneur d’une famille entière ? Cette action s’accorde bien peu avec celles que je lui ai vu faire, et qui lui ont acquis mon estime ; mais tout est contraste dans le monde, l’âme la plus vertueuse est susceptible d’un instant d’égarement qui la conduit souvent au crime, pour la livrer ensuite à d’éternels remords, et l’amour offre bien des exemples de cette vérité ! Sir James n’a pas conçu le dessein de perdre Jeannette, mais il y parviendra sans s’en apercevoir. Il faudrait qu’un ami lui fît pressentir ce danger ; je crois le connaître assez pour être sûre qu’étant averti, il tenterait lui-même de guérir son amour ; j’ai presque envie d’en parler à Lucie, ses conseils le ramèneraient à la raison, et j’éprouverais une certaine félicité à lui sauver des regrets plus douloureux encore que ses peines actuelles. Cependant il pourrait m’en vouloir de trahir son secret, et après tout ce qu’il m’a dit de son amitié pour moi, je me croirais ingrate en l’offensant de cette manière. Je sens que je n’aurais pas le courage de braver son ressentiment, lors même qu’il le faudrait pour son intérêt. Ne vas pas croire que je m’aveugle sur la faiblesse de ce sentiment, il est le fruit de l’égoïsme ; car si l’estime et la bienveillance de sir James ne m’étaient pas plus chères que son bonheur, je ne penserais point ainsi ; je sais que cette considération est coupable, et toutefois je ne saurais la surmonter.

J’ai commencé le portrait de Lucie. Elle me dit, il y a quelques jours, qu’elle regrettait de n’avoir pas fait faire, pendant son séjour à Paris, une copie de celui qu’à M. de Savinie, pour le donner à son frère le jour de sa fête. Heureuse de faire une chose agréable pour elle, je lui proposai de l’entreprendre, en lui faisant promettre de le jeter au feu si je ne réussissais pas à le peindre d’une manière passable. Elle a accepté cette convention ; je vais m’appliquer à la ressemblance, elle se fait déjà remarquer, et si je parviens à la rendre parfaite, jamais ouvrage ne m’aura tant causé de satisfaction. Les heures où sir James est occupé, sont celles de nos séances ; il ne se doute pas de la surprise que nous lui ménageons. S’il allait y être peu sensible ! Cela m’étonnerait car il aime tendrement sa sœur ; mais cette tendresse diffère tant de celle de l’amour ! Tout ce qui ne tient pas à cette passion n’est qu’accessoire aux yeux d’un amant. Il semble que l’habitude des émotions violentes ôte à l’âme les moyens de se livrer aux sensations plus douces ; les bienfaits de l’amitié sont si peu de chose en comparaison des faveurs de l’amour, qu’un regard de Jeannette lui plaira sûrement davantage que le don de Lucie et le mien.

J’attribue à la saison le surcroit de mélancolie que j’éprouve ; ces arbres dépouillés, ces champs desséchés par le froid, cette campagne déserte ; tout annonce le sommeil de la nature, et ce spectacle a quelque chose de triste qui doit influer sur tous les êtres organisés délicatement. À la ville ce temps est celui des plaisirs, on ne s’y aperçoit pas de la rigueur des frimats ; les malheureux qui en souffrent, osent à peine importuner les riches de leurs plaintes, et souvent, pour un bal, les fenêtres du premier sont ouvertes, dans la même maison où des infortunés se meurent de froid et de faim. Mais combien de gens n’ont jamais fait cette réflexion ! Ils s’amusent, c’est assez ; et quand tout s’empresse à servir leur plaisir, quand tout ce qui les entoure en présente l’image, pourquoi le troubleraient-ils par le souvenir des maux qu’ils n’ont jamais tenté de soulager !

Adieu.