Leçons sur l’intégration et la recherche des fonctions primitives (première édition)/Chapitre V

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CHAPITRE V.

LA RECHERCHE DES FONCTIONS PRIMITIVES.



I. — L’intégrale indéfinie.

Soit une fonction bornée intégrable définie dans  ; la fonction

est l’intégrale indéfinie de .

En appliquant le théorème de la moyenne on voit que l’intégrale indéfinie de est une fonction continue, à variation bornée[1], et qu’elle admet pour dérivée en tous les points où est continue.

Que se passe-t-il si n’est pas continue en  ? Alors il se peut qu’il y ait une dérivée égale à , c’est le cas pour si est nulle pour quelconque, et égale à 1 quand est l’inverse d’un entier ; il se peut qu’il y ait une dérivée différente de , c’est le cas pour quand est partout nulle sauf pour  ; il se peut qu’il n’y ait pas de dérivée, c’est le cas pour quand pour et [2].

Ainsi l’intégration peut conduire à des fonctions n’ayant pas partout une dérivée. Cette conséquence a été signalée par Riemann qui a appelé l’attention sur l’intégrale indéfinie de la fonction

[3].

Cette intégrale indéfinie admet pour dérivée quand n’est pas de la forme .

Supposons et faisons tendre vers par valeurs croissantes, on a vu que tend vers donc, d’après le théorème de la moyenne, il en est aussi de même de .

Au contraire, ce rapport tendra vers si l’on fait tendre vers par valeurs décroissantes ; donc n’a pas de dérivée pour les valeurs de la forme .

C’est le premier exemple que l’on ait connu d’une fonction n’admettant pas, en général, une dérivée. On connaissait bien des fonctions, celle de Cauchy, par exemple, , qui, en certains points, n’avaient pas de dérivée ; mais ces points étaient exceptionnels, ils ne formaient jamais un ensemble partout dense ; dans l’exemple de Riemann, au contraire, il y a des points sans dérivée dans tout intervalle. Le principe de condensation des singularités nous donnera autant d’exemples que nous le voudrons de fonctions analogues à celles de Riemann ; si les sont tous les nombres rationnels, est une ces fonctions.

L’intégration fournit des fonctions qui n’ont pas toujours une dérivée. Par une méthode toute différente, Weierstrass a construit une fonction n’ayant jamais de dérivée[4] ; il est évident que l’intégration ne peut pas donner de telles fonctions : Les points en lesquels une intégrale indéfinie n’admet pas de dérivée forment un ensemble de mesure nulle, puisque ces points appartiennent à l’ensemble des points de discontinuité de la fonction intégrée .

Lorsqu’une fonction est bornée, mais non intégrable, on peut lui attacher les deux intégrales indéfinies par excès et par défaut

,.

Ces deux fonctions sont continues, à variation bornée, et admettent pour dérivée en tous les points où est continue[5].

À la notion d’intégrale indéfinie se rattache une généralisation importante de l’intégrale définie.

Si une fonction définie dans est non intégrable dans mais intégrable dans tout intervalle intérieur à , on peut espérer définir une intégrale dans en posant en principe la continuité de l’intégrale indéfinie et en appliquant les méthodes de Cauchy.

On voit facilement que les conditions supposées ne sont jamais réalisées si est bornée. Mais, si n’est pas bornée, on peut être conduit par la méthode de Cauchy à un nombre déterminé ; il en sera ainsi en particulier si, autour de et , est inférieure à une fonction d’ordre d’infinitude déterminé, inférieur à 1[6].

On peut refaire au sujet de l’intégrale de Riemann tous les raisonnements faits au sujet de l’intégrale de Cauchy et des procédés de Cauchy-Dirichlet ; je n’insiste pas sur ce point[7].


II. — Les nombres dérivés.

L’intégration s’applique à des fonctions qui ne sont pas des fonctions dérivées. Une fonction nulle partout, sauf pour , n’est pas une fonction dérivée, puisque sa fonction primitive, si elle existait, devrait être continue, constante pour positif, et pour négatif, donc toujours constante et cependant sa dérivée ne serait pas nulle pour . Ceci montre que les notions d’intégrale indéfinie et de fonction primitive sont différentes.

Il semble que l’on ait admis pendant longtemps que la première de ces notions comprend la seconde et que, par suite, l’intégration permet toujours de résoudre le problème de la recherche des fonctions primitives. En tout cas, au lieu de s’occuper de ce problème, on a étudié quels services pouvait rendre l’intégration dans la résolution de problèmes, généralisations, en des sens divers, du problème des fonctions primitives.

Pour l’étude de ces problèmes il nous sera utile de connaître quelques propriétés des nombres dérivés.

Soit une fonction continue[8], prenons le rapport

 ;

et faisons tendre vers zéro. Si nous assujettissons à ne prendre que des valeurs négatives, la plus petite et la plus grande des limites du rapport sont les deux nombres dérivés à gauche au point . Ces deux nombres, qui ont été définis et étudiés par P. du Bois-Reymond et Dini, sont encore appelés les extrêmes oscillatoires antérieurs. La plus petite limite est le nombre dérivé inférieur à gauche, la plus grande limite est le nombre dérivé supérieur à gauche.

En donnant à des valeurs positives on définit les deux nombres dérivés à droite ou extrêmes oscillatoires postérieurs.

Ces quatre nombres, qui ne sont pas nécessairement finis, se notent

,,, ;

si l’on veut rappeler la fonction et la valeur dont il s’agit on écrit , [9].

La signification géométrique de ces nombres est simple. Soit la courbe , considérons l’arc de cette courbe correspondant à l’intervalle  ; supposons-le positif. Toutes les droites joignant à un point quelconque de sont toutes les droites d’un certain angle . Faisons tendre vers zéro, l’angle varie de telle manière que, pour la valeur , il contient tous les angles correspondant aux valeurs inférieures à .

Ceci suffit pour qu’on en conclue l’existence de droites limites , pour et . Les coefficients angulaires de ces deux droites limites sont les nombres dérivés à droite.

On pourra faire la figure pour la courbe  ; pour les deux nombres dérivés inférieurs sont égaux à −1 et les deux nombres dérivés supérieurs sont égaux à +1. Pour cette courbe l’angle est fixe. Au contraire, il varie pour la fonction

,

qui admet les mêmes nombres dérivés que la précédente pour .

Les nombres dérivés peuvent remplacer dans certaines études les dérivées ordinaires. Dans l’étude de la variation d’une fonction par exemple : si les nombres dérivés sont tous quatre positifs, la fonction est croissante ; si les deux nombres dérivés postérieurs sont positifs, la fonction est croissante à droite ; si les deux dérivés postérieurs sont positifs et les deux antérieurs négatifs, la fonction admet un minimum pour  ; si les deux nombres dérivés à droite sont de signes contraires, la fonction n’est ni croissante ni décroissante à droite de , mais si l’un des deux est nul on ne peut plus rien dire.

Lorsque on dit que la fonction admet une dérivée à droite, égale à  ; si , la valeur de est dérivée à gauche.

Si , la fonction a une dérivée égale à . Cette définition est identique à la définition classique, sauf le cas où [10].

Faisons une application de ces définitions à l’intégrale. Le théorème de la moyenne donne

,

si est l’une quelconque des trois intégrales indéfinies et si et sont les limites inférieure et supérieure de dans  ; on peut même supposer que est exclu de l’intervalle .

Si nous faisons tendre vers par valeurs plus petites que , nous voyons que le nombre dérivé supérieur à gauche pour d’une des intégrales indéfinies d’une fonction bornée , est au plus égal à la limite supérieure de à gauche de et le nombre dérivé inférieur de à gauche est au moins égal à la limite inférieure de , à gauche de .

Supposons que existe, alors les deux limites de à gauche de sont , donc : quand existe, l’une quelconque des intégrales indéfinies de la fonction bornée admet, pour , une dérivée à gauche égale à .

On raisonne de même pour les nombres dérivés et la dérivée à droite.

La fonction de Riemann , n’admettant que des points de discontinuité de première espèce, conduit à une intégrale indéfinie qui a, en tout point, une dérivée à droite et une dérivée à gauche déterminée. C’est en somme l’existence de ces dérivées à droite et à gauche qui a été démontrée à la page 65.

Si et existent et sont égales, l’intégrale de admet la valeur commune de et pour dérivée, quand , quel que soit le nombre .

Il existe pour les nombres dérivés une proposition analogue au théorème des accroissements finis[11] :

Si et sont les limites supérieure et inférieure de l’un quelconque des quatre nombres dérivés de la fonction dans , on a

.

Je suppose que et soient relatifs à et je vais démontrer seulement qu’il existe des valeurs de au moins égales à

.

J’adopte pour cela le langage géométrique parce qu’il me paraît plus expressif ; on le traduira facilement si l’on veut en langage analytique.

La propriété est évidente si la courbe qui représente se réduit à la corde joignant ses extrémités (fig. 2).

S’il n’en est pas ainsi et s’il existe des points de la courbe au-dessus Fig. 2.
Figure 2 : Théorème des accroissements finis.
de (c’est-à-dire du côté de ), je déplace la droite parallèlement à elle-même en de manière qu’elle coupe .

Au-dessus de il y a des arcs de , soit l’un d’eux. Au point de , et sont évidemment supérieurs ou au moins égaux au coefficient angulaire de , c’est-à-dire à et la propriété est démontrée dans ce cas.

Enfin si n’a pas de point au-dessus de (fig. 3), je déplace parallèlement à elle-même vers , et soit la dernière Fig. 3.
Figure 3 : Théorème des accroissements finis.
position dans laquelle elle ait des points communs avec . Si est l’un quelconque de ces points, en ce point et sont au moins égaux à  ; la propriété est démontrée dans tous les cas.

Du théorème précédent il résulte que les quatre nombres dérivés ont la même limite supérieure et la même limite inférieure dans tout intervalle.

Comparons, en effet, les limites supérieures et de et . Puisque a pour limite et que est la limite de rapports , où et appartiennent à l’intervalle considéré , on peut trouver et dans tels que soit supérieur à . Le maximum de dans , donc dans , est par suite au moins égal à . Ceci suffit pour démontrer que et sont égaux.

La valeur commune de et est en même temps la limite supérieure du rapport .

La propriété énoncée pour les limites supérieure et inférieure dans un intervalle entraîne la même propriété pour les limites supérieure et inférieure en un point ; en particulier, si pour l’un des nombres dérivés ces deux limites sont égales, il en est de même pour les autres, ce qui s’énonce : Si en un point l’un des nombres dérivés est continu, il en est de même des trois autres nombres dérivés et de plus la fonction admet une dérivée pour .

Voici une autre conséquence évidente : si les quatre nombres dérivés sont bornés, ils admettent la même intégrale supérieure et la même intégrale inférieure ; si l’un d’eux est intégrable, tous le sont et ils ont même intégrale.

Dans le cas des dérivées le théorème de Rolle[12] est un cas particulier du théorème des accroissements finis ; dans le cas des nombres dérivés le théorème analogue au théorème de Rolle peut s’énoncer ainsi : Si la fonction continue s’annule pour et , les limites des nombres dérivés dans sont, ou toutes deux nulles, ou toutes deux différentes de zéro et de signes contraires.

Cet énoncé se justifie en remarquant que si n’est pas constant, prend des valeurs positives et des valeurs négatives.

On peut aussi dire : si la fonction continue , non constante dans , s’annule pour et , il existe des points de pour lesquels les deux nombres dérivés à droite (ou à gauche) sont positifs et non nuls et d’autres points où ils sont négatifs et non nuls.

La réciproque peut s’énoncer sous la forme suivante : si l’on sait que les deux nombres dérivés à droite (ou à gauche) de ne sont jamais tous deux de même signe, est une constante[13].

Parmi les fonctions continues il faut remarquer les fonctions à nombres dérivés bornés qui possèdent beaucoup des propriétés des fonctions dérivables. Cette classe de fonctions comprend les intégrales indéfinies. Les fonctions à nombres dérivés bornés sont celles pour lesquelles on a toujours

,

est un nombre fixe. Cette inégalité, connue sous le nom de condition de Lipschitz, intervient dans presque tous les raisonnements sur l’existence des solutions des équations différentielles. Ceci montre l’importance pratique des fonctions à nombres dérivés bornés.

Nous reviendrons au Chapitre VII sur l’étude de ces fonctions ; pour le moment il suffira d’en signaler une propriété immédiate :

Une fonction à nombres dérivés bornés et inférieurs en valeur absolue à est à variation bornée, sa variation totale étant au plus dans un intervalle d’étendue .

Soit maintenant une courbe rectifiable

,,,

définie dans , et soit son arc de à .

L’équation peut être résolue en quand est dans l’intervalle et n’admet qu’une solution, sauf le cas où , , seraient constantes à la fois dans un intervalle. Sauf dans ce cas, est une fonction croissante bien déterminée,

,,

représentent la courbe donnée et les fonctions de sont des fonctions continues à nombres dérivés au plus égaux à 1.

L’étude des courbes rectifiables, et par suite celle des fonctions à variation bornée, est donc intimement liée à l’étude des fonctions à nombres dérivés bornés. Nous aurons l’occasion de nous servir de cette remarque.

Il existe d’ailleurs des fonctions continues à variation bornée et à nombres dérivés non bornés, la fonction en est un exemple.


III. — Fonctions déterminées par un de leurs nombres dérivés.

Revenons à la recherche des fonctions primitives. Le problème :

A. Trouver une fonction dont la dérivée soit une fonction donnée,

n’admet pas en général de solution. Aussi le remplace-t-on par deux autres :

B. Reconnaître si une fonction donnée est une fonction dérivée.

C. Trouver une fonction connaissant sa dérivée.

À ces problèmes correspondent les suivants :

A′. Trouver une fonction dont le nombre dérivé supérieur à droite (ou l’un des autres nombres dérivés) est donné.

B′. Reconnaître si une fonction donnée est le nombre dérivé supérieur à droite d’une fonction inconnue.

C′. Trouver une fonction connaissant son nombre dérivé supérieur à droite.

Nous allons d’abord préciser l’indétermination de la solution du problème C′ en démontrant qu’une fonction est déterminée, à une constante additive près, quand on connaît la valeur finie de l’un des nombres dérivés pour chaque valeur de la variable.

Soient, en effet, deux fonctions et ayant en chaque point le même nombre dérivé supérieur à droite. Nous avons, par hypothèse,

et aussi

,

comme on le voit en se reportant à la définition géométrique ou analytique des nombres dérivés. Cette définition fournit aussi l’inégalité

,

dans laquelle le terme du milieu est nul.

La fonction n’a donc jamais ses deux nombres dérivés à droite différents de zéro et de même signe, elle est constante.

Notre proposition est démontrée. La démonstration ne suppose pas que la fonction soit à nombres dérivés bornés, mais elle suppose que le nombre dérivé donné est fini, sans quoi le terme du milieu, dans l’inégalité qui nous a servi, n’aurait aucun sens.

Il serait très intéressant de savoir si, dans tous les cas, une fonction est déterminée, à une constante additive près, par l’un de ses nombres dérivés ; cette question n’a pas encore été tranchée, même dans la cas de la dérivée ordinaire, si l’on admet qu’une dérivée peut être infinie : on sait que deux fonctions, qui ont toujours la même dérivée, ne diffèrent que par une constante lorsque cette dérivée est finie ; pour le cas général on ne sait rien.

On peut cependant étendre le résultat précédent à certains nombres dérivés non toujours finis, quand l’ensemble des points où le nombre dérivé est infini est assez simple. Par exemple, si le nombre fini est donné pour toute valeur de la variable, sauf pour les points d’un ensemble , la fonction continue est déterminée à une constante additive près dans tout intervalle contigu à  ; donc il en est aussi de même dans tout intervalle si est réductible, comme on le voit en reprenant les raisonnements employés au Chapitre I, à l’occasion des recherches de Cauchy et Dirichlet.

Nous aurons un résultat analogue toutes les fois que nous connaîtrons un ensemble solution de l’un des problèmes suivants :

D. En quel ensemble de points suffit-il de connaître la dérivée finie d’une fonction pour que cette fonction soit déterminée à une constante additive près ?

D′. En quel ensemble de points suffit-il de connaître la valeur finie du nombre dérivé supérieur à droite d’une fonction pour que cette fonction soit déterminée à une constante additive près ?

Nous venons de citer une famille d’ensembles répondant à la question : les ensembles réductibles ; on doit à Ludwig Scheeffer une solution plus générale :

Une fonction est déterminée, à une constante additive près, quand on connaît pour chaque valeur de , sauf peut-être pour celles d’un ensemble dénombrable , la valeur finie du nombre dérivé supérieur à droite de cette fonction.

Soient et les deux fonctions ayant en général le même nombre dérivé supérieur à droite fini ; nous allons démontrer que l’on a toujours

,

et pour cela nous démontrerons que l’égalité

(1)

est différent de zéro est impossible. Il suffit de considérer le cas où est positif, puisque l’autre cas se réduit à celui-là par le changement de et  ; de même on peut supposer .

Considérons la fonction

,

dans laquelle est une constante telle que

.

Alors

, ;

la fonction étant continue s’annule entre et  ; soit la plus grande des valeurs comprises entre et qui annule . On a évidemment

.

On peut conclure de là que est un point de .

En effet, nous avons démontré, p. 74, que pour tout point n’appartenant pas à , on a

 ;

donc pour ces points on a

.

À chaque valeur de l’intervalle correspond ainsi un point de . Mais, si et sont différents, et le sont, car l’égalité

entraîne

et est différent de .

Donc, pour que l’égalité (1) soit possible, il faudrait que ait la puissance du continu[14].

Une conséquence de cette propriété, signalée par Ludwig Scheeffer, est qu’une fonction est déterminée quand on connaît sa dérivée pour toutes les valeurs irrationnelles. Mais une fonction n’est pas déterminée quand on connaît, pour chaque valeur rationnelle de , la valeur finie de sa dérivée. Pour le prouver, soient les nombres rationnels positifs. Traçons un intervalle de longueur incommensurable, ayant comme milieu. Soit le premier des ne faisant pas partie de  ; traçons un intervalle de longueur incommensurable, de milieu et n’empiétant pas sur . Si est le premier des qui ne fait partie ni de , ni de , est le milieu d’un intervalle incommensurable n’empiétant ni sur , ni sur , et ainsi de suite.

La fonction , égale à la somme des longueurs des intervalles et des parties d’intervalles , compris entre 0 et , est une fonction continue croissante de , qui admet +1 comme dérivée pour toutes les valeurs rationnelles de . Et cependant cette fonction n’est pas nécessairement de la forme , puisque est la somme des longueurs des , somme qui a telle valeur positive que l’on veut.

La fonction continue n’est pas constante et dans tout intervalle il existe des points où sa dérivée est nulle.

C’est à l’occasion d’une fonction dont la dérivée s’annule dans tout intervalle que Ludwig Scheeffer a entrepris ses recherches sur la détermination d’une fonction par ses nombres dérivés.

Comme fonctions dont la dérivée s’annule dans tout intervalle nous pouvons encore citer la fonction , p. 13, la fonction , p. 55.

La démonstration précédente est assez artificielle, en voici une autre :

Les deux fonctions et ayant même en tout point, sauf peut-être aux points de , la fonction a, en tout point n’appartenant pas à , un positif ou nul et un négatif ou nul. Si est un tel point, faisons-lui correspondre le plus grand intervalle tel que l’on ait

.

Supposons les points de rangés en suite simplement infinie, . À faisons correspondre le plus grand intervalle tel que l’on ait

.

Chaque point de est maintenant l’origine d’un intervalle attaché à ce point ; nous pouvons couvrir , à partir de , à l’aide d’une chaîne d’intervalles , p. 63. Servons-nous de ces intervalles pour calculer , nous trouvons que cette quantité est au plus égale à

 ;

or est quelconque, donc  ; et, puisque ce raisonnement pourrait être employé pour une partie quelconque de , la fonction est constante.

Ce mode de démonstration conduit à un autre résultat. Supposons que soit, non plus nécessairement dénombrable, mais seulement de mesure nulle. Cela veut dire que les points de peuvent être recouverts à l’aide d’une infinité dénombrable d’intervalles dont la somme des longueurs est aussi petite que l’on veut.

L’intervalle attaché à un point ne faisant pas partie de a été défini. À un point de nous faisons maintenant correspondre, comme intervalle , l’intervalle dont l’origine est et dont l’extrémité est l’extrémité de l’intervalle contenant .

Nous recouvrons à partir de à l’aide d’une chaîne d’intervalles et  ; cette chaîne donne, comme limite supérieure de l’accroissement de dans , le nombre augmenté de la somme des accroissements de dans les intervalles . La somme des longueurs des est plus petite que la somme relative aux , donc elle est aussi petite que l’on veut. Cela ne permet pas d’en conclure en général que la somme correspondante des accroissements de est aussi petite que l’on veut ; mais si et ont des nombres dérivés inférieurs en valeur absolue à , cette somme est inférieure à . Ainsi :

Une fonction , à nombres dérivés bornés, est déterminée, à une constante additive près, quand on connaît son nombre dérivé supérieur à droite, pour toute valeur de , sauf pour celles d’un ensemble de mesure nulle.

Cet énoncé ne nous fournit aucun renseignement relativement à l’indétermination du problème C′ quand le nombre dérivé donné n’est pas borné, puisque est supposé à nombres dérivés bornés. Cette restriction est d’ailleurs nécessaire : la fonction , page 55, n’est pas une constante, elle a sa dérivée nulle partout, sauf peut-être aux points de qui est de mesure nulle.

Les théorèmes précédents peuvent être avantageusement transformés ; pour ces transformations j’utiliserai une généralisation heureuse de la notion de limite inférieure et supérieure qui est due à M. Baire[15].

Soit une fonction  ; la limite supérieure de , dans un intervalle , est un nombre tel que l’ensemble , formé des points de tels que soit supérieure à , existe dès que est inférieur à , tandis qu’il ne contient aucun point pour  ; la limite inférieure de dans l’intervalle peut se définir de même.

Il existe de même un nombre tel que l’ensemble est dénombrable pour et ne l’est pas pour . Ce nombre est appelé par M. Baire la limite supérieure de dans , quand on néglige les ensembles dénombrables.

Cet exemple suffira pour faire comprendre ce qu’il faudra entendre par la limite supérieure ou inférieure, dans un intervalle ou en un point, d’une fonction quand on néglige les ensembles dénombrables, ou les ensembles non denses, ou les ensembles de mesure nulle. Si, en négligeant certains ensembles, on obtient des limites inférieure et supérieure égales, on pourra dire, qu’à ces ensembles près, la fonction est continue.

Ces définitions posées, voici les deux propositions que j’avais en vue : Les limites inférieure et supérieure d’un nombre dérivé sont les mêmes, que l’on néglige ou non les ensembles dénombrables.

Les limites inférieure et supérieure d’un nombre dérivé fini sont les mêmes, que l’on néglige ou non les ensembles de mesure nulle.

Je démontre, par exemple, la première de ces deux propositions. Si les limites supérieures et d’un nombre dérivé , obtenues en tenant compte puis sans tenir compte des ensembles dénombrables, sont inégales, et si est un nombre fini compris entre et , le nombre dérivé est négatif, sauf pour les points d’un ensemble dénombrable pour lesquels il est positif. Or il suffit de reprendre, en le modifiant légèrement, l’un ou l’autre des deux raisonnements qui nous ont conduits au théorème de Scheeffer, pour voir que cela est impossible.


IV. — Recherche de la fonction dont un nombre dérivé est connu.

Nous allons essayer de résoudre les problèmes B′ et C′ dans le cas où la fonction , donnée comme , est bornée.

Divisons l’intervalle positif en intervalles partiels. Dans les limites inférieure et supérieure de sont et , donc on a, si est la fonction cherchée telle que

,
.

Si nous faisons la somme des inégalités analogues, relatives aux intervalles partiels, nous avons, en faisant tendre ces intervalles vers zéro,

.

De cette inégalité il résulte en particulier que : si l’un des nombres dérivés d’une fonction est intégrable, auquel cas les trois autres le sont aussi et ont même intégrale, son intégrale indéfinie est de la forme  ; et cet énoncé, plus particulier encore : lorsqu’une dérivée est intégrable, il y a identité entre ses fonctions primitives et ses intégrales indéfinies.

Ces énoncés s’appliqueraient évidemment au cas où la fonction donnée deviendrait infinie au voisinage des points d’un ensemble réductible, à condition d’employer la généralisation de l’intégrale qui a été indiquée page 66.

Si nous tenons compte des théorèmes énoncés à la fin du Paragraphe précédent, nous voyons que si l’on connaît partout le nombre dérivé, sauf pour les valeurs d’un ensemble dénombrable, — ou si on le connaît partout, sauf pour les valeurs d’un ensemble de mesure nulle, et si l’on sait de plus qu’il est borné partout, — on peut encore appliquer les théorèmes précédents, à condition d’étendre les intégrales qui y figurent à l’ensemble dans lequel on connaît le nombre dérivé.

À cette remarque s’en rattache une autre plus importante. Le cas dans lequel nous savons résoudre le problème C′ est celui où le nombre dérivé donné est intégrable. Ce nombre dérivé a alors des points de continuité ; en ces points il y a une dérivée égale au nombre dérivé donné, et l’on connaît partout la dérivée de la fonction inconnue, sauf aux points de discontinuité, c’est-à-dire sauf aux points d’un ensemble de mesure nulle. Il suffirait de se servir des valeurs connues de la dérivée pour avoir la fonction. Le cas résolu du problème problème C′ se ramène donc en réalité au problème C.

Les raisonnements qui précèdent nous permettent de répondre aux questions B et B′ dans un cas important, celui où la fonction donnée est intégrable. Pour reconnaître, par exemple, si une fonction intégrable donnée est une dérivée exacte, on formera son intégrale indéfinie , puis on recherchera si l’on a

.

On a donc un procédé régulier de calcul permettant de reconnaître si est ou non une dérivée exacte. Il est vrai qu’il faut rechercher si une certaine expression a ou non la limite connue  ; mais une dérivée étant par définition une limite, il est peu probable qu’on puisse remplacer le procédé de calcul indiqué par un autre dans lequel on n’emploierait pas les limites.

Nous avons trouvé une condition nécessaire et suffisante pour qu’une fonction intégrable soit une dérivée ; elle ne se présente pas sous la forme que l’on donne habituellement à de telles conditions. Le plus souvent on énonce, comme condition nécessaire et suffisante pour l’existence d’un fait A, l’existence d’une propriété B qui accompagne toujours le fait A et est toujours accompagnée par lui ; mais, pour que l’on ait autre chose qu’une tautologie, il faut que l’on connaisse un procédé régulier de calcul permettant de savoir si l’on a ou non la propriété B. C’est ce procédé qui a été directement donné pour le cas qui nous occupe.

Si l’on tient à énoncer la condition nécessaire et suffisante trouvée sous la forme habituelle, on pourra, comme le fait M. Darboux, appeler valeur moyenne dans d’une fonction intégrable la quantité  ; puis on appelle valeur moyenne au point la limite, si elle existe, de la valeur moyenne dans , quand les nombres positifs et tendent vers zéro ; et l’on a l’énoncé suivant :

Pour qu’une fonction intégrable soit une fonction dérivée, il faut et il suffit qu’elle ait en tout point une valeur moyenne déterminée et qu’elle soit partout égale à sa valeur moyenne.


V. — L’intégration riemannienne considérée comme l’opération inverse de la dérivation.

Nous avons vu que l’on a généralisé de différentes manières le problème des fonctions primitives ; recherchons maintenant si l’une de ces généralisations permet de considérer l’intégration au sens de Riemann comme le problème inverse de la dérivation.

Si nous nous rappelons qu’une intégrale indéfinie admet comme dérivée la fonction intégrée en tous les points où celle-ci est continue, nous sommes conduits à nous poser, avec M. Volterra, le problème suivant : Rechercher une fonction continue qui admette une fonction bornée donnée pour dérivée en tous les points où est continue[16].

Ce problème est toujours possible, car les deux intégrales par défaut et par excès de répondent à la question. Mais il est en général indéterminé, c’est-à-dire que toutes ses solutions ne sont pas comprises dans une formule de la forme Lorsque n’est pas intégrable, le problème est toujours indéterminé. Si est intégrable, il se peut que le problème soit déterminé ; c’est le cas quand l’ensemble des points de discontinuité est réductible, mais il se peut aussi qu’il soit indéterminé. Il en est ainsi lorsque l’ensemble des points de discontinuité contient un ensemble parfait  ; nous avons appris, p. 13, à former une fonction continue non partout constante, mais constante dans tout intervalle contigu à  ; cette fonction, ajoutée à une fonction solution du problème proposé, donne une nouvelle solution de ce problème.

Ainsi notre problème comprend comme cas particulier le problème de l’intégration indéfinie riemannienne, mais il est plus vaste que ce dernier problème.

Proposons-nous maintenant de trouver une fonction à nombres dérivés bornés qui admette une fonction bornée donnée comme dérivée en tous les points où est continue.

Ce nouveau problème est toujours possible et admet encore pour solutions les deux intégrales de  ; mais, si est intégrable, il est déterminé, car la dérivée de la fonction à nombres dérivés bornés cherchée est connue partout, sauf aux points d’un ensemble de mesure nulle. Ce problème n’est donc déterminé que pour les fonctions intégrables ; lorsqu’il est déterminé, sa solution est l’intégrale indéfinie de .

Nous pouvons ainsi, en un certain sens, considérer l’intégration riemannienne comme l’opération inverse de la dérivation.

  1. Je laisse au lecteur le soin de démontrer que la variation totale de dans est exactement égale à .
  2. L’intégrale indéfinie est alors .
  3. Voir page 15. L’intégrale indéfinie s’obtient en intégrant terme à terme.
  4. Voir Journal de Crelle, vol. 79, ou Jordan, Cours d’Analyse, 2e édition, t. I, p. 316.

    La fonction de Weierstrass est à variation non bornée dans tout intervalle.

  5. La propriété relative à l’ensemble des points sans dérivée est donc vraie aussi pour les intégrales par excès et par défaut ; nous verrons d’ailleurs plus tard qu’elle appartient à toutes les fonctions à variation bornée.
  6. D’une manière plus générale, on peut appliquer tous les théorèmes que l’on donne ordinairement relativement à l’existence d’une intégrale quand la quantité placée sous le signe d’intégration devient infinie en un point.
  7. À ces questions se rattache une généralisation de l’intégrale exposée par M. Jordan dans le Tome II de la deuxième édition de son Cours d’Analyse. Si les généralisations du texte permettent de définir l’intégrale de dans tout intervalle contigu à un ensemble fermé , M. Jordan appelle intégrale de la somme des intégrales dans les intervalles contigus à . Pour que l’intégrale d’une somme soit la somme des intégrales, il faut ajouter que l’étendue extérieure de doit être nulle. À ces questions se rattachent des travaux de Harnack (Math. Ann., Bd XXI, XXIV), Hölder (Math. Ann., Bd XXIV), de la Vallée-Poussin (J. de Liouville, série 4, vol. VIII), Stolz (Wiener Berichte, Bd CVII), Moore (Trans. Amer. Math. Soc., vol. II).
  8. On peut aussi considérer le cas des fonctions discontinues, mais les définitions du texte nous suffiront.
  9. On emploie aussi quelquefois les notations , , , ou , , , .
  10. Avec cette définition admet une dérivée déterminée, , pour .
  11. On sait que ce théorème s’énonce ainsi :

    Si une fonction est continue dans l’intervalle , et admet une dérivée bien déterminée pour chaque valeur de intérieure à , il existe un nombre de cet intervalle tel que

    Cet énoncé ne suppose pas que soit bornée ou même finie, mais si est infinie, ce doit être , ou , et non pas .

  12. Ce théorème s’énonce ainsi :

    Si une fonction continue s’annule pour et , et admet pour les points intérieurs à une dérivée déterminée de grandeur et de signe, finie ou non, cette dérivée s’annule dans .

  13. Cette propriété correspond à la suivante : Si la dérivée d’une fonction continue est nulle quel que soit dans , la fonction est constante.
  14. La démonstration précédente est, à très peu près, celle de L. Scheeffer. J’ai respecté aussi son énoncé, mais il est bon de remarquer que la démonstration suppose seulement que n’a pas la puissance du continu, ce qui ne signifie peut-être pas que est dénombrable.
  15. Thèse : Sur les fonctions de variables réelles (Annali di Matematica, 1900).
  16. En réalité, M. Volterra recherche les fonctions qui admettent pour dérivée en tous les points qui ne sont ni des points de discontinuité de , ni des points limites de discontinuités. De plus M. Volterra suppose implicitement que les fonctions qu’il recherche ont des nombres dérivés bornés. Pour ces deux raisons les résultats qu’il obtient ne sont pas ceux du texte ; d’ailleurs toute fonction est évidemment solution du problème de M. Volterra, si les points de discontinuité de forment un ensemble partout dense, tandis qu’il n’y a alors que des fonctions très particulières qui satisfont à l’énoncé du texte.