Leçons sur l’intégration et la recherche des fonctions primitives (seconde édition)/Chapitre II

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CHAPITRE II.

LA DÉFINITION DE L’INTÉGRALE DONNÉE PAR RIEMANN.



I. — Propriétés relatives aux fonctions.

Les fonctions auxquelles s’appliquent les définitions précédentes peuvent avoir une infinité de points de discontinuité ; mais ces points sont encore exceptionnels, en ce sens qu’ils forment un ensemble non dense. Dirichlet a rencontré incidemment la fonction

,

dont tous les points sont des points de discontinuité, puisqu’elle est nulle pour irrationnel, égale à 1 pour rationnel. Les considérations de Cauchy et de Dirichlet ne s’appliquent donc pas à toutes les fonctions au sens de Cauchy. Riemann[1] a montré, sur un exemple, comment l’emploi des séries permettait de construire des fonctions dont les points de discontinuité forment un ensemble partout dense, fonctions auxquelles les définitions précédentes ne peuvent donc s’appliquer.

Soit la différence entre et l’entier le plus voisin ; si est égal à un entier plus 1/2, on prend . La fonction ainsi définie se nomme excès de  ; c’est une fonction au sens de Cauchy car elle admet un développement de Fourier, procédant suivant les lignes trigonométriques des multiples de , qui est partout convergent. Considérons la fonction, au sens de Cauchy,

 ;

on voit immédiatement que si n’est pas de la forme ( et étant premiers entre eux) est continue[2]. Au contraire, si est de la forme indiquée, quand tend en croissant vers , tend vers une limite que l’on note

[3]

et qui est

 ;

quand tend vers en décroissant, tend vers

.

Dans tout intervalle, a des points de discontinuité ; les considérations du Chapitre précédent ne sont pas applicables à .

En employant un procédé analogue à celui de Riemann, il était possible de former de nombreux exemples de fonctions très discontinues. En utilisant la notion maintenant classique de série uniformément convergente, il est facile de donner un énoncé général : une série uniformément convergente de fonctions discontinues définit une fonction qui admet pour points de discontinuité tous les points de discontinuité des fonctions , pourvu que chacun de ces points ne soit point de discontinuité que pour une seule fonction . Lorsqu’il n’en est pas ainsi, comme dans l’exemple de Riemann, il faut rechercher si les différentes discontinuités, que l’on rencontre pour la valeur considérée, ne se compensent pas de telle manière que soit continue.

On a souvent l’occasion d’appliquer un procédé analogue lorsque, connaissant des fonctions qui présentent une certaine singularité en des points isolés , on veut construire une fonction présentant cette singularité dans tout intervalle. On essaie si l’on n’obtiendrait pas le résultat désiré en prenant une série uniformément convergente de fonctions , telles que les correspondants forment un ensemble partout dense. C’est cette méthode de construction qui a reçu le nom de principe de condensation des singularités[4].

Les exemples de Riemann montrent que les fonctions, auxquelles les procédés de définition examinés dans le Chapitre précédent ne peuvent s’appliquer, ne forment pas une classe très particulière dans l’ensemble des fonctions au sens de Cauchy. Et comme la restriction[5] que nous avons imposée, avec Cauchy, aux fonctions , savoir que la relation entre et soit exprimable analytiquement, n’est jamais intervenue dans nos raisonnements, elle n’a simplifié ni les énoncés, ni les solutions des problèmes que nous nous sommes proposés. Il n’y a donc aucun inconvénient à dire, avec Riemann : est fonction de si, à chaque valeur de , correspond une valeur de bien déterminée, quel que soit le procédé qui a permis d’établir cette correspondance. C’est cette définition que nous adopterons maintenant ; seulement, au lieu de supposer toujours que puisse être pris quelconque dans un intervalle , nous supposerons quelquefois que doive être pris dans un certain ensemble pour les points duquel la fonction sera ainsi définie, sans l’être pour tous les points d’un intervalle. Par exemple, la fonction est définie pour l’ensemble des inverses des entiers positifs.

Avant d’entreprendre l’étude de l’intégration des fonctions au sens de Riemann, je vais donner celles de leurs propriétés qui nous seront utiles dans la suite.

Si l’on sait qu’une fonction reste toujours comprise entre deux nombres finis et , on dit qu’elle est bornée[6]. C’est à l’étude des fonctions bornées que l’on s’est le plus souvent limité[7]. Lorsqu’une fonction est bornée, elle admet une limite supérieure et une limite inférieure  ; ces nombres sont définis, on le sait, par la condition que soit le plus petit intervalle contenant toutes les valeurs de . est dit l’oscillation de .

Soit un point limite de l’ensemble sur lequel est définie[8]. Soit un intervalle contenant  ; dans cet intervalle il existe des points de  ; ils forment un ensemble . La fonction définie sur admet des limites supérieure et inférieure, , , une oscillation . Soit un intervalle contenant et compris dans , il lui correspond les nombres , ,  ; et l’on a évidemment

,.

Si nous considérons des intervalles , , , … contenant tous , compris les uns dans les autres, et dont les longueurs tendent vers zéro, nous avons une suite de limites supérieures et inférieures vérifiant les inégalités

.

Les d’une part, les d’autre part, tendent donc vers deux limites et () et les tendent vers

.

Nous allons voir que les nombres ainsi obtenus, , , , sont aussi les limites des nombres , , correspondant à des intervalles contenant et dont les deux extrémités tendent vers quand augmente indéfiniment ; en d’autres termes, ils sont indépendants du choix des intervalles et l’on peut supposer que ces intervalles ne sont pas contenus nécessairement les uns dans les autres. En effet, étant choisi arbitrairement, si est assez grand, est contenu dans  ; si est assez grand, est contenu dans  ; donc on a

,

ce qui suffit à démontrer la propriété.

Les nombres , , sont appelés le maximum ou limite supérieure, le minimum ou limite inférieure et l’oscillation de la fonction en . est un point de continuité ou de discontinuité, suivant que est nul ou positif, c’est-à-dire suivant que et sont égaux ou inégaux[9].

Si est l’abscisse de et si l’on convient de ne considérer que les valeurs de supérieures à (), on obtient le maximum , le minimum et l’oscillation à droite en , au delà de . Si , c’est-à-dire si , existe et est égale à  ; la fonction est dite continue à droite au point , au delà de . Si , la fonction est dite continue à droite au point . On définit de même les nombres , , [10].

Si et sont nuls, c’est-à-dire si et existent, la discontinuité est dite de première espèce, sinon elle est dite de seconde espèce.

Toutes ces définitions pourraient être données pour des fonctions non bornées ; rien ne serait changé, sauf que les nombres définis ne seraient plus nécessairement finis.

Aux notions précédentes, on peut rattacher la notion de limite d’indétermination qui nous sera souvent utile ; cette notion est due à P. Du Bois Reymond.

Un procédé de calcul fournit, dans certaines conditions, un nombre déterminé  ; dans d’autres conditions, au contraire, il ne fournit plus un nombre déterminé, mais, suivant la manière dont on l’applique, il fournit différents nombres qui forment un ensemble . On peut alors, ou dire que le procédé ne fournit plus aucun nombre, ou dire que le procédé donne pour nombre l’un quelconque des nombres de . Le nombre est ainsi considéré comme indéterminé. Le plus petit intervalle qui contient tous les points de , soit à son intérieur, soit confondus avec ses extrémités, a pour origine et pour extrémité les limites inférieure et supérieure d’indétermination du nombre . Ces limites sont finies ou infinies, elles ne font pas nécessairement partie de .

Par exemple, on donne l’expression

,

est entier. est nul pour  ; pour calculer dans ce cas on peut choisir arbitrairement une suite d’entiers croissants , , …, et prendre la limite de la suite correspondante. Si n’est plus compris entre −1 et +1, en opérant ainsi et en choisissant convenablement les , on aura encore une limite, mais cette limite dépendra parfois du choix des . Pour , l’ensemble de ces limites contient les deux seuls nombres −1 et +1 qui sont les limites d’indétermination. Pour , l’ensemble ne contient que et qui sont les deux limites d’indétermination.

Pour , est égal à . Pour , est égal à .

La notion des limites d’indétermination peut souvent être remplacée par la notion plus simple de plus petite et de plus grande limite, notion que l’on doit à Cauchy.

Supposons que le nombre soit défini comme la limite pour d’un nombre  ; prendra toutes les valeurs possibles ou seulement celles d’un certain ensemble dont est un point limite (l’exemple précédent se ramène à ce cas si l’on prend , où est entier, et ). La fonction n’est pas définie pour , mais nous savons qu’elle a pour un minimum ou limite inférieure et un maximum ou limite supérieure [11] ; ces nombres, finis ou non, sont respectivement la plus petite et la plus grande des limites que l’on peut obtenir quand, dans , on fait tendre vers . et sont les deux limites d’indétermination précédemment définies ; mais, dans le cas qui nous occupe, ces nombres sont compris dans l’ensemble des valeurs limites, tandis que, dans le cas général, ils font seulement partie de ou du dérivé de .

Mais il se peut aussi, et l’on en verra bientôt des exemples, que la fonction ne soit plus une fonction bien déterminée, mais soit une fonction à plusieurs déterminations.

On dit que l’on a une telle fonction si, à chaque valeur de , prise dans un certain ensemble où la fonction est définie, on fait correspondre un ensemble de nombres ; chacun de ces nombres est représenté par la notation . Ce qui a été dit relativement aux limites supérieure et inférieure pour les fonctions à une seule détermination, s’applique sans aucun changement aux fonctions à déterminations multiples. a donc une limite inférieure et une limite supérieure pour , qui sont, respectivement, la plus petite et la plus grande des limites que l’on peut atteindre en choisissant une suite de nombres tendant vers et en choisissant convenablement les nombres correspondants. Ces deux nombres sont les limites d’indétermination de la limite de quand tend vers [12].

Revenons maintenant à l’étude des fonctions.

Il y a une relation très simple entre les oscillations relatives aux intervalles contenus dans et les oscillations aux divers points de . On peut l’exprimer ainsi :

Si, en tous les points de , l’oscillation est au plus égale à , dans tout intervalle intérieur à et de longueur , l’oscillation est inférieure à dès que est assez petit ; étant un nombre positif quelconque.

S’il en était autrement, on pourrait trouver des couples de points , , tels que tende vers zéro et que l’on ait

.

L’ensemble des a, au moins, un point limite . Si l’on prend une suite de valeurs tendant vers , les tendent aussi vers , donc en l’oscillation est au moins . Il y a là une contradiction avec l’hypothèse.

La propriété est démontrée. Dans le cas où , elle se réduit à ce fait bien connu : une fonction continue en tous les points d’un intervalle est continue dans cet intervalle[13].

La réciproque de notre propriété n’est pas vraie. Soit une fonction égale à −1 pour négatif, à +1 pour positif, nulle pour nul. Son oscillation pour est 2 et, cependant, si l’on emploie le point de division , la fonction a une oscillation seulement égale à 1 dans chacun des deux intervalles obtenus.

Nous allons maintenant définir l’oscillation moyenne d’une fonction bornée définie dans un intervalle fini . Partageons en intervalles partiels , , …, . Soit l’oscillation de dans l’intervalle , les extrémités de étant ou non considérées comme faisant partie de l’intervalle. Et formons la quantité

.

Si est l’oscillation de dans , , , …, étant au plus égaux à , est au plus égal à . Si donc nous divisons en intervalles partiels , , …, , auxquels correspondent les oscillations , , …, , on a

.

En subdivisant les intervalles on remplace donc par un nombre plus petit ou au plus égal.

Considérons deux séries de divisions de en intervalles partiels ; aux divisions, , de la première série correspondent les nombres , , … ; à celles, , de la seconde des nombres , , …. Nous supposons que, pour chacune des deux séries, le maximum de la longueur des intervalles employés dans la ième division tend vers zéro avec [14] ; dans ces conditions nous allons voir que les et ont une même limite.

Comparons et  ; les intervalles de la division sont de deux espèces : les uns, les intervalles , contiennent à leur intérieur des points de la division  ; les autres, les intervalles , sont compris dans les intervalles de . La contribution des intervalles au numérateur de est au plus , si est le nombre des points de division de et le maximum de la longueur des intervalles de . Les intervalles font partie de la division obtenue en réunissant les points de division de et , donc ils fournissent au numérateur de une contribution au plus égale à , où est le nombre analogue à et relatif à . Mais, puisque l’on sait que est au plus égal à , on en déduit

.

Dirichlet Tous les , à partir d’un certain indice, sont inférieurs à , () ; donc leur plus grande limite est au plus et, puisque et sont quelconques, la plus grande limite de est au plus égale à la plus petite des . Rien n’empêche d’échanger dans le raisonnement et  ; donc, toutes les limites des et des sont égales, tend vers une limite déterminée. Cette limite est l’oscillation moyenne de la fonction dans .

Il faut remarquer ce que nous avons démontré : tend uniformément vers  ; c’est-à-dire que, dès que tous les intervalles sont inférieurs à un certain nombre , le nombre ne diffère de que d’une quantité inférieure à choisi à l’avance.


II. — Conditions d’intégrabilité.

Ces définitions posées, arrivons à la définition de l’intégrale telle que l’a donnée Riemann.

Riemann porte son attention sur le procédé opératoire qui permet, dans le cas des fonctions continues, de calculer l’intégrale avec telle approximation que l’on veut, et il se demande dans quels cas ce procédé, appliqué à des fonctions discontinues, donne un nombre déterminé[15].

Soit une fonction bornée définie dans un intervalle fini . Divisons en intervalles partiels , , …, et choisissons arbitrairement, quel que soit , un point dans ou confondu avec l’une des extrémités de . Considérons la somme

.

Augmentons constamment le nombre des intervalles et choisissons-les de telle manière que le maximum de leur longueur tende vers zéro[16]. Alors, si tend vers une limite déterminée, indépendante des intervalles et des points choisis, Riemann dit que la fonction est intégrable et a pour intégrale, dans , la limite de .

Lorsque , , …, sont choisis, le nombre n’est pas entièrement déterminé ; ses limites inférieure et supérieure d’indétermination sont :

,,

et représentent les limites inférieure et supérieure de dans . Posons , alors

.

Pour que tende vers une limite déterminée, il faut d’abord que tende vers zéro ; mais , tend vers , où est l’oscillation moyenne de  ; donc, pour que soit intégrable, il faut qu’elle soit à oscillation moyenne nulle.

Cette condition est suffisante. Pour le démontrer, il suffit de prouver que a une limite bien déterminée, puisque tend vers zéro. Supposons, pour faire cette étude, que l’on raisonne non sur la fonction , mais sur , étant une constante telle que ne soit jamais négative.

Soient, comme précédemment, page 22, les deux suites de divisions , , … ; , , … telles que le maximum de la longueur des intervalles partiels tende dans chaque suite vers zéro ; ce maximum est pour . Soient , , … ; , , … les nombres analogues à et correspondant à ces divisions.

Comparons et . Partageons les intervalles de en deux espèces, comme il a été dit dans l’étude de l’oscillation moyenne (p. 23). Les intervalles fournissent, dans , une contribution au plus égale à , où est le maximum de dans . Les intervalles figurent tous dans , à laquelle correspond  ; donc, la contribution des intervalles dans est au plus égale à . Mais s’obtient en morcelant les intervalles de  ; il est évident, dans ces conditions, que est au plus égale à . De tout cela on tire

.

De cette inégalité on conclut, comme précédemment, que et ont la même limite et même qu’ils tendent uniformément vers cette limite.

La propriété est démontrée pour , donc elle est vraie pour , car, en passant de à , on augmente toutes les sommes de .

Il est important, pour la suite, de remarquer que nous avons démontré l’existence d’une limite pour sans faire aucune hypothèse sur la fonction bornée . La condition que est à oscillation moyenne nulle est intervenue seulement lorsque, de l’existence d’une limite pour , nous avons déduit l’existence d’une limite pour .

On peut transformer la condition d’intégrabilité obtenue : il faut et il suffit que la somme tende vers zéro. Cela revient à dire que les intervalles , dans lesquels est supérieur à un nombre positif arbitrairement choisi, ont, pour assez grand, une longueur totale aussi petite que l’on veut, car on a :

,

étant l’oscillation de dans . On a ainsi l’énoncé donné par Riemann :

Pour qu’une fonction bornée soit intégrable dans , il faut et il suffit qu’on puisse diviser en intervalles partiels tels que la somme des longueurs de ceux de ces intervalles dans lesquels l’oscillation est plus grande que soit aussi petite que l’on veut, et cela quel que soit .

Si une telle division est possible, il s’en trouve une infinité dans toute suite de divisions telles que le maximum de la longueur des intervalles partiels tende vers zéro, puisque, quelle que soit cette suite, tend toujours vers le même nombre.

De cette propriété de résulte aussi que, si, à une suite de divisions de la nature considérée, correspondent des nombres et ayant la même limite, nous pouvons affirmer l’intégrabilité de la fonction considérée.

La forme donnée par Riemann à la condition d’intégrabilité montre bien que les fonctions continues sont intégrables, mais elle ne met pas en évidence le rôle des points de discontinuité de la fonction. Paul Du Bois Reymond a mis ce rôle en évidence par une transformation de la condition d’intégrabilité. L’énoncé de Du Bois Reymond suppose connue la définition des groupes intégrables.

Un ensemble de points d’une droite constitue un groupe intégrable, si les points de l’ensemble peuvent être enfermés dans un nombre fini de segments dont la somme des longueurs est aussi petite que l’on veut[17].

Un nombre fini de points constitue un groupe intégrable, mais la réciproque n’est pas vraie.

Considérons l’ensemble des points dont les abscisses sont données par la formule

,

dans laquelle tous les sont égaux à 0 ou 2. Cet ensemble s’obtient en retranchant de l’intervalle d’abord les points intérieurs à l’intervalle , puis les points intérieurs aux intervalles , puis les points intérieurs aux intervalles , , , , …. On divise donc toujours chaque intervalle restant en trois parties égales et l’on enlève la partie du milieu. Après de ces opérations, il reste intervalles ; ces intervalles peuvent servir à enfermer[18] les points de  ; or, ils ont une longueur totale , est donc un groupe intégrable. Cette construction de montre de plus qu’il est parfait, donc il a la puissance du continu.

Il est évident que l’ensemble formé par la réunion des points de deux groupes intégrables est un groupe intégrable.

Voici maintenant l’énoncé de Du Bois Reymond :

Pour qu’une fonction bornée soit intégrable, il faut et il suffit que, quel que soit , les points où l’oscillation est supérieure à forment un groupe intégrable.

Supposons intégrable, alors on peut diviser en intervalles partiels tels que ceux dans lesquels l’oscillation est supérieure à aient une longueur totale inférieure à . Un point où l’oscillation est supérieure à ne peut être contenu dans un intervalle où l’oscillation n’est pas supérieure à , donc un tel point est nécessairement l’un des points qui ont servi à la division de , ou bien il est dans les intervalles de longueur . Les points de division étant en nombre fini, les points où l’oscillation est supérieure à peuvent être enfermés dans un nombre fini d’intervalles de longueur totale , et, comme est quelconque, ils forment un groupe intégrable.

Réciproquement, nous supposons que les points d’oscillation plus grande que forment un groupe intégrable. On peut donc les enfermer dans un nombre fini d’intervalles de longueur totale . Employons ces intervalles à la division de et soient les autres intervalles. Dans chaque , il n’y a plus de points d’oscillation plus grande que , chacun de ces intervalles peut donc être divisé en intervalles partiels dans chacun desquels l’oscillation est au plus . Les seuls intervalles, à oscillation plus grande que , sont donc certains des intervalles  ; leur longueur totale est au plus et cela suffit, d’après le criterium de Riemann, pour affirmer que est intégrable.

Dans l’énoncé précédent, on peut remplacer l’ensemble des points où l’oscillation est supérieure à par l’ensemble des points où l’oscillation n’est pas inférieure à , car contient qui contient lui-même .

L’ensemble jouit d’une propriété qui va nous permettre une dernière transformation de la condition d’intégrabilité : est fermé. En effet, si est un point limite de , tout intervalle contenant contient des points de et a une oscillation au moins égale à dans cet intervalle.

Pour le nouvel énoncé de la condition d’intégrabilité, je vais faire appel à une notion qu’on retrouvera dans la suite : celle d’ensemble de mesure nulle. C’est un ensemble dont les points peuvent être enfermés dans un nombre fini ou une infinité dénombrable d’intervalles dont la longueur totale est aussi petite que l’on veut.

Un point, un groupe intégrable sont des exemples d’ensembles de mesure nulle. L’ensemble formé par la réunion d’un nombre fini ou d’une infinité dénombrable d’ensembles de mesure nulle est évidemment aussi de mesure nulle[19] ; tout ensemble dénombrable de points est de mesure nulle. Ceci suffit pour montrer la différence qu’il y a entre un ensemble de mesure nulle et un groupe intégrable : le premier peut être partout dense, le second est toujours non dense.

Soit une fonction intégrable, ses points de discontinuité sont ceux de l’ensemble obtenu par la réunion des groupes intégrables , , , … ; ils forment donc un ensemble de mesure nulle.

Soit maintenant une fonction bornée dont les points de discontinuité forment un ensemble de mesure nulle. faisant partie de cet ensemble est de mesure nulle, et il est fermé ; nous démontrerons plus tard que cela suffit pour affirmer que est un groupe intégrable[20]. Il en résultera que est intégrable. Donc :

Pour qu’une fonction bornée soit intégrable, il faut et il suffit que l’ensemble de ses points de discontinuité soit de mesure nulle[21].

Comme exemple de fonction discontinue intégrable, Riemann cite la fonction

.

Son intégrabilité résulte du fait que les seuls points de discontinuité, étant de la forme , forment un ensemble dénombrable, donc de mesure nulle ; ou encore, du fait que, l’oscillation étant pour , les points en lesquels l’oscillation est supérieure à sont en nombre fini.

Pour avoir une fonction intégrable ayant une infinité non dénombrable de points de discontinuité, reprenons l’ensemble qui a été défini précédemment (p. 27). La fonction admettant la période 1, qui est nulle entre 0 et 1 pour tous les points, sauf pour les points de où elle est égale à 1, est intégrable. Ses points de discontinuité forment en effet le groupe intégrable  ; étant parfait a la puissance du continu[22].

Si l’on veut maintenant que, dans tout intervalle, il y ait un ensemble non dénombrable de points de discontinuité, il suffira d’appliquer le principe de condensation des singularités. On pourra considérer, par exemple, la fonction

.

Ses seuls points de discontinuité sont, d’après les propriétés des séries uniformément convergentes, ceux ou certains de ceux des fonctions , , … ; donc ils forment un ensemble de mesure nulle et est intégrable.


III. — Propriétés de l’intégrale.

Le raisonnement qui précède est général, il permet de démontrer que :

Une série uniformément convergente de fonctions intégrables est une fonction intégrable.

En effet, les points de discontinuité de la fonction somme sont compris dans l’ensemble formé des points de discontinuité des différents termes. Les points singuliers d’un terme forment un ensemble de mesure nulle, donc est de mesure nulle et la série représente une fonction intégrable.

En particulier, une somme de deux termes étant une série dont les deux premiers termes seuls ne sont pas identiquement nuls, la somme de deux fonctions intégrables est une fonction intégrable. De même, le produit de deux fonctions intégrables est une fonction intégrable, car les points de discontinuité du produit sont points de discontinuité pour l’un au moins des facteurs.

De même aussi, si est intégrable et que soit bornée, est intégrable ; si est intégrable, la racine ième arithmétique de , si elle existe, est intégrable ; si est positive et intégrable et intégrable, est intégrable ; etc.

L’opération , appliquée à des fonctions intégrables, peut au contraire donner des fonctions non intégrables.

Prenons pour une fonction partout égale à 1, sauf pour , où elle est nulle. n’ayant qu’un point de discontinuité est intégrable. sera nulle pour irrationnel et sera égale à pour ( et premiers entre eux). est intégrable puisque ses points de discontinuité, étant ceux d’abscisses rationnelles, forment un ensemble dénombrable.

La fonction est ici la fonction de Dirichlet (p. 15), fonction non intégrable puisque tous ses points sont des points de discontinuité.

On peut préciser les deux premiers théorèmes qui viennent d’être obtenus. Soient et deux fonctions intégrables ; partageons l’intervalle où elles sont données en parties , , …, dans lesquelles nous choisissons des valeurs , , …, . On a

 ;

or les trois sommes qui figurent dans cette égalité sont des valeurs approchées des intégrales de , ,  ; donc l’intégrale de est la somme des intégrales de et de [23]. En d’autres termes :

L’intégrale d’une somme est la somme des intégrales. On suppose, bien entendu, qu’il s’agisse d’une véritable somme, c’est-à-dire de la somme d’un nombre fini de termes et non pas d’une série.

Pour arriver au cas des séries uniformément convergentes, il nous sera commode de nous servir du théorème de la moyenne.

Soit une fonction comprise entre et dans . L’intégrale de est, on le sait, la limite de la somme , mais on a

.

Donc , et par suite sa limite, l’intégrale, est comprise entre et  ; l’intégrale est donc de la forme , où est compris entre et  ; c’est le théorème de la moyenne.

Ce qui le distingue du théorème des accroissements finis, démontré pour les fonctions continues, c’est qu’il nous est impossible d’affirmer que est l’une des valeurs que prend dans .

De ce théorème il résulte que, si le module de est inférieur à , l’intégrale de est en module inférieure à .

Ceci posé, soit une fonction somme d’une série uniformément convergente de fonctions intégrables

.

Soient la somme des premiers termes, le reste correspondant, , , , les intégrales de , , , . On a

,

d’après le théorème sur l’intégration d’une somme. Ce même théorème montre que

.

Or, dès que est plus grand que , est en module inférieur à , et est en module inférieur à . Dès que est plus grand que , est inférieur à . La série est donc convergente et de somme .

Une série uniformément convergente de fonctions intégrables est intégrable terme à terme.

Les théorèmes précédents ne sont démontrés que dans le cas où l’intervalle est un intervalle positif (), puisque l’intégrale n’a été définie que dans ce cas. On complète la définition comme précédemment.

L’intégrale dans se notant toujours , la définition complémentaire s’exprime par l’égalité

.

Il est évident que les théorèmes précédemment démontrés pour les intervalles positifs sont vrais aussi pour les intervalles négatifs.

J’ajoute qu’on vérifie immédiatement que

.


IV. — Intégrales par défaut et par excès.

La définition qui vient de nous occuper a été obtenue en appliquant, à des fonctions discontinues, le procédé de calcul des intégrales de fonctions continues. Nous savons qu’il existe des fonctions bornées, les fonctions non intégrables, pour lesquelles ce procédé ne conduit pas à un nombre déterminé. Mais on peut cependant, à l’aide de ce procédé, attacher à chaque fonction bornée deux nombres parfaitement définis.

Nous avons vu (p. 25) que les sommes , tendent vers une limite parfaitement déterminée quand les tendent vers zéro d’une manière quelconque, cette limite est l’un des deux nombres dont il s’agit ; on l’appelle l’intégrale par excès et on le représente par le symbole , qui s’énonce : intégrale par excès de à de .

De la même manière, on peut démontrer l’existence d’une limite pour les sommes . D’ailleurs, en étudiant l’oscillation moyenne (p. 22), nous avons vu que tend vers une limite parfaitement déterminée et comme l’on a

,

l’existence de la limite de est démontrée[24]. C’est l’intégrale par défaut qu’on note .

Ces deux nombres ont été définis pour la première fois, d’une façon précise, par Darboux[25].

Pour compléter leurs définitions, données seulement pour , on pose

,.

Il faut remarquer que, dans un intervalle négatif, l’intégrale par excès est plus petite que l’intégrale par défaut.

On a toujours

, ;

mais, l’intervalle d’intégration étant positif, on a

,.

comme on le voit par un raisonnement analogue à celui de la page 31, et non pas les mêmes relations où les signes d’inégalité sont remplacés par des signes d’égalité ; les signes d’inégalité sont indispensables ; par exemple, prenons (p. 15), et  ; nous aurons, dans ,

,,,[26].

L’intégrale a été définie comme la limite du nombre

quand le maximum des tend vers zéro. Posons , nous définissons ainsi une fonction à déterminations multiples (p. 21). Les limites d’indétermination de la limite de pour sont les deux intégrales par excès et par défaut. Ceci fait prévoir que ces deux intégrales nous feront souvent connaître des limites inférieure et supérieure d’un nombre quand on saura que ce nombre est donné par l’intégrale toutes les fois que est intégrable.

Pour mieux étudier l’indétermination de la limite de , il faudrait déterminer l’ensemble de toutes les valeurs limites de [27]. Pour le cas de l’intégrale, on a cette propriété que je me contenterai d’énoncer : Tout nombre compris entre les intégrales par excès et par défaut est l’une des limites des sommes , quand tend vers zéro[28].

  1. Sur la possibilité de représenter une fonction par une série trigonométrique (Bulletin des Sciences mathématiques, 1873, Œuvres de Riemann).
  2. On s’appuiera sur la convergence uniforme de la série donnant .
  3. Cette notation est due à Dirichlet.
  4. Cette dénomination est due à Hankel. Hankel avait cru pouvoir faire des raisonnements généraux au sujet de cette méthode ; ce qu’on en doit conserver se réduit à des applications immédiates des propriétés connues des séries uniformément convergentes.
  5. Je n’ai pas à rechercher ici si cette restriction est effective ou illusoire.
  6. Il est bien entendu qu’une fonction non bornée peut être cependant toujours finie ; c’est le cas de la fonction telle que
    ,pour.

    Si l’on savait seulement d’une fonction qu’elle est constamment inférieure à un nombre fixe, on dirait qu’elle est bornée supérieurement.

  7. On constate souvent que des questions très simples à traiter lorsqu’on se limite aux fonctions bornées sont, au contraire, très compliquées pour les fonctions les plus générales. Aussi j’ai indiqué soigneusement dans la suite si les théorèmes obtenus sont valables pour toutes les fonctions ou seulement pour des fonctions bornées ; tandis que, le plus souvent, on omet d’indiquer explicitement que les fonctions dont on s’occupe sont bornées.
  8. ne fait pas nécessairement partie de .
  9. À ces définitions se rattachent les notions très importantes de fonction semi-continue inférieurement, de fonction semi-continue supérieurement introduites par M. Baire. Ce sont les fonctions qui sont égales en chaque point respectivement au nombre ou attaché à en ce point.
  10. La définition précédente est celle des maximum, minimum, oscillation de à droite de , étant exclu. On considère aussi souvent les mêmes nombres, n’étant pas exclu ; il faut alors prendre les valeurs de égales ou supérieures à (). C’est à cette façon d’opérer que se rattache la notion de continuité à droite au point .
  11. Ces dénominations, limite inférieure et limite supérieure, sont celles qu’adopte M. J. Hadamard.
  12. Du Bois Reymond dit simplement « les limites d’indétermination de pour  ». Cela tient à l’idée que se faisait Du Bois Reymond de la valeur d’une fonction en un point de discontinuité (note 1, p. 9). Je crois qu’il vaut mieux adopter le langage du texte, plus conforme aux idées modernes sur la détermination des fonctions.

    Les fonctions à plusieurs déterminations, ou fonctions multiformes, ont jusqu’ici été peu étudiées. Le seul travail de quelque étendue les concernant est la Thèse soutenue récemment devant la Faculté des Sciences de Paris par M. F. Vasilesco.

  13. C’est cette propriété que l’on énonce : la continuité est uniforme. On exprime par là que la quantité peut être choisie uniformément dans l’intervalle considéré, c’est-à-dire indépendamment de la variable  ; voir page 4.

    Le théorème général que nous avons démontré ici est dû à M. R. Baire.

  14. Les points de division employés dans la ième division ne sont pas nécessairement employés dans la ième ; en d’autres termes, pour passer d’une division à la suivante, on ne subdivise pas les intervalles de cette division, on marque de nouveaux intervalles sans s’occuper de ceux précédemment employés.
  15. Cauchy n’appliquait son procédé de définition de l’intégrale qu’à des fonctions considérées a priori comme intéressantes : les fonctions continues ; maintenant, au contraire, toute fonction sera intéressante à laquelle s’appliquera le procédé de définition.

    De là, d’une part, une classification nouvelle des fonctions, d’autre part, un enrichissement de la notion d’intégrale. Si l’on compare les résultats de Cauchy et de Riemann (note 1, p. 5), il faut signaler le caractère mathématique du progrès dû à ce dernier.

    La façon dont ce progrès a été obtenu : délimiter le domaine d’application d’une définition quand on n’introduit a priori aucune restriction à son emploi, a été souvent utilisée depuis un siècle.

  16. Il est bien entendu que, pour passer d’une division à la suivante, on n’est pas obligé de se servir des points de division déjà employés.
  17. On peut, à volonté, considérer qu’un point est enfermé dans un intervalle, soit s’il est intérieur à cet intervalle ou confondu avec ses extrémités ; soit s’il est intérieur à l’intervalle, les extrémités exclues. Les deux définitions correspondantes des groupes intégrables sont évidemment identiques ; pour passer de la première à la seconde il suffit d’en allonger, d’aussi peu qu’on le veut, les intervalles, en leurs deux extrémités.
  18. Enfermer est pris ici au sens large.
  19. Car on peut enfermer dans une infinité dénombrable d’intervalles de longueur totale et l’ensemble , somme des , peut être enfermé dans l’infinité dénombrable d’ensembles d’intervalles , , … de longueur totale
    .
  20. Voir p. 118.
  21. Dans ma Thèse, j’avais utilisé cette propriété comme condition suffisante d’intégrabilité ; dans la première édition de ce livre j’ai fait observer qu’elle était aussi une condition nécessaire. M. Vitali avait obtenu de son côté cette réciproque (Rend. del R. Ist. Lomb., série II, XXXVII, 1904).
  22. Les deux fonctions qui précèdent ne sont pas intégrables par le procédé de Cauchy-Dirichlet, puisque l’ensemble de leurs points de discontinuité n’est pas réductible.
  23. Il suffit de modifier légèrement la rédaction pour démontrer en même temps l’intégrabilité de , laquelle est supposée antérieurement démontrée dans la rédaction du texte.
  24. On pourrait aussi déduire l’existence de cette limite de l’existence de l’intégrale par excès pour .
  25. Annales de l’École Normale supérieure, 1875.
  26. On pourrait utiliser d’une manière analogue une fonction non intégrable quelconque pour avoir un exemple dans lequel les signes d’inégalité sont indispensables.
  27. Dans certains cas, on a déterminé non seulement l’ensemble des limites d’une fonction , mais encore la fréquence de chacune de ces limites. Cela a été fait notamment pour la sommation de certaines séries divergentes (voir Borel, Leçons sur les séries divergentes, p. 5).
  28. Voir Lebesgue, Ann. de l’Éc. Norm. sup., 1910. À titre d’exercice concernant les intégrales par excès et par défaut, on pourra démontrer que, étant une fonction bornée d’oscillation moyenne dans et dont les limites inférieure, supérieure et l’oscillation en sont , et , on a
    .

    Les mêmes relations sont vraies si, dans la définition de , , , on exclut la valeur de la variable, ou si, par ces notations, on désigne les limites supérieure, inférieure et l’oscillation à droite ou à gauche, étant exclu ou non. (Voir la note 2, p. 19.)