Le Bénéfice du doute

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif (1887-1942).
En rire ou en pleurerEditions Edito Service (p. 77-108).

LE BÉNÉFICE DU DOUTE
(The Benefit of the Doubt)

I

Carter Watson, un magazine sous le bras, cheminait lentement, jetant des regards étonnés tout autour de lui. Depuis vingt ans, il n’avait pas revu cette ville de l’Ouest et il la retrouvait changée de façon prodigieuse. Cette cité de 300 000 âmes en comptait tout au plus 30 000 à l’époque où, tout enfant, il vagabondait dans ses rues. Celle qu’il parcourait en ce moment faisait naguère partie d’un quartier ouvrier très tranquille. Or, en cette fin d’après-midi, elle lui apparaissait submergée sous la marée des plaisirs et du vice. Les échoppes et les tanières chinoises ou japonaises y abondaient dans un amas confus de tripots, de maisons louches et de bars où les Blancs venaient se distraire et s’enivrer.

Cette calme rue de son enfance était devenue le lieu le plus mal famé de la ville.

Watson consulta sa montre. Elle marquait cinq heures et demie. C’était, il ne l’ignorait pas, l’heure morte en un tel quartier, mais sa curiosité était piquée au vif et il voulait la satisfaire. Au cours de ses vingt ans de voyage et d’études sociales dans toutes les parties du monde, il avait conservé de sa ville natale un souvenir pur et frais, et sa métamorphose le stupéfiait réellement. Il décida de poursuivre son exploration afin de constater à quel degré d’infamie était tombée sa chère ville.

D’ailleurs, autre chose que la simple curiosité l’y poussait : Carter Watson se passionnait pour les études sociales et civiques.

Quoique jouissant d’une honnête aisance, il s’était bien gardé de dissiper son énergie dans la frivolité des thés et des dîners mondains ; la fréquentation des actrices, des champs de course et les autres diversions de ce genre le laissaient complètement froid. Les problèmes éthiques l’absorbaient tout entier et il prétendait, à juste titre, jouer un rôle de réformateur social, bien qu’il se fût jusque-là borné à écrire des articles dans les revues sérieuses et à faire de solides et brillantes études sur les mœurs et les taudis de la classe ouvrière, réunies par lui et publiées en volumes. Parmi les vingt-sept ouvrages dont il était l’auteur figuraient, entre autres, les œuvres suivantes : Si le Christ revenait à La Nouvelle-Orléans, L’Esclavage du Travailleur, La Réforme des habitations ouvrières à Berlin, Les Taudis ruraux d’Angleterre, Le Monde des Docks, La Réforme par l’évolution contre la révolution, Les Centres universitaires en tant que foyers révolutionnaires, et L’Homme des cavernes de la civilisation.

Carter Watson n’était ni un fanatique ni un esprit morbide. Les horreurs qu’il rencontrait sur sa route, qu’il étudiait et exposait, ne lui tournaient pas la tête. Il ne se laissait pas prendre aux flammes des vains enthousiasmes, et son sens de l’humour, appuyé d’une vaste expérience, d’un tempérament philosophique et conservateur, le préservait des folles exagérations. Les théories de réformes brutales, de changements catastrophiques, le faisaient sourire. À son sens, la société ne pouvait s’améliorer qu’à la longue, au cours des étapes pénibles et lentes de l’évolution. Pour lui, les raccourcis, les soudaines régénérations n’étaient que de chimériques utopies ; une humanité meilleure ne pouvait naître que des affres de la souffrance et de la misère, comme d’ailleurs en étaient sorties toutes les améliorations du passé.

Mais en cette fin d’après-midi d’été, la curiosité, chez lui, l’emportait. Il s’arrêta devant un débit de boissons d’aspect tapageur. Sur l’enseigne, au-dessus de la porte, on lisait : « LE VENDÔME. » II y avait deux entrées. L’une, visiblement, menait au bar. Il ne s’y engagea pas. L’autre donnait sur un étroit vestibule où il pénétra. Il vit une grande salle garnie de tables entourées de chaises et entièrement déserte. Dans la demi-obscurité, il aperçut un piano. Il se promit de revenir plus tard étudier sur place le genre d’individus qui devaient boire à ces nombreuses tables et il fit le tour de la pièce avant de sortir.

Tout au fond, un couloir s’ouvrait sur une petite cuisine, où, assis seul à une table, se tenait Patsy Horan, propriétaire du Vendôme, qui avalait, avec hâte, un morceau avant l’invasion de la clientèle du soir. Patsy Horan était de fort méchante humeur ; il s’était levé du pied gauche ce matin et rien n’avait bien marché de toute la journée. Ses garçons, si on le leur avait demandé, eussent déclaré qu’il n’était pas bon à prendre avec des pincettes. Mais Carter Watson ignorait ce détail. Tandis que le sociologue pénétrait dans le petit couloir l’œil de Patsy Horan tomba sur le magazine.

Sous l’empire de sa colère, il s’imagina que l’inconnu était un de ces quidams qui abîmaient et dégradaient le mur de son arrière-boutique en y collant ou en y clouant des affiches. L’illustration en couleurs sur la couverture du magazine aggrava cette méprise et le convainquit que c’était une de ces réclames. Les choses se gâtèrent. Couteau et fourchette en main, Patsy bondit devant Carter Watson :

— Ouste ! mugit-il. Dehors ! et vite ! Je connais votre manège !

Carter Watson sursauta : l’homme avait bondi sur lui comme un diable surgissant d’une boîte à surprise :

— On vient me détériorer mes murs, hein ! Clama Patsy, en accompagnant ces mots de tout un chapelet d’injures.

— Si j’ai commis quelque faute, c’est bien sans le vouloir, je vous assure et…

Le visiteur ne put en dire davantage, car Patsy l’interrompit :

— Fichez le camp ! assez dégoisé ! fit-il en brandissant son couteau et sa fourchette comme pour ponctuer cette injonction.

D’un coup d’œil rapide, Watson vit cette fourchette prête à lui entrer dans les côtes. Comprenant qu’il n’y avait pas à raisonner avec ce forcené, il fît promptement demi-tour. Mais la vue de cet homme battant en retraite accentua sans doute la rage du digne commerçant, car, lâchant couteau et fourchette, il fonça sur lui.

Patsy pesait cent quatre-vingts livres : Watson également. Ils avaient ce point commun. Mais Patsy n’était qu’une brute, qu’un lourdaud batailleur de bar, tandis que Watson avait sur lui l’avantage de connaître la boxe. Patsy, sans prendre la précaution de se couvrir, fonça sur lui et lui appliqua un vigoureux swing de son poing droit. Il eût suffi à Watson de lui décocher un direct du gauche et de s’échapper. Mais Watson possédait une autre supériorité : sa science pugilistique et son expérience des bouges et des ghettos lui avaient enseigné à se contenir et à rester maître de lui-même.

Il pivota sur ses talons et, au lieu de frapper, évita en se baissant le poing de l’autre, et empoigna son adversaire dans un corps à corps. Patsy, qui chargeait comme un taureau, donna toute sa force d’impulsion, alors que Watson, en train de se retourner pour répondre à l’attaque, était au point mort. Résultat : tous deux allèrent s’étaler du poids total de leurs trois cent soixante livres. Watson, sous son agresseur, gisait contre le mur du fond de la grande salle, où sa tête avait porté. La rue était à plus de cent pas de là. Il réfléchit rapidement. Sa première pensée fut d’éviter les histoires. Il ne tenait pas à voir son nom publié dans les journaux de sa ville natale, où habitaient encore beaucoup de ses parents et d’amis de sa famille.

Il referma ses bras sur l’homme au-dessus de lui et le tint serré dans son étreinte, en attendant le secours qui ne pouvait manquer de lui parvenir, car on avait dû certainement entendre le bruit de la chute. En effet six individus accoururent du bar et se rangèrent en demi-cercle autour d’eux :

— Dégagez-moi, les gars ! Emmenez-le ! criait Watson. Je ne l’ai pas touché et je ne veux pas me battre.

Les autres demeurèrent silencieux. Watson, dans l’expectative, ne relâcha pas son étreinte et Patsy, après avoir vainement tenté à plusieurs reprises d’infliger des dégâts, fit une ouverture de paix :

— Lâche-moi et je te lâche !

Watson le lâcha, mais Patsy, à peine sur ses pieds, se pencha le poing levé sur son adversaire, toujours étendu :

— Debout ! clama-t-il d’une voix dure, implacable, telle la voix de l’Ange au Jugement dernier.

Watson comprit qu’il n’y avait aucune pitié à attendre de cette brute :

— Recule, et je me lève ! riposta-t-il.

— Si t’es un gentleman, lève-toi, et tout de suite ! fit Patsy, les yeux flamboyants de colère, tout prêt à assommer sa victime. En même temps il balança son pied en arrière pour en frapper la face de l’autre. Watson para le coup de ses bras croisés et se remit debout si prestement qu’il avait repris son adversaire par la taille sans donner à celui-ci le temps de frapper. Watson s’adressa aux spectateurs de cette scène :

— Séparez-vous, les gars ! Vous voyez bien que je ne le frappe pas ! Je ne veux pas me battre, je ne demande qu’à sortir d’ici !

Nul, dans le cercle, ne broncha, n’ouvrit la bouche. Ce silence était de mauvais augure et Watson en ressentit un léger frisson. Patsy tâcha de le renverser, mais ne réussit qu’à tomber lui-même sur le dos. S’arrachant à lui, Watson se dirigea vers la porte. Mais les autres s’interposèrent. Ils avaient des faces blêmes, aux traits empâtés, de celles qui ne voient jamais le soleil, et Watson comprit qu’il avait affaire aux oiseaux de nuit et autres bêtes de proie des bas-fonds de la ville. Non seulement ils lui barrèrent le passage, mais le repoussèrent et le rejetèrent sur Patsy, qui le poursuivait avec la rage aveugle d’un taureau.

De nouveau, ce fut le corps à corps. Watson, momentanément hors de danger, adressa un nouvel appel à la bande de voyous qui, une fois de plus, firent la sourde oreille. Alors Watson eut peur ; il connaissait des cas Semblables où des gens isolés, seuls contre plusieurs, étaient restés sur le carreau, tués à coups de poing et à coups de botte, les côtes enfoncées, la figure écrasée sous les talons. Et il savait, en outre, que sa seule chance de se tirer de ce repaire de bandits était de ne frapper ni son agresseur ni les gredins qui l’empêchaient de fuir.

Malgré tout, une légitime indignation s’emparait de lui… Sept contre un, ce n’était pas de jeu ! La colère le gagnait, l’instinct brutal sommeillant en chacun de nous s’éveillait en lui. Mais ses pensées se reportèrent sur sa femme et ses enfants, sur son livre inachevé et les dix mille arpents de terre de son ranch qu’il aimait tant, là-bas. En un éclair, il entrevit des coins de ciel bleu ; des rayons dorés inondaient ses prairies parsemées de fleurs ; le bétail s’enfonçait paresseusement jusqu’aux genoux dans la vase des ruisseaux et la truite scintillait au milieu des hauts-fonds. Ah ! la vie était bonne… trop bonne pour la risquer sur une seconde d’égarement. Bref, malgré ses appréhensions, ; Carter Watson freinait ses instincts primitifs.

Son adversaire, coincé dans sa puissante étreinte, cherchait toujours à le renverser. Derechef, Watson le cloua sur le plancher, se releva, et, rejeté une fois de plus sur Patsy par les pâles voyous qui l’entouraient, il dut en revenir au corps à corps pour éviter les swings dangereux de l’autre. Cette opération se renouvela à plusieurs reprises. Or, Watson gardait son calme à mesure que Patsy, incapable de lui faire du mal, devenait de plus en plus furieux. Dans les corps à corps, Patsy se servit de sa tête comme d’un bélier. La première fois, son front donna en plein sur le nez de Watson qui, ensuite, s’enfouit la figure dans la poitrine de Patsy. Mais celui-ci, fou de rage, continua de frapper de la tête, se donnant lui-même des coups à l’œil, au nez, à la joue, contre le crâne de l’autre. Plus Patsy se martelait ainsi lui-même, plus il frappait fort.

Ce combat inégal dura douze eu quinze minutes. Pendant ce temps, Watson, tout entier à la pensée de fuir, ne porta pas un seul coup. Profitant des intervalles de répit, parfois il contournait les tables et cherchait la porte mais, les voyous, amusés par ce sport, l’empoignaient par les pans de sa veste et le rejetaient sous le poing droit de Patsy fauchant l’air. Coup sur coup, inlassablement, il saisissait Patsy, le renversait sur le dos, en ayant soin chaque fois de le faire pivoter tout d’abord et s’étaler dans la direction de la porte, vers laquelle il gagnait peu à peu du chemin.

En fin de compte, les cheveux en désordre, sans chapeau, le nez en sang et un œil clos, Watson parvint à atteindre le couloir, puis la rue, et à tomber dans les bras d’un policeman.

— Arrêtez cet homme ! lui dit Watson tout pantelant.

— Allô ! Patsy, dit l’agent. Qu’est-ce qu’il y a de cassé ?

— Allô ! Charley, répondit Patsy… Voilà ! Ce type-là entre chez moi…

— Arrêtez cet homme ! monsieur l’agent ! répéta Watson,

— Ça va, ferme ça ! fît Patsy.

— Oui, fermez-la, ajouta le policeman, sinon je vous emmène au poste…

— Je ne me tairai pas tant que vous n’aurez pas arrêté cet homme : il m’a attaqué brutalement sans la moindre provocation de ma part.

— Est-ce vrai ça, Patsy ? demanda l’agent.

— Non. Écoute, Charley, je vais t’expliquer comment la chose s’est passée. J’ai, Dieu merci, des témoins pour le prouver ! J’étais assis dans ma cuisine devant un bol de soupe quand ce malotru entre et se met à me narguer. Je ne l’avais jamais vu de ma vie. Il était saoul…

— Oh ! regardez-moi, monsieur l’agent ! protesta avec indignation le distingué sociologue. Ai-je l’air d’un homme ivre ?

Le policeman lui jeta un regard sombre et menaçant, et fit signe à Patsy de continuer :

— Il se mit à me rire au nez : «  J’suis Tim Mac Grath, qu’y m’dit, et j’peux t’en faire autant que lui. Haut les mains ! » Là-dessus, je me mets à sourire, et tout à coup, pif ! paf ! de deux coups de poing il me flanque à terre et renverse ma soupe. Regarde mon œil. C’est tout juste s’il ne ma pas tué !

— Que comptez-vous faire, monsieur l’agent ? demanda Watson.

— Ça va ! taisez-vous, ou je vous fiche dedans ! s’écria l’autre pour toute réponse. Alors, la juste indignation de Watson n’y tint plus :

— Monsieur l’agent, je proteste de toutes mes forces…

À ce moment le policeman lui empoigna le bras et le secoua si rudement que Watson faillit tomber :

— C’est bien ! je vous arrête !

— Arrêtez-le, lui aussi ! demanda Watson.

— Assez ! Fini, votre petit manège ! répondit l’autre sévèrement. De quel droit avez-vous attaqué ce brave homme qui mangeait tranquillement sa soupe ?

II

Carter Watson débordait de colère, et il y avait de quoi : non seulement il avait été victime d’une attaque brutale, fort malmené et arrêté, mais tous les journaux du matin, sans exception, publiaient des articles fantaisistes de son exploit d’ivrogne contre le propriétaire du fameux cabaret le Vendôme. Pas une ligne de ces récits n’était exacte. Patsy Horan et ses comparses y décrivaient la bataille en détail. Un seul fait incontestable en ressortait : Carter Watson était ivre. À trois reprises, disait-on, il avait été flanqué à la porte et jeté à la rue, et chaque fois il était revenu à la charge, jurant de mettre tout à feu et à sang et annonçant qu’il allait nettoyer la place :

L’éminent sociologue assommé à coups de poing, tel fut la première manchette qui lui tomba sous les yeux. D’autres disaient : Carter Watson aspirant au championnat, Carter Watson reçoit son dû. Un fameux sociologue tente d’assainir un tripot, et Carter Watson mis knock-out en trois rounds par Patsy Horan,

Le lendemain matin, libéré sous caution, Watson était cité devant le tribunal correctionnel, à la requête du procureur public, sous l’inculpation de voies de fait sur la personne d’un sieur Patsy Horan. Mais avant l’audience, le procureur public le prit à part et lui dit confidentiellement :

— Pourquoi ne pas étouffer l’affaire ? Voulez-vous un bon conseil, monsieur Watson : serrez-vous la main, M. Horan et vous, et nous nous en tiendrons là. Un mot au juge, et l’incident sera classé.

— Mais je ne veux pas qu’il soit classé ! Vos fonctions vous obligent à me poursuivre, et non à me demander de me réconcilier avec ce… cet individu.

— C’est bien, je vous poursuivrai puisque vous y tenez ! rétorqua le procureur.

— Il vous faudra poursuivre de même Patsy Horan, je vous en préviens, continua Watson, car je vais, de mon côté, le faire arrêter pour voies de fait.

— Il vaudrait mieux, croyez-moi, lui serrer la main et faire la paix avec lui, répéta le magistrat et, cette fois, avec une nuance de menace dans la voix.

Les deux hommes furent invités, ce même jour, à comparaître la semaine suivante, devant le juge de correctionnelle Witberg.

— Ne te fais pas d’illusions, tu n’auras pas gain de cause, dit à Watson un de ses vieux amis d’enfance, ancien directeur du plus important journal de la ville. Tout le monde sait que tu as été victime des brutalités de cet individu ; il à une détestable réputation, mais à quoi cela t’avance-t-il ? Vous serez tous deux déboutés de votre plainte et encore estime-toi heureux qu’on te connaisse ! Tout autre que toi serait condamné. Je…

— Mais je n’y comprends rien ! interrompit le sociologue tout perplexe. Sans provocation de ma part, je suis assailli et mis à mal par ce bandit. Je ne lui ai pas porté un seul coup, j’ai…

— Il ne s’agit nullement de cela.

— Alors de quoi s’agit-il ?

— Je vais t’expliquer : tu te heurtes à la police locale et à tout le système politique. Quelle importance as-tu ? Légalement, n’étant pas domicilié dans cette ville, puisque tu habites la campagne, tu ne représentes pas une voix pour la municipalité, tandis que le propriétaire de ce bouge dispose d’un tas de voix… d’un tas rudement gros, je te prie de le croire.

— Tu ne vas pas me dire que ce juge Witberg va violer son serment et prostituer ses fonctions pour laisser filer cette crapule ?

— Ouvre l’œil, tu verras ! fit son ami avec un amer ricanement. Oh ! certes, il y mettra des formes ! Il rendra un jugement tout ce qu’il y a de plus légal, plein de belles phrases sur l’équité et la justice.

— Mais enfin, il y a la presse ! s’exclama Watson.

— La presse, pour le moment, n’est pas en conflit avec l’administration. Les journaux se montreront impitoyables pour toi : vois le mal qu’ils t’ont déjà fait.

— Ainsi, les reporters ne diront pas la vérité.

— Ils raconteront quelque chose d’approchant pour rendre leur récit vraisemblable. Ils écrivent ce qu’on leur commande d’écrire, tu ne l’ignores pas ! Ils reçoivent l’ordre de faire des entorses à la vérité et de colorer leurs comptes rendus et ils ne feront qu’une bouchée de toi. Non, crois-moi, laisse tomber la chose dès maintenant. Tu as perdu d’avance !

— Mais la date du procès est fixée…

— Tu n’as qu’un mot à dire, et on le classera tout de suite !… Pour se battre contre une combinaison politique, il faut en avoir une autre plus forte derrière soi !

III

Carter Watson savait d’avance que le parti politique aurait le dernier mot, mais, têtu comme un mulet, et toujours à l’affût de nouvelles expériences sociales, il voulait voir comment se terminerait celle-ci, qui sortait assurément de l’ordinaire.

Le matin de l’audience, le procureur général fit une seconde tentative de conciliation :

— Si vous éprouvez de l’aversion pour les poursuites, lui dit Watson, ne pourrais-je en charger un avocat…

— Non pas ! s’empressa de répondre le magistrat. L’État me rétribue pour exercer les fonctions de ministère public, et quant aux poursuites j’en fais mon affaire. Mais, attention : vous n’avez aucune chance de succès. Nous allons fondre les deux causes en une seule. Attendez les événements.

Le juge produisit une excellente impression sur Watson : ce petit homme replet, rasé de frais, avait une mine intelligente et sympathique. Ses lèvres souriantes et le pli de bonne humeur au coin de ses yeux noirs renforçaient cette opinion. Après l’avoir observé un moment, Watson eût presque juré que le jugement de son ami n’était pas fondé.

Cependant, Watson ne tarderait pas à revenir de son idée ! Patsy Horan et deux de ses satellites déposèrent à la barre ; leurs déclarations n’étaient qu’un tissu de mensonges débités sous la foi du serment. Watson n’en croyait pas ses oreilles. Tout d’abord, ils nièrent l’existence des quatre autres témoins de la bagarre ; et sur les deux qui témoignèrent, l’un affirma s’être trouvé dans la cuisine au moment de l’agression brutale et injustifiée de Watson contre Patsy ; quant à l’autre, il jura que, resté dans le bar, il avait assisté à la seconde et à la troisième irruption de Watson dans le débit afin d’assommer l’inoffensif Patsy. L’ignoble langage attribué à « l’agresseur » était si invraisemblable que, songea Watson, ses accusateurs dépassaient la mesure et nuisaient à leur propre cause : de tels propos de sa part étaient si impossibles ! Mais lorsqu’ils parlèrent de la grêle de coups qu’il avait assenés sur le crâne et la figure de ce pauvre Patsy, et d’une chaise qu’il aurait démolie en essayant d’écraser son adversaire à coups de talon, Watson ne put s’empêcher de rire in petto de cette richesse d’imagination. Cette hilarité, toutefois, s’accompagnait d’un sentiment de tristesse : le procès, en effet, était une farce, mais il se sentait déprimé devant une telle bassesse en réfléchissant au long chemin que devait parcourir encore l’humanité pour s’élever au-dessus de ces turpitudes.

Watson ne pouvait se reconnaître lui-même – pas plus, d’ailleurs, que n’eût pu le faire son pire ennemi – dans ce portrait d’apache fanfaron, de brute avinée, qu’on faisait de lui. D’ailleurs, comme dans tous les cas de parjures compliqués, les lacunes et les contradictions abondaient. Le juge feignit de ne pas s’en apercevoir. Quant au procureur et à l’avocat de Patsy, ils eurent l’élégance de les passer sous silence. Watson, qui ne s’était pas soucié de se choisir un avocat, s’en félicitait à présent.

Il conservait néanmoins un vestige de confiance dans l’impartialité du juge lorsqu’il se présenta à la barre pour donner sa version de l’affaire :

— Je flânais dans la rue, Votre Honneur, commença-t-il…

Mais le magistrat l’interrompit d’une voix tonitruante :

— Nous ne sommes pas ici pour nous occuper de vos actes précédant le délit. Qui a porté le premier coup ?

— Je n’ai pu, devant votre Honneur, citer de témoins oculaires, fit remarquer Watson, et la véracité de ma déposition ne peut ressortir que du récit en détail de…

Le juge l’interrompit de nouveau :

— Les récits de magazine ne nous intéressent pas ! rugit-il en lui lançant un regard si furieux que Watson eut peine à croire que cet homme était le même dont il venait d’étudier la physionomie voilà un instant.

— Qui a frappé le premier coup ? répéta l’avocat de Patsy.

Là-dessus, l’avocat-général s’interposa : les deux causes ne faisaient qu’une ; il demandait à savoir de laquelle il s’agissait et de quel droit l’avocat de Patsy se permettait d’interroger le témoin à cette phase de l’interrogatoire. L’avocat de Patsy riposta aussitôt. Le juge intervint ; il déclara ignorer que les deux causes fussent liées. De longues explications s’ensuivirent ; elles donnèrent lieu à un duel oratoire magistral, qui se termina par des excuses de la part des deux avocats. Toute cette mise en scène produisit sur Watson l’effet de pickpockets simulant une mêlée pour bousculer un honnête homme et lui arracher sa bourse. La machine fonctionnait, voilà tout !

— Que veniez-vous faire dans un endroit de si louche réputation ? lui demanda-t-on.

— Depuis des années, je m’intéresse aux questions économiques et sociologiques, pour me documenter...

Mais Watson ne put aller plus loin :

— Foin de vos mots en « iques », grommela le juge. Je vous pose une simple question. Répondez-y sans tourner autour du pot. Est-il vrai, ou non, que vous étiez ivre ?

Watson essaya alors de décrire comment Patsy s’était martelé la figure contre sa tête à lui, mais ses déclarations furent accueillies par un complet mépris. Le juge revint à la charge et le sermonna d’importance :

— Vous rappelez-vous, lui demanda-t-il, le serment solennel que vous avez prêté de dire la vérité et rien que la vérité ? Vous nous racontez une histoire à dormir debout. Admettez-vous qu’un homme puisse s’infliger des blessures à soi-même en se martelant la figure contre votre tête ? Voyons est-ce raisonnable ?

— Les gens ne sont pas raisonnables quand ils se mettent en colère, dit doucement Watson.

Cette réponse fit sortir le juge de ses gonds et excita sa vertueuse indignation :

— De quel droit vous permettez-vous de parler ainsi ? s’exclama-t-il. Quelle impertinence ! Vous sortez de la question. Vous êtes ici, Monsieur, pour témoigner sur des faits. Le tribunal n’a que faire de votre opinion.

— Je me suis borné à répondre à votre question, Votre Honneur, fît humblement Watson.

— C’est faux ! Tonitrua de nouveau le juge. Je vous préviens, vous m’entendez, que votre insolence vous expose à une peine sévère pour injures au tribunal. Apprenez que, dans cette petite salle de Justice, on sait observer la légalité et les règles élémentaires de la courtoisie !

Une autre passe d’armes entre les deux avocats sur des vétilles judiciaires interrompit son exposé des faits qui s’étaient passés au Vendôme, Carter Watson, l’esprit libre de toute acrimonie, amusé et attristé à la fois, vit fonctionner dans toute son ampleur et sa mesquinerie l’organisme qui dominait le pays ; il comprit pourquoi restaient impunis les honteux marchandages, les corruptions, les achats de conscience perpétrés dans un millier de villes par le lent et sourd travail des créatures de cet organisme. Il avait sous les yeux le lamentable spectacle d’un tribunal et d’un juge courbés sous les fourches caudines d’un louche teneur de tripot disposant de plusieurs centaines de votes. Ce scandale, bas et sordide, n’était qu’un des mille aspects du colossal système social qui, dans chaque ville et dans chaque État, écrasait de sa masse l’Amérique tout entière.

Une phrase familière lui résonnait à l’oreille : « Mieux vaut en rire… » Au plus fort de ces arguties, il se surprit à rire tout haut, ce qui lui valut un froncement de sourcils et un coup d’œil foudroyant de la part du juge… « Tous ces juges et avocaillons, se disait-il, abusant lâchement de leurs fonctions, sont pires, mille fois pires, que les brutes de marins qui, maîtres à leur bord, martyrisent leurs hommes ; ceux-là du moins, doivent se protéger eux-mêmes des effets de leurs sévices. Tandis que tous ces méchants robins se réfugient sous la majesté de la loi ! Ils frappent sans crainte qu’on ne leur rende coup pour coup, parce qu’ils ont pour les défendre les massues des policiers, cogneurs professionnels !… »

Néanmoins Watson contemplait tout cela sans amertume. Il oubliait la grossièreté et la petitesse devant le côté purement grotesque de ces vilenies, car il possédait la grâce rédemptrice de l’humour.

Tout houspillé, tout sermonné qu’il était, il réussit en fin de compte à exposer une version simple et franche de l’affaire et, malgré un contre-interrogatoire des plus agressifs, ces déclarations tinrent bon contre les démentis de ses adversaires. Sa déposition différait tellement des racontars mensongers de Patsy et de ses acolytes, qui suaient le parjure par leurs exagérations mêmes !

Le procureur et l’avocat de Patsy se contentèrent de soumettre leur cause au tribunal et, par une sorte de trêve, s’abstinrent de se passer mutuellement au crible. Watson protesta contre cette attitude, mais l’avocat général lui imposa silence en lui signifiant qu’il était l’accusateur public et connaissait son métier.

Finalement, le juge rendit son arrêt, qui débutait ainsi :

« Patrick Horan a déclaré qu’il était en état de légitime défense. M. Watson a déposé dans le même sens. Chacun d’eux a affirmé sous la foi du serment que le premier coup avait été porté par l’autre, et tous deux ont juré avoir été attaqués sans provocation. Une coutume légale veut qu’on consente à tout accusé le bénéfice du doute. Or, il existe ici un doute indiscutable. En conséquence, nous accordons le bénéfice du doute au dit Carter Waston, dont nous ordonnons par le présent arrêt l’élargissement. Le même raisonnement s’applique à Patrick Horan. Il obtient donc le bénéfice du doute et sa mise en liberté. Nous donnerons maintenant aux deux accusés un judicieux conseil : qu’ils se réconcilient et se serrent la main !… »

Le premier journal de l’après-midi publiait cette manchette : Carter Watson acquitté. Dans le second journal Waston lut : Carter Watson échappe à une amende. Mais le comble c’était un autre article intitulé : Carter Watson, beau joueur, reste sans rancune. On y racontait comment le juge Witberg avait conseillé aux deux adversaires de se serrer la main, ce qu’ils s’étaient hâtés de faire. Le journaliste ajoutait :

— Allons boire un coup par là-dessus, offrit Patsy Horan.

— Ce n’est pas de refus, répondit Watson. Eh, bras dessus, bras dessous, les deux hommes se rendirent au bar le plus proche !

IV

De toute cette aventure, Watson ne garda aucun souvenir amer : cette expérience sociale d’un nouvel ordre lui fournit même la matière d’un nouveau livre, qu’il intitula : La Correctionnelle et sa procédure ; essai d’analyse.

Un an plus tard, par une belle matinée d’été, il se promenait dans son ranch. Il était descendu de cheval pour grimper dans une petite gorge et examiner des bruyères de roche qu’il y avait plantées l’hiver précédent. En sortant de ce minuscule canyon, il déboucha sur l’une de ses prairies parsemées de fleurs, un endroit charmant et isolé, qu’un écran de basses collines et de bosquets mettait discrètement à l’abri des yeux du monde. Il y rencontra un inconnu, évidemment un promeneur qui devait habiter l’hôtel estival de la petite ville voisine, à deux kilomètres environ de là. Quand ils se virent nez à nez, ils se reconnurent mutuellement ; c’était le juge Witberg en flagrant délit de violation de propriété privée, car Watson avait fait planter en bordure de son terrain des poteaux avec des inscriptions interdisant le passage, encore qu’il ne se souciât guère de faire respecter cette interdiction.

Le juge s’avança la main tendue vers Watson, qui se refusa ouvertement à la prendre :

— Sale métier que la politique ! N’est-ce pas, monsieur le Juge ? lui lança Watson en guise de salutation… Oui, oui, je la vois bien, votre main ! mais il me déplaît de la serrer. Les journaux ont prétendu que j’avais donné une poignée de main à Patsy Horan après le procès. Vous savez fort bien qu’il n’en est rien, mais je vous déclare tout net que j’aimerais mille fois mieux serrer la main à cet individu et à toute sa bande de fripouilles que de prendre la vôtre !

Le juge Witberg, interloqué par cet accueil, toussota et poussa des exclamations de surprise, Watson, tout en le regardant, fut frappé d’une idée soudaine. Il décida sur-le-champ de jouer à ce triste sire un tour qu’il n’oublierait pas de sitôt – une petite farce macabre qui lui servirait de leçon… Le juge parvint à dire :

— Je puis difficilement concevoir de la rancune chez un homme de votre valeur et avec une telle connaissance du monde ?

— De la rancune ? répliqua Watson. Je n’en éprouve pas le moins du monde, croyez-moi. Ce n’est pas dans mon tempérament ! Pour vous en donner la preuve, je vais vous montrer quelque chose de curieux, que vous n’avez jamais vu auparavant.

Ce disant, Watson jeta les yeux autour de lui et ramassa un silex aigu de la grosseur de son poing :

— Vous voyez ça ? dit-il. Regardez-moi !

Là-dessus, il se donna avec la pierre un coup sec sur la joue. La pierre fendit la chair jusqu’à l’os, et le sang jaillit :

— La pierre était trop pointue, annonça-t-il au magistrat stupéfié qui le crut fou… Il me faut contusionner cela un brin : rien de tel que la vraisemblance en pareil cas.

Watson, ayant trouvé ensuite une pierre ronde, s’en administra de bons coups sur la joue :

— Ah ! gloussa-t-il d’un ton ravi, mon portrait va prendre de beaux tons verts et noirs dans quelques heures. Ce sera très convaincant !

— Vous perdez la tête ! s’écria le juge tout tremblant de stupéfaction.

— Ne voyez-vous donc pas, que j’ai le visage tout en sang et meurtri ! Vous m’avez frappé deux fois de ce poing droit que voilà ! Pif ! Paf ! C’est une attaque brutale et sans provocation de ma part, ma vie est en danger, il faut que je me défende !

Le juge Witberg se recula avec effroi devant les poings menaçants de l’autre :

— Si vous portez la main sur moi, dit-il, je vous fais arrêter, prenez garde !

— Voilà exactement les recommandations que j’ai faites à Patsy. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

— Non !

— Eh bien ! ça !

En même temps, le poing droit de Watson s’abattit en plein sur le nez du juge Witberg, envoyant ce digne magistrat s’étaler de tout son long sur le dos, dans l’herbe :

— Debout ! lui cria Watson, debout ! Si vous êtes un gentleman, relevez-vous… Voilà encore ce que m’a dit Patsy !

Le juge Witberg, ayant décliné cette invitation, fut empoigné par le collet de son habit et brutalement remis sur ses pieds, mais il se retrouva aussitôt sur le dos avec un œil poché. Ensuite, ce fut un véritable massacre de Peaux-Rouges : le juge Witberg fut humainement et scientifiquement rossé. Watson lui tamponna de coups de poing les joues, les oreilles, lui frotta avec énergie la figure dans l’herbe, et il lui exposa en même temps la façon dont Patsy Horan s’y était pris avec lui-même. De temps à autre, et très soigneusement, le facétieux sociologue s’administrait un coup qui laissait une bonne marque. À un moment donné, hissant sur ses pieds le pauvre diable, il se donna du nez, délibérément, un coup violent contre le crâne de l’infortuné gentleman. L’appendice nasal se mit incontinent à saigner :

— Vous voyez cela ! s’exclama Watson en se reculant de façon à faire couler le sang tout le long de son devant de chemise… C’est vous qui avez fait ça ! Et avec votre poing, encore. C’est un véritable assassinat ! Je suis encore obligé de me défendre !

Une fois de plus la figure du juge Witberg fut prise pour cible par un poing qui l’envoya rouler dans l’herbe ; il y resta étendu et se mit à sangloter :

— Je vous ferai arrêter !

— C’est ce qu’a dit Patsy.

— … une attaque brutale… pif, paf… et sans provocation, à coups de poing, comme ça… pif, paf !

— C’est ce qu’a dit Patsy.

— Je vais vous faire arrêter, vous pouvez en être sûr !

— Vas-y donc, mon pote, nous verrons qui des deux aura raison de l’autre !

Sur ces mots, Carter Watson redescendit la gorge, remonta sur son cheval et se rendit à la ville.

Une heure plus tard, tandis que le juge Witberg, tout eclopé, regagnait en boitillant son hôtel, il était arrêté par le garde-champêtre, et inculpé sur la plainte de Carter Watson, d’attaque en terrain interdit et de voies de fait.

— Votre honneur, disait le jour suivant Watson au juge de paix de son village, qui était un fermier prospère, sorti, une trentaine d’années auparavant, d’une école d’agriculture… Votre Honneur, puisque le nommé Sol Witberg a jugé bon de déposer une plainte de voies de fait, à la suite de la mienne, sur le même sujet, je vous prie de vouloir bien lier les deux causes, étant donné que les témoignages et les faits sont les mêmes dans les deux cas.

Le juge ayant accueilli favorablement cette requête, on appela la cause conjointe. Watson, en tant que témoin à charge, se fit entendre le premier à la barre :

— J’étais, déposa-t-il, en train de cueillir des fleurs dans ma propriété, à cent lieues de me douter qu’un danger me menaçât, lorsque de derrière les arbres surgit cet homme qui se précipita sur moi en s’exclamant : « Je suis le Dodo, et vais te mettre en lambeaux… Haut les mains ! » Je me mets à sourire, croyant à une farce, mais voilà que de deux coups de poing – pif ! paf ! – cet individu m’étend par terre en répandant mes fleurs tout autour de moi et en m’abreuvant d’injures. C’est un cas d’attaque brutale et sans provocation ; voyez ma joue, voyez mon nez ! Je n’y ai vu que du feu ! L’homme devait être ivre. Avant que je fusse revenu de ma surprise, il m’avait mis dans l’état où vous me voyez. Ma vie était en danger, j’ai dû me défendre. Voilà tout ce que j’ai à dire, Votre Honneur. Pour terminer j’ajouterai que je n’en reviens pas d’étonnement. Pourquoi a-t-il dit qu’il était le « Dodo » et pourquoi m’a-t-il sauvagement assailli ?

Sol Witberg reçut une excellente leçon dans l’art de se parjurer. Que de fois, du haut de son siège présidentiel, n’avait-il pas prêté une oreille indulgente aux faux témoignages dans des causes traquées et cuisinées de toutes pièces ? Or voici que, pour la première fois, ces parjures se dirigeaient contre lui, alors qu’il ne trônait plus au tribunal. Soutenu par les huissiers, les gourdins des policiers et les cellules des prisons…

— Votre Honneur, s’écria-t-il, jamais je n’ai entendu pareilles impostures ! Cet homme ment avec une impudence…

Watson se dressa, comme mu par un ressort :

— Votre Honneur, je proteste ! C’est à Votre Honneur seul, n’est-il pas vrai, de juger de la véracité ou de la fausseté des dépositions ? Le témoin vient à la barre pour déposer uniquement sur des faits récents. Son opinion personnelle sur des généralités ou sur mon compte n’a rien à voir avec la présente cause !

Le juge, assez perplexe, se gratta un moment la tête ; puis, avec une flegmatique indignation, il se prononça :

— Très juste ! Je rn’étonne vraiment qu’un homme comme vous M. Witberg, un juge, dites-vous, rompu aux pratiques de la loi, ait pu se rendre coupable d’une telle conduite, si indigne de vos hautes fonctions ! Votre attitude et vos procédés ne me rappellent que trop des manœuvres qui sont la honte du barreau. Il s’agit ici d’un simple fait : attaque et voies de fait au préjudice d’un citoyen inoffensif. Nous sommes ici pour définir qui a porté le premier coup, et vos estimations des qualités ou défauts personnels de M. Watson ne nous intéressent pas… Poursuivez votre déposition…

Si Sol Witberg n’avait pas eu les lèvres si enflées et douloureuses il se les fût mordues de dépit à cette semonce. Mais il se contint et se borna à faire un récit fidèle et simple de la façon dont les choses s’étaient passées…

— Puis-je suggérer à Votre Honneur, dit Watson, de demander au témoin ce qu’il faisait dans ma propriété ?

— Question très légitime !… Que faisiez-vous, Monsieur, sur les terres de M. Watson ?

— J’ignorais me trouver dans sa propriété.

— Pardon ! Il s’agit d’une violation indiscutable de propriété privée, Votre Honneur, j’ai fait planter des poteaux partout, dans des endroits très apparents, interdisant l’accès de la propriété !

— Je n’ai vu aucun de ces poteaux, dit Sol Witberg.

— Je les ai vus moi-même, coupa net le juge ; ils sont très lisibles et je vous avertis, Monsieur, que si vous commencez à prendre des libertés avec la vérité sur des questions secondaires, vous rendrez sujettes à caution vos déclarations ultérieures sur des points plus importants… Pourquoi avez-vous frappé M. Watson ?

— Votre Honneur, je le répète, je n’ai pas porté le moindre coup ! Je n’ai même pas levé la main !

Le juge se tourna vers Carter Watson, regarda son visage meurtri et tuméfié, puis fixa d’un œil sévère Sol Witberg :

— Regardez la joue de cet homme ! tonna-t-il. Si vous n’avez pas levé la main, comment se fait-il qu’il soit en cet état ?

— Comme je viens de l’affirmer sous…

— Prenez garde ! fît le magistrat.

— C’est ce que je fais, Monsieur : je n’entends dire que la vérité pure et simple. Il s’est blessé volontairement avec une pierre – ou plutôt avec deux pierres.

— Est-il admissible, demanda Watson, qu’un homme, à moins d’être fou, s’abîme ainsi la figure, et persiste à se la marteler, avec un ou deux cailloux ?

— Cela me paraît, en effet, un conte à dormir debout, fît le juge en guise de commentaire… Monsieur Witberg, n’auriez-vous pas bu ?

— Non, Monsieur !

— Vous ne buvez pas ? Jamais ?

— Si, mais très peu, de temps à autre.

Le juge médita cette réponse avec un air de profonde pénétration.

Watson en profita pour décocher un clin d’œil ironique à Sol Witberg, qui ne parut pas apprécier l’humour de la situation.

Le juge rendit enfin son arrêt, qui débutait ainsi :

« Cause singulière, très singulière ! Les dépositions des deux parties sont en flagrante contradiction. Il n’y a pas de témoins en dehors des deux plaignants : chacun d’eux prétend que l’autre a commencé, et les moyens légaux me manquent pour établir où gît la vérité. N’empêche que je garde mon opinion personnelle, monsieur Witberg, et je vous conseille de vous abstenir dorénavant de remettre les pieds dans la propriété de M. Watson…

— Mais c’est révoltant ! s’exclama Sol Witberg en se dressant tout d’une pièce.

— Asseyez-vous ! tonitrua le juge, et taisez-vous, Monsieur ! Si vous m’interrompez encore une fois, je vous inflige une amende pour insultes au tribunal ; et elle sera forte, je vous en préviens ! – d’autant plus forte qu’en votre qualité de juge vous devriez savoir la courtoisie et la dignité qui doivent régner dans une Cour de Justice. Voici maintenant mon arrêt :

« Il est de règle juridique d’accorder à l’accusé le bénéfice du doute. Comme je l’ai dit et le répète, je n’ai aucun moyen légal de déterminer qui a porté le premier coup. Conséquemment, et à mon grand regret (ce mot fut souligné d’une pause et d’un regard écrasant à l’adresse de Sol Witberg), je me vois obligé, dans les deux cas, d’accorder à l’inculpé le bénéfice du doute. Messieurs, vous êtes tous deux libres !

— Eh bien ! nous allons arroser cela ! dit Watson à Witberg, en sortant avec lui de la salle d’audience.

Mais ce personnage ulcéré refusa d’aller sceller bras dessus, bras dessous, cette décision, au prochain bar.