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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/VI

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A. Cadot (tome Ip. 25-30).

VI

LA FERME DE LA VENTANA.


La nuit commençait à fondre dans une seule ligne indécise les crêtes aiguës et inégales des montagnes qui bornaient l’horizon, lorsque la troupe des aventuriers franchit la lisière du monte Santa-Clara et entra en rase campagne ; Joaquin Dick avait scrupuleusement rempli son engagement ; la petite caravane était restée juste trois heures en route.

Ce fut en vain que M. Henry tenta de se rapprocher du Batteur d’Estrade et d’entrer en conversation avec lui ; Joaquin opposa une froideur si marquée aux avances du jeune homme, que celui-ci dut renoncer, du moins momentanément, à éclaircir ses soupçons.

Le lendemain, à l’heure du départ, ce fut Grandjean qui réveilla les Mexicains, car le Batteur d’Estrade était monté à cheval vers le milieu de la nuit, et depuis lors on ne l’avait plus revu. À la tombée du crépuscule, Joaquin Dick apparut tout à coup, stimulant de la voix son cheval Gabilan qui, bondissant comme un chevreuil sur ses jarrets d’acier, dévorait l’espace.

— Voici de quoi manger ! dit le Batteur d’Estrade en jetant par terre une dizaine de poules sauvages qu’il portait pendues mortes à l’arçon de sa selle.

— Joaquin, deux mots, je vous prie, s’écria M. Henry en s’avançant vivement à sa rencontre.

— Quatre, si bon vous semble ! Mes affaires sont terminées, et je suis libre de tous soucis.

— Vos affaires ?

— Eh bien, oui, mes affaires ! Vous figurez-vous tout bonnement que je vous vole votre argent ? J’accomplis consciencieusement ma tâche. Je suis parti la nuit dernière dans la double intention d’éclairer le chemin et de prendre l’avance d’une étape sur vous ; maintenant je reviens d’examiner et de reconnaître la route que vous aurez à parcourir demain. All is right (tout va bien), comme répètent sans cesse les yankees. Quels sont ces deux mots que vous avez à me dire ?

— Vous avez répondu à ma question à l’avance. Je voulais savoir ce que signifiait votre brusque départ de la nuit dernière.

— Oui, je comprends ! une vieille habitude d’Europe ! Quand, dans votre pays, vos domestiques s’absentent trop longtemps sans votre permission, vous les gourmandez et les interrogez à leur retour : « D’où diable viens-tu, pendard de Jasmin ? Où as-tu été, maraud de Lafleur ? » Mais avec nous autres, batteurs d’estrades, ce n’est plus cela !… Tant que nous ne disons rien, ou tant qu’on ne nous voit pas, ceux qui nous emploient sont tranquilles, car notre silence ou notre absence signifient qu’ils ne courent aucun danger… Voilà justement pourquoi j’ai posé comme condition première de mon engagement à votre service que vous ne m’interrogerez jamais, ou du moins, si vous me questionnez, que j’aurai le droit de me taire !

Il serait difficile, sinon impossible, de décrire l’étonnement que la réponse du Batteur d’Estrade causa à M. Henry. Ces mots, de « pendard de Jasmin, et maraud de Lafleur, » constituaient dans la bourbe d’un Mexicain, habitant la frontière, une si singulière anomalie, que le jeune homme, il faut en convenir, avait bien le droit de se montrer surpris.

— Señor Joaquin, s’écria-t-il après s’être assuré par un rapide et circulaire regard qu’aucun de ses serviteurs n’était à portée de l’entendre, señor Joaquin, vous n’êtes ni un vagabond, ni un batteur d’estrade, et le rôle que vous jouez vis-à-vis de moi ne saurait durer davantage… Allons, à bas le masque et montrez votre visage.

— Comment ! je joue un rôle ? Comment ! je ne suis pas un batteur d’estrade ? dit le Mexicain en riant d’un franc rire ; et que diable suis-je alors ? Un prince qui voyage incognito ? Je consens à être damné au jour du jugement dernier, si je comprends un mot à tout ce que vous me dites là ? Votre seigneurie, sans doute, veut se divertir ?

— Trêve de maladroites hypocrisies, Joaquin ?… L’évidence ne se nie pas ! C’est en vain que vous essayez de me donner le change !… J’ai cent preuves pour une, je vous le répète, que vous jouez en ce moment un rôle ! Pourquoi ? C’est ce que je veux savoir, ce que je saurai !…

— Et quelles sont vos cent preuves, señor ?…

— À quoi bon vous les énumérer ? Ma conviction est faite ; cela me suffit ! Du reste, votre langage de tout à l’heure, réminiscence du siècle dernier…

— Je n’y suis plus du tout, señor !

« — Ce pendard de Jasmin, et ce maraud de Lafleur ! »

— Ah ! oui, je me rappelle !… Ma foi ! c’est un matelot déserteur que j’ai connu maromero (ou saltimbanque) à Mexico, qui, en me parlant des domestiques qu’il prétendait avoir eus jadis, me citait toujours son pendard de Jasmin et son maraud de Lafleur… Depuis lors…

— Que vous sert de mentir, Joaquin, puisque je ne vous crois pas ?…

— Merci, caballero, de votre politesse ! Comme je vois que notre conversation n’aboutirait pas à grand’chose, je vous demande la permission d’y couper court pour aller m’occuper de mon souper. Je suis à jeun depuis hier soir.

— Cette conversation, Joaquin, doit aboutir à une explication, s’écria le jeune homme d’un ton d’autorité qui décelait une résolution fermement arrêtée.

Joaquin, au lieu de répondre, prit une cigarette dans la poche de sa veste, battit ensuite le briquet, et allumant le papelito, sans se presser, souffla nonchalamment une ondoyante bouffée de fumée devant lui.

— Eh bien ? demanda le jeune homme d’une voix encore contenue, mais qui vibrait déjà de colère et d’impatience.

Le Batteur d’Estrade leva sur son fougueux interlocuteur un œil atone, et d’un air à la fois impertinent et ennuyé.

— Señor, lui dit-il, Vos allures de matamore… c’est encore mon matelot déserteur qui m’a appris ce mot-là… sont non-seulement déplacées envers les personnes à qui elles s’adressent, mais elles sont surtout dangereuses pour vous !… Vous avez à exiger de moi une seule chose… Que je vous conduise sain et sauf à Guaymas… pas davantage !… Si mon présent vous appartient dans une certaine mesure, vous n’avez absolument rien à voir dans mon passé. Est-ce que je vous demande, moi, quelles ont été les occupations ou les erreurs de votre jeunesse ? Non !… Pourtant ce récit me ferait peut-être bien passer quelques heures agréables !… vous avez un tempérament qui se prête si bien aux aventures !… Ne m’interrompez pas, je vous prie, ce serait éterniser un dialogue qui commence à me fatiguer… Je n’ai plus que peu de mots à ajouter…

Joaquin Dick huma une seconde bouffée de sa cigarette ; puis reprit, toujours avec le même sang-froid :

— Je vous donne ma parole d’honneur de caballero, que ma seule, mon unique profession est bien celle de batteur d’estrade !… Du reste, vous avez un moyen bien facile de vous assurer de la véracité de mes assertions : interrogez vos domestiques ; j’ai assez mal mené ces drôles pour que vous n’ayez pas à craindre leur partialité en ma faveur !… Ils vous répéteront ce que je vous affirme ici, que la réputation de Joaquin Dick, comme batteur d’estrade, s’étend à plus de mille lieues au-delà dé la frontière ! Maintenant, si votre confiance en moi est ébranlée, si vous vous méfiez de mon habileté et de mon expérience, mon Dieu, je suis tout disposé à résilier notre marché : vous irez de votre côté, moi du mien ! J’aime l’argent ; mais, après tout, vingt piastres ne constituent pas une fortune !…

Les doutes qui, après la réponse du Mexicain, s’emparèrent de l’esprit de M. Henry, furent aussi grands que son étonnement avait été naguère extrême. Cependant, soit qu’il obéît à un inexplicable pressentiment, soit plutôt qu’il ne voulût pas paraître céder, il revint à sa première idée.

— Voilà beaucoup d’adresse et d’éloquence dépensées en pure perte, Joaquin, dit-il ; car j’attends toujours votre explication.

Cette insistance finit par ébranler le sang-froid du Mexicain : de son regard voilé, engourdi, jaillit comme une flamme, et sa voix, jusqu’alors lente et monotone, prit un timbre métallique et vibrant dont l’effet ne saurait se traduire.

— Señor don Enrique, dit-il, si ce n’est par savoir-vivre, que ce soit au moins par prudence, n’insistez pas ! Imitez la réserve dont je fais preuve depuis mon retour, en refoulant au plus profond de mon cœur une question indiscrète qui me brûle les lèvres… car, moi aussi, j’aurais une explication à vous demander !

— Vous ! et laquelle ?…

— Alors, c’est un nouveau marché que vous me proposez ? Soit, je l’accepte !… Confidence pour confidence !… Tantôt, en éclairant la route que nous parcourrons demain, j’ai fait fuir à mon approche une épaisse nuée de zopolites acharnés après une proie !… Les croassements prolongés de ces hideuses bêtes, en m’apprenant avec quelle volupté ils assouvissaient leur gloutonne voracité, me donnèrent l’idée de regarder de près quel était l’objet de cet immonde festin… C’était le cadavre d’un homme !… Vous m’écoutez, n’est-ce pas, señor don Enrique ?

— Poursuivez !…

— Je descendis de cheval, j’écartai les vêtements de la victime, et je reconnus que l’infortuné, comme on dit généralement à tort en parlant de ceux qui ont cessé de vivre, avait reçu une balle en pleine poitrine !… Un beau coup, ma foi ! bien ajusté, bien réussi !…

— Eh bien ! après ?…

— Dans la secousse que j’imprimai au cadavre, une balle roula par terre… je la ramassai… la voici ! Oh ! vous pouvez la toucher sans crainte… cette balle ne saurait être empoisonnée… la pointe d’acier dont elle est garnie la rend bien assez meurtrière pour qu’on ait jugé inutile de la tremper dans des sucs vénéneux !… Une belle invention que ces pointes d’acier !… n’est-il point vrai, señor ?…

Le Batteur d’Estrade aurait pu continuer longtemps sans que M. Henry songeât à l’interrompre. Le visage blême, les paupières dilatées outre mesure, les lèvres agitées par un tic nerveux, il était en proie à une émotion que ses efforts pour la contenir et la dissimuler rendaient encore plus visible et plus poignante.

Joaquin Dick attendait patiemment, et sans paraître attacher une grande importance à cette crise, qu’elle fût passée.

Enfin, M. Henry, par un violent effort de volonté, parvint à donner passage à sa voix à travers son gosier resserré.

— Quel a été votre but en me racontant cette histoire, Joaquin ?

— Mon but était d’abord de vous intéresser, et je crois y avoir réussi ; puis ensuite de vous demander s’il vous est possible de m’apprendre quelle est la main qui a lancé cette balle, et l’intention qui a guidé cette main.

Un silence menaçant, presque solennel, régna de nouveau entre les deux interlocuteurs ; celui que l’on appelait M. Henry écoutait, prêt à y céder, les conseils de la violence ; Joaquin Dick, quoique sa physionomie eût repris son expression habituelle de bonhomie inintelligente, ressemblait assez au tigre, qui, à l’approche du combat, se replie lentement sur lui-même en affectant un calme doucereux et plein de candeur.

La position était trop tendue pour pouvoir se prolonger ; M. Henry rompit le premier la glace.

— Si je vous ai bien compris, Joaquin, s’écria-t-il, vous désirez savoir si c’est moi qui suis le meurtrier de ce malheureux, et, dans ce cas, quel est le motif qui m’a fait agir ?

— Non, seigneurie, je ne désire rien savoir du tout !… Je ne tenais qu’à une chose, et j’y suis parvenu… à vous faire comprendre qu’il est toujours de mauvais goût, et parfois cruel, d’exiger d’un homme qu’il vous raconte ses affaires privées ! Que diable, ici-bas, chacun a ses petites peccadilles à cacher !… L’humanité, en général, est admirable et féconde en vertus ; mais, en particulier, elle n’est pas complètement parfaite… Elle laisse parfois à désirer ! sur ce, señor, je vous baise les mains et suis votre très-humble serviteur.

Le Batteur d’Estrade salua profondément le jeune homme, et, s’éloignant à grands pas sans attendre sa réponse, rejoignit Grandjean et les Mexicains, déjà occupés à préparer le repas du soir.

Pendant les six jours qui suivirent, aucun événement digne d’être rapporté n’entrava ou n’accidenta la marche des aventuriers ; Joaquin Dick, presque toujours en avant, ne se mêlait guère à ses compagnons de voyage que pour prendre part au souper ; quant à M. Henry, après avoir longtemps questionné le canadien Grandjean, qui lui confirma de tous points ce que le Batteur d’Estrade avait dit de soi-même, il ne cherchait plus à se rapprocher de ce bizarre personnage ; il avait plutôt l’air, au contraire, de l’éviter.

Le septième jour, c’était le lendemain que la petite caravane devait arriver à Guaymas, le Batteur d’Estrade qui, contrairement à sa coutume, n’avait point pris les devants et marchait au milieu des aventuriers, se retourna vers Grandjean, et lui adressant brusquement la parole :

— Señor Canadien, lui dit-il en espagnol, votre maître m’a affirmé, si j’ai bonne mémoire, que vous possédez la science approfondie du pionnier et du chasseur ?

— Dame ! seigneurie, j’emploie de mon mieux ma mémoire, ma vue et mon intelligence !

— En ce cas, les indices qui annoncent dans les solitudes l’approche d’un événement grave doivent vous être familiers ?

— Quand cet événement fait partie des choses naturelles et humaines, oui.

— Depuis ce matin, n’avez-vous rien remarqué ?

— Je vous demande pardon, j’ai au contraire remarqué beaucoup de choses…

— Quoi donc, je vous prie ?

— Oh ! vous en savez à ce sujet au moins tout autant que moi…

— C’est probable, mais je ne serais pas fâché de contrôler mes observations par les vôtres… Dites…

— Nous avons croisé, à six heures, une piste d’Indiens…

— C’est juste… avez-vous compté combien ils étaient ?…

— Une quarantaine, à ce que je pense.

— Vous vous trompez de six, ils sont passés au nombre exact de trente-quatre ! Et, selon vous, qu’indique la marche de ces Indiens ?

— Ah ! seigneurie, répondit le Canadien, votre question prouve que vous avez une bien médiocre opinion de ma sagacité… ces Indiens sont chaussés de leurs mocassins de guerre…

Les paroles prononcées par Grandjean produisirent une impression aussi vive que pénible sur les quatre Mexicains.

— Mais alors, seigneurie, s’écria l’un d’eux en fixant sur le Batteur d’Estrade ses yeux agrandis et troublés par la peur, nous sommes perdus !… Qu’allons-nous devenir ?

Joaquin, par un geste qui lui était familier, haussa les épaules, et continuant de s’adresser au Canadien :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas communiqué votre découverte aussitôt que vous l’avez faite ?

— J’aurais cru vous faire injure, seigneurie.

— Quel parti pensez-vous que nous devons prendre ?

— Gagner le plus de terrain que nous pourrons.

— Et si les Indiens nous attaquent ?

— Ce sera tant pis pour eux.

— Comment cela, tant pis pour eux ?… Vous oubliez qu’ils sont trente-quatre et que nous ne sommes que sept !

— Votre calcul, seigneurie, diffère beaucoup du mien ! Je comptais que nous n’étions que trois pour tenir tête à ces quarante Peaux-Rouges ; car ces Mexicains, voyez-vous, ça pique ferme et mortellement dans l’ombre, mais c’est fainéant au soleil, et puis ça n’aime pas le bruit des armes à feu ! Ah ! pardon, seigneurie, voilà que j’oublie que vous êtes Mexicain !… oui, mais vous, vous êtes une exception en tout !…

— Le hasard, dit Joaquin, m’a fait naître au Mexique ; mais je ne reconnais pas ce pays pour patrie ! Enfant de la liberté, je me considère comme citoyen de l’univers !… Je reviens au sujet qui nous occupe… Quelles dispositions prendriez-vous si vous étiez chargé de notre défense ?

— Mes préparatifs ne seraient ni longs ni compliqués, seigneurie ; je ferais égorger nos chevaux, et, couché à plat-ventre et à l’abri derrière ce rempart, j’abattrais à coups de rifle tout Peau-Rouge qui aurait l’imprudence de se montrer à portée… Ce ne serait pas, au reste, la première fois que j’aurais usé de ce moyen… Je sais qu’il est pénible de massacrer d’honnêtes et bons animaux, et je préférerais, certes, cent fois sacrifier nos Mexicains ; mais malheureusement ils sont si maigres, qu’ils ne sauraient nous rendre le même service que nos chevaux…

La réponse de Granjean amena presque le rire sur les lèvres sérieuses du Batteur d’Estrade ; les Mexicains, eux, parurent ne l’approuver que médiocrement ; mais dominés par l’intensité de leur effroi, ils ne songèrent pas à réclamer.

M. Henry, surpris par les éclats de voix qui partaient des rangs ordinairement silencieux de ses serviteurs, avait depuis un instant arrêté son cheval, et il attendait que son escorte le rejoignît.

— Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il ? demanda-t-il à Grandjean.

En peu de mots, le Canadien le mit au courant de l’événement.

Le jeune homme se retournait vers Joaquin Dick pour connaître son opinion, lorsque celui-ci fit signe de se taire.

La troupe entière fit halte. Le Batteur d’Estrade, penché sur le cou de son cheval immobile, paraissait prêter une extrême attention à un bruit venant du lointain.

— Entendez-vous ? demanda-t-il en se remettant droit en selle.

— Non, je n’entends rien… Ah ! si fait, je distingue maintenant un roulement éloigné du tonnerre… C’est singulier… le temps est magnifique, et pas un seul nuage ne tache la limpidité du ciel…

— Ce que vous prenez pour le tonnerre est tout bonnement le bruit produit par un vaste incendie !… les Peaux-Rouges ont commercé leurs opérations.

— Devons-nous donc battre en retraite ? demanda M. Henry d’un ton qui prouvait combien cette proposition lui souriait peu.

— Non, avançons toujours ! Ah ! apercevez-vous ce nuage d’un noir opaque, qui s’élève en se balançant lourdement à l’horizon ?

— Oui, parfaitement.

— C’est un épais tourbillon de fumée… Caramba ! ils n’y vont pas de main morte, les Apaches !

— Ces Indiens sont donc des Apaches ?

— Oui, et des Apaches Chirigoguis, c’est-à-dire les plus féroces et les plus vindicatifs de leur race ; car les Apaches se divisent en plusieurs tribus, répondit le Batteur d’Estrade, avec un calme si plein d’insouciance qu’il ressemblait à un professeur d’histoire naturelle expliquant du haut de sa chaire, à son auditoire, les mœurs, la classe et les instincts d’une race animale peu connue. Que diable s’amusent-ils à brûler là-bas ? continua Joaquin Dick. Probablement la ferme (rancho) de Buenavista ou celle d’El-Aguage.

— Je crois que vous faites erreur, seigneurie, interrompit Grandjean en baissant les yeux d’un air embarrassé et modeste ; car contredire le Batteur d’Estrade lui semblait une grande hardiesse. C’est le rancho de la Ventana qui doit brûler !…

— Le rancho de la Ventnna ! répéta Joaquin Dick, en poussant un cri de fureur et d’effroi qui fit tressaillir ses compagnons de route. Non… non… ce n’est pas… ce ne peut être… Pourtant qui sait ? ces Apaches sont doués de si déplorables instincts… ils sont si cruels… si ingrats !… Oh ! les misérables ! s’ils ont commis ce crime ; je…

Le Batteur d’Estrade s’arrêta au beau milieu de son court et véhément monologue, leva les épaules et se mettant à sourire :

— Après tout, murmura-t-il, ce serait peut-être un bonheur pour moi !… laissons marcher les événements ! Ce qui est écrit là-haut doit s’accomplir ici-bas !

Il était si évident que les pensées qui préoccupaient Joaquin lui étaient intimes et personnelles, que ni Grandjean, ni les Mexicains, ni M. Henry lui-même n’osèrent l’interroger à ce sujet ; ils sentaient instinctivement que leur curiosité déplacée aurait reçu un mauvais accueil.

À partir de ce moment, le Batteur d’Estrade, lancé sans doute dans un nouvel ordre d’idées, parut ne plus s’occuper de la présence des Apaches. Cependant l’odeur acre et pénétrante de la fumée commençait à incommoder les voyageurs ; l’ennemi ne devait plus être bien loin.

— Grandjean, dit M. Henry en se rapprochant du Canadien, qui, chose inouïe, était monté à cheval, ne penses-tu pas qu’il serait prudent de nous arrêter ? Nous sommes ici sur une élévation que ne domine aucun terrain, du moins à portée de carabine, et où nous n’avons pas à craindre d’être attaqués à l’improviste ?… Toi, pendant que nous ferions halte, tu partirais en éclaireur, pour tâcher de découvrir la position de l’ennemi.

— Votre projet est des plus sensés, monsieur, répondit le Canadien ; je puis même ajouter qu’il est le seul possible et praticable dans l’état actuel des choses. Seulement je refuse entièrement de m’y associer.

— Parce que ?… Ah ! je comprends, le rôle d’éclaireur ne sourit que médiocrement à ton dévouement ?…

— Vous vous trompez du tout au tout, monsieur Henry !… Rien ne me plaît comme d’aller en découverte !… c’est chez moi, une véritable passion, et une passion qui a failli plusieurs fois me coûter ma chevelure !…

— Alors, d’où vient ta résolution ?

— De ce que le señor Joaquin Dick ne m’a donné aucun ordre, et que je ne voudrais pour rien au monde, disposer de ma personne sans son consentement. S’il allait avoir besoin de moi, il ne me pardonnerait jamais mon absence.

— Ne suis-je pas ton maître, celui qui te paye et à qui tu dois obéissance ? s’écria le jeune homme d’un ton sec et hautain.

— Je vous rends des services et vous me donnez quelque argent, cela est incontestable, répondit froidement Grandjean ; mais à l’heure du danger voyez-vous, et lorsqu’il s’agit de ma vie, je ne reconnais pour maître que celui qui m’est supérieur en expérience et en courage ; or, cet homme, en ce moment-ci est le señor Joaquin Dick.

— Il ne semble guère s’occuper de nous, ce merveilleux et infaillible Batteur d’Estrade !

— Tant mieux ; cela prouve que le danger n’est pas imminent !

— Ou qu’il est d’accord avec les Apaches !

— Voilà une méfiance, monsieur Henry, qui, il y a encore quelques jours, ne se serait pas présentée à votre esprit ! Quand je vous disais que vous vous formeriez promptement à l’existence nomade, je n’avais pas tort !… Se méfier est une grande qualité pour ceux qui courent les aventures ; seulement, il vous reste encore à apprendre à placer vos soupçons ; autrement, vous n’aurez jamais un fidèle, et véritable allié !… Soyez sans inquiétude à l’égard du señor Joaquin Dick… je vous réponds de lui sur ma tête !

— Je croyais qu’avant cette fois-ci, tu ne l’avais jamais vu ? dit le jeune homme en observant à la dérobée le Canadien.

— Je n’ai jamais vu non plus l’empereur Napoléon, et je sais pourtant que c’était le plus grand capitaine de son siècle. Il y a des réputations éclatantes, inattaquables, que l’on ne saurait mettre en doute sans avoir perdu le sens commun. Le señor Joaquin compte parmi celles-là. Au reste, qui vous empêche, si vous êtes inquiet, d’aller le consulter ?

— C’est ce que je vais faire ! répondit M. Henry en chatouillant de l’éperon les flancs de son cheval.

Lorsque le jeune homme eut rejoint le Batteur d’Estrade, il dut l’appeler deux fois par son nom avant de parvenir à attirer son attention.

— Que désirez vous, señor ? demanda le Mexicain avec une politesse froide et un peu hautaine que M. Henry ne lui connaissait pas.

— Parbleu ! je désire savoir ; si nous devons, oui ou non, nous préparer au combat ?

— Non, señor !…

— Mais, ces Apaches ?

— Je vous demanderai la permission, señor, de ne pas répondre à cette question, qui entraînerait à sa suite de longues phrases. Je désire, j’ai besoin d’être seul ! L’essentiel pour vous c’est que nous ne soyons pas attaqués ! Eh bien ! je vous jure que l’on ne vous attaquera pas.

Le Batteur d’Estrade, après avoir prononcé ces paroles, lâcha la main à Gabilan qui prit le galop.

Une heure plus tard la troupe des aventuriers atteignait le théâtre de l’incendie ; Grandjean avait eu à moitié raison ; ce n’était ni la ferme de Buenavista, ni celle d’El-Aguage qui étaient la proie des flammes, mais bien seulement une espèce de bourgade abandonnée depuis des années par sa population semi-nomade. Les Apaches s’étaient amusés, voilà tout.

À cette vue, un soupir de satisfaction allégea la poitrine du Batteur d’Estrade d’un poids qui paraissait l’oppresser ; mais presque en même temps un froncement très-prononcé de ses sourcils donnait à supposer que les désirs de son cœur n’étaient pas en harmonie avec les espérances de ses passions, ou les souhaits de sa raison.

— Quel est ce rancho que l’on aperçoit dans le lointain à une lieue environ de nous ? demanda M Henry en désignant du doigt au Canadien un bâtiment de forme assez irrégulière, d’une éclatante blancheur et à moitié enfoui sous un amas de verdure.

— C’est le rancho de la Ventana, celui-là même que je croyais brûlé…

— Mais n’est-ce point justement à ce rancho que nous devons passer la nuit ?

— Oui, monsieur ! et vraiment je n’en suis pas fâché ! S’asseoir une fois par hasard devant une table proprement servie, se coucher dans un lit véritable et pouvoir dormir les deux yeux fermés jusqu’au lendemain sans préoccupation, sont des plaisirs un peu efféminés, j’en conviens, mais qu’un homme a bien le droit de se donner de temps en temps, tous les six mois, par exemple !… Tiens ! pourquoi donc le señor Joaquin prend-il à sa gauche ?… ce n’est pas le chemin ! Bon ! le voici qui nous fait signe de venir. Il doit y avoir du nouveau. Il retourne probablement de l’Apache. Allons ! en avant !

Le Canadien enfourcha de nouveau son cheval, car il s’était empressé de mettre pied à terre après que son maître lui eut rapporté sa courte conversation avec le Batteur d’Estrade ; puis, précédé de M. Henry et suivi par les Mexicains, il se rendit à l’appel de Joaquin Dick.

— Eh bien ! señores, dit ce dernier, hâtez-vous donc, ou nous n’arriverons jamais aujourd’hui ! N’oubliez pas que nous avons encore dix-sept lieues à faire avant d’atteindre Guaymas…

— Que parlez-vous de Guaymas ? dit M. Henry, vous n’avez pas, je pense, l’intention d’entrer aujourd’hui dans cette ville ?

— Aujourd’hui, non ; cette nuit, oui.

— Avez-vous perdu la raison, Joaquin ? Vous savez bien que nos chevaux harassés de fatigue, sont incapables de fournir une pareille course. Pourquoi ne pas camper au rancho de la Ventana.

Le Batteur d’Estrade tressaillit.

— Ah ! vous connaissez ce rancho ? dit-il lentement.

— Je sais que l’hospitalité y est douce et que l’on y trouve ce que je n’ai pas goûté depuis bien des jours, un peu de confort.

Joaquin Dick réfléchissait. Sa réponse ne se fit pas longtemps attendre.

— Soit, dit-il, en relevant la tête de l’air d’un homme qui vient de prendre une résolution subite ; nous coucherons cette nuit au rancho de la Ventana. Où diable avais-je donc l’esprit, que je n’aie pas songé plus tôt à cela ?

— Songé à quoi, señor Joaquin ?

— Vous êtes un jeune et beau cavalier, poursuivit le Batteur d’Estrade, sans paraître entendre cette question ; vous lui plairez tout de suite… L’occasion ou le désœuvrement vous feront trouver la petite passable, et vous vous aimerez comme deux tourtereaux !… Ce spectacle me causera une joie extrême et me divertira fort !… C’est convenu… Au rancho de la Ventana !…

Joaquin Djck allongea alors un si furieux coup d’éperon à Gabilan, que le noble animal resta durant quelques secondes comme anéanti ; depuis le jour où il avait été dompté, c’était la première fois que son maître lui faisait sentir son état de servitude ; mais revenant presque aussitôt de sa stupeur, il bondit comme un cerf traqué et enleva Joaquin dans un tourbillon de poussière…

— Qu’a donc aujourd’hui le Batteur d’Estrade ? demanda M. Henry en se rapprochant de Grandjean. Je ne comprends rien à sa conduite, et je suis encore à m’expliquer son langage…

— Le señor Joaquin prend parfois plaisir à s’amuser aux dépens des gens, répondit froidement le Canadien… Attrape, pensa le géant, et laisse-moi maintenant tranquille ! Le fait est que le seigneur Joaquin a été bien bizarre. Je le connais, moi, et je gagerais ma tête que sa feinte gaieté cachait une violente colère ou une grande douleur. Quelle pensée saugrenue traverse mon cerveau !… Aimerait-il Antonia ?… Bah ! c’est impossible ! il y a entre eux une telle différence d’âge ! du reste, ça n’y fait peut-être rien. Bon ! quand je me casserai la tête à réfléchir, à quoi cela m’avancera-t-il ? L’amour, qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’y ai jamais, ma foi, songé !… Je ne connais pas le premier mot de toutes ces drôleries-là.

— Ah ! murmurait de son côté Joaquin, insoucieux des bonds prodigieux de Gabilan, se connaîtraient-ils ?… s’aimeraient-ils déjà ?… Insensé que je suis !… Comme si les femmes étaient capables d’aimer !

Un éclat de rire nerveux sortit d’entre les lèvres pâles et serrées du Batteur d’Estrade ; deux grosses larmes coulaient de ses yeux.