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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/VII

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A. Cadot (tome Ip. 30-39).

VII

LA FILLE DE LA VIERGE.


Le rancho de la Ventana n’avait rien dans son ensemble qui se rapprochât de la lourde et imposante construction des haciendas[1], tout au contraire. La capricieuse et élégante incorrection de son architecture n’appartenait à aucun ordre proprement dit ; elle tenait le milieu entre la villa italienne et la maison de plaisance espagnole ; aucune trace de fortifications ne s’apercevait aux alentours ; cependant les habitants de cette ferme devaient être, en temps de guerre, exposés aux excursions journalières des Indiens, et, en temps de paix, aux visites non moins dangereuses parfois des vagabonds de la prairie. Ce rancho présentait, en outre, cette double particularité, inouïe au Mexique dans l’intérieur des terres et surtout loin des grands centres de population, de murs soigneusement peints à la détrempe, et d’un jardin d’agrément méticuleusement entretenu, malgré ses nombreux et épais massifs de fleurs.

Environ un quart de lieue avant d’atteindre le rancho, Joaquin Dick arrêta Gabilan.

— Pauvre bête, dit-il en caressant de sa main droite le cou nerveux du cheval, pauvre bête, j’ai été tout à l’heure bien brutal envers toi !… Une loi fatale de la nature veut que l’homme, égoïste dans la joie, soit injuste dans la douleur !… La douleur ai-je dit ? m’est-il donc arrivé un malheur ?… Non, certes… non !… Que m’importent les amours de ce M. Henry et d’Antonia !… Je n’aime pas cette enfant… non… j’ai beau examiner froidement, sans forfanterie et sans acheté l’état de mon âme, je n’aime pas, du moins je le crois, Antonia d’amour ! Seulement, si mes passions restent muettes devant son innocence, il y a en elle, soit dans son regard, soit dans le timbre de sa voix, un charme indéfinissable et dont je ne puis m’empêcher de subir l’empire… et puis cette ressemblance extraordinaire avec… parbleu ! avec une infâme créature ! arrière, odieux souvenir qui m’avez donné l’expérience en échange du bonheur !… Bah ! le bonheur n’existe que dans le plaisir !… Oui, mais mes plaisirs à moi, je ne les trouve que dans l’épanouissement de ma haine, et ils m’infligent une épouvantable torture !…

Le Batteur d’Estrade fut distrait de ses pensées par une voix qui criait son nom ; il leva les yeux et vit un cavalier qui galopait à sa rencontre.

— Ah ! c’est toi, Panocha[2] ? dit-il.

Cette réception fit faire la grimace au cavalier.

— Señor don Joaquin, répondit-il d’un ton piqué, vous ne daignerez donc jamais me faire l’honneur de vous rappeler mon nom ?

— Alors, décidément, Panocha n’est pas ton vrai nom ?

— Je me nomme don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, pour vous servir, seigneurie.

— Je préfère Panocha, c’est plus court.

— Oui ; mais c’est moins noble… et puis, c’est ridicule.

— Comment, don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, tu redoutes le ridicule et tu tiens à la noblesse, toi, un demi-sauvage, issu d’un métis et d’un Apache ?

— J’avoue que je n’ai jamais connu mon père ni ma mère, et que, par conséquent, toutes les suppositions sont possibles sur ma naissance… Toutefois, votre seigneurie m’accordera que je dois être hijo de algo ? (fils de quelqu’un.) Or, comme tel, j’use du bénéfice de la vieille loi espagnole, qui accorde aux enfants dont les parents sont inconnus le titre de hijo de algo ou hidalgo.

— Je ne te savais pas aussi fort légiste, Panocha.

Don Andrès Morisco y Malinche y Nabos eut un méchant sourire. Il était incontestable que, sans le respect mêlé de crainte que lui inspirait le Batteur d’Estrade, ces plaisanteries auraient abouti à un sanglant résultat.

— Encore, señor don Joaquin ! dit-il d’un ton de doux reproche.

— Que veux-tu ? j’en ai pris l’habitude… Et puis, réellement, tu t’es affublé d’une si interminable kyrielle de noms, que le fait seul de t’appeler constitue un véritable discours… C’est fatigant.

— Seigneurie, voulez-vous me permettre de vous proposer un arrangement ?

— Voyons cette transaction, Panocha.

— Quand nous serons seuls, ou même devant des étrangers, vous continuerez à me nommer Panocha ; mais quand la señorita doña Antonia se trouvera présente, vous m’appellerez don Andrès, ou, si vous l’aimez mieux, Andrès tout court. Accordez-moi cela, seigneurie, et je vous en conserverai une éternelle reconnaissance.

— Lui aussi ! murmura Joaquin, dont le front s’était rembruni, personne n’échappe à son irrésistible fascination.

Le Batteur d’Estrade considéra pendant quelques instants en silence son suppliant interlocuteur ; puis, reprenant la parole, mais cette fois d’une voix où la pitié avait remplacé la raillerie :

— Je me rends volontiers à ton désir, mon pauvre Andrès, dit-il, Panocha n’existe, plus !…

Panocha, ou plutôt le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos, pouvait avoir de vingt-sept à trente ans ; son teint, couleur de café au lait, sa tête égyptienne, sa gravité de sphinx assyrien, disaient sa descendance en droite ligne, non d’un métis et d’une Apache, mais bien des Aztèques, ces derniers dominateurs connus du Nouveau-Monde, race dont l’existence historique se perd dans les légendes de la fable, et que la terrible et cupide épée de Fernand Cortez a presque anéantie.

Les épaules un peu voûtées et les jambes arquées de don Andrès indiquaient l’abus ou du moins l’usage fréquent du cheval ; c’était en effet, ainsi du reste que le sont tous les Mexicains, un excellent écuyer. Ses membres grêles et maigres, sa taille déhanchée, la vivacité de ses mouvements, à laquelle succédait presque aussitôt une rigidité de marbre, lui donnaient une apparence grotesque dont, heureusement pour lui, il n’avait pas la conscience ; loin de là, il se croyait un caballero accompli.

Il était en train d’accabler le Batteur d’Estrade de protestations d’amitié et de reconnaissance, lorsque ce dernier, qui ne l’écoutait pas, lui coupa brusquement la parole.

— Les Apaches sont donc entrés dans le sentier de la guerre ? lui demanda-t-il.

— Oui, seigneurie… J’ai même entendu dire tout à l’heure, par un de mes pions, qu’ils ont surpris et égorgé le ranchero de Buenavista.

— Et ils ne sont pas venus ici ?

— Oh ! seigneurie, il n’y a pas de danger ! Tant que le rancho de la Ventana sera habité par la fille de la Vierge, il n’aura à craindre ni dévastation ni incendie de la part des Peaux-Rouges ?… N’est-il point tout de même bien étrange que ces damnés hérétiques, les fils enragés du diable, ces tigres à formes humaines, qui ne respectent rien, n’épargnent rien, ni la faiblesse, ni la jeunesse, ni la pauvreté, ni la richesse, se feraient tous massacrer jusqu’au dernier pour défendre ma maîtresse, et lui obéissent avec une docilité et un empressement qu’ils n’ont pas pour leurs propres chefs ? Mais non, ce n’est pas drôle ! Qui donc ne se ferait pas tuer pour plaire à doña Antonia ?

La pantomime effrénée dont Panocha accompagnait ces paroles, en atténuait beaucoup la portée ; toutefois il était facile de voir qu’il parlait avec une entière conviction, un sincère enthousiasme.

— Antonia, elle est au rancho ? demanda Joaquin.

— Non, seigneurie, elle est à la chasse.

Le Batteur d’Estrade haussa les épaules d’un air de dépit, presque de colère.

— Folle, dit-il, un de ces jours il lui arrivera malheur !…

— C’est ce que je me tue à lui répéter à chaque instant, seigneurie, mais doña Antonia se moque de mes craintes ; elle m’assure qu’elle possède un talisman qui la garantit de tout malheur. Après tout, c’est peut-être vrai. Est-ce que votre seigneurie compte passer la nuit au rancho ?

— Oui.

— La señorita va être bien contente !… C’est étonnant l’affection qu’elle a pour vous ! Je ne comprends vraiment pas… c’est-à-dire… si… je comprends !… Veuillez m’excuser seigneurie, si je vous quitte, mais je dois aller vous faire préparer une chambre… et puis doña Antonia peut revenir d’un moment à l’autre, et je ne voudrais, pour rien au monde, qu’elle me vit dans mon costume de travail, c’est-à-dire de promenade. Il est temps que je songe à ma toilette.

Le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos tournait la bride, Joaquin l’arrêta :

— Je ne suis pas seul, dit-il ; il faudra trois lits.

— Ah ! ah ! vous n’êtes pas seul, répéta lentement Panocha d’un ton soucieux et pensif, mais plus soucieux que pensif ; et quelles sont donc, je vous prie, seigneurie, les personnes qui vous accompagnent ?

— D’abord, le Canadien Grandjean, que tu connais peut-être…

Le visage de Panocha s’éclaircit à moitié.

Caramba ! je crois bien que je connais Grandjean, dit-il, il m’a donné des leçons de tir au rifle… il est affreusement laid, lourd et commun, ce cher ami… c’est un charmant garçon ; qu’il soit le bienvenu !… Et votre autre compagnon, seigneurie ?

— Est un cavalier accompli sous tous les rapports ! Il a pour lui les qualités qui séduisent les femmes : la jeunesse, le courage, la force et la beauté. Je suis persuadé qu’Antonia sera charmée de faire sa connaissance.

Les lèvres de Panocha, qui s’ouvraient dans un sourire, se plissèrent sous une grimace.

— Ah ! mon Dieu ! seigneurie, s’écria-t-il, comme frappé d’une pensée soudaine, nous n’avons que deux lits disponibles au rancho ! Comment fera ce cavalier si accompli ? Que pensera-t-il de notre hospitalité ? Eh bien ! s’il est aussi accompli que vous le prétendez, il ne voudra pas nous déranger par sa présence, et il continuera son chemin. Du reste, il n’y a que seize lieues d’ici Guaymas… C’est une simple promenade !

— Le cavalier dont je parle, Andrès, n’est point homme à s’exposer à subir un refus. Il ne demande pas… il prend.

— Une bataille ? s’écria le Mexicain, mais cela me va beaucoup !

— Ce cavalier, continua froidement Joaquin, a déjà tué, à lui seul, six ours gris.

— Ah ! diable, seigneurie !… Oui, mais ces ours gris n’avaient probablement pas un couteau pour se défendre ?

— Et que diable ferais-tu de ton couteau contre un tigre qui s’élancerait sur toi ?

— Ce cavalier accompli ! Panocha souligna avec ironie cette épithète, n’est pas un tigre…

— Dame ! il en a l’impétuosité, le courage et les instincts.

Don Andrès Morisco y Malinche y Nabos baissa la tête d’un air accablé.

— À quoi penses-tu ? lui demanda le Batteur d’Estrade.

— Je me rappelle maintenant, seigneurie, qu’il y a trois lits au rancho ; et c’est réellement dommage, car depuis quelque temps mon couteau a besoin de prendre l’air…

L’arrivée de la petite caravane mit fin à cette conversation.

Panocha s’éloigna en adressant un geste de menace et de mépris à M. Henry, que celui-ci n’aperçut pas, par l’excellente raison que cette pantomime expressive et guerrière avait lieu derrière son dos. Le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos savait allier la prudence au courage.

La pièce d’entrée dans laquelle pénétrèrent les aventuriers, était la salle à manger de la ferme. Un ameublement européen y remplaçait le dénûment à peu près complet que l’on rencontre dans tous les ranchos mexicains. Une douzaine de chaises garnies en joncs vernis et ayant un dossier bariolé de dessins aux couleurs éclatantes, chaises qui sortaient des fabriques des États-Unis, étaient symétriquement rangées le long des murs ; une grande table en acajou massif et dont les pieds avaient été assez habilement sculptés par un artiste indigène, occupait le mileu de la pièce ; un buffet, surmonté d’étagères surchargées de porcelaines anglaises, s’appuyait contre la muraille du fond ; enfin un petate, ou natte de paille, recouvrait en entier le sol.

M. Henry, en franchissant le seuil de la porte, fit entendre une exclamation d’étonnement.

— Parbleu ! j’étais loin de m’attendre à de telles splendeurs !… s’écria-t-il en souriant ; c’est presque à se croire à Paris ! Si la suite de notre réception répond à son début, nous n’aurons pas à nous plaindre de notre séjour ici !…

Le jeune homme prit une chaise, et s’adressant directement au Batteur d’Estrade qui déjà était assis à côté de Grandjean :

— Quel est donc, señor Joaquin, lui demanda-t-il, l’heureux propriétaire de ce rancho ?

— Ne le connaissez-vous point ? dit le Mexicain, ses yeux attachés sur ceux de M. Henry.

— Comment le connaîtrais-je, puisque je ne suis pas encore venu ici ?

Le regard de Joaquin quitta son interlocuteur pour se porter sur Grandjean.

Le Canadien confirma par un signe de tête les paroles de son maître.

— Le propriétaire de la Ventana est une femme, reprit Joaquin.

— Jeune ?

— Dix-sept ans.

— Belle ?

— On le prétend.

— Ne l’avez-vous donc point vue, Joaquin ?

— Moi, cent fois ! Je l’ai pour ainsi dire tenue enfant sur mes genoux.

— Alors, je répète ma question : Est-elle belle ?

— Et moi, ma réponse : On le prétend.

— Mais, votre opinion personnelle, Joaquin, quelle est-elle ?

— Je ne saurais en avoir une, señor ; car, à mes yeux, toutes les femmes, sans exception, sont d’une horrible laideur.

— Quelle monstrueuse hérésie proclamez-vous là ?

— Je vous dis ce que j’éprouve, pas autre chose.

— C’est différent ; les impressions ne se discutent pas…

— Non, c’est vrai, mais parfois elles s’expliquent.

— Et vous pourriez expliquer la vôtre ?

— Que trop, caramba !… Il me suffirait d’une comparaison.

— Je demande à entendre cette comparaison ?

— Avez-vous jamais rencontré sur votre route un serpent corallilo ?

— Oui, une fois.

— Comment vous a-t-il semblé, ce délicieux animal, ce charmant collier qu’envierait une reine ?

— J’ai une horreur instinctive et profonde pour les reptiles : leur vue me fait mal.

— Vraiment ? Et savez-vous d’où vous vient cette horreur que presque tout le monde partage avec vous !… de ce que vous savez que les morsures des reptiles sont mortelles.

— Après ?

Joaquin Dick alluma sa cigarette au brasero place sur la table, savoura, en véritable fumeur, une bouffée de tabac, et, se balançant nonchalamment dans sa chaise :

— Après, demandez-vous ? mais je n’ai plus rien à ajouter ; j’ai répondu à votre question.

— Ainsi, vous prétendez que les femmes et les corallilos…

— Moi, je ne prétends rien, interrompit le Batteur d’Estrade. J’ai cité un fait, voilà tout !

— Et moi, je ne vous dissimulerai pas que vos réticences ont vivement piqué ma curiosité ; il me tarde d’être présenté à… À propos, vous ne m’avez pas encore appris le nom de la propriétaire du rancho de la Ventana ?

— Elle se nomme Antonia.

— Alors, c’est à doña Antonia que j’ai hâte d’offrir l’expression de ma reconnaissance pour sa bienveillante hospitalité. Pouvez-vous me conduire auprès d’elle ?

— Moi ? s’écria le Batteur d’Estrade de cette voix métallique et vibrante qu’il avait fait entendre lors de sa discussion avec M. Henry. Ma foi, ce serait avec grand plaisir, ajouta-t-il après une légère pause et d’un ton indifférent, mais Antonia ne se trouve pas en ce moment au rancho. Elle est à la chasse !

— À la chasse ?

— Oui, à la chasse !

— Drôle d’occupation pour une jeune fille de dix-sept ans !… Après cela, si c’est qu’elle accompagne quelque parent !

— Antonia n’a pas de parents… Elle est partie seule avec sa carabine.

— Tudieu !… c’est donc une amazone que cette demoiselle Antonia !… Je parie, quoique je ne l’aie jamais vue, que je trace maintenant son portrait.

— Vous vous avancez beaucoup ! et que représenterait-il, ce portrait fait au juger !

— Des traits fortement accentués, une cambrure virile, des mains épaisses et une taille de cinq pieds trois pouces.

— Votre sagacité ne répond pas à votre présomption. Vous aviez à esquisser un corallilo, et vous avez peint un boa constrictor.

— Ah ! et cette demoiselle Antonia habite seule le rancho de la Ventana ?

— Seule avec ses serviteurs.

— Pourtant ce rancho isolé présente peu de garanties de sécurité, témoin l’apparition actuelle des Apaches dans ces parages-ci.

— Antonia est brave.

— Je ne conteste pas l’intrépidité de cette jeune héroïne, mais la bravoure sans la force constitue plutôt un danger qu’une défense.

— La Fille de la Vierge n’a rien à redouter des Peaux-Rouges ; loin de là. Ils la respectent à l’égal d’un fétiche vivant.

— La fille de la Vierge ! de qui parlez-vous, señor Joaquin ?

— Mais toujours d’Antonia.

— Ah ! on la nomme la fille de la Vierge, cette señorita ! c’est un joli sobriquet d’opéra-comique ! Savez-vous à quelle circonstance elle doit ce surnom ?

— Certes, à une circonstance assez étrange. Il y a sept ans de cela, Antonia, qui était à cette époque une enfant de dix ans, fut enlevée par les Peaux-Rouges…

— C’était débuter de bonne heure.

— Laissez-moi achever. Antonia fut enlevée, dis-je, par les Peaux-Rouges, à la suite de l’incendie et de la dévastation du rancho de la Ventana. La pauvre enfant, jetée en travers sur le cheval de son ravisseur, s’écria dans son effroi : « Ah ! sainte vierge, protégez-moi ! » Au même instant, un orage, qui depuis le matin menaçait d’éclater, se déchaîna avec furie, et l’Indien qui emportait Antonia tomba foudroyé. Dans ce coup de tonnerre, qui avait le mérite de l’à-propos, les indiens crurent voir un miracle, ils se prosternèrent devant Antoniaa, déposèrent à ses pieds le butin qui provenait du pillage du rancho, et s’éloignèrent en la suppliant de ne pas les punir, car ils lui attribuaient un pouvoir occulte et sans bornes. Depuis cette époque jusqu’à ce jour, il y a eu entre les Peaux-Rouges de toutes les tribus et la fille de la Vierge un continuel échange de bons procédés. Antonia prétend que ces Indiens sont, au demeurant, les meilleures gens du monde, et que, si la race blanche ne prenait pas plaisir à les traquer comme des chiens enragés, ils seraient très-doux et inoffensifs. En ceci, je ne vous le cache pas, je suis un peu de l’avis d’Antonia.

Un assez long silence suivit le court récit du Batteur d’Estrade. M. Henry, le coude appuyé sur la table et sa tête dans sa main, paraissait livré à de profondes méditations. Du reste, depuis son arrivée à la ferme, un changement notable, s’était opéré dans ses manières. Ce n’était plus l’homme aux allures impérieuses, au parler bref et tranchant de la forêt Santa-Clara ; il ressemblait plutôt alors à un commensal habituel des meilleurs salons de Paris, qu’à un aventurier de la prairie.

C’était également la première fois que M. Henry adressait la parole au Batteur d’Estrade depuis l’altercation qu’ils avaient eue ensemble.

Le dialogue qu’ils achevaient d’échanger n’indiquait, on vient de le voir, ni acrimonie, ni rancune. Le calme de ces deux hommes n’était-il qu’apparent, et cachait-il encore une sourde haine ? c’est ce que l’observateur le plus profond et le plus sagace n’aurait pu décider.

L’entrée de Panocha dans la salle à manger attira en ce moment les regards des nouveaux venus, et véritablement le señor don Andrès méritait bien cette attention. Sa toilette était des plus remarquables : son chapeau, en fin poil de vigogne, était entouré d’une toquilla d’une grosseur démesurée ; sur cette toquilla, tressée en perles, une main féminine, sans doute, avait semé à profusion des cœurs transpercés d’une flèche et des essaims de colombes frémissantes. Au Mexique, l’allégorie, plus sentimentale qu’ingénieuse, en est encore à l’enfance ; cette toquilla était connue et admirée à vingt lieues à la ronde.

Panocha avait remplacé la veste de travail par un dolman de drap fin d’une couleur bleu de ciel et soutaché d’un mince galon noir sur toutes les coutures. De dessous la veste sortait, en plis bouffis, une chemise de batiste couverte de broderies ; au milieu du jabot brillaient, ou du moins reluisaient, deux gros blocs de cristal de roche mal taillés en forme de diamants et enchâssés dans une abominable monture en cuivre oxydé, Une faja ou ceinture de crêpe de Chine, d’un vert tendre, lui serrait le corps en lui donnant une fine taille de hussard ; les extrémités de cette ceinture étaient garnies d’une frange en or faux ; enfin, des calzoneras en velours grenat, ornées tout le long des jambes d’une rangée de boutons creux et guillochés, suspendus à de longues tiges d’argent, complétaient, avec une paire de bottines jaunes en cuir de Cordoue, le galant déshabillé de l’illustre Panocha.

À l’air de satisfaction qui épanouissait son visage, il était facile de voir que le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos connaissait sa beauté, et qu’il était fier de son bon goût. Le regard empreint d’une douce commisération qu’il laissa tomber sur M. Henry disait clairement aussi qu’il était revenu de ses sottes alarmes, et qu’il ne craignait plus la concurrence d’un rival.

— Que tu es guapo (ou beau) aujourd’hui, ami Andrès ! s’écria Joaquin, dois-tu donc te rendre à une fête ?

— Je suis tous les jours ainsi, seigneurie, répondit Panocha en regardant sournoisement M. Henry ; cet habillement est mon costume quotidien.

— Mais alors, Antonia doit être folle de toi ?

— J’ignore quels sont les sentiments de la señorita à mon égard, dit Panocha d’un air discret en baissant modestement les yeux. Quand bien même votre supposition serait vraie, señor Joaquin, je ne saurais en convenir ! Ce ne serait pas agir en caballero ! Mais il se fait tard et vous devez avoir faim ; je cours surveiller les apprêts du dîner.


Panocha salua courtoisement les trois aventurier.

Panocha, ravi de l’effet qu’il venait de produire, salua courtoisement les trois aventuriers, et s’éloigna en se disloquant les hanches par de gracieuses contorsions.

— Quel est cet idiot ? demanda M. Henry en s’adressant à Joaquin.

— C’est le majordome, ou, pour être plus exact, le principal domestique de doña Antonia.

— Et vous croyez que cette jeune fille aime ce grotesque personnage ? continua le jeune homme d’un ton de mauvaise humeur très-prononcé.

— Pourquoi pas ? Andrès, que vous jugez avec vos préjugés et vos souvenirs, serait peut-être grotesque en Europe, mais, ici, nous ne sommes plus en France ! Tel cavalier de noir tout habillé, que les femmes les plus difficiles de votre pays considèrent comme un type d’élégance, paraîtrait probablement peu séduisant à nos rancheras. Un défaut commun à tous les Européens, c’est de trouver ridicules et déplacés les mœurs et les costumes qui ne sont pas les leurs ! Prenez-vous-en à la nature, qui fait pousser l’acajou dans nos forêts et le chêne dans les vôtres… les habitudes, et, par suite, la manière d’envisager les choses, changent avec les climats… Mais on dirait vraiment que ma réponse vous contrarie !…

— Et ce serait ma foi vrai !…

— Ah bah ! expliquez-vous…

— Oh ! c’est un enfantillage d’esprit, un caprice d’imagination qui m’a passé par la tête et ne vaut pas la peine d’être répété.

— Préférez-vous parler affaire ?… Alors, entamons la grave question de la récolte du coton et du prix des suifs….

— Vous avez raison, Joaquin, voilà longtemps que je n’ai causé… Eh bien ! je vous avouerai que tout à l’heure je m’étais amusé à bâtir un roman dont Antonia était l’héroïne !… Cette jeune et jolie fille de dix-sept ans, qui vit bravement au milieu de la solitude et à portée des Apaches, prête merveilleusement, vous en conviendrez, à la fantaisie… J’étais en train de doter notre hôtesse actuelle de toutes les grâces, de toutes les séductions imaginables, lorsque ce rustre de… Comment appelez-vous ça ?…

— Andrès en public, Panocha dans l’intimité.

— Lorsque ce rustre d’Andrès Panocha m’a rappelé par sa présence au sentiment de la réalité et a fait évanouir mon rêve !

— Et si vous n’aviez pas rêvé señor don Enrique ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Si votre poétique création se trouvait être inférieure à celle de la nature ; si Antonia possédait en réalité et au centuple les grâces et les séductions dont vous vous êtes plu à l’orner, que feriez-vous ? que penseriez-vous ? quelle serait votre conduite ?

— Parlez-vous sérieusement, Joaquin ? demanda vivement le jeune homme.

— Peu importe ! il ne s’agit encore que d’une hypothèse… Nous verrons tout à l’heure… Avant de m’expliquer d’une façon plus positive, j’exige une réponse catégorique et précise.

— S’il en était ainsi que vous dites, Joaquin, je passerais une semaine au rancho de la Ventana.

— Et après ?

— Après, parbleu ! Eh bien ! j’irai là où m’appelle le soin de mes intérêts et de mes affaires.

— Quoi ! vous auriez ce courage, quand bien même Antonia vous aimerait… et vous l’avouerait ?

— Ce courage me serait facile, Joaquin ; car j’ai pour principe invariable de ne voir dans l’amour qu’un simple délassement d’esprit et rien autre chose ! Ceux qui, sur ce sentiment, sincère seulement à son début, font reposer le bonheur de leur vie entière, sont des cœurs faibles et mesquins, plus dignes encore de pitié que de blâme ! Je n’ai jamais compris comment les hommes de quelque valeur pouvaient mettre leur intelligence et leur bras au service absolu des caprices d’une femme ! De toutes les folies humaines, celle-là me paraît la seule inexplicable.

— À la bonne heure ! voilà ce qui s’appelle parler d’or, s’écria Joaquin avec une joie qui avait quelque chose de farouche. Oui, je vous approuve. Vous avez cent fois, mille fois raison ! Faibles, lâches ou insensés sont ceux qui placent le bonheur de leur existence sur l’amour d’une femme ; ils s’exposent à une banqueroute presque certaine. Et, ma foi ! moins bienveillant que vous, j’ajoute qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent !

L’animation extraordinaire avec laquelle le Batteur d’Estrade prononça ces paroles, lui, d’ordinaire si maître de ses impressions, surprit vivement M. Henry. Il cherchait un biais pour changer cet entretien en confidence, quand un coup de feu, tiré tout près du rancho, fit entrer Grandjean dans la conversation.

— Voilà une carabine qui a été mal chargée, dit-il, et qui n’a pourtant pas été chargée par un Mexicain.

— QUi vous fait dire Cela ? demanda Joaquin, que cette interruption parut ne pas contrarier.

— L’observation et le bon sens, seigneurie, répondit le géant. Le peu d’ampleur du son m’apprend que la dose de poudre n’était pas suffisante, et l’abus que font les Mexicains de la poudre me donne à conclure que cette arme n’a pas été chargée par l’un d’eux ; c’est simple comme tout.

Joaquin Dick se leva de dessus sa chaise, et s’en alla regarder à la porte.

— Gare à vous, monsieur Henry, dit-il en se retournant vers le jeune homme resté à sa place. Gare à vous, voici un corallilo !…

— Un corallilo !

— Avez-vous déjà oublié ma comparaison ? reprit le Batteur d’Estrade avec un sourire affecté. Oui, alors, je retire mon allusion, et je vous annonce tout simplement la señorita Antonia.

L’empressement avec lequel M. Henry avait quitté sa chaise montrait combien sa curiosité était excitée ; il allait franchir le seuil de la porte, lorsqu’il s’arrêta et s’effaça pour laisser passer la maîtresse du logis ; mais la jeune fille resta au dehors.

— Te voilà donc, Joaquin, s’écria-t-elle en tendant sa petite main au Batteur d’Estrade, je désespérais déjà de te revoir ! Sois mille fois le bienvenu !… Mais non, laisse-moi d’abord te gronder… je te remercierai après. Sais-tu que c’est bien mal d’oublier ainsi ses amis ? car, enfin, il y a près de trois mois que je suis sans nouvelles de toi ! Et aujourd’hui encore, qui sait si le hasard plutôt que ton affection n’est pas ce qui t’a conduit au rancho de la Ventana ?

À mesure que la jeune fille parlait, le visage du Batteur d’Estrade prenait une expression dé tendresse qui le rendait complètement méconnaissable ; Joaquin semblait, sous l’influence d’un charme magnétique, avoir perdu la conscience de la réalité.

Cette douce extase ne fut pas, du reste, de longue durée ; secouant bientôt sa tête d’un air moqueur, il laissa retomber la main de la jeune fille qu’il avait gardée dans la sienne.

— Je n’ai jamais, dit-il, pu parvenir à me rendre compte de cette manie que possèdent toutes les femmes d’exhiber à propos de rien des trésors de sensibilité !… Peut-être bien est-ce un moyen qu’elles emploient pour cacher l’indifférence réelle et l’égoïsme profond qui forme le fond de leur caractère… Merci, Antonia, de l’intérêt que tu me témoignes… Ce n’est que de la politesse, mais je dois toujours t’en savoir gré. Moi, je serai plus franc, et je t’avouerai tout naïvement que mon arrivée à la Ventana est, en effet, le fait du hasard.

— Ainsi, tu es donc toujours le même ? dit la jeune fille en riant d’un rire frais et perlé qui ressemblait à un gazouillement d’oiseau. Tu as peur que l’on sache que tu es bon, et tu joues du mieux que tu peux ton rôle d’homme méchant. C’est une plaisante idée que tu as là, Joaquin ! Heureusement qu’elle ne nuit à personne, pas même à toi. Ah ! à propos, tu n’es pas venu seul, n’est-ce pas ? j’ai aperçu plusieurs chevaux dans le corral. Qui t’accompagne ?

— Des domestiques mexicains, Grandjean que tu connais, et un jeune étranger qui désire vivement te voir et que je vais te présenter.

— Un étranger qui désire vivement me voir, moi ? et pourquoi donc ?

— Parce que cet étranger, un charmant caballero, a entendu vanter partout ta beauté sans pareille.

Un nouvel éclat de rire, mais moins franc, moins spontané que le premier, sortit des lèvres roses et fraîches de la jeune fille.

— Tu apportes dans tes plaisanteries, une gravité à laquelle je me laisse toujours prendre, Joaquin, dit-elle ; puis, après une hésitation à peine marquée, Antonia ajouta :

— Mais, non, cette fois, tu as l’air de parler sérieusement !… Est-il donc vrai que je sois jolie ? ne me trompes-tu pas ? dis : est-ce vrai ?

— Si je te réponds oui, seras-tu contente ?

— Oh ! certes, bien contente !

— Pourquoi ?

Antonia se mit à réfléchir ; l’étonnement naïf, qui se peignit bientôt sur son délicieux visage, aurait convaincu le plus sceptique et le plus incrédule que la jeune fille n’avait jamais songé, jusqu’à ce jour, aux avantages de la beauté.

— Je ne sais pas dit-elle enfin ; n’importe ! je voudrais bien être jolie !…

Depuis que la jeune fille avait adressé sa délicate question, le Batteur d’Estrade était devenu tout soucieux.

— Tu oublies, Antonia, dit-il tout à coup, comme s’il se réveillait d’un profond sommeil, que tu manques en ce moment-ci aux devoirs de l’hospitalité !

— Moi !… Pourquoi ? comment ?

— En tardant aussi longtemps à souhaiter la bienvenue à ton hôte ?

— Ah ! mon Dieu ! tu as raison, Joaquin ! J’avais oublié cet étranger ! Où est-il ? Pourvu que Panocha ait eu soin de lui offrir des rafraîchissements ! Il est parfois si fier et si bizarre, ce pauve Panocha !

— Cet étranger est ici ! répondit Joaquin en se retirant de devant la porte et en indiquant d’un geste la salle à manger.

La jeune fille entra.

— Señor, dit-elle en saluant gracieusement M. Henry, veuillez considérer cette maison comme étant la vôtre ! Tout ce qui est ici vous appartient !

Après avoir plutôt récité que dit cette formule invariable et monotone de la politesse mexicaine, Antonia leva les yeux sur le jeune homme, et tressaillit ; une expression indéfinissable, et dont le caractère prédominant se rapprochait de l’effroi, fit passer comme un nuage sur son front rayonnant de jeunesse, d’innocence et de pureté.

Quant à M. Henry, l’air gauche, embarrassé, profondément troublé, il s’inclina devant Antonia en balbutiant quelques paroles à peu près inintelligibles.

— Ah ! ah ! ah !… Dieu me pardonne, j’étais loin de m’attendre à une telle entrevue ! s’écria le Batteur d’Estrade en accompagnant ces paroles d’un rire aigre et nerveux, la candeur fascinée par l’audace, et l’audace foudroyée par la candeur !… Mais cela fait vraiment tableau !… Allons !… allons !… allons ! voilà qui commence bien et promet d’attendrissantes péripéties pour l’avenir.

Antonia regarda Joaquin avec de grands yeux étonnés, et le jeune homme reprenant son sang-froid, répondit en souriant :

— J’ai porté la peine, non de mon audace, mais de mon imprudence !… J’ai été, non pas foudroyé, mais ébloui… En effet, c’est folie de regarder le soleil en face.

Antonia avait écouté attentivement ce compliment entortillé et suranné, mais elle ne l’avait pas compris ; aussi garda-t-elle le silence.

Il faut cependant reconnaître que la conduite de M. Henry, conduite dont il ne se serait certes pas cru capable quelques minutes auparavant, était parfaitement motivée par l’apparition, c’est le mot, de sa jeune hôtesse.

Antonia présentait, dans sa personne, un de ces types exceptionnels de beauté et de formes que les anciens poètes de Vieille-Castille ont été seuls assez heureux pour voir et pour chanter, types merveilleux que fit éclore la domination des Maures en Espagne, et qui brisa à Cordoue l’épée de Gonzalve victorieux.

Sa chevelure noire, d’une abondance et d’une finesse inouïes, deux qualités rarement réunies, avait des reflets blonds s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui, tout à la fois, en doublaient et en adoucissaient l’éclat. Ses yeux, d’un bleu foncé, voilés par de longs cils, et fendus avec cette perfection inimitable qui relève directement de Dieu, promettaient des trésors de tendresse que démentait la chaste et calme assurance de son maintien.

Sa bouche, chef-d’œuvre de la nature, à enthousiasmer et à décourager un grand peintre, était si fraîche et si délicate qu’elle paraissait comme une fleur douée d’un parfum. Quant à ses petites dents d’une admirable blancheur et rangées avec une irréprochable régularité, si elles ne ressemblaient pas à des perles, car les perles sont généralement nuancées de gris ou de bleu, elles offraient le type des dents espagnoles, c’est-à-dire des plus jolies dents qui soient au monde. Son nez, sans présenter cette ligne droite et un peu tranchante qui se retrouve souvent dans les keepsakes anglais, avait une finesse extrême ; l’expressive mobilité de ses narines imprimait à sa physionomie, selon les émotions qui l’agitaient, un air de mutinerie enfantine ou de fierté castillane capable de trouver un sage anachorète ou de faire baisser le regard le plus effronté. Antonia était plutôt petite que grande, mais sa taille était si souple, sa jambe si fine, sa démarche si gracieuse, que ce défaut, si c’en est un, devenait chez elle une qualité.

Quant à ses pieds et à ses mains, ils étaient, comme ses dents espagnols dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire, irréprochables et au-dessus de toute exagération.

Le costume que portait la jeune fille était fort simple, et pourtant il lui allait à ravir.

Sur sa tête, un grand chapeau de paille la garantissait des atteintes du soleil ; un corsage d’étoffe de foulard, qui dessinait sa taille adorable, sans nuire à la liberté de ses mouvements, était réuni à un corte de tunico ou espèce de jupe mexicaine par une faja en crêpe de Chine.

Ce corte de tunico assez court, selon l’usage du pays, laissait apercevoir la naissance de la jambe d’Antonia. Des bottines, d’une forme un peu différente de celles d’Europe et assez semblables aux chaussures des Hongroises… de l’Opéra, défendaient ses petits pieds cambrés contre les aspérités du sol et la morsure des insectes venimeux dont abonde la Basse-Californie. Antonia portait à la main une légère et riche carabine que des ornements trop visibles et d’assez mauvais goût indiquaient comme étant d’origine belge.

L’arrivée de l’illustre Panocha fit cesser un silence gêné et contraint, qui, depuis la présentation de M. Henry à Antonia, s’était établi dans la salle à manger du rancho.

L’empressement que mit la charmante enfant à interpeller son majordome, prouvait que ce silence glacial l’embarrassait, et qu’elle avait hâte d’y mettre fin.

— Eh bien ! Andrès, dit-elle, es-tu content de ta journée ? As-tu bien travaillé ? La récolte de maïs sera-t-elle belle ?

Ces questions, dont il ne pouvait deviner le vrai motif, parurent produire sur le Mexicain une impression peu agréable.

Il releva la tête d’un air majestueux, campa son poing sur sa hanche, et se dandinant d’une façon toute gracieuse :

— Vous savez bien señorita, dit-il, que je ne travaille jamais ! Un caballero se doit à son rang… Vos pions, que j’ai rencontrés tantôt, pendant que j’étais en promenade, m’ont semblé assez assidus à leur ouvrage. Si je ne me trompe, ils m’ont même assuré que le rendement de la milpaénbsp ;[3] sera des plus satisfaisants.

— Bien !… bien ! Andrès… Ordonne, je te prie, que l’on serve le dîner ; ces messieurs doivent avoir faim.

— Ah ! oui, s’écria d’une voix de stentor Grandjean, qui, sérieusement occupé à déguster un énorme verre de mescal ou eau-de-vie indigène placé devant lui, n’avait pas encore pris part à la conversation ; oh ! oui, ce n’est pas de refus !

Le Canadien parlait peu ; mais, en revanche, ce qu’il disait était ordinairement frappé au coin du bon sens et de la pratique de la vie.

— Du moment où vous me priez d’une chose, je suis à vos ordres, señorita ! répondit Panocha en s’inclinant devant la jeune fille.

— Ce Panocha me paraît un drôle de corps ! dit M. Henry en suivant d’un regard moqueur le Mexicain qui s’éloignait.

— Andrès possède des qualités sérieuses, répondit Antonia. J’ai une confiance entière dans son dévouement et sa fidélité. Quant aux petits travers qui vous ont choqué en lui, je serais coupable de les remarquer, car j’en suis peut-être cause…

— Je ne vous comprends pas señorita, daignez nous expliquer !…

— Mais je ne puis vraiment pas trahir les secrets de ce bon Panocha, reprit la jeune fille d’un air mutin et enjoué !… Après tout, comme ce secret ne m’a pas été confié et que je l’ai deviné, il m’appartient !… Sachez donc que si Panocha s’affuble de si singulières toilettes, s’il se retranche avec tant de morgue dans sa dignité, s’il prône si haut sa qualité d’hidalgo, — il a déjà dû vous apprendre qu’il se croit hidalgo, n’est-il pas vrai ? — c’est tout simplement parce qu’il veut me plaire !…

— Ah ! le señor Panocha vous aime ?

— Il est fou de moi… il en perd la tête ! répondit gaiement Antonia.

Le jeune homme allait accueillir cet aveu par un compliment ; mais, après avoir hésité, il resta silencieux, et se mit à considérer avec une nouvelle attention le délicieux visage de la jeune fille.

— Cette enfant est-elle tout simplement une petite coquette campagnarde, une sorte de Célimène des bois, ou bien une création d’élite et tout exceptionnelle de la nature ? se demandait-il ; c’est ce qu’il ne m’est pas encore possible de décider ! Bon ! voilà que je fais fausse route ! Je m’aveugle à plaisir !… Quelle bizarre propension a donc l’homme à écouter plutôt le fou caquetage de l’imagination que la voix logique de la raison ? c’est que probablement les images qu’enfante notre imagination sont le reflet de nos désirs, tandis qu’au contraire les accents de la vérité nous arrachent à nos rêves les plus doux ! Antonia, une création d’élite et tout exceptionnelle de la nature !… Ah ! ah ! ah ! parole d’honneur, je m’admire dans ma naïveté ! C’est à croire que j’ai quitté d’hier les bancs du collège !… D’où diable m’est venue cette pensée ? Quelque réminiscence, sans doute, de mes lectures de jeunesse ! Le domaine du roman, ce pays magique, découvert par des cerveaux creux et fréquentés par des oisifs, peut être fort agréable à parcourir pour les personnes qui, se sentant incapables d’arriver à rien par elles-mêmes, éprouvent le besoin de se créer une existence factice ; mais je serais impardonnable de me laisser prendre à ces puériles rêveries. Antonia est adorablement belle… c’est vrai… et encore ne devrais-je pas me prononcer d’une façon si absolue sans l’avoir vue auparavant vêtue à l’européenne, car le pittoresque de son costume contribue probablement pour beaucoup à l’éclat de sa beauté… Non ! non ! cette fois-ci je vais trop loin… ouvrière ou grande dame, Mexicaine ou Française, coiffée d’un chapeau, d’un bonnet ou d’un rebozo, Antonia serait toujours un véritable chef-d’œuvre de la nature, mais rien de plus, et c’est déjà bien assez… Née et élevée dans une contrée à peu près sauvage et inhabitée, elle n’a pas rencontré encore l’occasion de développer ou de démasquer ses petites passions, et elle conserve toute la poésie de l’ignorance… Oui, mais qu’elle trouve par hasard un adorateur possible… un peu moins ridicule que Panocha, et je parierais ma tête que la señorita Antonia se lancera à corps perdu dans un amour banal et mesquin, qui n’aura pas même pour lui la sémillante et traîtresse allure d’un caprice de grisette. Et pourquoi, au fait, ne serais-je pas l’homme de cet amour ? Bah ! je ne suis pas venu en Amérique pour gaspiller en enfantillages un temps précieux ! Je dois suivre d’un pas infatigable et sûr, sans me laisser détourner par rien, la route que je me suis tracée. Dieu ! que cette enfant est belle ! c’est à n’en pas croire ses yeux ! Parbleu ! s’arrêter en route, ce n’est pas se détourner de son chemin… c’est faire une halte… pas autre chose !

Le jeune homme contempla pendant quelques instants Antonia, tout en paraissant sourire à une pensée intime.

Le dîner qu’une servante apporta en ce moment mit un terme aux réflexions du jeune homme.

Grandjean, ses deux larges coudes appuyés sur la table, regardait avec une satisfaction évidente, et qu’il ne songeait nullement à dissimuler, les plats que la servante déposait devant lui.

— Holà ! muchacha, dit-il à la domestique, donne-moi une serviette bien blanche.

Quand par hasard, hasard qui se représentait bien rarement, le Canadien se voyait assis devant une table régulièrement servie, il se figurait qu’il assistait à une véritable débauche de luxe, et alors, ma foi ! il voulait que la fête fût complète, et il ne reculait devant aucun des raffinements de la civilisation : témoin cette extravagante demande d’une serviette blanche.

Quoique M. Henry, assis à côté d’Antonia, s’occupât bien plus de sa voisine que du repas, il ne put s’empêcher de remarquer la composition du dîner ; les plats étaient tous de façon européenne.

— Réellement, señorita, dit-il, depuis quelques jours le département de la Sonora s’est changé pour moi en une terre enchantée… Je marche de surprises en surprises. D’abord, la rencontre du señor Joaquin Dick, un batteur d’estrade probablement unique en son genre ; ensuite votre apparition si radieuse, si éblouissante, que j’en suis encore à me demander comment et pourquoi vous êtes si belle ! Plus tard, passant des personnes aux choses, la découverte d’un rancho, tenu avec l’élégante coquetterie d’une maison de plaisance européenne ; et enfin, maintenant, me voilà assis devant un dîner qui, si j’avais quelques tendances à la nostalgie, m’attendrirait jusqu’aux larmes, en me rappelant ma patrie… En présence de tant de sujets d’étonnements, veuillez excuser ma curiosité et me pardonner ma question : Êtes-vous réellement née au Mexique ; avez-vous toujours habité la ferme de la Ventana !

— Non, señor, je suis née de l’autre côté des mers… j’avais huit ans lorsque je suis arrivée au Mexique.

— Non pas seule, sans doute, poursuivit le jeune homme en souriant.

— J’étais avec ma mère…

Une adorable expression de tristesse passa sur le front de la jeune fille, ainsi qu’un nuage blanc dans un ciel d’azur.

— Et madame votre mère… est…

Le jeune homme hésita ; puis avec une sensibilité qu’éveillait en lui la beauté d’Antonia, il ajouta :

— Madame votre mère est retournée vers Dieu ?

— Ma mère a été tuée par les Peaux-Rouges, qui pillèrent, il y a six ans, le rancho de la Ventana.

M. Henry observa tout juste le silence commandé en une pareille circonstance par les convenances, et reprenant la parole d’une voix qu’il s’efforçait, de rendre indifférente, mais qui, malgré lui, trahissait un vif intérêt :

— Et maintenant, señorita, vous habitez seule ce rancho ?

— Seule de corps, mais non de pensée, car ma mère est toujours avec moi !

Caramba ! Il est plus d’une jeune fille qui s’arrangerait fort d’une surveillance aussi peu incommode ! s’écria le Batteur d’Estrade, qu’en pensez-vous, señor don Henrique !

Il y avait dans cette demande une expression d’ironie douloureuse et une allusion directe qui n’échappèrent pas à M. Henry ; toutefois, il eut l’air de ne s’apercevoir de rien, et il répondit froidement :

— La señorita a une beauté qui commande l’admiration, et un esprit qui impose le respect… dans de telles conditions on peut regretter l’amour d’une mère, mais on n’a nul besoin d’une surveillante.

Le repas s’acheva dans le silence, Grandjean attaquait le menu avec une victorieuse violence, et Panocha, sa serviette encore pliée sur son assiette, regardait Antonia tout en épluchant une orange. Panocha, avant de se mettre à table, avait largement satisfait, en cachette, son appétit à la cuisine, car, pour rien au monde, il n’aurait consenti à toucher à un plat en présence d’Antonia !… Le galant majordome possédait trop à fond la science de la civilité mexicaine pour jamais manger devant une femme… Fi donc ! cela eut été indigne d’un caballero.

— Señores, dit Antonia en se levant de table, que je ne vous dérange en rien. Vous devez vous mettre en route de bonne heure, et le repos vous est nécessaire. Vos chambres sont prêtes. À propos, Andrès, ne dois-tu pas partir demain pour Guaymas ?

— Oui, señorita, et je resterai absent deux jours en tout. Au reste, à présent que la récolte de maïs est… Qu’est-ce que cela me fait à moi, la récolte du maïs ? continua vivement Panocha, qui s’était interrompu au beau milieu de sa phrase ; est-ce que ces choses-là me regardent ?… Je serai de retour après-demain.

M. Henry, au lieu de profiter de la liberté que lui donnait la jeune fille, laissa sortir Grandjean et Panocha de la salle à manger ; puis, s’inclinant gracieusement devant Antonia :

— Señorita, lui dit-il, il me reste non-seulement à vous remercier de votre généreuse et gracieuse hospitalité, mais encore à solliciter une nouvelle preuve de votre bonté.

— Que désirez-vous señor ?

— La continuation de cette même hospitalité. Oh ! je vous en conjure, señorita, n’ayez pas mauvaise opinion de moi en me voyant si exigeant et si audacieux. Le long voyage que je viens de faire m’a brisé. J’aurais peur, s’il ne m’est permis de prendre un peu de repos, de ne pouvoir arriver jusqu’à Guaymas.

— Ce que vous appelez une preuve de ma bonté, est tout bonnement un droit qui vous appartient, señor… comme à tout le monde ! Il y a toujours une place à la table et sous le toit du rancho de la Ventana pour ceux qui se présentent au nom de l’hospitalité ? Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, cette maison est à votre disposition… considérez-la comme étant la vôtre… Vous êtes ici chez vous !

L’indifférence avec laquelle la jeune fille prononça ces paroles donnait une bien moindre portée à leur signification ; néanmoins elles parurent causer un vif plaisir à M. Henry, qui, saluant Antonia, se dirigea vers la porte.

— Mauvais prétexte, mais bon résultat, lui dit rapidement à demi voix le Batteur d’Estrade, en l’arrêtant au passage.

M. Henry leva les yeux sur son interlocuteur et sortit sans lui répondre. Joaquin Dick était pâle comme un mort.

  1. Hacienda, majorat du temps de la domination espagnole.
  2. Panocha, sucre brut, espèce de cassonade dure.
  3. Champ défriché dans une forêt.