Le Batteur d'estrade (Duplessis)/I/XIII

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A. Cadot (Tome IIp. 14-19).

XIII

UNE BONNE AFFAIRE.


Master Sharp et son convive, M. Wiseman, en étaient aux injures lorsque le Batteur d’Estrade vint s’asseoir auprès d’eux ; il faut avouer aussi qu’ils traitaient une question bien irritante et qui était de nature à soulever toutes leurs passions ; ils discutaient sur la hausse ou la baisse probable des bois de construction.

By God ! s’écria master Sharp en frappant sur l’épaule de Joaquin, je suppose, mon cher, que vous n’avez jamais connu un homme aussi entêté que ce Wiseman ! Comme il a bu trop de whiskey, il voit tout en double, et se figure que le prix des planchers va monter de cent pour cent.

— Et comme je calcule que Sharp a absorbé trois fois plus de brandy qu’il n’est capable d’en supporter, il déraisonne, dit vivement l’armateur.

— Vous parlez de brandy, Wiseman. Eh bien ! quelle est votre opinion sur la position de cet article sur le marché ? Je présume que vous allez vous prononcer pour la hausse ?

— Non, je crois à la baisse !

M. Sharp accueillit cette réponse avec un gros soupir car elle était d’accord avec son propre sentiment ; c’était donc un fort agréable sujet de conversation qui lui échappait.

— Et vous, cher Joaquin, reprit-il avec l’arrière-pensée de rencontrer dans le Batteur d’Estrade un contradicteur, que dites-vous de l’avenir du brandy ? hausse ou baisse ?

— Une hausse énorme !

M. Sharp frappa la table d’un si violent coup de poing que les verres s’entre-choquèrent ; du reste, il était radieux.

— Je suppose que vous ne plaisantez pas, Joaquin ?

— Nullement !

— Ainsi, c’est sérieusement que vous prétendez à la hausse des eaux-de-vie ?

— Si sérieusement que j’en ai acheté trois cents barriques aujourd’hui même.

— Je calcule que c’est trois mille piastres au moins que vous perdrez dans cette belle opération.

— Vous voulez dire que je réaliserai de dix à vingt mille piastres de bénéfices ?

M. Sharp était si joyeux qu’il mit ses deux pieds sur la table, à la façon américaine, et se renversa dans son fauteuil ; il tenait enfin sa discussion sur les trois-six, et il se sentait certain du triomphe.

— Je suppose que vous ignorez une chose, ami Joaquin, reprit-il d’un ton à la fois protecteur et modeste, c’est que Kennedy, dans le but de produire une hausse, a accaparé depuis six semaines toute l’eau-de-vie qui était disponible sur la place.

— Tant mieux pour moi !

— Attendez donc, Joaquin, je n’ai pas achevé. Le malheur veut que ce brave Kennedy, à court d’argent, et ne pouvant pas attendre, se trouve forcé aujourd’hui de se défaire à tout prix de ses immenses approvisionnements de brandy.

— Et puis ?

— Comment ! et puis ?… Cette vente va déterminer une baisse extraordinaire sur l’eau-de-vie. Vraiment, Joaquin, vous avez agi dans cette circonstance avec une légèreté impardonnable… il fallait donc venir me trouver. Voulez-vous que je vous donne un conseil d’ami ?

— Très-volontiers, ce sera le premier que j’aurai reçu de ma vie…

— Sortez au plus vite de cette affaire. C’est le seul parti sensé que vous ayez à prendre.

— Vous croyez ?

Master Sharp eut un bon mouvement.

— Je l’affirme, répondit-il sans hésiter.

— Mais comment faire ?… Parbleu, une idée !… Je vous cède mon acquisition, Sharp !

L’Américain retira ses pieds de dessus la table et prit une pose réfléchie.

— J’ai beaucoup bu ce soir, ainsi que le remarquait si judicieusement tout à l’heure mon ami Wiseman, répondit-il, vous pourriez abuser de mon état pour me tromper…

— Merci !… Supposez alors que je n’ai rien dit.

— Non… non… J’ai confiance en vous, Joaquin… Et puis, je ne suis pas tout à fait assez ému pour ne pouvoir pas discuter… Que j’entende, seulement prononcer quelques chiffres, et cela me rendra tout de suite mon sang-froid. Avancez un premier prix.

— Je vous livre mes eaux-de-vie avec un bénéfice de cinq mille piastres !

— Je ne vous comprends pas !… vous voulez sans doute dire que vous consentez à un rabais de cinq mille piastres… n’est-ce-pas.

— Du tout !… c’est au contraire cette somme que j’exige pour vous céder mon achat…

L’Américain s’empressa de replacer ses jambes sur la table ; il croyait à une mystification.

— Vous refusez, Sharp ? reprit Joaquin. Je vous avertis que c’est un bénéfice de cinq à quinze mille piastres que vous manquez à réaliser !

— Que vous êtes donc parfois plaisant, cher señor ? s’écria l’Américain.

— Oh ! bien délicieusement plaisant, en vérité, ajouta M. Wiseman.

Le négociant et l’armateur s’abandonnèrent pendant près de cinq minutes à une bruyante hilarité : ils ne s’étaient jamais autant divertis.

— Connaissez-vous M. Kennedy ? demanda le Batteur d’Estrade à son amphitryon, lorsque la gaieté de ce dernier se fut un peu calmée.

— Je suppose que oui.

— Que pensez-vous de lui ?

— Je présume que c’est un vrai gentleman… Il n’opère jamais qu’au comptant !…

— Savez-vous ce qu’il a fait, il y a aujourd’hui six semaines de cela, ce Kennedy, qui est si gentleman ?

— Non… je l’ignore.

— Il s’est amusé, pour essayer la portée de son rifle, à tirer sur un Indien inoffensif et tranquillement occupé à labourer un champ aux environs de la ville.

— Oh ! il tire très-bien, Kennedy !… Je gagerais qu’il a touché l’Indien.

— Vous gagneriez… il l’a tué !

— Il est parfois, lui aussi, très-plaisant, ce cher Kennedy !

— Oh ! oui, bien délicieusement plaisant, confirma de nouveau master Wiseman.

Et les rires recommencèrent.

Tandis que MM. Sharp et Wiseman jetaient ainsi l’esprit à pleines mains, MM. d’Ambron, et de Hallay échangeaient quelques phrases insignifiantes, le premier dans l’intention de ne pas abuser de la position équivoque de son adversaire, le second, afin de dissimuler son embarras et sa rage ; mais bientôt tous les deux se levèrent, comme d’un accord commun, et se rapprochèrent du négociant et de l’armateur ; il était aisé de voir qu’ils avaient hâte de rompre leur espèce de tête-à-tête.

— Je suppose que Kennedy, quelque habile qu’il soit à se servir d’un rifle, rencontrerait son maître dans monsieur le marquis, s’il osait se mesurer avec lui, dit M. Sharp. Vous êtes-vous essayé avec M. de Hallay, cher Joaquin ?

— Jamais !… ce qui ne m’empêche pas de rendre justice à l’extrême adresse de monsieur.

— Vous avez vu tirer monsieur le marquis ?

— Non, pas précisément…

— Du reste, ce talent vous sera bien utile, si la grande opération que vous combinez maintenant se réalise bientôt, poursuivit le négociant en s’adressant à M. de Hallay ; je calcule, señor, que vous êtes content de la tournure que prend cette affaire… on en parlait aujourd’hui très-favorablement à la Bourse… Je suppose, cher Joaquin, que vous ferez partie de cette expédition ?…

— De quelle expédition, Sharp ?

— De celle de monsieur le marquis.

— J’ignore complètement quels sont les projets de M. de Hallay…

— En vérité ! Pourtant, il n’est question dans tout San-Francisco que de cette entreprise… Je présume que si vous y entriez, Dick, ; je prendrais peut-être une centaine d’actions… ce serait aventurer mon argent, c’est vrai… mais qui ne risque rien ne gagne rien !… Et puis, après la découverte des placers de la Californie, on doit croire à tout ; tout est possible !…

— J’ai déjà entretenu jadis vaguement le señor Dick de mes espérances, répondit M. de Hallay, mais le moment n’était pas encore venu de m’expliquer clairement… S’il désire connaître le motif qui m’avait conduit en Sonora lorsque j’ai eu l’honneur d’y faire sa connaissance, je suis prêt à satisfaire sa curiosité.

— Je suis, peu curieux, , monsieur… Si cependant cette explication peut aboutir à une affaire lucrative pour moi, je vous écouterai avec attention.

— À une fortune, cher Joaquin, interrompit M. Sharp, une fortune, en vérité !

Le marquis attendit une réponse ; mais voyant que le Batteur d’Estrade gardait le silence, il continua :

— Le vaste département de la Sonora possède cent fois plus d’or à lui seul que la Californie entière !… Quand les trésors enfouis dans ses sables luiront au soleil, ce sera une révolution sociale dans l’univers, car les plus colossales fortunes actuelles ne constitueront même plus à leurs détenteurs une modeste aisance !… Assisterons-nous à ce curieux et étrange spectacle ? Je l’ignore. Quelles que soient les ressources que possède la civilisation, quelque énergie que donne la fièvre de l’or à ceux atteints de cette inexorable maladie, les obstacles qui s’opposent à une exploitation réglée de la Sonora sont si nombreux et si grands, que notre siècle ne parviendra sans doute pas à les vaincre ! Toutefois il est permis, , dès aujourd’hui, aux cœurs intrépides et aux bras vaillants, de commencer cette riche récolte ! Des renseignements exacts, positifs, irrécusables, m’ont donné la certitude qu’une société ou une association d’Européens, assez forte pour n’avoir rien à craindre des Peaux-Rouges qui campent dans ces solitudes, parviendraient aisément à réaliser des bénéfices immenses, et qui dépassent tout ce que pourrait rêver l’imagination la plus exaltée. C’est cette troupe que j’organise, ce sont ces bénéfices que je veux.

— Que pensez-vous des espérances de M. le marquis, cher Joaquin ? demanda master Sharp avec vivacité. Comme personne ne connaît mieux que vous la Sonora, j’attache une importance extraordinaire à votre opinion. Je calcule que, n’ayant aucun intérêt à me tromper, vous me direz la vérité vraie.

— M. de Hallay reste de beaucoup au-dessous de la réalité, dans son appréciation des richesses de la Sonora, répondit le Batteur d’Estrade ; mais, en revanche, il ne me paraît pas accorder une importance suffisante aux difficultés que rencontrerait une semblable expédition. Combien d’hommes emmèneriez-vous, marquis ?

— Deux cents au moins, trois cents au plus.

— Eh bien ! avant six semaines, le désert compterait deux ou trois cents nouveaux cadavres !

— Ce serait bien triste pour les actionnaires ! s’écria M. Sharp d’un air lamentable. Dick, je vous remercie.

— Attendez, Sharp… je n’ai pas achevé. Là où deux cents hommes mourraient de faim, dix trouveraient le moyen de vivre ! L’opération de M. de Hallay, déplorable sous la forme d’une expédition, pourrait donc être excellente, si elle était exécutée comme un simple coup de main…

— Le conseil que vous me donnez, señor Joaquin, est-il de me faire massacrer, moi et mes gens, par les Peaux-Rouges ? demanda le marquis.

— Je veux dire, monsieur, répondit tranquillement le Batteur d’Estrade, que si les renseignements que vous possédez sont aussi précis et irrécusables que vous le prétendez, vous n’avez nullement besoin de réunir trois cents aventuriers pour partager et amoindrir votre gain… Si vous savez que là, à tel endroit, se trouve telle masse d’or… eh bien ! mettez-vous tout de suite seul en route et revenez le plus tôt possible. Seulement, permettez-moi d’ajouter qu’il est possible que l’on vous ait trompé. Je suis loin, bien loin, de soupçonner votre véracité ; mais je me méfie de votre crédulité ! Qui vous assure que la personne dont vous tenez ces renseignements si positifs, n’a pas abusé de votre bonne foi, ne s’est pas jouée de vous ? Cette supposition est au contraire des plus vraisemblables ; car il est peu probable qu’un homme, possesseur d’un aussi précieux secret, eût été assez fou pour le confier à une oreille étrangère !

— Cher Joaquin, vous auriez dû vous établir négociant, interrompit M. Sharp avec enthousiasme. Je n’ai jamais entendu mieux discuter une affaire, non, jamais, en vérité. Je calcule que je ne prendrai pas une seule action. Comment, diable ! avec tant de bon sens, avez-vous pu acheter aujourd’hui trois cents barriques d’eau-de-vie ?

Les compatriotes de M. Sharp ne jugeaient nullement cet excellent homme aussi ridicule qu’il pourrait le paraître aux yeux des Européens ; loin de là, il jouissait, parmi le commerce de San-Francisco, d’une réputation d’habileté, bien méritée, certes, par trois faillites heureuses, qui avaient eu pour résultat définitif de lui constituer une très-belle aisance. On le consultait fort volontiers dans les cas embarrassants ! En effet, un négociant qui a failli trois fois doit connaître parfaitement, et par conséquent éviter facilement les affaires scabreuses. Aussi est-il bien difficile d’acquérir la confiance du commerce américain, si l’on n’a pas dans ses états de services industriels quelques suspensions de payement !

Comment oser se fier à un homme qui n’a jamais eu à supporter les bourrasques de la mauvaise fortune ? Si la chance vient à l’abandonner, que sera-t-il aux jours du malheur ? Ne perdra-t-il pas la tête ? Saura-t-il, comme le géant de la Fable, puiser de nouvelles forces dans sa chute et rebondir jusqu’au faîte dont il aura été précipité ? Une entreprise, publiquement désapprouvée par M. Sharp, était donc immédiatement mal notée sur la place ; elle perdait tout de suite cinquante pour cent de sa valeur.

À l’approbation donnée par l’Américain au Batteur d’Estrade, toutes ces considérations se présentèrent en foule à l’esprit du marquis, et firent taire la voix de son orgueil ; l’intérêt l’emporta momentanément en lui sur la violence,

— Señor Joaquin, dit-il, je me plais à reconnaître la justesse de vos observations ; oui, dans un cas ordinaire, votre critique serait irréfutable ; mais il est une circonstance que vous ignorez, et qui me donne toute confiance dans les renseignements qui m’ont été fournis. Il est un moment où l’homme le plus vil et le plus perfide, celui-là même qui se serait montré parjure au sentiment de l’amitié, et serait resté sourd à l’appel de la reconnaissance, peut et doit être cru sur sa simple parole… c’est lorsque, prêt à abandonner la terre, il jette un regard de pitié sur les vanités et les ambitions du monde !… À l’heure suprême de la mort on craint ou on méprise le mensonge !… Le secret que je possède m’a été confié par des lèvres agonisantes.

Le Batteur d’Estrade regarda fixement son interlocuteur. Le teint pâle, les yeux brillants d’un feu sombre, et la main droite passée dans son gilet, le marquis avait l’immobilité d’une statue. Loin de paraître redouter l’examen de Joaquin, il semblait au contraire le provoquer.

Il y avait quelque chose de si menaçant dans l’attitude impassible de ces deux hommes, mais ce quelque chose offrait une nuance si difficile à saisir, que le comte d’Ambron fut le seul qui soupçonna un drame muet et intime. Master Sharp réfléchissait aux nouvelles explications données par le marquis ; M. Wiseman, sa tête appuyée sur son assiette, dormait d’un lourd sommeil, agité par des rêves, ainsi que prouvaient les mots saccadés qui s’échappaient de temps à autre de sa bouche. « Oh ! bien plaisant !… délicieusement plaisant… »

Enfin le Batteur d’Estrade-prit la parole.

— Aussi vrai, marquis dit-il, que vous jouez, en ce moment-ci, sans vous en douter, avec le manche de votre poignard, j’admire votre belle audace et suis tenté de croire à la réussite de votre entreprise.

Le jeune homme retira comme involontairement sa main de dessous son gilet, et, d’une voix parfaitement calme !

— Prendrez-vous place dans les rangs de ma petite armée, señor Joaquin ?

— Non, marquis !… Oh ! ce n’est pas la confiance en vous qui me manque, soyez-en persuadé ; mais j’éprouve une répugnance instinctive tellement forte pour tout ce qui se rapproche de l’assujettissement, je me sais tellement incapable de me plier à la moindre disciplines, que je ne m’engagerai jamais dans une expédition où je n’aurais pas mes coudées franches ! Cependant je calcule, comme dit cet honnête master Sharp, que si vous donnez suite à vos desseins, nous nous reverrons encore en Sonora !…

— Je l’espère !…

— Bah ! faites mieux… comptez-y.


— Dois-je m’inscrire oui ou non pour des actions, cher Joaquin ! demanda M. Sharp.

— Je vous répéterai ce que vous disiez tout à l’heure : « Qui ne risque rien ne gagne rien. »

— C’est juste ! je présume que je souscrirai pour vingt-cinq… on ne sait ce qui peut arriver. Ah ! si c’était vous, Joaquin, qui fussiez à la tête d’une pareille expédition, je suppose que j’y engagerais volontiers la moitié de ma fortune !…

— Vous auriez tort.

— Oh ! que non ! il n’est pas un homme qui en sache autant que vous sur la Sonora ; on prétend que vous y avez amassé des millions !… Mais racontez-moi donc où et comment vous avez rencontré monsieur le marquis : M. de Hallay était-il dans le bon chemin ? se dirigeait-il vers ces mystérieuses retraites où l’or, sans méfiance de l’homme, dort tranquillement au soleil sur son lit de sable ?

— Quels contes à dormir debout me récitez-vous là, Sharp ? Apprenez une bonne fois pour toutes, que l’or, cette source de toutes les bassesses et de la plupart des crimes, fuit la lumière du soleil, et se cache dans les entrailles de la terre comme s’il avait la conscience de sa fatale mission, et qu’elle lui fit honte et horreur ! C’est dans la forêt Santa-Clara, c’est-à-dire à cent et quelques lieues de Guaymas, que monsieur le marquis et moi nous avons fait connaissance.

— Mais je présume que depuis lors vous n’êtes pas restés ensemble, car M. de Hallay ne m’a pas parlé de vous à son retour à San-Francisco.

— Vous présumez juste, Sharp. Après avoir remis monsieur le marquis dans son chemin, je le laissai dans un rancho voisin de Guaymas, au rancho de la Ventana. Depuis lors, — il y a de cela près de deux mois ; — ce soir est la première fois que nous nous soyons retrouvés en présence l’un de l’autre.

Une exclamation d’étonnement, poussée par le comte d’Ambron, attira en ce moment l’attention de M. de Hallay, de Sharp et du Batteur d’Estrade. Le comte, quoiqu’il essayât de sourire, car il voyait tous les yeux fixés sur lui, était d’une pâleur de mort ; le gonflement de ses narines, le tremblement de ses lèvres, l’expression tout à la fois vague et menaçante de son regard annonçaient une émotion extraordinaire.

Il sembla d’abord vouloir prononcer une phrase ; mais soit que les mots qui se présentaient à son esprit lui parussent impropres à formuler sa pensée ; soit plutôt qu’il craignît par sa trop grande précipitation de livrer un secret, il s’arrêta ; toutefois ce silence fut de courte durée ; ses hésitations disparurent bientôt devant la violence du sentiment qui le dominait.

— Vous connaissez Antonia, monsieur ? demanda-t-il à de Hallay d’un ton brusque et impérieux qui froissait toutes les convenances.

Le marquis tressaillit ; mais dominant aussitôt la colère mêlée de surprise que lui causaient la nature et le ton de cette question :

— Oui, monsieur, je connais la señorita Antonia !… c’est une belle enfant !…

— Combien de temps êtes-vous resté au rancho de la Ventana ?

— Six semaines !

— Six semaines ?

— Oui, six semaines ! Vous avez l’air étonné ? Je viens, pourtant de vous avouer que cette jeune fille était fort de mon goût.

— Antonia est-elle ou a-t-elle été votre maîtresse ?

— Ah ! pardon, cher comte, mais voici que votre interrogatoire franchit les limites de la curiosité la plus intime ! Je vous demanderai la permission de ne pas répondre à cette question.

— Vous y répondrez, marquis ?…

— Vous croyez ?… Alors ce sera bien contre ma volonté ! Il faudra que l’on m’y contraigne…

— Soit, on vous y contraindra.

— Vraiment ? Et qui se chargera de cette mission, qui, je ne vous le cacherai pas, me paraît hérissée de périls et de difficultés ?

— Moi, marquis.

— Ah ! vous, comte ! Puis-je savoir par quel moyen ?

— J’userai de mon droit.

— Ah ! vous avez des droits sur Antonia ?

— Non ; mais sur vous.

— Sur moi ! En vérité, je suis tenté de copier ce bon master Wiseman et de vous dire : Oh ! bien délicieusement plaisant ! Et quel est, je vous prie, ce droit que vous avez sur moi ?

— Le droit que possède tout homme de cœur, de forcer à parler les drôles qui calomnient les femmes et ne se battent pas avec les hommes ?

— Comte !

— Marquis !

Les deux jeunes gens s’étaient levés ; le Batteur d’Estrade se plaça entre eux.

— Messieurs, leur dit-il froidement, un mot me suffira pour vous mettre d’accord. Antonia ne vous aime ni l’un ni l’autre. Maintenant, si vous souhaitez, comme je le présume, vous retrouver demain, entendez-vous ensemble. Cela ne me regarde plus en rien. Je suis un batteur d’estrade et non un juge conciliateur. J’ai pu, j’ai dû m’interposer une fois entre vous deux ; mais les efforts humains sont impuissants contre la destinée. Il doit y avoir entre vous du sang répandu… Cela se voit. Soit ! Ici, vous êtes dans une maison et sur un terrain neutre, sous le même toit qu’une jeune fille ; l’oublier serait manquer à toutes les lois de l’hospitalité et de l’honneur.

Joaquin Dick parlait encore, quand de bruyantes exclamations, poussées dans la rue par la foule, couvrirent le bruit de sa voix.

Presque aussitôt des sifflements aigus, des vociférations furieuses des cris lamentables retentirent devant la maison de M. Sharp.

— Je calcule qu’il est arrivé quelque tragique événement, dit le négociant en s’élançant vers la porte du parloir ; allons voir, messieurs, ce que cela peut être !… Un meurtre, sans doute, cela nous divertira !

M. Wiseman, resté seul dans la salle à manger, répétait toujours en dormant son monotone refrain :

— Bien délicieusement plaisant… oh ! oui, en vérité, bien délicieusement plaisant !…

Lorsque MM. Sharp, Joaquin, d’Ambron et de Hallay arrivèrent sur le seuil de la porte, ils virent une foule atterrée et effarée qui encombrait la rue ; puis, au milieu de cette espèce de troupeau humain, des charretiers qui lançaient leurs chevaux à fond de train et sans se soucier des accidents inévitables qui devaient être la conséquence forcée de leur brutale imprudence.

Peu après apparut une troupe d’hommes attelés à une pompe, courant à toutes jambes en poussant des cris de démons et en renversant tout sur leur passage ; des gens couverts de haillons et à la figure sinistre éclairaient la marche des pompiers en secouant de longues torches résineuses qui jetaient des milliers d’étincelles. Ce spectacle avait quelque chose d’infernal.

— Un incendie, je suppose ! s’écria M. Sharp avec effroi ! Pourvu que le vent ne porte pas vers ma maison…

Le négociant arrêta au passage un enfant qui, plus réjoui qu’épouvanté par cette scène, suivait les pompiers partant pour éteindre l’incendie, et les charretiers qui espéraient bien voler des meubles.

— Où est le feu mon ami ? demanda-t-il.

— Dans Merchant-street, monsieur !… Laissez-moi partir… c’est moi qui ai donné l’alarme… je veux tout voir…

— Je suppose que si vous répondez à mes questions, je vous ferai cadeau d’un shilling.

L’enfant était Américain ; il resta :

— Donnez le shilling, dit-il, je calcule que j’arriverai toujours à temps, cet incendie durera au moins jusqu’à demain.

— Dans Merchant-street ! répéta M. Sharp, alors notre rue n’a rien à craindre… Le vent est pour nous !… Tiens, tiens, tiens ; mais cela pourrait bien faire hausser la brique… Pourvu que l’on n’aille pas l’éteindre tout de suite, ce feu !… Dites-moi, mon jeune ami, savez-vous dans quelle maison s’est d’abord déclaré l’incendie !…

— Puisque c’est moi qui l’ai signalé le premier ! Et mon shilling ?

— C’est juste. Eh bien ! quelle est cette maison ?

— Celle de master Kennedy. By God, que cela sera donc beau ! s’écria l’enfant sans chercher à dissimuler sa joie. Tous ces immenses magasins remplis de barriques d’eau-de-vie vont produire un feu comme l’on n’en a peut-être pas encore vu à San-Francisco… sans compter que l’eau-de-vie en flammes va se répandre partout. Tout le monde aura du grog… Mon shilling, sir ?… Merci…

L’enfant mit la petite pièce d’argent dans la poche de son gilet et s’enfuit à toutes jambes.

— Que pensez-vous, señor, de mon opération sur le brandy ? demanda froidement le Batteur d’Estrade à M. Sharp. Je calcule que vous avez eu tort de ne pas me croire, et de me refuser cinq mille piastres de bénéfices !… C’est, je vous le répète, au moins deux mille guinées que vous manquez à gagner !…

Le négociant était ébahi.

— Vous saviez donc que cet événement aurait lieu, Joaquin ?

— Ah çà ! me prenez-vous pour un incendiaire ?

— Non… non… pardon… Je voulais dire : vous soupçonniez donc ce sinistre ?

Le Batteur d’Estrade se mit à rire.

— Je calcule, Joaquin, que je ne devine pas le motif de votre gaîté !

— Je pense, master Sharp, que, comme les Indiens sont des êtres très-superstitieux, ils vont se figurer que le malheur qui atteint ce Kennedy, si bon tireur de rifle et si parfait gentleman, est un châtiment que lui inflige leur Dieu ou Manitou pour avoir essayé la portée de sa carabine sur ce pauvre diable qui cultivait si tranquillement son champ !…

L’arrivée de miss Mary mit fin à cette conversation.