Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXVI

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A. Cadot (tome Vp. 14-17).

XXVI

LA MISSION DE GRANDJEAN.


L’apparition hostile et la fuite merveilleuse de Joaquin avaient produit une sensation extraordinaire dans le camp des aventuriers. Le reste de la nuit s’y passa en alertes continuelles, on s’y attendait à chaque instant à une attaque sérieuse. Du reste, la promptitude pleine de sang-froid avec laquelle furent prises toutes les mesures nécessaires pour repousser l’ennemi, s’il se présentait à l’improviste, prouvait que les soins apportés par M. de Hallay dans le recrutement de sa petite armée, à San-Francisco, n’avaient pas été perdus. À quelques Chinois près qui n’étaient simplement que des voleurs, il n’avait sous ses ordres que des aventuriers d’élite et des bandits de choix ! Toutefois, ce fut avec une joie véritable que chacun salua le lever du soleil ; la perspective d’un engagement nocturne avec des forces inconnues et commandées par le redouté et célèbre Batteur d’Estrade, frappait d’une instinctive et superstitieuse terreur l’imagination des associés du marquis.

La levée du camp s’opéra avec des précautions que l’on avait négligé de prendre jusqu’à ce jour, et qui se reproduisirent dans la marche de la colonne : les bandits, au lieu de s’éparpiller comme de coutume, se formèrent en plusieurs détachements distancés les uns des autres, de façon à pouvoir se soutenir aisément et mutuellement en cas d’urgence ; la file des chariots se raccourcit ; la discipline la plus sévère remplaça le désordre habituel.

Inutile d’ajouter que les conversations des aventuriers ne portaient que sur un seul et même sujet : sur l’événement de la nuit. Le nom de Joaquin Dick était dans toutes les bouches ; et, chose assez singulière et assez rare, chacun, tout en maudissant le Batteur d’Estrade, reconnaissait et proclamait ses remarquables qualités ; Les récits les plus extraordinaires, les anecdotes les plus fantastiques sur son compte circulaient de rang en rang, avidement écoutés et singulièrement commentés. Chacun blâmait hautement M. de Hallay de ne pas avoir intéressé un pareil homme dans l’expédition, ou du moins de ne pas s’être assuré de sa neutralité avant d’entrer en campagne. Ces regrets étaient invariablement suivis du vœu qu’une heureuse balle atteignît le Batteur d’Estrade, s’il commençait les hostilités, et chaque aventurier se promettait de ne pas manquer cette occasion si elle se présentait.

Il était midi, et il y avait cinq heures que la petite troupe était en marche, lorsqu’un temps d’arrêt soudain s’opéra à l’avant-garde, et se communiquant, semblable à une traînée de poudre, jusqu’aux derniers rangs, fit faire une halte à l’armée entière.

La cause futile de cette espèce de panique, où du moins de cette manœuvre prudente, prouvait combien la disposition générale des esprits était à l’attente d’un grand événement ; il s’agissait tout simplement d’un cavalier isolé et inconnu que l’on avait vu sortir tout à coup de derrière un rocher, et qui se dirigeait alors vers la tête de la colonne.

Cet homme était-il chargé d’un message de paix ou d’une déclaration de guerre ? D’où venait-il ? Qui l’envoyait ? N’était-il pas aussi peut-être un espion ? Pendant que les hypothèses les plus diverses et les plus contraires étaient formulées sur son compte, le cavalier continuait d’avancer tranquillement, au petit pas de sa mule, sans se presser, et comme s’il ne se doutait pas de la curiosité générale dont il était l’objet. L’apparence de l’inconnu n’avait rien de bien belliqueux ; elle était plutôt grotesque. Monté sur une mule de taille très-exiguë, ses longues jambes traînaient par terre ; un rifle de grande dimension qu’il tenait à la main, ainsi qu’une gaule, lui donnait un air de gravité pastorale fort comique ; il ressemblait à un don Quichotte berger. Néanmoins, lorsque la distance qui le séparait de l’avant-garde se fut rétrécie, et que l’on put enfin distinguer ses traits, les rires cessèrent ; le grossier mais énergique visage du nouveau venu ne prêtait pas à la plaisanterie ; loin de là, il offrait le type d’une brutale audace unie à un imperturbable sang-froid ; en effet, cet homme n’était autre que notre ancienne connaissance, le Canadien Grandjean !…

— By God ! se disait-il à lui-même, je ne serais pas étonné que l’occasion de me faire casser la tête pour le señor Joaquin ne se présentât enfin pour moi aujourd’hui !… J’ai peut-être eu tort de trop souhaiter cette occasion, cela m’a porté malheur !… Non pas que je me plaigne de la mission de confiance qui m’a été donnée, elle est fort honorable, certes !… seulement, sans renier ma dette, j’aurais préféré la payer d’une autre manière et dans un autre moment !… L’odeur de la poudre et le pétillement d’un feu bien nourri égayent et adoucissent singulièrement le passage toujours désagréable de la vie à la mort !… tandis que d’être sottement accroché à un arbre ou misérablement fusillé avec les mains attachées et les yeux bandés est une fin bonne pour un homme de guerre façonné à la discipline, mais désagréable pour un aventurier habitué comme je le suis à une indépendance illimitée !… Et puis je crains encore de ne pas bien jouer mon rôle… je ne sais pas mentir, moi ; je n’ai jamais manqué à ma parole… Avec cela que j’ai à me vanter de ma fidélité à remplir mes engagements, n’est-ce pas ? elle a produit de bien jolis résultats !… Si, au lieu d’avoir mis un sot point d’honneur à obéir à miss Mary, je m’étais contenté d’accepter son argent, sans me mêler de ses affaires, Antonia serait libre et heureuse, Joaquin Dick joyeux, et moi je ne serais pas à la veille d’être cravaté de chanvre où riflé !… Décidément, le respect de sa parole est une niaiserie… Dame ! quand on n’a pas reçu d’éducation, il n’est pas étonnant que l’on fasse des sottises !… Cela m’explique pourquoi les gens des grandes villes ont si peu de bonne foi : c’est qu’ils sont instruits !…

Grandjean s’interrompit dans son long soliloque ; il venait d’atteindre l’avant-garde. La première personne qu’il aperçut fut son ancien maître, M. de Hallay. La vue du Canadien ne parut pas causer un vif plaisir au jeune homme ; il fronça les sourcils, puis, d’une voix brève et presque hostile :

— Ah ! c’est toi, Grandjean ? dit-il au milieu de l’attention générale. Que veux-tu ? d’où viens-tu ?

Cette réception peu encourageante ne déconcerta nullement le géant.

— Tiens, répondit-il, vous me tutoyez !… Est-ce que vous voulez me reprendre à votre service ?… Je ne refuserai pas, si les appointements me conviennent !…

— Trêve de Vains propos !… et réponds à mes questions. D’où viens-tu ?

— Le tutoiement continue ! ah ! c’est que vous êtes le plus fort ! Eh bien ! franchement, vous avez tort d’agir ainsi ! Dans le désert, monsieur Henry, on accepte un chef quand on reconnaît qu’il peut vous être utile… mais on ne se donne pas de maître ! Vous oubliez que les braves gens qui se sont placés volontairement sous vos ordres sont vos égaux et non pas vos esclaves ! Du moment que vous me traitez de même qu’un général européen ferait pour un soldat, je suis bien votre serviteur… et je m’en retourne !

Un murmure approbateur accueillit dans les rangs des aventuriers le hardi langage du Canadien. M. de Hallay, avec sa façon haute et brève de dire, avec ses manières hautaines et impérieuses, avait souvent blessé déjà l’ombrageuse susceptibilité de ses associés.

La réponse du géant avait excité sa colère ; mais comprenant parfaitement bien que la discussion, en se plaçant sur ce terrain, lui serait désavantageuse, il se contint, et, affectant un calme que démentait la pâleur de son visage :

— C’est justement pour reconnaître la confiance des gentlemen et des caballeros qui m’ont élu momentanément leur chef que je vous interroge, Grandjean, dit-il ; car votre arrivée m’est très-suspecte, et votre arrogance me confirme encore davantage dans mes soupçons. Vous parlez comme un homme qui se croit assuré à l’avance de l’impunité. Je renouvelle donc pour une dernière fois ma question : D’où venez-vous ?

— Je parle, monsieur, comme doit parler un homme. Quant à votre question, il m’est très-facile d’y répondre. Je viens d’où vous venez vous-même… du rancho de la Ventana. Ce que je veux ? Mais une chose bien juste, prendre part aux dangers et aux profits de l’expédition que vous dirigez, J’ajouterai même que ma prétention est d’autant plus raisonnable, que je vous ai considérablement aidé à préparer cette expédition. Ne vous ai-je pas déjà accompagné jusqu’à la forêt Santa-Clara lors de votre premier voyage d’exploration ? Avez-vous eu à vous plaindre, à cette époque, soit de ma fidélité, soit de ma négligence à remplir mes engagements ? Non ! je vous défie de soutenir le contraire ! M’avez-vous jamais vu manquer à ma parole ?… Pas davantage… Ai-je reculé devant un danger ? Jamais ! Eh bien, alors ! pourquoi, au lieu de vous réjouir de l’arrivée d’un brave et loyal compagnon, me faites-vous aujourd’hui un si triste accueil ? By God ! un bon rifle de plus ne nuira pas à votre entreprise. Je ne suis ni un enfant, ni un traître, ni un fou !… Beaucoup de gens ici présents me connaissent de vue ou de nom : je suis Grandjean le Canadien.

Depuis que le géant s’était débarrassé de sa franchise, il avait beaucoup gagné en éloquence ; son petit discours, appuyé de son nom, qui jouissait réellement d’une honorable notoriété parmi les aventuriers de la Prairie, produisit un excellent effet en sa faveur.

— Mais, reprit M. de Hallay avec une obstination instinctive, pourquoi êtes-vous resté quinze jours sans nous rejoindre ? Qu’avez-vous pu faire pendant ce temps ?

— J’ai fait, toujours de même que vous, monsieur, environ cent vingt-cinq lieues !

— Seul et libre de vos mouvements, puisque vous n’aviez pas avec vous de bagages, il vous aurait été fort facile de nous rattraper en deux jours.

— Un jour m’aurait suffi, si, comme vous l’imaginez, j’avais été libre dans mes mouvements !

— Ah ! vous n’étiez pas libre ?

— Hélas, non !

— Qui vous retenait ?

— Oh ! on ne me retenait nullement ; tout au contraire, on me poursuivait !…

— Vous !… Et qui donc ?…

— Un homme… non, ce n’est pas un homme… Mais qui est-il ? je l’ignore !… Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que j’aurais préféré cent fois avoir dix ours gris à mes trousses que ce seul ennemi !…

La réponse du Canadien avait vivement piqué la curiosité de son auditoire ; les aventuriers se pressèrent autour de lui.

— J’attends toujours le nom de cet ennemi si terrible dont la poursuite vous a causé un si grand retard, reprit le marquis. Ce nom est-il un secret ?

— Pas le moins du monde, monsieur !… C’est même un nom que tout le monde connaît…

— Enfin, quel est-il ?

— Joaquin Dick, le Batteur d’Estrade !

Un cri spontané d’étonnement, presque de crainte, s’éleva au milieu de la foule des aventuriers présents ; le récit du Canadien devenait de plus en plus intéressant ; il avait tout le mérite de l’à-propos.

— Ainsi, reprit M. de Hallay, Joaquin Dick vous a poursuivi pendant quinze jours sans parvenir à vous rejoindre !… Cette action montre de sa part plus d’obstination que de puissance. Et quel motif le faisait s’acharner ainsi après vous ?

— Sa seigneurie Joaquin Dick ne m’a traqué, c’est le mot, que pendant deux jours, mais moi j’ai mis deux semaines à l’éviter. Quant à la cause de sa colère contre moi, elle venait tout bonnement de ce que j’avais exécuté un ordre que vous m’aviez donné.

M. de Hallay hésita ; mais voyant tous les yeux fixés sur lui :

— Quel ordre ? reprit-il d’une voix moins assurée.

— Parbleu ! l’ordre d’enlever la petite Antonia !…

— Moi ? vous mentez !…

Le Canadien haussa les épaules, puis d’un ton plein de bonhomie :

— Vous nous êtes bien trop indispensable en ce moment-ci, monsieur, dit-il, pour que je songe à vous demander raison de cette insulte. Et puis je n’ignore pas non plus, que les amoureux cachent volontiers leurs faiblesses. J’ai eu tort de vous parler de cela ; mais comme je ne veux pas passer non plus pour un menteur, j’ajouterai maintenant que votre passion pour Antonia ne date pas de son enlèvement. Il y a au moins trois mois que vous êtes éperdument épris d’elle. Mais, parbleu ! elle est ici, si je ne me trompe ; si vous réitérez votre démenti, je demanderai à ce qu’elle soit entendue elle-même.

Quelques rires grossiers et certaines exclamations équivoques firent briller les yeux du jeune homme d’un sinistre éclat, et il lui fallut déployer toute sa force de volonté pour ne pas éclater.

— C’est bien ! Grandjean, dit-il avec un sang-froid affecté, je vous permets de rester parmi nous ; allez prendre votre place dans les rangs.

— Je vous remercie de votre permission, monsieur, répondit le géant ; mais ne vous figurez pas que vous m’accordiez là une bien grande grâce. Si nous ne sommes pas tous scalpés, nous pourrons nous vanter d’avoir eu une fameuse chance. Bon ! voici que vous me regardez maintenant avec mépris, comme si j’étais un lâche ! By God ! vous savez bien que je n’ai pas facilement peur, et que je ne me laisse jamais impressionner… quand je dis ou que j’avance une chose ou un fait, ce n’est qu’après y avoir mûrement réfléchi !… Or, je vous répète qu’il y a cent à parier contre dix que pas un seul de nous ne reviendra de cette expédition !… Et savez-vous pourquoi ?…

— Vous me faites honte et pitié, Grandjean, interrompit vivement M. de Hallay. La chasse que vous a donnée ce vagabond de Joaquin Dick vous a rendu fou de frayeur. Taisez-vous, et allez prendre votre place !

Le géant ne bougea pas, et un sourire narquois releva ses grosses lèvres.

— Bon, s’écria-t-il, il ne s’agit plus de sa seigneurie Joaquin Dick ! C’est bien autre chose.

— Je vous ai déjà ordonné de vous taire et de vous éloigner, dit M. de Hallay avec un semblant de sévérité qui lui servit à cacher sa colère. Obéissez !

— Ah ! permettez, monsieur ; je ne suis pas un soldat, et quand j’ai adonner un renseignement de la plus haute importance pour ceux qui prennent part à cette expédition, je ne vois pas trop pourquoi je garderais le silence. Ne m’écoutez pas, si bon vous semble, comme ce serait pourtant votre devoir. Je m’adresse à tout le monde.

Le géant fit une légère pause ; puis, d’une voix pleine et retentissante comme le mugissement d’un buffle :

— Gentlemen, s’écria-t-il, Lennox est à nos trousses ! Lennox a juré qu’il nous exterminera tous depuis le premier jusqu’au dernier !

L’effet que produisit la déclaration du Canadien fut prodigieux, immense, inouï ; les aventuriers semblaient frappés de stupeur.

— Grandjean, suivez-moi ! dit vivement M. de Hallay. Une nouvelle aussi importante mérite en effet toute mon attention… J’ai eu tort de vous rudoyer… je le reconnais.

Le Canadien éperonna bien à contre-cœur sa chétive mule, afin de ne pas rester en arrière du jeune homme, qui venait de mettre son cheval au trot.

Ce ne fut que lorsqu’ils furent à deux ou trois cents pas de l’avant-garde, c’est-à-dire hors de la portée de toute oreille indiscrète, que M. de Hallay prit la parole.

— Grandjean, dit-il brusquement, aimez-vous toujours l’argent ?

— Plus que jamais, monsieur !

— Voulez-vous gagner dix onces ?

— Je crois bien, seigneurie. Vingt même si cela peut vous être agréable ! Que faut-il faire ?

— Une chose qui vous sera bien aisée.

— Mais encore ?

— Nous quitter ce soir et ne plus revenir !…

— Ah ! diable, seigneurie…

— C’est un oui ou un non que je veux ! vous m’entendez, pas de phrase ! Oui, voici vos dix onces ! Non, j’arriverai à me défaire de vous par un autre moyen !…

— C’est dur, seigneurie ! J’accepte… mais…

— Pas de restrictions !

— Ce n’est pas une restriction, c’est une simple observation ! Comment voulez-vous que je parte sans éveiller les soupçons des autres gentlemen ?

— Qu’à cela ne tienne. Je vous mettrai ce soir en sentinelle perdue…

— Tiens, au fait, c’est juste. Quant à ce qui concerne Lennox, seigneurie…

— Gardez vos renseignements ! Je n’en ai que faire ! La réussite de mon expédition est pour moi une question de vie ou de mort ; il faut donc que je réussisse et je réussirai. Quand je rencontrerai un obstacle, quel qu’il soit, je le renverserai. Je n’ai besoin de rien savoir. Ah ! j’oubliais une dernière recommandation : je vous défends de prononcer, d’ici jusqu’à votre départ, et cela sous quelque prétexte que ce soit, le nom de Joaquin Dick ni celui d’Antonia.

— Bien, seigneurie… Ma discrétion est-elle comprise dans les dix onces ?

— Oui !

— Tant pis !…

M. de Hallay et Grandjean se séparèrent : le premier regagna l’avant-garde, le second prit place dans les derniers rangs.

— Parbleu ! se disait le Canadien avec une joie intérieure qui l’étouffait, mais qu’il se gardait bien de laisser paraître sur son visage, il faut avouer que jusqu’à présent j’ai assez bien rempli la mission que le seigneur Joaquin a bien voulu me confier !… Ces gredins-là savent maintenant que c’est seulement par amour, et nullement dans l’intérêt général de l’expédition, que le de Hallay retient Antonia prisonnière. Ils savent également que le seigneur Lennox compte les scalper ; et cette assurance ne m’a pas semblé animer leur courage. Loin de là ! All is right ! Quant à moi, non-seulement ma fuite devient facile… elle est assurée… et, qui mieux est, payée… Oui, décidément, le mensonge et l’astuce rapportent davantage que la franchise et le dévouement. Dieu veuille que je remplisse aussi bien la seconde partie de la mission, que j’ai réussi dans la première ! Dame ! pourquoi pas ? Elle est bien plus importante comme résultat, mais bien moins difficile comme exécution. Le plus dur est fait.

Quelques heures plus tard, une terrible catastrophe avait lieu dans le camp des bandits et y produisait la plus épouvantable confusion. Un incendie, aussi subit que violent, s’était déclaré au milieu des chariots. Les bœufs chargés de traîner ces lourds véhicules, frappés d’une vertigineuse frayeur, avaient rompu leurs attaches et fuyaient de tous les côtés. Ce que les aventuriers, terrifiés par cet irréparable désastre, ne remarquaient pas, c’est que les bœufs conducteurs étaient bien plus furieux encore qu’épouvantés : leurs bonds désordonnés, leurs beuglements plaintifs, leur galop effréné, devaient avoir une autre cause que l’effroi. Ils entraînaient dans leur fuite les attelages habitués à les suivre. Si Grandjean, qui rejoignait en ce moment le Batteur d’Estrade à un rendez-vous que celui-ci lui avait donné, à un mille environ du campement, avait été interrogé sur la cause de cet incendie, ainsi que sur la course furibonde des bœufs conducteurs, il aurait pu en donner bien aisément l’explication. Du reste, il était extrêmement joyeux et glorieux des compliments que lui adressait Joaquin Dick sur le succès de sa mission.