Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXVII

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A. Cadot (tome Vp. 17-19).

XXVII

LE PASSAGE DU JAQUESILA.


Lorsque les premières clartés de l’aube révélèrent, le lendemain, aux aventuriers toute l’étendue des désastres de cette nuit, qui pouvait être si fatale au succès futur de l’expédition, une morne et lugubre consternation régna dans leur camp. Non-seulement l’incendie avait détruit les moyens de transport et la plus grande partie des vivres, il s’était, en outre, attaqué aux munitions de guerre : plusieurs tonneaux de poudre, atteints par la flamme, avaient sauté ; ce malheur était irréparable. Une perte presque aussi importante était celle des bœufs ; car, en dehors même des services que ces animaux rendaient comme attelages, ils offraient une précieuse garantie contre la famine ; la saison, déjà très-avancée de l’année, ne permettant plus de compter que très-faiblement, en supposant que l’on ne fût ni bloqué ni harcelé par les Indiens, sur les produits et les ressources de la chasse.

Le premier moment de la stupeur passé, les aventuriers commencèrent une enquête sur la cause de ce terrible et subit incendie ; leurs investigations n’aboutirent à aucun résultat : autant les suppositions étaient nombreuses et variées, autant les faits et les renseignements précis étaient rares. Toutefois, les noms de Joaquin Dick et de Lennox se trouvaient dans toutes les bouches ; personne, excepté M. de Hallay, ne songeait à Grandjean.

L’espérance de rattraper les bœufs qui s’étaient enfuis et la nécessité de réparer quelques chariots qui pouvaient encore servir, retinrent pendant deux jours les aventuriers dans leur camp ; la confiance que manifestait M. de Hallay, jointe à sa tenace et prodigieuse activité, ne contribuèrent pas peu à soutenir le courage de sa troupe. Le marquis était réellement à la hauteur de la responsabilité que lui imposait le commandement.

Quant à l’espoir que nourrissaient les aventuriers de rentrer en possession des attelages des bœufs, ils durent bientôt y renoncer ; les détachements envoyés à la découverte furent accueillis partout par des coups de feu tirés par des ennemis invisibles, et ne purent poursuivre leurs recherches. Ils eurent cinq hommes de tués dans cette infructueuse tentative.

Le troisième jour, au matin, l’expédition se remit en marche : les aventuriers s’attendaient généralement, sinon à une attaque générale, du moins à des agressions partielles ; mais l’événement ne confirma pas leurs prévisions.

Pendant les six jours qui suivirent, les éclaireurs envoyés à la découverte, non-seulement ne signalèrent aucun rassemblement d’Indiens, mais ils ne rencontrèrent même aucune trace, aucun vestige de nature à éveiller le soupçon ; il était évident que nul pied humain n’avait foulé depuis longtemps le sol de ces lointaines solitudes.

Le froid devenait de plus en plus âpre et vif, mais nul ne songeait à se plaindre ; la perspective d’une prochaine réussite enflammait toutes les imaginations et donnait aux aventuriers une incroyable ardeur. Et puis le passage si redoutable de l’Apacheria, déjà à peu près opéré sans encombre, constituait un fait aussi heureux qu’inattendu. Personne n’avait espéré que l’on traverserait ce dangereux territoire sans soutenir des luttes acharnées, de sanglants combats.

Enfin, le septième jour, un peu avant la tombée de la nuit, la petite armée de M, de Hallay, laissant derrière elle l’Apacheria, entrait dans le pays des Indiens Maquis, et campait sur les bords de la rivière Jaquesila. C’était la première fois qu’une troupe d’Européens se voyait réunie dans ces parages inconnus.

Le lendemain, bien ayant que le soleil n’apparût à l’horizon, tous les aventuriers étaient sur pied ; M. de Hallay avait déclaré la veille au soir que l’expédition était arrivée au terme de sa course ; les trésors que l’on venait chercher de si loin devaient se trouver à deux ou trois lieues à peine de l’autre côté du rio Jaquesila. Le moment était solennel. Si près de toucher au but qui leur avait déjà coûté tant de fatigues, de dangers et de peines, les aventuriers éprouvaient une incertitude pleine d’angoisses, Distraits jusqu’alors par les difficultés matérielles de la route, ils n’avaient pas eu le temps de douter ; mais, maintenant que la réalité allait donner un corps à leurs rêves, ou changer en chimères leurs espérances, ils se prenaient presque à regretter d’être arrivés à ce dénoûment qu’ils appelaient de tous leurs vœux lors de leur départ de San-Francisco. Quant à M. de Hallay, cette journée devait être pour lui décisive : c’était la misère ou la fortune, la honte ou la gloire, le triomphe ou la révolte ! Aussi, quelque assuré qu’il fût de la parfaite exactitude des renseignements qu’il avait volés à son défunt complice l’Anglais Evans, il ne pouvait se défendre d’une émotion extrême ; du reste, préparé depuis longtemps à ce moment critique et toujours maître de lui-même, il s’était composé un froid et impénétrable visage.

À peine le jour commençait-il à poindre, que les aventuriers se préparèrent à franchir le dernier obstacle qui les séparât du succès. Quoique le Jaquesila eût un courant fort rapide, le peu de profondeur de son lit faisait de son passage une opération plus fatigante que dangereuse ou difficile. Toutefois, l’élévation des berges naturelles qui longeaient la rive opposée exigeait qu’avant de pousser les mules de charge et les chevaux en avant, l’on s’assurât d’abord de l’égalité du fond guéable. Le sauvetage des bêtes de somme qui auraient perdu pied au moment d’aborder eût été à peu près impossible.

Une dizaine de cavaliers furent donc chargés d’aller explorer avec soin la partie de la rivière où devait s’opérer le passage. Quoique l’accomplissement de cette mission ne constituât pas en lui-même un fait bien important, la troupe entière des aventuriers, groupée sur la rive, suivait d’un regard attentif et anxieux la marche des éclaireurs ; c’est que le moindre événement empruntait un grand intérêt à l’approche du dénoûment.

Déjà les cavaliers n’étaient plus qu’à une vingtaine de pieds de la rive, lorsque l’un d’eux, éperonnant son cheval, prit une avance de quelques pas sur ses compagnons, et arrêtant tout court sa monture :

— Je vous salue, ô trésors qui nous attendez depuis si longtemps, s’écria-t-il en anglais d’une voix claire et perçante, en adressant un emphatique salut au rivage, je vous salue, ô trésors si patients, et je vous promets un joyeux réveil !

Cette action qui, en toute autre circonstance, attrait été banale et d’un goût au moins douteux, souleva dans les rangs des aventuriers un fébrile enthousiasme ; elle traduisait si bien leurs espérances ! Par un mouvement spontané, toutes les têtes se découvrirent, et toutes les poitrines, gonflées d’émotion, se soulagèrent par de bruyants hourras !

Le silence s’était à peine rétabli quand une voix, dont les cordes vibrantes faisaient trembler chaque parole comme si elle avait été aidée par un écho, s’éleva de la rive opposée.

— Tu ne nous tromperas pas avec tes mensonges, répondait la voix. Le réveil de l’or, ce n’est pas la joie, c’est le crime ! Va-t’en, et laisse-nous expier dans la solitude le mal que nous avons fait dans le monde ! Va-t’en, toi et les tiens ! Votre obstination serait votre mort !

Il faut renoncer à décrire l’impression extraordinaire, inouïe, que cette réponse si inattendue produisit sur les aventuriers. Leur étonnement était si grand, qu’il tenait de la stupeur.

Ce fut presque avec un sentiment d’effroi qu’ils entendirent le cavalier qui avait apostrophé les trésors reprendre la parole : il leur semblait que leur compagnon allait s’exposer au terrible courroux de l’un des génies des solitudes.

Cette fois l’aventurier avait renoncé au langage allégorique pour celui de la réalité.

— Qui êtes-vous ? reprit-il en épaulant son rifle, quoiqu’il n’aperçût pas son interlocuteur… Essayez de me mystifier un peu, et que Dieu me damne si, une fois à terre, je ne vous envoie pas une balle à travers le corps !….

— L’aventurier achevait à peine de prononcer cette menace, qu’un coup de feu retentit et qu’il tomba à bas de son cheval dans la rivière.

Un instant indécis, ses camarades se disposaient à pousser en avant pour aller le venger, quand un cordon de feu et de fumée couronna la berge, et une véritable grêle de balles s’abattit sur les éclaireurs ; de neuf qu’ils étaient, deux seulement restèrent debout. En moins d’un quart de minute, le rio Jaquesila avait dévoré huit cadavres.

Inutile d’ajouter que les deux survivants, — un Yankee et un Français, — s’étaient empressés de tourner bride et de se sauver aussi vite que le permettait l’eau qui ralentissait leur marche : aucun nouveau coup de feu ne fut tiré contre eux.

Depuis l’invocation ou l’apostrophe adressée aux trésors par l’aventurier, jusqu’à sa propre chute et à celle de la plupart de ses compagnons, une minute s’était à peine écoulée. C’était à se croire sous l’illusion d’une poignante fantasmagorie.

M. de Hallay fut le premier à secouer la stupeur qui le paralysait. Se retournant vers les aventuriers qui semblaient atterrés :

— Gentlemen, s’écria-t-il, je vous connais et je vous estime trop pour supposer que le grossier charlatanisme des misérables qui viennent d’assassiner nos infortunés camarades puisse avoir la moindre action sur vous. Vous ne sauriez être dupes de telles manœuvres, bonnes tout au plus à effrayer des femmes ou des enfants ! Gentlemen, le sang traîtreusement versé crie vengeance ! La rivière est guéable… en avant !

Un morne silence et une passive inaction accueillirent les paroles du jeune homme. Les aventuriers ne semblaient nullement désireux d’engager la lutte d’une façon aussi brusque et aussi téméraire.

Le marquis se mordit les lèvres, puis d’une voix qui éclata ainsi qu’une note de clairon :

— Quoi ! vous hésitez ? reprit-il. Me serais-je trompé sur votre compte ? Au lieu d’associer à mes dangers et à mes succès des cœurs vaillants et indomptables, n’aurais-je emmené de San-Francisco avec moi que des fanfarons d’estaminet, des vantards de place publique ! Ah ! vous voulez des millions, et vous vous laissez arrêter par une poignée de vagabonds ! Vous vous taisez… vous baissez la tête ! Eh bien ! ce que vous n’osez tenter, tous réunis, je le ferai seul. Je vous prouverai que l’ennemi que vous redoutez tant a déjà pris la fuite dans la crainte du châtiment dû à son infâme guet-apens.

Alors M. de Hallay, éperonnant son cheval et lui lâchant en même temps la bride, s’élança résolument dans la Jaquesila.

Les aventuriers, honteux de leur propre faiblesse et persuadés que l’action de leur chef équivalait pour lui à un véritable suicide, auraient bien voulu le retenir, mais il était trop tard. Le jeune homme se trouvait déjà au milieu de la rivière. Du reste, M. de Hallay, en commettant cet acte de folle témérité, n’avait ni cédé à un désir de popularité, ni calculé que son exemple ferait cesser l’hésitation de ses hommes et les entraînerait à sa suite ; il avait tout simplement obéi à l’impétueuse ardeur de son sang. Il y avait en lui, malgré le positivisme de son esprit, de soudaines explosions de tempérament qui, à certaines heures de fièvre et de passion, le jetaient dans une voie complètement opposée à celle qu’il s’était tracée à l’avance. Dans ces occasions, son intelligence disparaissait devant l’instinct du tigre ! La vue du danger l’exaltait jusqu’au délire.

La pensée qu’un empêchement inattendu venait de s’élever entre lui et le succès, juste au moment où il croyait le saisir, lui avait donc donné une de ces crises irrésistibles de fureur et de rage, qui non-seulement troublaient sa raison, mais le rendaient insensible au sentiment de la cupidité.

Trente pas séparaient à peine M. de Hallay de la rive ; un silence de mort régnait parmi les aventuriers qui s’attendaient, à chaque instant, à le voir tomber frappé de vingt balles ; mais l’événement ne répondit pas à leurs craintes. Quelques secondes plus tard le jeune homme abordait sain et sauf à terre.

Ce résultat si inespéré causa un enthousiasme extraordinaire parmi les bandits ; des hourras frénétiques, longtemps répétés par les échos d’alentour, portèrent au loin dans le désert un-formidable cri de triomphe.

Ce fut avec un égal bonheur que M. de Hallay opéra son retour. On eût dit un paladin des temps fabuleux, rompant par la seule vertu de son courage l’enchantement de quelque sorcier méchant et rancunier.

— Eh bien ! gentlemen, dit-il froidement aux aventuriers, confus et repentants, vos craintes se sont-elles un peu calmées ? Êtes-vous toujours d’avis que nous rebroussions chemin, sans prendre la peine de ramasser les millions qui gisent à nos pieds ?

M. de Hallay dut modérer alors l’ardeur de ses gens : tous voulaient traverser en même temps la rivière.

— La présence d’une troupe d’ennemis sur la rive opposée, quelque méprisables et peu à craindre que soient ces vagabonds, nous commande cependant certaines précautions. Gentlemen, que le passage s’opère d’une façon régulière.

L’avant-garde, composée d’environ une vingtaine de cavaliers, n’attendait plus que le signal du départ, lorsqu’une clameur immense et qui semblait sortir de dessous terre s’éleva tout à coup menaçante et prolongée, tout autour du camp.

Cette fois, le doute n’était pas possible, il ne s’agissait plus de quelques écumeurs du désert, mais bien de forces considérables.

— Eh bien ! tant mieux, s’écria M. de Hallay, les lèvres blêmes et frémissantes de rage. La facilité de notre réussite m’inquiétait… Nous n’avions pas payé sa part à la mauvaise chance !… L’or veut de la sueur ou du sang !… Une grande victoire assurera notre sécurité future !… Que chacun se rende à son poste de combat.

L’endroit occupé par le camp des aventuriers était une espèce de plaine rocailleuse, assez étroite, brisée de nombreux ravins et parsemée de buissons épineux et de bouquets d’arbres. De sombres forêts, impénétrables au soleil et impraticables à l’homme, bordaient cette plaine à peu près de tous les côtés, excepté, naturellement, du côté de la rivière.

La veille, les aventuriers avaient dû, pour arriver là où ils se trouvaient alors, recourir à la hache et abattre une vingtaine d’arbres qui leur barraient le chemin. Ces arbres avaient ensuite servi à fortifier le camp et à alimenter les feux du bivouac. Autant les bandits avaient montré naguère de faiblesse devant un danger inconnu, autant ils paraissaient en ce moment calmes, résolus et pleins de confiance.

Du moins cette fois ils savaient quelle sorte de lutte ils allaient livrer, — et la plupart d’entre eux avaient déjà été acteurs dans dix rencontres semblables, — car les hurlements et les clameurs qui venaient de retentir si soudainement signifiaient, sans laisser place au moindre doute, la présence d’une horde de Peaux-Rouges.

M. de Hallay, après avoir rapidement parcouru et inspecté le camp, se dirigea vers le chariot qui servait de prison à Antonia.