Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 18-22).
◄  IV.
VI.  ►


CHAPITRE V.

DIALOGUE ENTRE VYÂSA ET NÂRADA.


SÛTA dit :

1. Alors l’illustre Rĭchi des Dêvas, dont la main porte la Vîṇâ, s’étant assis sur un siège commode, s’adressa, comme en souriant, au Rĭchi des Brâhmanes, placé près de lui.

2. Nârada dit : Illustre fils de Parâçara, l’âme qui anime ton corps et qui réside dans ton cœur, s’y trouve-t-elle, ou non, contente d’elle-même ?

3. Tu as désiré et tu as obtenu de posséder la science ; tu as accompli une grande merveille en composant le Bhârata, trésor de toutes les choses utiles.

4. Tu as désiré connaître et tu as lu le Vêda éternel ; et cependant, pourquoi te désoles-tu comme si tu n’avais pas atteint ton but ?

5. Vyâsa dit : Je possède en effet toutes les connaissances que tu viens d’énumérer, et cependant mon âme n’est pas satisfaite. C’est à toi qui es né du corps du Dieu qui naquît de lui-même, que j’en demande la cause, que je ne puis saisir, dont le secret m’est inconnu.

6. Tu connais en effet la totalité des mystères, parce que tu as rendu hommage à l’antique Purucha qui, dominant la cause et l’effet, peut, par un simple acte de sa pensée, créer, conserver et détruire cet univers, au moyen des qualités auxquelles il n’est pas enchaîné.

7. Toi qui parcours les trois mondes comme le soleil, toi le témoin de toutes les âmes, au fond desquelles tu pénètres comme le souffle de la vie, donne donc toute ton attention à ce qui peut me manquer encore, maintenant que je suis parvenu à posséder le Brahma supérieur par la science [du Yôga], et le Brahma inférieur (le Véda) par la pratique des cérémonies.

8. Nârada dit : Tu n’as pas suffisamment célébré la gloire sans tache de Bhagavat ; selon moi, la science qui n’a pas pour but de lui plaire, est une science inutile.

9. Pendant que, chef des solitaires, tu exposais les devoirs et divers autres objets, tu n’as pas célébré avec autant de soin la grandeur du fils de Vasudêva.

10. La voix même la plus éloquente qui ne chante jamais la gloire de Hari qui purifie le monde, passe pour un marais qui n’est visité que par les corbeaux, et où ne vont jamais s’ébattre les cygnes du lac Mânasa, dont la demeure est au milieu des ravissants lotus.

11. Mais les péchés du monde sont effacés par la composition même la moins ornée, lorsqu’à chaque distique, on y répète les noms glorieux de l’Être infini, ces noms qu’écoutent, que chantent et que prononcent les hommes vertueux.

12. La science, fût-ce la science absolue, celle de l’inaction, n’a pas beaucoup de valeur, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la dévotion pour Atchyuta. Que sera-ce donc de l’action, condamnée toujours à être malheureuse, même lorsqu’elle est faite sans motif, si l’intention n’en est pas dirigée vers le souverain Maître ?

13. C’est pourquoi, sage illustre, toi dont le regard est infaillible, dont la gloire est pure, toi qui aimes la vérité, qui accomplis fidèlement tes devoirs, songe, à l’aide de la méditation, aux actions diverses de cet Être puissant, afin d’obtenir la délivrance de tous les liens.

14. L’intelligence qui voit autre chose, qui désire raconter autre chose que ses actions, flottant au milieu des noms et des formes qu’elle enfante, ainsi qu’un vaisseau battu des vents, ne peut jamais ni nulle part trouver de repos.

15. C’est une grande faute que de commander, en vue du devoir, une action blâmable à l’homme qu’entraîne déjà sa nature passionnée, parce qu’entendant ces paroles : « Voilà le devoir, » l’homme ordinaire ne pense pas que cette action est défendue [par une autre loi].

16. Aussi est-ce en renonçant aux œuvres que le sage mérite de connaître la béatitude de cet Être souverain, éternel et sans bornes. Expose donc ses actions à celui qui, méconnaissant sa propre âme est soumis à l’empire des qualités.

17. Celui qui, après avoir abandonné son devoir pour adorer le lotus des pieds de Hari, viendrait à être enlevé, avant le temps, à sa dévotion, peut-il jamais redouter quelque part une existence malheureuse ? Mais ceux qui, pour ne pas l’adorer, persistent dans la pratique de leurs devoirs, quel fruit en retireront-ils ?

18. C’est pourquoi le sage doit s’efforcer d’atteindre à cet état, que n’obtiennent pas les hommes entraînés dans le cercle des existences supérieures et inférieures. Pour ceux-ci, le bonheur, partout où il leur arrive, leur vient du dehors ; il leur est, comme le malheur, apporté par la marche impénétrable du temps.

19. Non, l’adorateur de Vichṇu ne rentrera jamais ni d’aucune manière en ce monde, comme font les autres hommes ; parce qu’en pensant au bonheur d’embrasser les pieds de Mukunda, il n’éprouvera plus, enchaîné par ce souvenir agréable, le désir de les quitter.

20. Bhagavat est certainement cet univers, et cependant il en est distinct, lui de qui vient la conservation, la destruction et la création des choses. Tu sais toi-même tout cela ; et cependant tu as enseigné qu’il n’occupait que l’espace du plus petit empan.

21. Toi dont le regard est infaillible, reconnais par toi-même que l’âme incréée naquit pour le bonheur du monde, en manifestant une portion de la substance de l’Esprit suprême ; chante donc surtout la puissance, de cet Être dont l’énergie est immense.

22. Car les chantres inspirés disent que le fruit impérissable des œuvres, telles que les mortifications, la lecture et l’audition des Vêdas, le sacrifice, la sagesse et les aumônes, n’est que l’action de célébrer les perfections du Dieu dont la gloire est excellente.

23. Autrefois, dans une existence antérieure, je naquis le fils d’une esclave de Brahmanes, et je fus destiné, encore enfant, à servir ces Yôgins qui avaient désiré d’habiter ensemble pendant la saison des pluies.

24. Ces solitaires voyant en moi un enfant doux, soumis, obéissant, exempt de la légèreté naturelle à son âge, étranger à tous les plaisirs, et parlant peu, me donnèrent, quoiqu’ils regardassent tous les êtres avec une égale indifférence, des marques de leur compassion.

25. Ils me permirent de manger les restes de leur repas ; ce bienfait effaça aussitôt mes péchés ; et mon âme, ainsi purifiée par cette action, éprouva le désir de connaître leur loi.

26. Là, chaque jour, grâce à leur bienveillance, je les entendais chanter les ravissantes histoires de Krǐchna, et chaque vers que j’écoutais avec foi enflammait mon ardeur pour le Dieu dont la gloire est aimable.

27. Alors, grand solitaire, favorisée par le désir dont j’étais épris, mon intelligence s’arrêta immobile en celui dont la gloire est aimable, et elle me fit reconnaître en moi, comme au sein du suprême Brahma, que la forme qui existe comme celle qui n’existe pas [pour nos organes], sont le produit de la Mâyâ dont il dispose.

28. Ainsi, à mesure que, durant l’été et la saison des pluies, j’écoutais, trois fois le jour, la gloire pure de Hari, chantée par ces magnanimes solitaires, je sentais naître en moi la dévotion qui détruit la Passion et les Ténèbres de l’âme.

29. Comme j’étais, ainsi que je l’ai dit, un enfant dévoué, humble, exempt de péché, plein de foi, soumis et obéissant,

30. Ces sages, remplis de compassion pour les malheureux, me communiquèrent, au moment de leur départ, cette science si mystérieuse, révélée par Bhagavat,

31. À l’aide de laquelle je reconnus la puissance de la Mâyâ du bienheureux Vêdhas (Vichṇu), fils de Vasudêva ; cette science qui conduit l’homme au lieu habité par cet Être divin.

32. Ils m’enseignèrent, ô Brahmane, le remède qui guérit les trois espèces de douleurs, c’est-à-dire l’acte dont l’intention est dirigée vers Bhagavat, le souverain Seigneur, Brahma.

33. Sans doute, pieux Vyâsa, ce n’est pas la substance qui donne à l’homme une maladie qui peut avoir la vertu de le guérir, [comme ferait] un médicament convenable.

34. De même, il est bien vrai que l’accomplissement des œuvres quelles qu’elles soient, est pour l’homme la cause qui le ramène en ce monde ; cependant les œuvres aussi peuvent se détruire elles-mêmes, lorsqu’on les dirige vers l’Être suprême.

35. L’action qui est faite en lui, est sûre de plaire à Bhagavat ; car la science qui lui est subordonnée, est nécessairement accompagnée d’une intense dévotion.

36. Quand les hommes se livrent aux œuvres uniquement par esprit de soumission à Bhagavat, ils répètent les noms et les attributs de Krĭchṇa et pensent à lui,

37. [En disant : ] Ôm ! nous méditons : Adoration à toi, Bhagavat, fils de Vasudêva ! Adoration à Pradyumna, Aniruddha et Sam̃karchaṇa !

38. L’homme qui adresse ainsi au mâle du sacrifice, à cet être incorporel qui a pour unique forme celle d’un Mantra (une prière), un sacrifice accompagné du nom de sa forme réelle, cet homme-là possède la science véritable.

39. C’est ainsi que Kêçava, reconnaissant, ô Brâhmane, que j’avais exactement observé ses préceptes, me donna la science, le pouvoir, et le bonheur d’être en lui.

40. Et toi aussi, toi dont le nom est si célèbre, raconte aux hommes dont l’âme est sans cesse tourmentée par le malheur, la gloire illustre de l’Être suprême, laquelle satisfait le désir qu’ont les sages de connaître ; car les hommes ne trouvent pas d’autre moyen de mettre un terme à leurs maux.


FIN DU CINQUIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :

DIALOGUE ENTRE VYÂSA ET NÂRADA,

DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,

LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,

RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.