Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 21

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 260-265).
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CHAPITRE XXI.

DIALOGUE ENTRE KARDAMA ET LE MANU.


1. Vidura dit : Fais-moi connaître maintenant, bienheureux sage, la famille si vénérée du Manu Svâyam̃bhuva, dans laquelle les mariages donnèrent naissance aux créatures.

2. Priyavrata et Uttânapâda furent fils de Svâyam̃bhuva ; dis-moi comment ils protégèrent la justice et la terre qui se compose de la réunion des sept Dvîpas.

3. Le Manu eut une fille, ô Brâhmane, célèbre sous le nom de Dêvahûti, et tu nous as dit qu’elle devint la femme de Kardama, l’un des chefs des créatures.

4. Combien ce grand Yôgin eut-il d’enfants de cette femme qui était douée des signes caractéristiques du Yoga ? C’est là ce que je désire apprendre de ta bouche.

5. Dis-moi aussi comment le bienheureux Rutchi, ô Brâhmane, et comment Dakcha, le fils de Brahmâ, créèrent les êtres, ayant pris chacun pour femme une fille du Manu.

6. Mâitrêya dit : Le bienheureux Kardama ayant reçu de Brahmâ cet ordre : « Produis les créatures, » se livra sur les bords de la Sarasvatî à une pénitence de dix mille années.

7. Là, par la pratique des cérémonies, jointe à la méditation, Kardama se réfugia avec dévotion auprès de Hari qui donne à ceux qui l’implorent les dons les plus précieux.

8. Satisfait alors, Bhagavat, le Dieu aux yeux de lotus, se fit voir à lui dans le Krǐtayuga, en prenant pour corps la forme de Brahmâ, que l’on ne connaît que par la parole.

9. À la vue de cet Être pur, resplendissant comme le soleil, portant une guirlande de lotus blancs et bleus, dont le visage, semblable au nymphéa, était entouré de boucles de cheveux noirs et lisses, et qui était couvert d’un pur vêtement,

10. Qui portait une aigrette, des pendants d’oreilles, une conque, un Tchakra et une massue, qui jouait avec un lotus blanc, qui touchait les cœurs de son sourire et de son regard,

11. Qui avait placé le lotus de ses pieds sur l’épaule de Garutmat (Garuḍa), qui se tenait debout au milieu des airs avec Çrî sur sa poitrine et le joyau Kâustubha suspendu à son cou,

12. Kardama, plein de joie d’avoir obtenu l’objet de ses désirs, toucha la terre de son front, et ce sage dont le cœur était naturellement satisfait, célébra Vichṇu dans l’hymne suivant, tenant les mains réunies en signe de respect.

13. Le Rǐchi dit : Oui, mes yeux ont aujourd’hui atteint leur but, puisqu’il leur a été donné de te voir, toi le trésor de toute bonté, toi dont la vue est l’objet des vœux des Yôgins, en qui une suite de naissances vertueuses a augmenté les mérites du Yoga.

14. Ceux qui, l’esprit troublé par ta Mâyâ, adorent, pour obtenir un peu de bonheur, le lotus de tes pieds qui est semblable à un vaisseau sur l’océan de l’existence, tu leur accordes. Seigneur, ce qu’ils désirent, fussent-ils même au fond de l’Enfer.

15. Et moi aussi, désireux d’épouser une femme qui soit mon égale en mérite, et qui me donne les avantages dont jouit un maître de maison, je suis venu, n’ayant pas d’autre appui, au pied de l’arbre qui remplit tous les vœux, et qui est la racine de toutes choses.

16. C’est que cet univers, livré au désir, est enchaîné par ta parole, ô chef des créatures, comme [l’est un animal] par une corde ; et moi qui imité le monde, je t’apporte aussi mon offrande, à toi, Être pur, dont l’œil ne se ferme jamais.

17. Les sages qui, abandonnant et le monde et ceux qui le suivent comme des animaux, se réfugient à l’ombre de tes pieds, et qui s’affranchissent les uns les autres des conditions du corps, en buvant le nectar enivrant des discours qui ont pour objet tes qualités ;

18. Ces sages, dis-je, ne voient pas leur existence tranchée par la roue au triple moyeu dont tu disposes, qui court avec une effrayante vélocité, en brisant l’univers, cette roue qui tourne au char de l’Être qui ne vieillit pas, et qui a treize rayons, trois cent soixante nœuds, six cercles et des lames sans nombre.

19. Essentiellement unique, tu te doubles, à l’aide de ta mystérieuse Mâyâ, de ce désir de créer, que tu conçois en toi-même ; et, semblable à l’araignée, tu produis et conserves, à l’aide de tes énergies, cet univers que tu feras rentrer un jour dans ton sein.

20. Sans doute, Seigneur, ce n’est pas ce que tu recherches, que cet état tout matériel que tu déploies devant nous à l’aide de ta Mâyâ ; daigne cependant nous l’accorder pour qu’il serve à notre bonheur, puisque déjà, grâce à ta Mâyâ, tu te laisses voir à nous sous ta forme corporelle et accompagné de Tulasî qui folâtre près de toi].

21. C’est pourquoi je t’adore, toi qui anéantis par la science le fruit des œuvres, toi qui produis par ta Mâyâ les instruments du monde, toi dont les pieds, semblables au lotus, sont adorables, et qui fais tomber sur l’homme le plus humble l’objet de ses désirs.

22. Mâitrêya dit : Ainsi loué sans arrière-pensée, le Dieu du nombril duquel est sorti un lotus, et que défend Suparṇa, s’adressa au Rǐchi de sa voix immortelle, brillant de splendeur, et agitant ses sourcils avec un regard où se peignait le sourire de l’affection :

23. Connaissant ta pensée, j’ai disposé depuis longtemps toutes les choses en vue desquelles tu m’as adressé l’hommage des mortifications que tu t’es imposées.

24. Car il n’est jamais inutile, ô souverain des créatures, le culte qu’on me rend, surtout pour les hommes qui, comme toi, ont concentré sur moi leur cœur.

25. Le fils du chef des créatures, le Manu dont la prospérité est célèbre au loin, ce monarque suprême qui habite le Brahmâvarta, et qui gouverne la terre qu’entourent les sept océans,

26. Ce Râdjarchi, qui connaît la loi, viendra ici dans deux jours pour te voir, ô Brâhmane, accompagné de Çâtarûpâ sa femme.

27. Il te donnera, seigneur, à toi qui en es digne, sa propre fille, qui a le coin des yeux noirs, qui est douée de jeunesse, de mérite et de vertu, et qui cherche un mari.

28. Cette femme à laquelle s’est attaché ton cœur pendant les années qui viennent de s’écouler, cette fille de roi, ô Brâhmane, te servira bientôt avec plaisir.

29. Elle mettra neuf fois au jour le germe que tu auras déposé dans son sein, et les Rǐchis donneront bien vite leurs fils aux fruits de ton union avec elle.

30. Et toi qui es si pur, après avoir exécuté d’une manière complète mes commandements, déposant en moi les fruits de toutes tes œuvres, tu finiras par m’obtenir.

31. Après avoir montré ta compassion pour les êtres vivants, et avoir assuré leur sécurité, maître de toi, tu te verras toi-même avec le monde dans mon sein, et tu me verras aussi en toi-même.

32. Pour moi, grand solitaire, étant descendu dans le sein de ta femme Dêvahûti, avec ta semence qui est une parcelle d’une portion de ma nature, je produirai la collection des principes.

33. Après avoir ainsi parlé au solitaire, Bhagavat, qui est visible pour les yeux intérieurs, quitta l’ermitage de Vindusaras qu’entoure la Sarasvatî.

34. Le Dieu qui est la voie des Siddhas, célébrée par les chefs réunis des Bienheureux ; s’éloigna sous les yeux du solitaire, en écoutant les hymnes que les ailes du Roi des oiseaux faisaient entendre et le Sâman qu’elles chantaient.

35. Quand Çukla (Vichṇu) fut parti, le bienheureux Rǐchi Kardama s’assit dans l’ermitage de Vindusaras, attendant le moment qui avait été fixé [par le Dieu].

36. Cependant le Manu étant monté sur son char dont les cercles étaient d’or, et y ayant placé sa femme et sa fille, se mit à parcourir la terre.

37. Le jour même qui avait été indiqué par Bhagavat, ô bon archer, il atteignit l’ermitage du solitaire qui était libre de tout devoir religieux.

38. Ce lieu où des larmes étaient tombées des yeux de Bhagavat, pénétré de la compassion profonde qu’il éprouvait pour Kardama qui l’avait imploré,

39. C’était l’ermitage nommé Vindusaras, ermitage pur, entouré par la Sarasvatî, dont les eaux salutaires ressemblaient à l’ambroisie, et que les Maharchis fréquentaient en troupes.

40. On y voyait des touffes de plantes grimpantes et d’arbres purs, du milieu desquels on entendait sortir le chant des oiseaux et les cris des animaux purs [comme eux] ; le bois était chargé de fleurs et de fruits dans toutes les saisons, et brillait de tout l’éclat qui embellit une forêt.

41. Des troupes d’oiseaux enivrés y faisaient entendre leurs chants ; les abeilles enivrées y bourdonnaient ; les paons enivrés y tournaient en rond comme des danseurs ; les Kôkilas ivres s’y appelaient les uns les autres.

42. Le Kadamba, le Tchampaka, l’Açoka, le Karañdja, le Vakula, l’Asana, le jasmin, le Mandâra, le Kutadja, le manguier encore jeune en faisaient l’ornement.

43. Le Kârañdava, le Plava, le cygne, l’aigle, la poule d’eau, la grue, le canard, la perdrix, y faisaient entendre des cris de joie.

44. On y voyait errer le cerf, le sanglier, le porc-épic, le Gavaya, l’éléphant, le singe à queue de vache, le lion, le singe, l’ichneumon, et l’animal qui donne le musc.

45. Le premier des rois étant entré avec sa suite dans cet excellent ermitage, y vit assis le solitaire qui venait de jeter l’offrande dans le feu, et dont le corps brillait de l’éclat que lui avait acquis l’exercice d’une longue et rude pénitence.

46. Les regards affectueux de Bhagavat, et l’empressement avec lequel le sage s’était abreuvé des discours du Dieu qui sont semblables à la liqueur divine de l’astre dont l’ambroisie remplit le disque, avaient un peu diminué de sa maigreur.

47. S’étant approché du solitaire, le roi vit un homme de haute taille, dont les yeux étaient semblables à la feuille du lotus, dont les cheveux tombaient en tresses, qui n’avait pour, tout vêtement que des lambeaux d’étoffes, et qui ressemblait, sous les ordures dont il était couvert, à un diamant précieux qui n’est pas taillé.

48. À la vue du monarque qui s’approchait de sa hutte de feuilles en s’inclinant devant lui, le solitaire lui rendant son salut, l’accueillit avec les témoignages de respect qui lui étaient dus.

49. Kardama cherchant à plaire au roi, qui, après avoir reçu les honneurs de l’hospitalité, était assis dans le recueillement, lui dit d’une voix douce, en se rappelant les avis de Bhagavat :

50. Sans doute, grand roi, ta course a pour but la protection des gens de bien et la destruction des méchants ; car tu es, [sous la forme d’un roi,] l’énergie protectrice de Hari.

51. Ô toi qui revêts, quand il le faut, les formes des divers Dieux, comme Arka, Indu, Agni, Indra, Vâyu, Yama, Dharma, Pratchêtas, adoration à toi, ô Çukla !

52. Si tu n’allais pas, semblable au soleil, parcourant l’univers monté sur ton char victorieux qu’orne une foule de pierreries, et dont le bruit épouvante les coupables ; si tu n’allais pas armé de ton arc fort et retentissant,

53. Ébranlant la terre broyée sous les pas de tes bataillons, et traînant à ta suite une armée immense,

54. Alors sans doute toutes les digues qu’a élevées Bhagavat pour contenir les classes et les conditions, seraient renversées, grand roi, par les brigands ;

55. Et l’injustice ne ferait que s’accroître, entretenue par des hommes avides et sans frein ; oui, si tu t’endormais un instant, ce monde périrait, livré en proie aux brigands.

56. Cependant je te demande, ô roi, pour quelle cause tu es venu ici ; nous accepterons ta réponse d’un cœur satisfait.


FIN DU VINGT ET UNIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DIALOGUE ENTRE KARDAMA ET LE MANU,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.