Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 23

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 271-276).
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CHAPITRE XXIII.

CHAGRIN DE DÊVAHÛTI.


1. Mâitrêya dit : Après le départ de son père et de sa mère, la vertueuse Dêvahûti se mit à servir constamment son mari avec plaisir ; habile à deviner ses intentions, elle ressemblait à la Déesse Bhavânî auprès de Bhava son seigneur.

2. Elle était pleine de confiance et de pureté de cœur ; elle était grave, maîtresse d’elle-même, docile, affectueuse, et elle avait un doux langage.

3. Étrangère au désir, au mensonge, à la haine, à la cupidité, au péché, à la passion, toujours attentive et vigilante, elle s’efforçait de plaire à son mari qui resplendissait du plus grand éclat.

4. À la vue du dévouement profond que lui témoignait la fille du Manu, laquelle attendait de grandes bénédictions d’un mari dont la puissance l’emportait sur celle du Destin ;

5. À la vue de cette femme amaigrie par le temps, et affaiblie par l’accomplissement de ses devoirs, Kardama, le plus excellent des Dêvarchis, touché de compassion, lui dit d’une voix tremblante d’amour :

6. Je suis satisfait aujourd’hui, fille du Manu, de tes égards, de ton obéissance extrême et de ton entier dévouement ; ce précieux corps dont la possession est pour les êtres un bien si cher, tu n’y as fait aucune attention quand il a fallu souffrir pour moi.

7. Les faveurs de Bhagavat, qu’attentif à mes devoirs j’ai conquises par l’application de mon esprit à la science, à la méditation et aux austérités, ces faveurs qui exemptent de la crainte et du chagrin, vois-les, grâce au culte que tu m’as rendu, mises en ta possession : je t’accorde le don de la vue [divine].

8. Qu’est-ce d’ailleurs que les autres avantages dont on cesse de souhaiter la possession, à la vue de l’arc du sourcil de Bhagavat dont la force est immense ? Tu es accomplie ; jouis de ces perfections divines que tu dois à ta propre vertu, et que les hommes ont tant de peine à obtenir au milieu des émotions que donne la royauté.

9. En entendant ainsi parler son mari qui était si versé dans les diverses sciences et dans tous les mystères de la magie, Dêvahûti ne sachant que penser, lui parla d’une voix émue par l’affection et par le respect, et avec un visage où brillait un sourire embelli par des regards pleins de pudeur.

10. Dêvahûti dit : Oui, tout cela, ô le plus excellent des Brâhmanes, a été consommé par toi-même, par toi qui disposes en maître des mystères infaillibles de la magie ; je le comprends, seigneur. Qu’elle ait donc lieu cette union dont tu parlais jadis, et qui doit rapprocher nos corps un seul instant ; car c’est un grand avantage pour les femmes vertueuses que de concevoir dans les bras d’un époux accompli.

11. Cherche maintenant le moyen, indiqué par la science, de rendre propre à servir tes desseins, mon corps qui est tourmenté du désir extrême de s’unir à toi, et qui souffre de l’agitation que tu as excitée en mon cœur ; pense donc, seigneur, à [nous] faire une demeure convenable.

12. Mâitrêya dit : Désireux de contenter sa femme chérie, Kardama, faisant usage de son pouvoir magique, fit apparaître à l’instant même, ô guerrier, un char divin qui marchait au moindre désir de son maître.

13. Ce char d’une nature divine, muni des objets les plus précieux dans chaque genre, donnait tout ce qu’on lui demandait ; il était orné de colonnes de diamant, et renfermait le trésor à jamais inépuisable de tous les biens.

14. Rempli de meubles divins, il fournissait en tout temps ce qui peut servir au bien-être ; il était orné de bannières et de drapeaux de diverses couleurs.

15. On y voyait briller des guirlandes de fleurs variées, autour desquelles bourdonnaient agréablement les abeilles, et des vêtements divers faits d’étoffes de soie et de lin et de précieux tissus.

16. À chacun des étages, s’élevant les uns au-dessus des autres, dont se composait ce char, se trouvaient des lits, des sièges, des litières et des éventails tout préparés.

17. On y voyait répandus çà et là les produits des divers arts ; le sol y était formé de grandes émeraudes, et les bancs quadrangulaires [qui en couvraient la surface] étaient de corail.

18. Le seuil des portes était de corail, et les battants de diamant ; des vases d’or surmontaient les toits faits de saphir.

19. Les plus beaux rubis incrustés dans les murs faits de diamant y brillaient comme des yeux ; on y voyait des tentes de diverses couleurs, avec des portiques d’or et des guirlandes de perles.

20. Des troupes de cygnes et de colombes ne cessaient d’y monter de tous côtés en murmurant, trompées par les figures factices qu’elles prenaient pour des oiseaux de leur espèce.

21. Les salles de cet édifice disposées de la manière la plus favorable pour le jeu, le sommeil et le plaisir, ses cours et ses enclos étaient faits pour étonner celui même [qui les avait construits].

22. Pendant qu’elle contemplait cette demeure d’un cœur qui n’était pas entièrement satisfait, Kardama, qui connaît les pensées de tous les êtres, lui adressa de lui-même la parole :

23. Quand tu te seras baignée dans le lac [Vindusaras], femme timide, tu monteras sur ce char ; cet étang sacré formé par Çukla est pour les hommes une source de bénédictions.

24. Cette femme aux yeux de lotus, obéissant à la voix de son mari, couverte comme elle était d’un vêtement plein de poussière, avec sa chevelure négligée,

25. Le corps souillé de fange et d’ordure, les seins ternis, se plongea dans cet étang, réceptacle des belles eaux de la Sarasvatî.

26. Là elle vit dans une maison, au fond de l’étang, mille vierges toutes à la fleur de l’âge et parfumées de santal.

27. À son approche, ces femmes se levant aussitôt, lui dirent, les mains réunies en signe de respect : Nous sommes tes servantes ; commande-nous, que faut-il faire ?

28. Après lui avoir donné le bain avec des substances d’un grand prix, ces femmes, pleines de respect, lui présentèrent deux pièces de soie pures et neuves,

29. Ainsi que des parures précieuses, brillantes, faites pour lui plaire, des aliments doués de toutes les vertus, et pour boisson une liqueur spiritueuse semblable à l’ambroisie.

30. Ensuite se regardant au miroir, elle se vit ornée d’une guirlande et de vêtements purs, pure elle-même, recevant le salut des jeunes filles qui l’entouraient de leurs respects,

31. Purifiée par le bain, la tête parfumée, ornée de toute espèce de parures, ayant au cou le Nichka, aux bras des bracelets, aux pieds des anneaux d’or retentissants,

32. Et portant autour des reins une ceinture d’or couverte de pierreries, et au cou un collier précieux avec un amulette.

33. Des dents et des sourcils d’une belle forme, un œil dont le coin extérieur était lisse et gracieux et qui rivalisait avec le calice du lotus, et des boucles-de cheveux noirs embellissaient son visage.

34. Son souvenir s’étant ensuite reporté sur le chef des Rǐchis, sur son époux si cher, elle se trouva dans le même instant avec ses femmes au lieu même où était le Pradjâpati.

35. En se retrouvant tout à coup au milieu de ses mille femmes en présence de son époux, elle fut frappée d’étonnement par ce miracle de la puissance magique de Kardama.

36. À la vue de sa femme purifiée par le bain de ses souillures, brillante d’un éclat nouveau, parée de sa beauté première, ayant ses beaux seins couverts d’un voile,

37. Richement vêtue, et servie par mille Vidyâdharîs, Kardama, plein d’amour, la fit monter, ô guerrier, dans son char.

38. Dans cette demeure, Kardama, l’objet de la passion de sa femme, brillait entouré des soins des Vidyâdharîs, sans que sa grandeur en fût diminuée, de même que, dans le ciel, le beau Roi des astres brille environné par les étoiles, au-dessus des lotus épanouis.

39. Avec ce char, il se plut longtemps dans les vallées du Roi des monts Kulâtchalas, théâtre des jeux des huit gardiens du monde, dans ces vallées qu’embellit le souffle de l’ami de l’Amour, et où retentit le bruit fortuné de la chute du fleuve céleste ; il y errait au milieu des louanges des Siddhas et entouré du cortège de ses femmes, comme le Dieu qui donne la richesse.

40. Objet de l’affection de sa femme, il se livrait au plaisir dans Vâiçrambhaka, le bois des Suras, dans Nandana, dans Puchpabhadraka, auprès du lac Mânasa, et dans le bois gardé par Tchitraratha.

41. Avec ce char resplendissant, immense, et qui obéissait à ses moindres désirs, il laissait derrière lui ceux des Dieux, parcourant les mondes avec la rapidité du vent.

42. Qu’y a-t-il de difficile à exécuter pour ces hommes qui, avec une entière indépendance d’esprit, se sont réfugiés auprès de celui dont les pieds, semblables à un étang sacré, sont le terme où viennent cesser les douleurs [de la renaissance] ?

43. Après avoir montré à sa femme le globe de la terre dans chacune des parties qui le composent, et avec les merveilles qu’il renferme, le grand Yôgin revint dans son ermitage,

44. S’étant divisé en neuf parties, il fit goûter, en les partageant lui-même, les plaisirs de l’amour à la belle fille du Manu, qui était avide de s’unir à lui ; et de nombreuses années s’écoulèrent ainsi pour eux aussi vite qu’un instant.

45. Couchée, dans ce char, sur un excellent lit fait pour l’amour, elle ne se réveilla pas pendant tout le temps qu’elle resta dans les bras de son bel époux.

46. C’est ainsi que, grâce à la puissance magique [de Kardama], livrés à l’ardeur du plaisir, ils passèrent au sein des voluptés cent années qui ne durèrent qu’un moment.

47. Ce sage puissant qui connaissait l’Esprit et qui pénétrait les intentions de tous les êtres, déposa sa semence dans le sein de Dêvahûti, pour faire renaître sa femme de sa propre substance, après s’être divisé lui-même en neuf parties.

48. C’est pourquoi Dêvahûti mit au monde dans le même jour des filles [au nombre de neuf], dont tous les membres étaient d’une beauté parfaite, et qui étaient parfumées de santal rouge.

49. Ayant reconnu que son mari se disposait à se livrer à la vie des anachorètes, cette femme ravissante, souriant [en apparence], mais ayant [en réalité] le cœur dévoré de chagrin,

50. Traçant, la tête baissée, des lignes sur le sol avec les ongles de ses pieds brillants comme des joyaux, lui adressa de tendres paroles, en s’efforçant de retenir ses larmes.

51. Dêvahûti dit : Tu m’as accordé, seigneur, tout ce que tu m’avais promis ; cependant il te reste encore à donner le salut à celle qui se réfugie auprès de toi.

52. Il faudra que tes filles, ô Brâhmane, se cherchent des maris qui leur ressemblent ; n’aurai-je pas quelqu’un pour me consoler, quand tu te seras retiré dans la forêt ?

55. Assez de temps, seigneur, s’est écoulé pour moi dans l’amour des objets sensibles et dans l’oubli de l’Esprit suprême.

54. Pendant que j’étais attachée aux objets des sens, j’ai porté sur toi tout mon amour, parce que j’ignorais l’Être suprême ; cependant, puisse cet amour assurer mon salut !

55. Cet attachement, qui est pour l’homme une cause de retour en ce monde, quand il se porte par ignorance sur des méchants, conduit au contraire au détachement de toutes choses, quand ce sont des gens de bien qui en sont l’objet.

56. Celui dont les actions n’ont pour but ici-bas ni le devoir, ni le détachement, ni le culte du Dieu dont les pieds sont comme un étang sacré, celui-là, quoique vivant, est déjà mort.

57. C’est sans doute la puissance magique dont tu disposes qui m’a si fortement trompée ; aussi, réfugiée auprès de toi, de toi qui donnes la délivrance, je ne désire pas être débarrassée de mes liens.


FIN DU VINGT-TROISIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
CHAGRIN DE DÊVAHÛTI,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.