Le Bonheur (Helvétius)/Chant II

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 30-42).
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ARGUMENT.

Les richesses sont moins des biens réels que le moyen d’en acquérir ; les rechercher pour elles-mêmes c’est n’en pas connoître l’usage. Le riche ignorant éprouve l’ennui, le mépris des hommes à talents, des savants. Il ne faut point de connoissances dans une fortune bornée ; la nature indique les jouissances. Il faut des lumieres pour jouir d’une grande fortune, qui ne seroit qu’à charge si elle ne donnoit de nouveaux goûts. Recherchez donc le commerce des philosophes et des savants ; apprenez à penser avec eux en vous défiant de leurs systêmes. Les stoïciens ont placé le bonheur dans le calme d’une ame impassible ; état chimérique dont l’orgueil veut persuader l’existence sans en être persuadé lui-même.

LE BONHEUR.


CHANT DEUXIÈME.

Si l’amour, ses plaisirs, le pouvoir, la grandeur,
N’ouvrent point aux mortels le temple du Bonheur,
Faudra-t-il le chercher au sein de la richesse ?
On ne l’y trouve point, répliqua la Sagesse.
La richesse n’est rien : ses stériles métaux
N’enferment en leur sein ni les biens ni les maux.
L’or a sans doute un prix qu’il doit à son usage :
Échange du plaisir entre les mains du sage,
Dans celles de l’avare il l’est du repentir.
Sans attrait pour les arts, de quoi peut-il jouir ?
Non, ce n’est pas pour lui que Bouchardon enfante,
Que Rameau prend la lyre, en que Voltaire chante ;
Qu’Uranie a tracé le plan des vastes cieux ;
Que, sur son roc, encore aride et nébuleux,
Fontenelle répand les fleurs et la lumiere,
Et qu’au pied d’un ormeau, le front orné de lierre,
Il instruit les bergers à chanter leur plaisir :
L’opulent, accablé du poids de son loisir,
Aux dégoûts, à l’ennui conduit par l’ignorance,
Cherche en vain le bonheur au sein de l’abondance.

Empressé de jouir, il ne jouit jamais
Que du plaisir grossier des besoins satisfaits.
Son imbécillité croît avec sa richesse.
Ne t’en étonne point, ajouta la Sagesse ;
Vil jouet des objets dont il est entouré,
Tout homme à l’ignorance en naissant est livré.
Du don de la pensée a-t-il fait peu d’usage ?
Dans son orgueil jaloux s’éloigne-t-il du sage ?
À la caducité parvenu sans talent,
Son corps est d’un vieillard, son esprit d’un enfant.
Rien ne chasse l’ennui de son ame inquiète.
Sous ses lambris dorés que fait-il ? Il végete.
De quelque éclat, mon fils, dont l’or frappe les yeux,
Son possesseur avide est rarement heureux.
Il a peu de vertus. Fastueux, souple et traître,
Tyran avec l’esclave, esclave avec le maître ;
Comme l’ambitieux, jaloux de ses rivaux,
Sans avoir ses talents le riche à ses défauts.
L’un paroît a nos yeux toujours près de sa chûte :
L’autre est aux coups du sort peut-être moins en butte ;
Mais, aux fameux revers s’il est moins exposé,
Plus envie du peuple, il est plus méprisé.
Les dangers que l’on brave ennoblissent les crimes.
Tous les ambitieux passent pour magnanimes.

Plus criminels sans doute, ils sont moins odieux ;
La Fortune en un jour les perd, nous venge d’eux :
Ce sort qui les attend les dérobe à la haine.
Mais quelle est du mortel l’ame libre et hautaine
Qui ne voit les grandeurs que d’un œil de mépris ?
Plus le péril est grand, plus, pour un si haut prix,
Chacun, partant en soi la semence du crime,
L’excuse dans un autre, et trop souvent l’estime.
Le bonheur n’est donc pas dans des biens superflus
Relégué parle ciel au palais de Plutus.
Où le chercher ? disois-je ; est-ce auprès de ces sages
Dont le nom est encor respecté par les âges ?
La Sagesse me dit : On a vu des mortels,
Jaloux de s’ériger eux-mêmes des autels,
Oser d’un Dieu moteur pénétrer le mystère ;
Mais ces sages, mon fils, que l’univers révere,
N’ont été bien souvent que d’adroits imposteurs.
Trop admirés du monde, ils l’ont rempli d’erreurs,
Et fait, dans l’espoir vain d’expliquer la Nature,
Sous le nom de Sagesse adorer l’Imposture.
Un Perse le premier se dit ami des dieux,
Ravisseur de la flamme et des secrets des cieux ;
Le premier en Asie il assemble des mages,
Enseigne follement la science des sages,

Il peint l’abyme obscur, berceau des éléments,
Le feu, secret auteur de tous leurs mouvements.
Le grand Dieu, dísoit-il, sur son aile rapide,
Fendoit avant les temps la vaste mer du vuide :
Une fleur y flottoit de toute éternité ;
Dieu l’apperçoit, en fait une divinité ;
Elle a pour nom Brama, la bonté pour essence ;
Ce superbe univers est fils de sa puissance ;
Par lui le mouvement, succédant au repos,
Du pavillon des cieux a couronné les eaux.
Du sédiment des mers le Dieu pêtrit la terre ;
Les nuages épais, ces foyers du tonnerre,
Sont par le choc des vents enflammés dans les airs.
Le brûlant équateur ceint le vaste univers.
Brama du premier jour ouvre enfin la barriere ;
Les soleils allumés commencent leur carriere,
Donnent aux vastes cieux leur forme et leurs couleurs,
Aux forêts leur verdure, aux campagnes leurs fleurs.
Ami du merveilleux, foible, ignorant, crédule,
Le mage crut long-temps ce conte ridicule ;
Et Zoroastre ainsi, par l’orgueil inspiré,
Egara tout un peuple, après s’être égaré.
Ce fut en ce moment que le dieu du Systême
Sur son front orgueilleux ceignit le diadême.

Voile d’une orgueilleuse et sainte obscurité,
Moins il fut entendu, plus il fut respecté.
Mais de la Perse enfin chassé parla Mollesse,
Il traverse les mers, s’établit dans la Grece.
Il connoît, il a vu la cause en ses effets ;
Et la terre et les cieux sont pour lui sans secrets.
Hésiode prétend que sur l’abyme immense
Régnoient le sombre Érebe et l’éternel silence,
Alors que dans les flancs du Chaos ténébreux
L’Amour fut engendré pour commander aux Dieux.
Déjà l’antique nuit qui couvre l’empyrée
Est par les feux du jour à moitié dévorée.
L’Amour né, tout s’anime, et s’arrache au repos ;
Le ciel étincelant se courbe autour des eaux ;
Thétis creuse le lit des ondes mugissautes ;
Et Titée, au-dessus des vagues écumantes,
Leve un superbe front couronné par les airs.
L’ordre, né du chaos, embellît l’univers.
Ainsi, dans des esprits admirateurs d’eux-mêmes,
L’orgueil de tout connoître enfante des systèmes ;
Ainsi les nations, jouets des imposteurs,
Se disputant encor sur le choix des erreurs,
Aux plus folles souvent rendent le plus d’hommages ;
Ainsi notre univers, par de prétendus sages

Tant de fois tour-à-tour détruit, édifié,
Ne fut jamais qu’un temple à l’erreur dédié.
Hélas ! si du savoir les bornes sont prescrites,
Si l’esprit est fini, l’orgueil est sans limites.
C’est par l’orgueil jadis que Platon emporté
Crut que rien n’échappoit à sa sagacité.
Du pouvoir de penser dépouillant la matiere,
Notre ame, enseignoit-il, n’est point une lumière
Qui naisse, s’affoiblisse, et croisse avec le corps ;
Substance inétendue, elle en meut les ressorts ;
Esprit indivisible, elle est donc immortelle.
L’ame fut tour-à-tour une vive étincelle,
Un atome subtil, un souffle aérien ;
Chacun en discourut, mais aucun n’en sur rien.
Ce n’étoit point assez ; et l’homme, en son audace,
Après avoir franchi les déserts de l’espace,
De l’ame, par degrés, s’éleva jusqu’à Dieu.
Dieu remplit l’univers, et n’est en aucun lieu ;
Rien n’est Dieu, nous dit-il, mais il est chaque chose.
Puis en longs arguments il discute, il propose ;
Il forme enfin son dieu d’un mélange confus
D’attributs différents, de contraires vertus.
Trop souvent ébloui par sa fausse éloquence,
Cachant sous de grands mots sa superbe ignorance,

Il se trompe lui-même, et, sourd à sa raison.
Croit donner une idée, et ne forme qu’un son.
Dans les sentiers obscurs d’une science vaine
Falloit-il perdre un temps que la raison humaine,
Aux premiers jours du monde, auroit employé mieux
À rechercher le vrai qu’à se créer des dieux ?
Folle en un esprit faux, éclairée en un sage,
Locke, qu’elle anima, nous en montre l’usage.
Choisissons-le pour maître, et qu’en nos premiers ans
Il guide jusqu’au vrai nos pas encor tremblants.
Locke n’atteignit point au bout de la carriere,
Mais sa prudente main en ouvrit la barriere.
Pour mieux connoître l’homme il le prend au berceau,
Il le suit de l’enfance aux portes du tombeau,
Observe son esprit, voit comment la pensée
Par tous nos sens divers est dans l’ame tracée,
Et combien des savants les dogmes imposteurs,
Combien l’abus des mots, ont enfanté d’erreurs.
D’un bras il abaisse l’orgueil du platonisme,
De l’autre il limita les champs du pyrrhonisme,
Nous découvrit enfin le chemin écarté
Et le parvis du temple où luit la Vérité.
Pénétrons avec lui sous sa voûte sacrée.
Mais quels monstres nombreux en défendent l’entrée !

La Paresse, épanchant le suc de ses pavots,
Engourdit les esprits d’un stupide repos ;
Le Systême, entouré d’éclairs et de nuages,
En les éblouissant en écarte les sages ;
L’odieux Despotisme, entouré de gibets,
Commande à la Terreur d’en défendre l’accès ;
La Superstition, du fond d’une cellule,
En chasse en l’effrayant l’esprit foible et crédule ;
Par ses cris douloureux le Besoin menaçant
Sur la porte du temple arrête l’indigent ;
L’opiniâtre Erreur le cache à la vieillesse,
Et l’Amour en défend l’entrée à la jeunesse ;
Mais il s’ouvre aux mortels qui, d’un pied dédaigneux,
Foulant les vains plaisirs, les préjugés honteux,
Attendant leurs succès de leur persévérance,
Et font devant leurs pas marcher l’Expérience.
Elle les a conduits jusqu’à la Vérité ;
Les conduit-elle encore à la Félicité ?
D’un astre impérieux la puissance ennemie,
Ou seme de douleurs le cours de notre vie,
Ou du moins y répand plus de maux que de biens.
Si je veux être heureux, et jamais n’y parviens,
Si je ne puis jouir que de l’espoir de l’être,
Infortunés mortels, je ne sais, mais peut-être

Le bonheur n’est pour vous que l’absence des maux.
Sans doute qu’endormi dans un parfait repos
Le sage, inaccessible a l’amour, à la haine,
Riche dans l’indigence, et libre sous la chaîne,
Porte indifféremment la couronne ou les fers.
Sous l’égide stoïque, à l’abri des revers,
Ce mortel doit jouir d’un calme inaltérable :
Que l’univers s’écroule, il reste inébranlable.
Apprends, dit la Sagesse, à le connoître mieux :
Qui feint d’être insensible est toujours orgueilleux.
Comment peux-tu, trompé par son dehors austere,
Prendre pour sage un fou, superbe atrabilaire,
Qui, sensible aux plaisirs, les fuit pour éviter
Le danger de les perdre et de les regretter ;
Qui recherche par-tout la douleur et l’injure
Comme les seuls creusets où la vertu s’épure ;
Qui, toujours préparé contre un mal à venir,
Se façonne à l’opprobre, et s’exerce à souffrir ;
Foule aux pieds la richesse, et, bravant la misere,
Se dévoue aux rigueurs de son destin contraire ?
Livrant aux passions de stériles combats,
Vois ces fous insulter aux plaisirs qu’ils n’ont pas,
S’enivrer des vapeurs de leur faux héroïsme ;
Apôtres et martyrs d’un morne zénonisme,

Préférer sottement la douleur au plaisir,
Et l’orgueil d’en médire au bonheur d’en jouir.
Mais, par leurs vains discours, comment donc, ô Sagesse,
Ont-ils pu si long-temps tromper Rome et la Grece ?
Ton esprit, reprit-elle, en est-il étonné ?
Chez des peuples altiers le stoïcisme est né.
Comme un être impassible il leur peignit son sage ;
Il portoit sur son front le masque du courage ;
Son maintien est farouche, austere, impérieux :
Hélas ! en faut-il tant pour fasciner les yeux ?
Vois pousser à l’excès sa feinte indifférence ;
Vois comme en tous les temps, séduit par l’apparence,
Et du joug de l’Erreur tardif à s’échapper,
L’imbécille univers est facile à tromper.
À ces mots je me trouve en une place immense
Qu’un peuple curieux remplit de sa présence.
Là s’éleve un bûcher où, la torche à la main,
Un fier mortel s’assied avec un front serein.
Sur ce bûcher funebre où ton œil me contemple,
Peuple, s’écrioit-il, apprends par mon exemple
Qu’un sage, en tout état, égal en tout aux dieux,
Est calme, indépendant, impassible comme eux ;
Rien ne peut l’émouvoir : la dévorante flamme
Qui pénetre son corps n’atteins point à son ame ;

La crainte, qui subjugue un coursier indomté,
Qui couche l’ours aux pieds de son maître irrité,
Et courbe un peuple entier au joug de l’esclavage,
Peut tout sur la nature, et rien sur mon courage.
Il dit, à son bûcher lui-même. il met le feu.
La foule épouvantée en lui croit voir un dieu ;
Elle avance, se presse, elle s’écrie, admire.
Quelle est donc, reprend-il, la terreur que j’inspire ?
Que pourroit la douleur contre ma fermeté ?
Malgré moi j’admirois son intrépidité ;
Son courage féroce étonnoit ma foiblesse.
Alors que du bûcher la puissante Sagesse,
Ecartant cette foule, appaise la clameur.
Le stoïque le voit, il en frémit d’horreur.
A ce coup imprévu sa constance s’étonne ;
Il pousse un cri plaintif, sa force l’abandonne :
Son orgueil l’a laissé seul avec la douleur,
Et le dieu disparoît avec l’admirateur.
Égaré, dis-je alors, en ma route incertaine,
J’ai cherché le bonheur, et ma poursuite est vaine.
Sans doute aux passions je devois résister,
Télémaque, ou Mentor, les fuir ou les domter.
Non, je n’écoute plus leur trompeuse promesse.
Quel est ce faux bonheur promis dans leur ivresse ?

Quelques plaisirs semés dans d’immenses déserts.
Sur leur illusion mes yeux se sont ouverts.
Le transport d’un instant n’est pas le bien suprême.
Quels seroient ces faux biens qu’on poursuit et qu’on aime
S’ils étoient mieux connus, s’ils étoient comparés
Au trouble, aux noirs soucis dont ils sont entourés ?
C’est l’éclair allumé dans le flanc des orages,
Qui d’un jour fugitif sillonne les nuages,
Et dont l’éclat subit répandu dans les cieux
Paroît d’autant plus vif qu’ils sont plus ténébreux.
Sous un ciel éclairé d’une égale lumiere
L’heureux doit commencer et finir sa carriere.
Ce bonheur, ô mortels, que nous recherchons tous.
N’est que l’enchaînement des instants les plus doux,
Qui pourra me l’offrir ? Ô divine Sagesse,
Sur les lieux qu’il habite éclairez ma jeunesse,
Nos plaisirs orageux entraînent mille maux,
Le bonheur seroit-il un stupide repos ?