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Le Bonheur conjugal (Pert)/1

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Librairie universelle (p. 7--).

LE BONHEUR CONJUGAL


LE CHOIX DU MARI

Du choix du mari que l’on prend devrait découler, semble-t-il, toutes les chances de bonheur auquel on peut prétendre.

Pourtant, rien n’est plus aléatoire, car les conditions dans lesquelles s’effectue ce choix pour la femme sont toujours ou presque toujours des plus défectueuses.

Quelques clartés que possède aujourd’hui la jeune fille sur les réalités de la vie, ses connaissances sont quand même trop superficielles, trop décousues, son jugement n’est ni assez développé, ni assez formé pour qu’elle puisse envisager avec netteté ce qui peut concourir à son bonheur. D’ailleurs, elle est placée de façon que son choix devient presque nul.

Aucunement mêlée à la vie active, parquée dans le cadre étroit de sa famille et des amis de celle-ci, elle n’a que des rapports frivoles, infiniment restreints, avec un très petit nombre d’hommes. Et, la plupart du temps, ces relations mondaines n’ont lieu qu’avec des jeunes gens ne songeant point au mariage et parmi lesquels elle n’a aucune chance de rencontrer un compagnon futur.

Sauf en des cas très rares, la jeune fille ne trouve pas elle-même le mari qui lui plairait. Suivant que ses parents sont plus ou moins soucieux de son avenir et pourvus de relations, on lui présente un nombre plus ou moins grand de candidats parmi lesquels seulement elle peut faire son choix.

Il est rare qu’une jeune fille — à moins qu’elle ne soit dans une situation particulièrement brillante — ait le choix entre plus de sept ou huit, dix au plus, prétendants à sa main.

Parmi si peu d’hommes, combien a-t-elle de probabilités de découvrir le caractère, l’âme capables de s’unir à elle complètement !…

Tout ce qu’il lui est loisible de faire c’est de choisir celui qui lui semble le moins éloigné de son idéal ; puis, ensuite, de travailler courageusement à l’édifice de son bonheur.

En réalité, le bonheur d’une femme dépend moins des qualités de son mari que de son aptitude à elle à transformer en éléments de joie, de satisfaction ou de paix heureuse tout ce qui se trouve autour d’elle.

Savoir se contenter de ce que l’on a et en tirer tout le parti possible est encore la meilleure recette que l’on connaisse pour obtenir la somme de bonheur qu’il nous est loisible d’atteindre.

Pourtant, il est évident que certaines natures, que certains individus sont si invinciblement antipathiques, que nulle volonté, nul courage ne peut vaincre l’aversion que nous éprouvons pour eux. Si cette répugnance se manifeste, aucune considération ne doit engager dans un mariage condamné d’avance.

J’ai raconté autre part, sous le couvert de la fiction, l’histoire d’une jeune fille qui, estimant son mari, rendant pleine justice à son caractère élevé, l’aimant comme ami, comme frère, ne pouvait surmonter l’horreur physique que lui causait cet homme maladroit, ridicule, odieux dans la chambre à coucher.

Je citerai ici, à l’appui de ce que je viens de dire, l’exemple d’une autre jeune fille, dont le cas était à peu près analogue.

Gabrielle,
ou la répulsion insurmontable.

Ses vingt-deux ans étaient accomplis. Elle avait déjà refusé plusieurs partis convenables, et ses parents alarmés commençaient à lui montrer leur étonnement et leur impatience de cette lenteur à fixer son choix.

Elle-même, désireuse de se marier, s’inquiétait de l’avenir et désespérait de trouver un fiancé qui lui plût tout à fait.

À ce moment, on lui présenta un jeune homme, en lui déclarant que, cette fois, si elle le repoussait, on renonçait à la marier.

Elle m’avait demandé d’assister à la première entrevue, après laquelle nous échangerions nos impressions.

Je vis un homme de trente-trois à trente-quatre ans, plutôt bien, l’air intelligent et sérieux. Il était médecin, établi depuis quelques années dans une localité de la banlieue parisienne, où sa clientèle s’étendait rapidement. Il était certain d’avoir d’ici à peu de temps une fort belle situation.

Gabrielle était en outre assurée de ne jamais s’éloigner de sa famille, et elle posséderait une installation demi-champêtre qui lui plaisait extrêmement.

Elle se montra aimable, enjouée ; ses parents étaient radieux, et le docteur encouragé devint tout à fait brillant. À un moment de la soirée, la mère de Gabrielle me serra la main à la dérobée, en me glissant :

— Cette fois-ci, c’est réussi !… Tout à l’heure, achevez de la convaincre…

J’étais moins sûre du résultat de cette entrevue, car j’avais surpris parfois chez ma jeune amie une expression soucieuse sur son visage, un durcissement hostile de ses traits lorsque, furtivement, elle examinait l’homme qui, peut-être, allait devenir son mari.

C’est sous cet aspect morose qu’elle m’apparut dans ma chambre où elle me suivit, chacun retiré chez soi.

Je lui pris les mains et la fis asseoir sur une chaise longue, à mes côtés.

— Allons, quel « cheveu » y a-t-il encore ? fis-je.

Elle leva les yeux sur moi avec vivacité.

— Ah ! vous avez deviné que cela ne va pas ?

— Quelle objection saugrenue vas-tu encore trouver ?… Je te préviens que je serai contre toi, car je trouve M. X… fort bien de tous points et je suis convaincue que tu commettrais une immense sottise en le refusant.

Elle hocha la tête affirmativement.

— Vous avez raison.

— Eh bien ?

Elle reprit avec lenteur, semblant s’interroger avec minutie :

— Son aspect est plaisant, ses manières sont parfaites… C’est évidemment l’homme le mieux parmi tous ceux que l’on m’a proposés…

— Alors ?

Une nuance marquée de confusion parut : sur son visage.

— Marraine, vous allez dire que je suis folle !…

— C’est probable !… Allons, parle, qu’y a-t-il ?…

— Oui, c’est absurde, je le sens… Pourtant, je ne puis me vaincre… Tout me plaît en lui, sauf… ses mains…

— Je me récriai.

— Ses mains ?…

Elle parla dès lors avec volubilité.

— Oui, ses mains !… Les avez-vous remarquées ?… Elles sont épouvantables !… longues, larges, avec des os saillants, des jointures énormes, des muscles apparents, tendus comme des cordes… et le pouce !… Oh ! ce pouce désarticulé qui, lorsqu’il parle et gesticule, se dresse, se tord, menace !… — Et, si c’était un autre homme, un ingénieur, un militaire, un commerçant, ce serait indifférent, mais un médecin, un chirurgien !… Ses mains évoquent en moi tout le répugnant, tout l’odieux de son métier !… Ce ne sont pas des mains, ce sont des instruments… Je vois ces horribles pinces retournant des cadavres, fouillant dans les chairs, pressant des abcès… Agiles, adroites malgré leur force, elles me font peur, elles m’inspirent une répulsion insurmontable !… Tenez, c’est à dîner que je les ai tout à coup remarquées… Au dessert, il pelait une orange… Ses doigts l’enveloppaient comme des serres, et, tout en parlant, sans la regarder, il la palpait, la retournait, la virait avec une agilité surprenante… il semblait l’ausculter… chercher le mal profondément enfoncé… Puis, pendant un instant, il l’a examinée, et, d’un geste sûr, rapide, il l’a incisée circulairement avec son couteau, et après, de ses énormes doigts remuants, dansants, il a décollé en une seconde les deux calottes comme il aurait scalpé un crâne… ensuite, par habitude machinale, il s’est longuement essuyé à sa serviette, avec cette minutie, ce soin méticuleux du praticien attentif à enlever de son épiderme toute sanie… J’avais mal au cœur, j’étais bouleversée comme si j’avais assisté à une opération !…

Je l’avais écoutée avec attention, malgré moi hantée d’une pensée que je laissai échapper.

— Écoute… Prends garde que cette disposition où tu es de découvrir des tares imaginaires ne dégénère en monomanie… en une sorte d’hystérie…

Elle me regarda fixement, troublée.

— Je m’exagère peut-être les choses, en effet, murmura-t-elle.

Nous ne nous dîmes plus que des choses insignifiantes et nous nous quittâmes assez froidement.

Le lendemain, lorsque sa mère lui posa les questions traditionnelles : « Comment le trouves-tu ? Es-tu décidée ? l’épouseras-tu ? » elle répondit par un consentement, tout en demandant un délai. Ses parents enchantés le lui accordèrent.

Durant six semaines, elle balança. Du reste, ses combats se passèrent en elle seule. Depuis notre conversation, elle me fuyait. Enfin, elle prit son parti, et la date du mariage fut fixée. Le docteur venait tous les jours et faisait sa cour en conscience. Gabrielle était calme, très maîtresse d’elle-même, tout à fait impénétrable.

Malgré moi, je m’inquiétais. Une ou deux fois je voulus provoquer un entretien entre nous : ma jeune amie l’évita.

Le jour des noces arriva. Gabrielle était un peu nerveuse, mais paraissait heureuse. Pourtant, après le lunch, tout le monde parti, nous nous trouvâmes quelques instants seules, face à face.

Soudain, elle se jeta dans mes bras, posa sa tête sur mon épaule et sanglota… Des sanglots profonds, déchirants.

Désolée, je fis de mon mieux pour la calmer. Elle reprit assez vite possession d’elle-même, essuya ses yeux, alla au buffet dévasté prendre un verre d’eau et revint à moi. Alors, ses yeux dans mes yeux, elle me jeta, tout bas, d’une voix altérée :

— Ne vous reprochez rien… C’est moi qui me suis décidée toute seule… Mais, je crois que j’ai voulu, mon malheur !…

Malgré ses efforts pour se dominer, son étrange dégoût l’obsédait, toujours pareil, et le mariage ne devait que l’accroître.

Et il se passa que, son horreur pour la profession de son mari symbolisée durant les fiançailles par les mains de l’homme, quitta ce point précis de sa personne pour s’étendre à lui-même tout entier. Pas un de ses gestes, pas une de ses attitudes qui ne le fit imaginer à sa femme dans l’exercice de sa profession. L’odeur des désinfectants que tout médecin traine après soi lui donnait des haut-le-cœur, moins à cause de la senteur elle-même que par suite des idées qu’elle évoquait.

Chose singulière, Gabrielle pouvait entendre sans s’émouvoir raconter les détails les plus répugnants, décrire les maladies les plus affreuses — et Dieu sait que son mari ne l’épargnait pas, inconscient des dégoûts qu’elle lui dérobait et hanté comme tous les professionnels par son métier !

Ce qui la torturait c’était l’évocation des malades, des maladies, des opérations par des faits à côté, insignifiants, imperceptibles pour d’autres que pour elle.

Elle m’avoua avoir été malade toute une journée pour, à déjeuner, avoir aperçu sur la manchette blanche de son mari, une toute petite gouttelette sanguinolente…

Perpétuellement, malgré elle, elle examinait le docteur, l’étudiait, le flairait, poursuivie par la vision des hideurs qu’il avait frôlées, palpées naguère, dont il lui semblait imprégné.

Elle refusait obstinément de servir à table des têtes de veau, des cervelles, dont son mari était friand. Elle proscrivait tout ce qui rappelait la chair, le sang, le dépeçage d’êtres vivants ; la viande peu cuite lui donnait d’abominables nausées ; elle ne se nourrissait guère que de légumes.

Néanmoins elle rendait justice à la bonté, au loyal caractère de cet homme que faisait extrêmement malheureux l’hostilité latente sentie en sa compagne sans qu’il pût se l’expliquer.

Les années se passèrent. Gabrielle eut deux enfants. Elle se réfugia dans la tendresse qu’elle leur porta ; et, après leur naissance, les époux se séparèrent insensiblement, devinrent des étrangers l’un pour l’autre.

La mère et les enfants vivaient absolument à part du docteur, isolé en un bout de la maison, se levant et se couchant à des heures différentes, mangeant seul la plupart du temps.

Il prit d’ailleurs philosophiquement son parti de cet état de choses et s’absorba dans son métier, s’habitua à des distractions en dehors de la famille.

Mais le dernier mot n’est pas dit en ce ménage. Lorsque les enfants, qui actuellement touchent à l’adolescence, seront partis, n’occuperont plus leur mère ; lorsque la vieillesse rendra la solitude plus pénible au médecin, le mari et la femme se heurteront de nouveau l’un à l’autre.

Leurs derniers jours seront atroces.

Jamais, suivant moi, l’on ne doit épouser quiconque vous inspire une répugnance physique quelconque. Tout ce qui est intellectuel se transforme, s’émousse, se supporte ; au contraire, tout fait matériel s’élargit et s’impose. On vainc le moral ; on succombe sous le dégoût charnel.