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Le Boomerang/13

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P. Olendorff (p. 173-186).


CHAPITRE TREIZIÈME.Dans lequel il ne se passe rien d’extraordinairement sensationnel, pas plus au point de vue de la marche des événements qu’au sujet de l’état d’âme des personnages, mais que l’auteur a cru néanmoins devoir publier, en vertu de cette considération qu’étant rémunéré à tant la ligne, ce serait un acte de pure folie de sa part, après avoir écrit plusieurs pages, même vides d’intérêt, de les utiliser à allumer son feu, son modeste feu de coke.


Les jours passèrent silencieux et calmes, à la Cloche-de-Bois.

Berg-op-Zoom éparpillait son argent. Le duc de Richelieu, gorgé d’or hollandais, offrait aux cochers d’innombrables petits verres chez les marchands de vins des environs et s’achetait des cravates en soie vert-pomme, nuance pour laquelle il avait toujours nourri le goût le plus vif.

Telle, Jeanne d’Arc entendant des voix, Marie-Blanche Loison prenait des airs concentrés.

Le Briquetier n’avait plus jamais reparlé du pari ; confiant, il s’apprêtait simplement à encaisser la belle somme de vingt-cinq louis, due à la vertu française, enfin récompensée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin, la date suprême, le quinzième jour est arrivé.

Népomucène, seul dans sa chambre, assis en face d’un journal d’aérostation, dont, avec la plus grande attention, il ne lit pas une ligne, — oh ! avec quelle attention extrêmement tendue parfois, on ne lit pas ce qu’on a l’air de lire ! Gens perplexes, vous le savez !

Soudain, la pendule sonne huit coups, qu’il compte sur ses doigts.

— Deux heures et demie, dit-il sans manifester d’autre étonnement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si Népomucène Le Briquetier ne manifeste aucun étonnement, j’admets sans conteste qu’il puisse en aller autrement du côté de nos lecteurs.

L’explication s’impose d’un fait en apparence anormal, mais, on le reconnaîtra, tout à l’honneur de ce jeune homme.

La pendule de Népomucène Le Briquetier avançait de cinq heures et demie.

C’est, remarque-t-on… beaucoup trop !

Souvenir, touchant souvenir de l’ancien locataire de la chambre, jeune étudiant hindou que torturait le mal du pays, et qui voulait que sa pendule marquât l’heure du méridien de Chandernagor…

Cette exquise pensée avait, à Le Briquetier, paru empreinte d’une telle poésie, qu’il défendait au duc de Richelieu de donner, en la réglant sur Paris, à cette pendule une autre heure que celle du nostalgique enfant de l’Indus[1].

— C’est très agréable, dit-il un jour à son ami Guillaume de la Renforcerie, et ça me réapprend à compter sur mes doigts, tout comme si j’étais poète, tel toi, et que je dusse aligner des vers alexandrins.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se leva, comme le font les héros de drame, quand ils doivent monologuer.

— Ainsi, aujourd’hui, à quatre heures précises (soit neuf heures et demie à ma pendule indo-européenne), ma situation pécuniaire va changer du tout au tout. Mon passif ne diminue jamais… Mais mon actif va s’augmenter de vingt-cinq louis qui ne devront rien à personne… Ça revient au même… Avec ce que je détiens, je posséderai cinq cent vingt-huit francs et quelques décimes… Je me sens de très bonne humeur… C’est curieux comme l’argent aide à supporter la pauvreté… Ces vingt-cinq louis me tombent absolument du ciel, aérostatiquement ! Je ne suis pas de ceux qui s’imaginent qu’ils n’ont qu’à ouvrir la bouche pour que les alouettes y tombent toutes rôties… Non, mais, tout de même, j’ouvre la bouche de temps en temps… Le ciel peut, d’ailleurs, m’aider un peu, car je m’aide autant que je puis… Qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il grêle, je joue dix heures par jour à la manille (il y avait tant de morte-saison dans l’aérostation, à cause des vents contraires !)… C’est ainsi, par le jeu, que j’assure médiocrement ma subsistance, ainsi que celle de ma bonne amie… Ah ! ah !… Charmante histoire que celle de ces vingt-cinq louis ! Tiens, Guillaume !… Bonjour, cher ami !

Guillaume de la Renforcerie venait, en effet, d’entrer, le visage rougi par les veilles en des endroits enfumés.

— Bonjour… fait-il.

Et son œil fureteur cherche Marie-Blanche Loison.

Mais Marie-Blanche Loison est absente.

Gorgé de confiance dans l’issue du pari, riche en expectative, Népomucène Le Briquetier se met déjà en garde contre un possible tapage.

— Guillaume, dit-il, écoute, écoute-moi bien. Tu ne viens pas ici dans l’intention de m’emprunter de l’argent ? Tu n’es pas tenaillé par un besoin pressant.

— Pas précisément à cette minute. Pourquoi ?

Lors Le Briquetier, goguenard :

— Il est donc parfaitement établi que tu n’as pas perdu, cette nuit, une somme importante ; et tu ne songes pas du tout à te brûler la cervelle ?

— Où veux-tu en venir ? clame Guillaume.

— Je puis donc te parler librement. Sache, mon vieux La Renforcerie, que je l’ai gagné ce pari, ce fameux pari de vingt-cinq louis. Là, tout à l’heure, tu vas la voir s’abouler, la belle galette.

— Ton argent, cher ami, fait Guillaume très digne, garde-le. Gagné de la sorte, il me fait horreur ! Non, je viens en simple témoin, avec un cœur ulcéré, constater ton triomphe… ou ta défaite.

— Ma défaite, tu as dit ma défaite ! Sache que s’il y a quelqu’un qui touche, des chances sérieuses veulent que ce soit moi. Je suis tellement sûr, vois-tu, de mon fait, que je n’ai pas prévu l’éventualité de la perte, et que j’ai même négligé de passer au Crédit Lyonnais pour voir s’il y a encore quelque chose à mon compte.

— Ainsi, dit Guillaume d’une voix creuse, tu es sûr de Marie-Blanche ? Elle a trompé pourtant Roussetière avec moi, et moi avec toi…

— Oui, mais elle y a mis le temps, et puis Roussetière et toi, êtes-vous Français, oui ou non ? Tandis que Berg-op-Zoom, c’est un étranger !… D’ailleurs, j’aime mieux te l’avouer, je l’ai mise au courant de la situation.

— Es-tu certain qu’elle ait bien compris ?… insinua Guillaume d’une façon perfidement sournoise, en amant jaloux et pas consolé.

— Tu cherches à m’inquiéter !…

— Et, où est-elle, en ce moment ?…

— Au musée du Louvre, m’a-t-elle dit. C’est un lieu calme, surtout dans les salles où il n’y a personne… et elles sont nombreuses, tu sais… Néanmoins, malgré son calme, je trépide. Cette pendule marche avec une lenteur désespérante.

— Il est huit heures et demie.

— Ça fait trois heures au méridien de Paris.

— C’est juste. Si, pour nous distraire, nous descendions à l’estaminet de l’hôtel, faire une manille à deux ?

— Parfaitement ! Il faut bercer sur l’aile du hasard les inquiétudes de l’attente.

— Les inquiétudes !… Ah ! ah !… Reconnais que tu trembles.

— Je tremble sans trembler… Sait-on jamais ?

Chi lo sa ?

Quien Sabe ?

— Et le Berg-op-Zoom ?

— Richelieu vient de me dire qu’il est dans sa chambre.

— Descendons… Je veux voir en bas le résultat des courses. La première de Saint-Ouen doit être affichée.

— Tu as joué ?

— Non, mais il y a un cheval que j’aurais voulu jouer. Ça m’embêterait, s’il avait gagné !

— Étrange façon de s’intéresser aux courses.

— La seule, dans tous les cas, insuffisante à se faire effondrer le moindre patrimoine.

Ils descendirent et s’attablèrent dans le petit estaminet attenant à l’hôtel de la Cloche-de-Bois.

La manille à deux est un jeu assez difficile. Le développement de sa théorie nous entraînerait à dix pages, au bas mot, d’explications. Nous préférons renvoyer le lecteur à l’excellent traité écrit, sur ce sujet, en collaboration, par les deux spécialistes bien connus, MM. Anatole et Paul Leroy-Beaulieu.

Pendant que nos amis mettent l’atout, tantôt à carreau, tantôt à pique, demandent :

— Quarante.

— Quarante-et-un.

— Quarante-deux.

— À toi, mais tu ne les feras pas.

— Pourquoi cela ?

— Avec le jeu que j’ai, tu ne peux pas faire quarante-deux… Il est vrai que le proverbe : « Heureux en amour… ».

— Ironiste !

Pendant, dis-je, que nos amis se livrent aux douceurs de la manille à deux, que se déroule-t-il ailleurs ?

Oui, que se déroule-t-il ailleurs ?

Ailleurs, il se déroule du joli !

Prenez donc plutôt la peine, mesdames et messieurs, de vouloir bien passer au chapitre suivant, et vous serez édifiés !


  1. À propos d’Indus, connaissez-vous ces deux beaux vers qui ne peuvent s’empêcher de retentir à ma mémoire chaque fois qu’il est question du Sind (véritablement nom de l’Indus) :

    Le paria, hâve et blême, aux bords de l’Indus trie,
    De vieux chiffons, qu’il livre ensuite à l’industrie.