Le Boomerang/16

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P. Olendorff (p. 197-216).


CHAPITRE SEIZIÈME.Dans lequel l’action commence à se corser, cela n’est pas trop tôt, — pour la plus grande confusion du sieur Népomucène Le Briquetier, qui voit s’abattre sur lui la double catastrophe, sentimentale d’une part, et ce qui le touche au plus vif, pécuniaire, sans parler de l’amour-propre, si tant est qu’on puisse accoupler ces deux mots quand il est question d’un aussi répugnant personnage.


Dans le corridor, un pas résonne, un pas fier, un pas d’ancien aéronaute.

— Le voici ! dit Marie-Blanche Loison, languissante amoureuse, douce Iphigénie.

Népomucène Le Briquetier se précipita, inquiet, fiévreux.

— Me voici ! belle chérie ! Eh bien ?

— Mon chéri !…

— Quoi ?… Qu’as-tu à me dire ?

— Népo, dit Marie-Blanche avec gravité, Népo, tu as gagné…

Le Briquetier regarde l’heure.

— Pas encore, belle chérie, badine-t-il, pas encore ! Il n’est que la demie. Mon pari ne sera gagné que dans une demi-heure. À quatre heures juste !

Mais l’inconsciente enfant (ô infantes de Velasquez avec de délicieuses collerettes de dentelles, pourquoi pensé-je à vous, en ce moment ?) l’inconsciente enfant proclame de sa menue bouche de bébé en sucre :

— Crois-tu que j’allais attendre à la dernière minute ! Népo, tu as gagné ! Népo, tu as gagné !… Je te dis que tu as gagné !

— Gagné ? fait Népomucène, dont les yeux commencent à papilloter d’inquiétude. J’ai gagné, dis-tu ?

— Eh, oui, mais je t’assure que j’ai passé là un moment bien pénible.

— Un moment, dis-tu, bien pénible ?

Il y a, Népomucène Le Briquetier le sent, de la catastrophe dans l’air.

— Mais bast ! n’y songeons plus, s’ébroue Marie-Blanche, tu les as gagnés tes 500 francs, tu les as gagnés, c’est le principal !

— Tu crois, fait Le Briquetier, dont une pâleur affreuse envahit le visage.

— Faut-il que je t’aime !!!… clame-t-elle. imitant à s’y méprendre, et sans s’en douter, la voix de Mlle Marguerite Moréno (de la Comédie-Française)[1].

Abruti, sidéré, médusé, anesthésié, Népomucène Le Briquetier regarde longuement, avec une inquiétude solennelle, Marie-Blanche Loison.

Puis, de sa gorge subitement oppressée, il put tirer quelques sons possibles, vaguement humains.

— Explique-toi… oh ! oh ! explique-toi… Il y a dans tes paroles un peu de confusion.

Et, simple comme la toute petite agnelette blanche et rose que la brebis vient de mettre au monde sous le ciel bleu :

— C’est, balbutie-t-elle, pourtant bien simple, mon petit Népo. Je détestais ce Hollandais, et il m’en coûtait, je t’assure, beaucoup de te tromper… Mais, puisque ça te rapportait vingt-cinq louis, j’ai pris bravement mon parti…

— Achève.

— Il n’y avait plus qu’une heure et demie. Je suis allée trouver ce monsieur, et je lui ai dit, en fermant les yeux : « Je suis à vous !… »

— Et… ?

— D’abord il a paru très épaté !… Jamais je n’ai vu un type aussi épaté !

— Il y avait de quoi… Et ensuite ?…

— Ensuite, il m’a prise… au mot. Voilà !

Népomucène Le Briquetier hoche machinalement la tête, comme un homme pris de vertige.

Puis il regarde Marie-Blanche avec un air d’inénarrable effroi.

Il tombe, atterré, sur un fauteuil, le front dans ses mains.

Il garde un silence bien compréhensible en l’occurrence, et recommandé aux personnes de forte complexion, « rapport à l’apoplexie », comme dit le peuple.

Enfin, il relève la tête, une belle tête de foudroyé.

Calme, terriblement calme, comme dit Georges Ohnet, baignant dans une vague torpeur de tout son être, il psalmodie :

— Les plus grandes profondeurs de l’Océan Atlantique sont de sept mille deux cents mètres environ…

Elles ont été constatées dans le golfe du Mexique.

Le Pacifique a donné lieu à des sondages plus intéressants encore : huit mille six cents mètres dans la fosse dite de Tuscarora… (On a donné ce nom à cette partie du Pacifique parce que le navire anglais, chargé des sondages, s’appelait Tuscarora.)

Légère interruption, pendant laquelle Népomucène Le Briquetier contemple son amie comme s’il la rencontrait pour la première fois, puis :

— Eh bien ! éclate-t-il, les sondeurs du Tuscarora, ô Marie-Blanche Loison, ces sondeurs, qui doivent être d’habiles sondeurs, pourtant, peuvent tous — tous, tous ! — être mis en la présence de la frêle âme que voici… Ils pourront jusqu’au bout déployer leurs plus grandes sondes, leurs plus interminables sondes…

Il se lève, en proie à quelque frénésie psychoscientifique, et, véhément :

— Ils se pencheront sur le bastingage, ces sondeurs du Tuscarora, pour aller plus profondément.

On leur permettra de s’accrocher par les pieds, tu entends, par les pieds, au bord du navire, et de tenir la corde au bout de leurs doigts.

Ah ! ah ! Croyez-vous qu’ils atteignent le fond de cette âme mignonne, de cette démesurée candeur ?

Pendant tout ce discours, le joli visage de Marie-Blanche a passé par toutes les nuances de l’arc-en-ciel, même par l’ultra-violet.

Avec un infernal sourire de triomphe. Le Briquetier poursuit :

— Ils y coupent ! ils y coupent !!! les sondeurs !!! les sondeurs du Tuscarora.

Puis, avec un emportement presque lyrique, brutal cette fois et tonitruant :

— Vous y coupez, messieurs du Tuscarora[2] !

Là-dessus, il trépigne, exulte, se livre à mille manifestations de la plus inquiétante frénésie, pousse des cris épouvantables devant Marie-Blanche muette de terreur.

Mais voilà qu’il se calme un peu, et qu’à cette instinctive enfant de la Nature, à cette pauvrette dénuée du sens des longues diplomaties qu’illustrèrent Talleyrand, il adresse un doux regard.

— Il n’y a pas, dans la langue française, reprend-il, ni dans aucune autre langue européenne, de mots suffisants pour caractériser ton cas. Sais-tu à quoi j’en suis réduit ? J’en suis réduit aux rudes onomatopées, comme nos ancêtres des cavernes.

Puis, violemment, farouchement, hors de toutes bornes :

— Tu es, dit-il, la dernière des ha-ha-ha ! une hou-hou-hou de bas étage… Et, pour me résumer, une hi-hi-hi !…

L’index posé sur la tempe, Népomucène Le Briquetier réfléchit un instant, et, se répondant à lui-même :

— Oui, une hi-hi-hi !… C’est le mot[3].

Marie-Blanche ne comprend rien, sinon que Népo, son cher Népo, est en proie à quelque violence dont elle ne perçoit pas la cause.

— Peut-être, se dit-elle avec un effroi légitime, est-il devenu subitement fou ?

Pauvre petite âme enfantine !

— Mon ami… si j’avais su que tu serais si furieux !… hi ! hi !… J’ai cru bien faire.

Elle dit « hi ! hi ! » comme un écho, sans savoir la valeur ethnologique de ces mots, qui, pour Le Briquetier, rappellent l’âge sombre des cavernes.

Ah ! l’âge sombre des cavernes, dont nous possédons tous, plus ou moins, une goutte de sang dans nos veines ![4]

L’exaltation de Népomucène semble entrer dans la voie de l’accalmie.

Il prend une voix douce, et, caressant les joues de l’innocente infante :

— Non… dit-il… Non !… ne dis rien davantage… ne parle plus, Blanche, je t’en supplie.

Puis, il s’éloigna d’elle, et montrant son front, à lui, son front d’homme moderne, tout plein encore de ses récentes spéculations aéronautiques et grouillant déjà de projets dramaturgiques, il gémit d’une voix attardée dans la plainte, comme celle d’un pâle convalescent :

— Ceci… oui, ceci, est un crâne humain, où il y a de la cervelle humaine. Ça n’a pas une résistance sans limite, un crâne humain.

Il pousse un vaste soupir.

Puis il attire l’adorable Marie-Blanche tout contre lui, et, d’une voix familière, presque enjouée — oh ! pitié ! — soupire :

— Alors, tu ne sais pas ce que c’est qu’un pari ?

— Mais si, mon chéri.

— On ne s’en douterait guère.

— Pourtant, tu m’as dit…

Et Népomucène, grave :

— Je t’ai dit que si tu n’allais pas voir le Hollandais maudit, je gagnais vingt-cinq louis. Si tu allais le voir, je perdais les vingt-cinq louis. Je perds donc vingt-cinq louis, puisque…

— Non !… tu blagues !…

Mais, Le Briquetier, toujours indulgent et grave :

— Tout à l’heure, au lieu que ce soit moi, ou, si tu préfères, au lieu que « ça soye moi » qui touche cinq cents francs, ce sera moi, moi, Népomucène Le Briquetier, qui serai obligé de les lui verser.

Marie-Blanche n’en revient pas :

— Tu seras obligé… suffoqua-t-elle.

— C’est ce qu’on appelle une dette d’honneur. Sais-tu ce que c’est qu’une dette d’honneur ? Le sais-tu ?

Marie-Blanche, bien femme, s’effondre tumultueusement :

— Mon chéri ! tout ce que j’en sais, c’est que je suis horriblement malheureuse ! va ! oh, oui, bien malheureuse !

Au lieu de l’attendrir, cette explosion de douleur ne fait qu’exciter l’ironie furieuse de Népomucène.

— Tu as bien tort, fait-il avec des yeux torves, mais calmes relativement. Regarde si je me fais de la bile !… Tonnerre de tonnerre !…

Puis, regardant la pendule, il clame avec l’accent bien connu du jaguar altéré :

— Tonnerre ? de tonnerre ! il est neuf heures à Chandernagor ! Dans une demi-heure, il… il, lui, il va s’amener ici, et me dira d’une voix calme : « Vous avez perdu ! »

Cela, par exemple, non !

Jamais Marie-Blanche ne consentira à l’admettre.

Ce serait trop fort.

— Qu’est-ce que tu dis là ? Il va venir ici ?… ce Hollandais, et te raconter… que tu as perdu ?…

— C’est dans la convention.

De plus en plus butée, et récalcitrante, Marie-Blanche hoche sa tête charmante :

— Et il dira ça, dis-tu ?… Il dirait ça ?… Il viendrait te dire à toi que j’ai… Non, il ne le dira pas !

Et elle ajoute avec un grand geste qu’eut envié Mlle Adeline Dudlay :

— Il ne fera pas cela… car il y a des gentilshommes en Hollande !

— Il le fera, te dis-je, puisque c’est un pari…

L’heure sonne des grandes résolutions.

Marie-Blanche sait ce qui lui reste à faire.

— Non, il ne faut pas qu’il le dise !… Ah ! j’ai fait une gaffe. Eh bien, je me dois… je te dois de la réparer. Je vais aller le trouver, ce Hollandais de malheur ! C’est un gentilhomme. Je ne sais pas ce que veut dire Berg-op-Zoom, mais sûrement c’est un nom noble !

Cette assurance si flatteuse pour la vieille aristocratie hollandaise, ne semble point partagée par Népomucène Le Briquetier.

Mais, en cette heure critique, saurait-on rien démêler au fumeux état d’âme de notre ami ?

Marie-Blanche Loison a posé sur sa tête d’enfant blonde son chapeau bleu pâle qu’elle fixe à l’aide d’une longue épingle et elle enfonça cette longue épingle avec l’ardeur qu’une autre apporte à poignarder sa rivale.

Et par l’azur de ses grands yeux candides s’alluma la sombre étincelle des volontés que rien ne saurait abattre ni même fléchir.

— Toi, Népo, ajoute-t-elle, comme de juste, tu feras le monsieur qui ne sait rien, et comme cela, c’est toi qui auras gagné le pari.

Ce n’était pas, en effet, ô candeur, plus difficile que cela !

— Marie-Blanche Loison, tu n’accompliras pas cet acte ! Tu ne feras pas cet acte anti-sportif !

— Non, mais des fois ! Je vais mettre des gants, peut-être, et me gêner. Penses-tu ?

En disant ces mots, Marie-Blanche Loison précisément enfile une paire de gants, manifestation nouvelle de l’éternel conflit entre le symbole et la réalité.

— Marie-Blanche Loison, je t’ai écoutée patiemment. J’ai voulu voir si tu irais jusqu’au bout. À force d’énergie et d’empire sur moi-même, j’ai réussi à faire taire en moi ce vieux fonds d’incoercible honneur qu’y ont déposé par hérédité plusieurs siècles de sévère éducation… Hé bien ! il s’est passé quelque chose d’assez curieux avec ce vieux fonds d’incoercible honneur : il s’est tu, étrangement… L’aurai-je définitivement étouffé ?… Par les époques troublées que nous traversons, la chose est possible…

Il réfléchit une minute :

— Probable même !

— À tout à l’heure, Népo !

— Tu ne m’embrasses pas, Marie-Blanche ?

— Pas avant de m’être réhabilitée.

— Va, va, créature de tristesse, va-t-en à ta tâche de dévouement silencieux !

La créature de tristesse dégringolait déjà l’escalier, légère comme l’oiselle, sûre de son charme tout puissant, irrésistible, victorieux.


  1. Entre l’instant où cette page fut écrite et l’instant présent, où elle voit le grand soleil de la publication, un événement révolutionna les amateurs de théâtre classique : Mlle Marguerite Moreno a froidement plaqué son vieux Claretie pour franchir le pont d’or que lui tendit, d’un geste qui n’appartient qu’à elle, Mme Sarah Bernhardt.
  2. Toute la partie océanographique de cette scène est due à l’unique plume du chevalier Tristan Bernard.
  3. Même remarque en ce qui concerne la paléontologie.
  4. On comprend bien ce que l’auteur veut exprimer, mais quel pathos !