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Le Boomerang/3

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P. Olendorff (p. 35-80).


CHAPITRE TROISIÈME.Lequel n’est, pour la plus grande partie, que simple hors-d’œuvre, offrant avec l’action même du roman la plus lointaine des connexités, mais que, tout de même, le lecteur, j’en suis convaincu, me saura gré d’avoir… comment dirais-je bien ?… c’est cela !… d’avoir intercalé.


À juste titre baptisé par son auteur Féerie néo-contemporaine, la pièce dont on donnait ce soir-là la première représentation aux Folles-Ivresses avait attiré ce qu’on est justement convenu d’appeler le Tout-Paris dans la coquette bonbonnière de l’impasse Eugène Lintilhac.

Ce titre : Le Pauvre Bougre et le Bon Génie, la notoriété de l’auteur, dont c’était en quelque sorte le début au théâtre[1], l’éclat de l’interprétation, Mounet-Sully, excusez du peu ! obligeamment prêté par M. Claretie, Frédéric Febvre, fichtre ! ami intime de plusieurs monarques européens (je ne cite pas Marie-Blanche Loison, dont la notoriété ne dépassait pas un petit cercle plutôt montmartrois), etc., etc., tout, en un mot, faisait de cette soirée une de celles qui comptent dans une season, ainsi que disent les Anglais.

Le rare culot inhérent à Guillaume de la Renforcerie lui permit d’occuper un des meilleurs fauteuils de la coquette bonbonnière.

Après un petit acte insignifiant et quelques chansons ineptes de chansonniers dégénérés, la toile se leva sur le prestigieux chef-d’œuvre de notre sympathique confrère.

Loin d’être emprunté à quelque conte des Mille Nuits et une Nuit, comme prononce le docteur Mardrus, ou tel autre du vieux Perrault, Le Pauvre Bougre et le Bon Génie ne doit qu’à la vie réelle son saisissant intérêt.

La scène, en effet, représente quoi ?

La forêt de Brocélyande ?

Non.

La grotte de la Fée aux Perles ?

Non.

Une caverne toute scintillante de diamants, rubis ou autres gemmes ?

Non, vous dis-je, rien de tout cela !

Mesdames et messieurs, la scène représente la terrasse d’un modeste café situé dans la rue peu passante d’un quartier éloigné.

Chaises, guéridons, le tout en fer, jadis revêtu d’une couleur cherchant à donner la touchante illusion du pseudo-bois.

Le voilà bien, le décor de la féerie néo-contemporaine, le voilà bien !…

Derrière ce modeste matériel, une devanture de café portant cette enseigne, que des esprits superficiels pourraient taxer de saugrenuité, mais que nous, qui nous y connaissons, jugeons étrangement belle, pour ne pas dire plus :


Au rendez-vous des Oasis.


Sauf le Bon Génie relevant du rêve et du symbole, les personnages appartiennent à ce monde que nous sommes appelés à coudoyer chaque jour dans la rue, sur les boulevards, les ponts et autres artères vicinales :

Un pauvre bougre,

Ou plutôt le pauvre bougre ;

Et un garçon de café.

Notez que ma prétention ne va pas jusqu’à pourvoir de majuscules ce personnage, si complexe, si ondoyant, si disparate.

Connaissez-vous rien de complexe, d’ondoyant et de disparate comme le type garçon de café[2] ?

Au lieu de perdre mon temps à vous décrire le caractère, la mentalité et l’état social de ces deux bonshommes, je vais les faire parler devant vous.

À moins d’être d’irrémédiables gourdes, vous en saurez ainsi, à la fin de ce chapitre, autant que le propre auteur de la pièce.

Débutons, si vous voulez bien, par la scène première :

Le garçon de café essuie, à l’aide d’un torchon qu’on lui a, sans exagérer, remis au commencement de la semaine dernière, les chaises et les guéridons, ci-dessus énumérés ;

Et, tout en se livrant à ce travail, il pousse des vocalises, ainsi que font les artistes lyriques soucieux d’entretenir la pureté de leur diamant.

Satisfait de lui :

— C’est épatant, remarque-t-il, jamais je ne me suis senti en voix comme aujourd’hui ! (Il chante.)


Ô Mathilde, idole de mon â-â-âme !


Quel organe, hein !

Précisément, ce soir-là, M. Frédéric Febvre, qui tenait le rôle de garçon de café, se trouvait dans une admirable force vocale.

Aussi, chaque fois qu’il eut l’occasion de chanter, la salle, enthousiaste, ne lui ménagea-t-elle pas, dès le début jusqu’à la fin de la pièce, ses plus ardents bravos.

— Et tout ça, pour servir des sales bocks à un tas de mufles qui vous collent deux ronds de pourboire !… Et c’est ça qu’on appelle une destinée !… Ah ! malheur ! (Il chante) :


Gloire immortelle de nos aïeux !


J’en aurais, un succès, ce soir, au Grand-Opéra de Montélimar[3] ! Et, si je dis Montélimar, c’est que dans la situation que j’occupe en ce moment, je n’ai pas le droit de faire mon malin !… Et pourtant, avec ce creux-là (il fait le geste d’un homme qui en prend son parti)… Enfin !… quand je me ferais de la bile et de la bile, ça n’arrangerait rien, n’est-ce pas ?… Alors ?… (Il sort en chantant du Paul Delmet.)


Qu’importent les trahisons ?


La scène ne reste pas longtemps vide. Comme la nature, le théâtre a l’horreur du vide.

Et la scène deuxième montre le Pauvre Bougre.

Il arrive las — ô combien ! — et vêtu d’un costume propre, mais puréiforme au delà de toute expression.

Il se laisse choir sur une chaise.

Inutile de rappeler comme, à l’entrée de M. Mounet-Sully, dans le rôle du Pauvre Bougre, la coquette bonbonnière croula sous les applaudissements.

Le propriétaire de l’immeuble, qui se trouvait dans la salle, n’en menait, comme dit le vulgaire, pas large[4].

De sa belle voix grave et bien timbrée, M. Mounet-Sully commença :

— Oh ! certes, j’ai mes défauts, et je ne me donne pas comme plus parfait qu’un autre ; mais il y a une chose qu’on ne peut pas me retirer, c’est que j’ai bigrement soif ! Oh ! oui, j’ai soif ! Au cours de ma longue carrière, si fertile pourtant en pépies de toutes sortes, je crois bien n’avoir jamais éprouvé une soif pareille à celle que j’éprouve en ce moment.

Il tire de sa poche une pièce de 10 centimes au moyen de laquelle il heurte la table :

— Garçon !… il n’y a rien qui vous altère comme de monter tous ces escaliers… si ce n’est pourtant de les descendre.

Il refrappe.

— Garçon !… En mettant bout à bout tous les escaliers que j’ai montés et descendus depuis quelques semaines je pourrais sûrement escalader l’Olympe ! (Il s’interrompt.)

— Tiens, un vers ? Il déclame avec affectation :


Je pourrais, sûrement, escalader l’Olympe !


Ça n’est pas un très beau vers, mais c’est un vers. (Il frappe de nouveau plus fort sur le guéridon.)

— Garçon !…

Si ce garçon tarde encore à venir, il ne trouvera à ma place qu’un cadavre desséché.

Le garçon, finalement, apparaît.

Et le dialogue s’engage entre le Pauvre Bougre et lui sur un ton semi-badin, semi-sérieux, comme il convient au genre féerique, mélange de foi naïve et de léger scepticisme :

— Ah ! vous voilà, mon ami ? Soit dit sans reproche, ce n’est pas trop tôt.

— C’est vous, mon pauvre monsieur. Eh bien ! comment que ça va aujourd’hui ?

— Euh ! Euh !

— Avez-vous fini par trouver une place ?

— Pas la moindre, hélas ! Tous les commerçants que j’ai vus m’ont dit de repasser.

— Ils vous prennent pour une blanchisseuse. (Il rit bêtement.)

— Vous trouvez ça drôle, vous ?

(Il hausse les épaules.)

— Oh ! ma foi, non !… Mais il faut bien rire… Alors, une absinthe, comme d’habitude ?

— Non, pas d’absinthe encore… J’ai trop soif. Boire de l’absinthe quand on a soif, mon ami, c’est offenser le Créateur…

— Ah !

— Oui. La bière suffit à cet usage…

— Alors, un bock ?

— Un simple bock.

— Blonde ?… Brune ?…

— Blonde.

Mais se ravisant brusquement :

— Non, brune.

Le garçon sort en chantant :


Entre la brune et la blonde,
Son cœur balance et vagabonde[5].


Resté seul, le pauvre bougre fait un retour sur lui-même :

— C’est pourtant vrai, ce que chante cet imbécile ! Entre la brune et la blonde, mon cœur n’a pas cessé de vagabonder. Il y eut des blondes, pour lesquelles j’aurais lâché toutes les brunes du globe, et j’ai connu des brunes à qui j’aurais sacrifié mon existence entière… Le tout, sans préjudice de certaines jeunes dames châtain et de rousses jouvencelles… Comme c’est loin, tout cela !

— Le bock demandé !

Le pauvre bougre saisit le bock et le vide d’un seul trait ; puis, à la grande stupéfaction du garçon :

— Cette bière n’est pas buvable ! grimace-t-il douloureusement.

— Que serait-ce donc, si elle l’était ?

Question qui vaut au garçon cette réponse si fière en sa simplicité :

— J’en redemanderais.

— Oh ! ça la bière ! ça n’est pas notre fort, ici ! fit l’autre d’un air détaché, dont il n’aurait pas fallu que son patron eût connaissance.

Un silence.

— Alors, mon pauvre monsieur, toujours sur le pavé ?

— Toujours, hélas !… Et mes petites économies qui commencent à s’épuiser.

Il compte son argent.

— Il me reste un franc quarante-cinq pour finir l’année[6].

— C’est plutôt maigre !

— Un franc quarante-cinq !… Ce fonds de réserve, qui semblerait suffisant à certaines Sociétés financières que je ne veux pas désigner plus clairement[7], est bien minime pour un homme seul !… Enfin espérons !… et oublions !

— Oublions !

— Et maintenant, donnez-moi une absinthe, mon ami. L’absinthe, c’est l’oubli ! L’absinthe, c’est l’évasion céleste de ce bagne terrestre qu’est la vie…

— Peut-être bien.

— Quelquefois, vous voyez un homme dans le ruisseau. Vous dites : « C’est un homme saoul. » Non ! C’est un évadé.

— Et les sergents de ville le fourrent au poste, pour lui apprendre à se sauver une autre fois… Pure votre absinthe ?

— Non, avec de l’anisette.

Et le garçon, selon l’habitude que vous avez déjà dû remarquer, sort en chantant :


Enfants, c’est moi qu’est l’anisette
L’anisette de Beranger[8].


Habitude qui commence d’ailleurs à taper sur le système nerveux du pauvre bougre, car :

— Cet homme, grommelle-t-il, est d’une gaieté indécente. Il me fait cruellement sentir qu’il en a une, lui, de place !… Et combien charmante, sa fonction ! Verseur d’oubli !…

Le garçon, selon la même habitude qui préside à ses sorties, rentre en chantant, mais cette fois sur un air de cantique empreint d’un rare mysticisme :


C’est l’heure sainte
De l’absinthe.


— Vous êtes gai, mon ami ?

— Moi, gai ? Ah ! fichtre, non ! je ne suis pas gai !

— Mais vous chantez tout le temps.

— Ça n’est pas une raison qu’on soit gai, parce qu’on chante.

— Cependant…

— Oui, je sais bien, à première vue, ça paraît drôle. Mais, la vérité, c’est que je chante, parce que je suis chanteur.

— Chanteur ?

— Bien sûr que je suis chanteur ! J’ai l’air comme ça d’être garçon de café, comme les autres, pas du tout ! Tel que vous me voyez (se redressant), je suis artiste lyrique.

— Artiste lyrique !… Étrange combinaison !

— Ah ! mon pauvre monsieur, c’est une bien triste histoire ! Et si vous aviez une minute ?

— Une minute ! Il me demande si j’ai une minute ! Mais j’en ai cent, j’en ai mille, des minutes ! Je n’ai que de ça ! Contez-moi votre histoire, mon ami. Vous commencez déjà à m’intéresser.

— Voici. Et vous allez voir qu’il n’y a pas que vous de malheureux sur la terre.

— La société est mal faite.

— À qui le dites-vous ?

— Enfin !… Tâchons de nous faire une raison.

— Imaginez-vous qu’il y a quelques années, je venais de débuter dans un petit restaurant près de l’Opéra-Comique, l’ancien, vous savez…

— Oui, celui qui a déjà brûlé.

— Précisément… Alors, un beau jour, voilà des messieurs, des messieurs bien, des journalistes qui se mettent à découvrir que j’ai une voix superbe, mais, là, superbe !

— Mes compliments !

— Tout le monde me prédit que j’arriverai à l’Opéra.

— Peste !

— Alors, qu’est-ce que je fais ? Je ne fais ni une ni deux, je prends des leçons de chant, et peu de temps après, me voilà qui débute dans un petit théâtre de province.

— C’était le pied à l’étrier.

— Ah ! ben ouiche !… Je n’avais pas plus tôt débuté que voilà que je perds ma voix !

— Pas de chance !

— Vous pouvez le dire, mon pauvre monsieur, vous pouvez le dire !

Le garçon de café, désignant sa gorge, imite le pénible manège des personnes aphones.

— Pas plus de voix que sur la main !… C’était gai !… Ah ! c’était gai !

— Et alors ?

— Alors, quoi ! qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai fait ni une ni deux, j’ai repris mon tablier de garçon de café.

— Cette profession en vaut bien une autre.

— Vous trouvez, vous ?… Moi pas… Mais laissez-moi continuer… Il n’y avait pas huit jours que je servais des bocks et des mazagrans que voilà ma voix qui revient ! Aussi belle qu’auparavant !… Ça vous épate ?

— Rien ne m’épate.

— Quand je vois mon organe revenu, qu’est-ce que je fais ? Je ne fais ni une ni deux, je plaque mon tablier et voilà que je retrouve un engagement.

— Et alors ?

— Le reste, vous pouvez le deviner.

— Dites tout de même.

— Alors, voilà que je reperds ma voix…

— Alors, qu’est-ce que vous faites ?

— Qu’est-ce que je fais ?… Je fais ni une ni deux. Voilà que je me remets bistro… Et à partir de ce moment-là, ça a toujours été la même chose !

— Une voix superbe pour servir des bocks.

— Et nib quand il faut que je chante Guillaume Tell.

— La situation n’est pas dénuée d’un certain piquant…

— Dont je me passerais bien.

— Savez-vous ce que vous devriez faire ?

— Dites.

— Vous devriez faire ni une ni deux, comme vous dites, et vous faire engager dans un café-concert.

— Et chanter mon répertoire en servant des consommations.

— C’est ça qui ferait un numéro original.

— Votre idée n’est peut-être pas si bête que ça… J’y songerai.

Un nuage assombrit soudain la face pâle du pauvre bougre.

— Hélas ! gémit-il, moi, je n’ai même pas cette ressource ! Je ne suis ni chanteur, ni garçon de café !… Je suis comptable, comptable en disponibilité, par retrait d’emploi.

Entre pauvres gens, on compatit volontiers. Le garçon de café s’efforce à consoler le Pauvre Bougre et surtout à l’encourager.

— Ne vous désolez pas, mon bon monsieur, je suis sûr que vous trouverez une place, une bonne place, juste au moment où vous vous y attendrez le moins.

— J’en accepte l’augure, car ma patience est à bout ! Toutes ces démarches, toutes ces humiliations !…

Profond soupir du garçon :

— Les humiliations !… Ah ! Je connais ça, moi !

Le pauvre bougre rectifia, philosophe :

— Oh ! les humiliations, à vrai dire, c’est encore ce qui me coûte le moins ; car, depuis le temps, je me suis fait un front qui ne sait plus rougir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ici, le garçon de café se livre à un des genres de plaisanteries que je réprouve le plus, celui qui consiste à plaisanter autrui sur le démodé, le défraîchi, et autres déchéances de ses hardes.

Également à blâmer les réflexions ironiques portant sur le nom qu’on porte, le ridicule qui s’attache à certains de vos parents, ou encore vos tares ou infériorités physiques, et principalement et par-dessus tout votre nationalité.

Voyageant à l’étranger, que quelqu’un vienne à vous dire : « Vous êtes un cochon ! », il n’arrive souvent, si vous êtes plus raisonnable que lui, qu’à vous faire hausser les épaules ; mais qu’il ait la mauvaise inspiration de préciser : « Vous êtes un cochon de Français ! » Ah ! malheur !

Qu’est-ce qu’il prend pour son rhume, pâle étranger !

Pardon de cette petite digression que j’avais sur le cœur et revenons à nos sympathiques personnages.

Le Pauvre Bougre, si j’ai bonne mémoire, venait de déclarer :

— Je me suis fait un front qui ne sait plus rougir.

Ironique, le garçon remarque :

— C’est votre chapeau qui rougit pour vous.

Loin de se froisser de cette observation, le Pauvre Bougre enlève son couvre-chef, le contemple, le lustre par un restant d’habitude, puis, le remettant sur sa tête :

— Le fait est, confirme-t-il, que mon galurin tourne à l’écarlate.

Le garçon de café, sans le moindre tact, hélas ! crut devoir insister :

— Par contre, votre redingote devient d’un fort joli vert.

Le Pauvre Bougre demeure un instant silencieux, puis il s’exclame :

— Les voilà bien, les mystères de la Nature ! Les voilà bien !… Qui expliquera jamais pourquoi le Temps, étrange teinturier, s’amuse à pousser les vieux chapeaux au rouge, cependant qu’il verdit les antiques redingotes noires !

Il rapproche son chapeau de la manche de sa redingote, en compare les nuances et constate :

— Le vert de ma redingote fait admirablement valoir le rouge de mon chapeau.

— Et réciproquement.

— Ainsi rapprochés, ma redingote paraît plus verte et mon couvre-chef plus rouge.

Le garçon de café, sans sourire peut-être, pourquoi pas ? sérieusement :

— Cela n’est même pas vilain… en clignant un peu les yeux.

— Possible. Mais je préférerais néanmoins un costume moins polychrome.

Un profond soupir.

— Hélas ! quand pourrai-je m’offrir un complet neuf de la « Belle Jardinière » !

— Ça n’est pas de l’ambition de votre part.

— Je n’ai jamais été ambitieux !… Tenez, moi, avec cent sous par jour, j’aurais été le plus heureux des hommes.

— Cent sous par jour, ça n’est pas le Pérou.

— Je m’en serais largement contenté…

Mais où est-il, le bon génie qui m’assurerait cent sous par jour ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette ligne de points figure l’extase subite dans laquelle tombent le Pauvre Bougre et le garçon de café aux accents d’une musique — de cette musique ! si douce, supra-humaine ! — harmonie produite par un de ces petits harmoniums (spécialité de la maison Mutel), et qui sont classés dans le catalogue sous l’étiquette de Célésia.

Machinalement, et comme par suggestion d’en haut, le Pauvre Bougre enlève son chapeau et joint les mains.

Le garçon de café l’imite, sauf ce détail que, se trouvant tête nue, il n’a pas à se découvrir.

Dans la salle, un spectateur partage l’émoi des deux personnages.

Guillaume de la Renforcerie, à ce nom : le « Bon Génie », comprend que l’instant est venu où Marie-Blanche Loison va reparaître à ses yeux éblouis.

Il défaille presque.

Marie-Blanche Loison !

N’est-ce pas plutôt qu’il rêve ?

Il n’ose pas croire à la réalité tangible de la minute actuelle. Et, lui aussi joint les mains.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Zimm !

Un coup de cymbales à l’orchestre !

Le coup de cymbales, qui, selon la vieille tradition théâtresque, accompagne les apparitions en scène d’êtres surnaturels.

Et c’est du blond, du blanc[9], du rose que voici s’épanouir !

Un ange !

Et c’est Marie-Blanche Loison !

Le souci de la vérité, qui doit tout primer, nous contraint à déclarer que le costume porté par Marie-Blanche Loison, en cette mémorable circonstance, rappelait beaucoup plus celui des traditionnelles commères de revue que la tenue d’un bon génie, du moins tel que les esprits bien intentionnés se plaisent à l’imaginer.

Mais qu’importe ? C’est tout de même un ange blond, blanc et rose.

Et de cet ensemble sort une voix.

Une voix blonde, blanche et rose.

Et cette voix (dans un diapason qui aurait gagné à être un rien moins élevé) proclame :

— Un bon génie !… Qui parle de bon génie ? Présent !

Le Pauvre Bougre n’en croit pas ses yeux — mettez-vous à sa place — ni ses oreilles…

— Quoi ! s’écria-t-il… Vous seriez…

— Un bon génie, oui. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

— Oh ! rien !… Ou plutôt, si !… L’aventure n’est pas banale… fichtre !

— C’est toi qui m’as appelé, Pauvre Bougre ?

— C’est moi.

— Tu as bien fait, Pauvre Bougre, car je suis de ceux qu’on n’invoque jamais en vain. Qu’y a-t-il pour ton service ?

— Tout à l’heure je disais à monsieur (il désigne le garçon) que, avec cent sous par jour, je serais le plus heureux des hommes.

Le Bon Génie éclata de rire :

— Cent sous par jour ! Ah ! Pauvre Bougre ! On ne peut pas t’accuser d’avoir la folie des richesses !

— Je le disais tout à l’heure à monsieur : je n’ai jamais été ambitieux.

— Alors, cent sous par jour, cela te suffirait ?

— Largement, Bon Génie, largement.

— Eh bien ! sois heureux, Pauvre Bougre ! Tu vas être exaucé !

Il fallait voir, à ce moment, la mimique de M. Mounet-Sully, qui remplissait le rôle du Pauvre Bougre.

Ah ! l’air exalté dont il clama :

— Vrai ? Vous pouvez faire ça pour moi ?

— Mais oui, grand benêt, rien n’est plus simple… Seulement, comme j’ai autre chose à faire qu’à t’apporter chaque matin une… Comment dites-vous, simples mortels ?

— Une quoi ?

Mais le garçon a deviné :

— Une thune ?

— C’est bien cela, une thune !… Comme j’ai autre chose à faire qu’à t’apporter une thune chaque matin, je vais te remettre tout ton compte en bloc.

À ce moment-là aussi, M. Mounet-Sully fut bien beau d’ahurissement :

— En bloc ! Tout mon compte en bloc !…

Et ce geste d’amonceler des tas d’or sur le guéridon !

M. Frédéric Febvre, qui figurait le garçon, eut également sa part de succès lorsque, imitant le geste de l’autre :

— En bloc ! s’écria-t-il. Veinard ! Je vous le disais bien, moi, que ça ne tarderait pas à devenir bon pour vous !

Après un silence, le Pauvre Bougre se décida à balbutier une question qui, visiblement, lui brûle les lèvres :

— Et, dites-moi, Bon Génie, quand allez-vous… me verser… la petite somme ?

— Comme tu es pressé, Pauvre Bougre ! Il me faut le temps de faire ton compte. Attends-moi un instant. Je ne fais qu’aller et venir.

Le Bon Génie sort au son de la même musique céleste.

Alors, le garçon et le Pauvre Bougre devisent sur ce peu banal coup de fortune.

— Ah ! vous pouvez vous vanter d’en avoir une, de veine ! Vous cherchez une place et vous trouvez… quoi ? La richesse !

— Oh ! la richesse… la richesse ! Cent sous par jour !

— Vous avez été bête de ne pas demander davantage.

— Pouvais-je me douter ?…

— Qu’est-ce que vous allez faire de tout cet argent-là ?

— Je vais commencer par m’acheter un chapeau moins rouge et une redingote moins verte. Ça me changera un peu.

— À votre place, moi, j’achèterais un chapeau vert et une redingote rouge : ça vous changerait encore plus.

Le Pauvre Bougre haussa les épaules.

— Je n’en ferai rien, mon ami. Apprenez que le gentleman, je parle du vrai gentleman, doit éviter, avant tout, d’arborer dans son costume des couleurs voyantes.

— Vous allez faire la noce, hein ?

Le Pauvre Bougre hausse de nouvelles épaules.

— La noce ! la grande vie ! Ohé ! ohé ! Entretenir des danseuses ? Tout ça avec cent sous par jour ! Vous êtes fou, mon pauvre garçon !

— Il y a danseuses et danseuses. Ainsi, tenez, j’en connais, moi, au Moulin de la Galette…

Mais le Pauvre Bougre ne prête aucune attention aux grivoiseries de son interlocuteur. Son esprit est loin… Le Pauvre Bougre regrette…

— C’est vrai que j’ai été bête… J’aurais dû demander un louis par jour. Pour ce que ça lui coûte, à ce Bon Génie !

— Ah ! oui, on peut dire ! Vous avez été bête. (Frappé d’une idée subite.) Mais, j’y pense ! Puisque vous allez toucher toute votre galette en bloc (il fait le geste d’amonceler des tas d’or), qu’est-ce qui vous empêche de la placer en viager, au lieu de vivre bêtement sur le capital ?

Le Pauvre Bougre est pauvre, mais honnête : cette proposition révolte sa délicatesse.

— Je ne sais pas si ça serait bien correct. J’ai droit à cent sous, je n’ai pas droit à six francs.

— Ce scrupule vous fait honneur ; mais, à votre place, je ne le partagerais pas. Cet argent que vous allez toucher, il est à vous. Vous avez bien le droit, nom d’un chien ! d’en faire ce que bon vous semble. Ou alors la propriété n’est qu’un vain mot !

L’argument est, en effet, des plus plausibles.

Le Pauvre Bougre hésite.

— J’y songerai, se gratte-t-il la tête d’une main perplexe.

— Ou bien encore, achetez un café-concert où vous pousseriez la romance en servant des cerises à l’eau-de-vie.

— Ah ! la romance ! (Il chante) :


Quand nous en serons au temps des cerises


— Chut !

On entend les accents de la musique céleste.

Machinalement, le Pauvre Bougre se découvre, ainsi qu’il avait fait à la première apparition.

— Voici revenir mon céleste bienfaiteur. (Inquiet.) Mais, où a-t-il mis mon argent ? Il n’a pas l’air de ployer sous le faix.

— Parbleu ! Il vous apporte la somme en billets de banque.

— Ou en chèques peut-être.

Plus délicieuse que jamais, Marie-Blanche Loison… Oh ! pardon !… le Bon Génie reparaît.

— Rebonjour, Pauvre Bougre ! Tu ne t’es pas trop ennuyé pendant mon absence ?

— Pas trop… je causais avec monsieur. Je faisais des projets d’avenir.

— Ah !

— Mais oui, Bon Génie, je ne suis pas encore fixé.

Marie-Blanche Loison tenta, mais vainement, d’imprimer à son visage l’expression imperceptiblement ironique qu’ont, à certains moments, les êtres supra-terrestres, même, hélas ! les meilleurs génies.

Marie-Blanche Loison aura peut-être un jour beaucoup de talent, mais j’ai grand’peur que le sens de l’ironie lui fasse à tout jamais défaut.

— Ah ! tu n’es pas encore fixé. Pauvre Bougre ! Eh bien, tu vas l’être à l’instant… Voilà ton compte.

— Mon compte !… Ça ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?…

Le Pauvre Bougre avait en effet, de quoi s’effarer grandement, car la somme que le Bon Génie lui mettait dans la main, consistait, bien modestement, en sept francs cinquante centimes.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ça, Pauvre Bougre, c’est ton compte.

Et Mounet-Sully eut, après avoir entendu ces mots, une tête que n’eut pas désavouée, dans ses meilleurs jours, M. Germain.

Pas M. Auguste Germain, notre sympathique confrère et dramaturge à succès.

Pas davantage M. Germain, le financier bien connu.

Ni aucun de ces Germain, dont foisonnent le Tout-Paris et les trois volumes du Bottin.

Non.

Mounet-Sully eut la tête de M. Germain, l’irrésistible comique du théâtre du Palais-Royal.

Ce fut donc en applaudissements frénétiques, que tout le public sélect de la coquette bonbonnière des Folles-Ivresses éclata !

— Mon compte !… Sept francs cinquante… Mais, pardon, Bon Génie, vous m’aviez dit, il me semble que vous me remettriez tout ça… en bloc. (Il fait le geste d’amonceler un tas d’or.)

— La somme que je te remets là, Pauvre Bougre, représente ton compte exact… en bloc, comme tu dis si bien.

L’infortuné, c’est le cas ou jamais d’employer cette expression, l’infortuné s’obstine à ne pas vouloir comprendre.

— Voyons, voyons, Bon Génie !… Parlons peu, mais parlons bien !… Sept francs cinquante, ça ne peut pas être mon compte, mon compte total… Vous badinez, Bon Génie !… Vous me montez un bateau… Dites-moi que vous me montez un bateau… Dites-le moi, Bon Génie !

— Sache, Pauvre Bougre que les bons Génies ne montent jamais de bateaux[10].

— Mais alors…

Et là, le simiesque de M. Germain (du théâtre du Palais-Royal), fit place à tout le tragique intense et fatal dont si souvent nous donna des preuves, notamment dans le rôle d’Œdipe, M. Mounet-Sully (du théâtre national de la Comédie Française.)

— Mais alors, frémit-il, si je sais compter — et je sais compter, puisque je suis comptable de profession, je n’aurais plus qu’un jour à vivre ?

— Hélas ! Pauvre Bougre ! mon pouvoir ne va pas jusqu’à prolonger ton existence. Je le regrette.

— Pas tant que moi !… Encore un jour et demi à vivre !

— Autrement dit : trente-six heures.

— Ça n’est pas gras.

— Tâche de te faire une raison, Pauvre Bougre !

— Trente-six heures !

Mais, soudain, changement à vue dans l’attitude et la physionomie du Pauvre Bougre !

Disparu, tout le tragique intense et fatal de ce raseur d’Œdipe !

Avez-vous jamais vu quelqu’un prendre gaiement son parti d’une aventure éminemment regrettable ?

Chapeau jeté en l’air.

Jambe prestement passée, à la môme Crevette, par-dessus le guéridon.

— Et allez donc, c’est pas mon père !… Une raison !… Vous me dites de me faire une raison !… Ah ! là ! là !… Elle est toute faite, la raison !… J’en ai vu bien d’autres ! Que désormais ma devise soit : « Courte et bonne ! » … À nous, les danseuses du Moulin-Rouge[11], du Moulin de la Galette et, plus généralement, de tous les Moulins !

Fort amusés, le Bon Génie et le garçon de café contemplaient cette scène.

— Le pauvre Bougre s’écria :

— Et, pour commencer, garçon, un pernod[12].

— Avec de l’anisette ?

— Non, pur.

— Boum ! un pernod pur !

À cet endroit la féerie reprenait ses droits.

Accompagnée par le Célesta de la maison Mutel et de sa plus belle voix, le garçon entonne, sur l’air si connu de Faust, du regretté Gounod :

Pernod pur, pernod radieux !
Porte son âme au sein des cieux.
Emporte-le sur tes deux ailes,
Vers les absinthes éternelles !

Tous reprenant :

Pernod pur, pernod radieux !
Porte son âme au sein des cieux.

Feu de bengale !

Apothéose.

Rideau.

Bravos.

Rappels.

L’assistance se retire diversement impressionnée.

Un spectateur dit : « C’est une de ces pièces qui font mieux qu’amuser : elles donnent à réfléchir. »

Un autre spectateur, colonel d’artillerie en retraite, murmure : « L’auteur de cette pièce se serait payé notre tête que cela ne m’étonnerait pas autrement. »


  1. Quel chemin parcouru, depuis !
  2. Phénomène que nous devons attribuer à la grande diversité d’origines de ces officieux. Si je vous disais, moi qui vous parle, que j’ai connu, dans le même café, un garçon qui avait été prêtre, et un autre qui était Belge ?…
  3. Pourquoi précisément Montélimar ? Sans doute en vue de taquiner notre ancien chef de l’État, originaire de cette localité. Piètres moyens d’opposition !
  4. Pourquoi, aussi, n’existe-t-il pas de Compagnies d’assurances contre l’effondrement. (Une idée à creuser).
  5. Fragment d’une chanson tirée de la Plumeuse d’aigles, oratorio inédit dû à la collaboration de MM. Ferdinand Brunetière, pour les paroles, et l’abbé Cassine, pour la musique.
  6. Et l’action qui se passe au début du printemps !
  7. Allusion, nous pouvons bien le dire maintenant, à diverses entreprises, lancées par notre vieux camarade Boulaine.
  8. Au cas où la maison Beranger ne jugerait pas à propos de reconnaître cette gracieuseté par un fort joli cadeau, l’auteur se réserve de changer, dans les éditions successives de ce roman, le nom de Beranger par celui d’un autre distillateur plus somptueux.
  9. Avec, au surplus, un peu de gris-vert pâle pour les prunelles et le rien de brun clair des pupilles.
  10. Et le génie maritime ? Qu’est-ce que l’auteur en fait donc ? À moins, réflexion, faite, que le génie maritime ne soit pas un bon génie. Alors qu’on y porte résolument la pioche des réformes urgentes… Il y a aussi les pontonniers, mais ces spécialistes relèvent non du génie, mais bien de l’artillerie, ce qui nous semble fort alogique.
  11. Le Moulin-Rouge existait encore — pauvre Moulin-Rouge ! — quand l’auteur, un jour qu’il passait par là, vit qu’on démolissait le célèbre bal. Il s’écria : « C’est ma jeunesse qu’on enterre ! » (Le Moulin-Rouge, considéré, bien entendu, comme établissement chorégraphique).
  12. Même réflexion à l’adresse de la maison Pernod qu’il y a quelques instants à ces messieurs Beranger. (Chèque ou mandat).