Le Bouddhisme au Tibet/Chapitre 1

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Traduction par Léon de Milloué.
Texte établi par Musée Guimet, Impr. Pitrat Ainé (p. 5-8).

SECTION I
BOUDDHISME INDIEN

CHAPITRE PREMIER


esquisse de la vie de sakyamouni, le fondateur du bouddhisme

Son origine. — Principaux événements de sa vie — Il atteint la perfection d’un Bouddha. — Époque de son existence.

Bien que les innombrables légendes concernant la vie et les travaux de Sākyamouni, que l’on considère comme le fondateur de la religion bouddhique, contiennent beaucoup de fabuleux, la plupart des incidents qui y figurent paraissent cependant basés sur des faits matériels quand on les dégage de l’enveloppe de merveilleux dont les premiers historiens avaient coutume d’embellir leurs récits. Actuellement les recherches scientifiques ont mis hors de doute l’existence réelle de Sākyamouni[1], mais l’époque à laquelle il a vécu restera toujours quelque peu dans le vague.

Sâkyamouni naquit à Kapilavastou dans le Gorakhpour. Les légendes nous racontent que son père, le roi Souddhodana (en tibétain Zastang), requit cent huit savants brahmanes pour lui dévoiler la destinée de son fils ; les brahmanes, disent les légendes, après un examen attentif du corps du prince, exprimèrent leur conviction que, s’il vivait dans le monde, il deviendrait le puissant souverain de vastes territoires ; mais que, s’il vivait de la vie d’ascète, il atteindrait l’état de Bouddha suprême ou Sage : en cette assemblée solennelle ils déclarèrent que cet enfant deviendrait la bénédiction du monde et jouirait d’une grande prospérité. Ce fut par suite de ces prédictions que le prince reçut le nom de Sid Dhârtha « le fondateur[2] ». Sid-Dhārtha se montra doué de facultés extraordinaires ; les légendes affirment qu’il connaissait déjà ses lettres lorsqu’on voulut les lui apprendre et que ses admirables perfections physiques et mentales manifestaient les éminentes qualités dont il était doué.

Comme trait particulièrement caractéristique, on ajoute que dès son enfance il aimait la retraite et la solitude, abandonnait ses gais et joyeux compagnons pour chercher les forêts épaisses et sombres où il s’abandonnait à de profondes méditations. Pourtant Souddhodana désirait voir son fils devenir un puissant monarque plutôt qu’un ascète solitaire ; aussi, quand une nouvelle consultation de brahmanes lui apprit que Sid-Dhārtha devait abandonner son palais magnifique pour se faire ascète si ses regards rencontraient quatre choses : la décrépitude, la maladie, un cadavre et un reclus, il plaça autour du palais des gardes vigilants afin d’empêcher ces objets redoutés d’arriver sous les yeux de son fils bien-aimé. Afin de combattre son amour de solitude et de méditation il le maria à Gopā (en tibétain Sa-Tsoma), fille de Dandāpani, de la race de Shâkya et lui fit prodiguer toutes sortes de plaisirs. Ces précautions devaient être inutiles. Sid-Dhartha, au milieu des festins, de la joie, des séductions de toutes sortes, ne cesse de songer aux maux qui viennent de la naissance, de la maladie, du déclin et de la mort, à leurs causes et aux remèdes à employer contre eux. Il trouve que la véritable cause de ces maux, c’est l’existence ; que du désir naît l’existence et que l’extinction du désir entraîne la cessation de l’existence. Il se détermine alors, résolution prise cent fois déjà, à conduire les hommes au salut en leur enseignant la pratique des vertus et le détachement des choses du monde. Bien qu’il eût hésité jusqu’alors, il exécute enfin sa résolution de renoncer au monde pour embrasser l’état religieux. Il avait rencontré à quatre époques différentes, en se rendant à un jardin proche du palais, un vieillard, un lépreux, un cadavre et un prêtre.

Il avait atteint l’âge de vingt-neuf ans quand il quitta son palais, son fils nouveau-né et sa femme, qui, dit-on, donnait le jour à cet enfant au moment même de la rencontre de son époux et du religieux[3].

Sid-Dhārtha commença sa nouvelle vie en étudiant avec zèle les doctrines des brahmanes, et en se faisant le disciple des plus savants d’entre eux. Mécontent cependant de leurs théories et de leurs pratiques, il déclare qu’ils n’offrent pas les vrais moyens de salut ; il les abandonne et se livre pendant six ans à de profondes méditations et à l’exercice de grandes austérités. Il renonce bientôt à ces dernières, reconnaissant par sa propre expérience que les mortifications pratiquées par les brahmes n’étaient pas de nature à conduire à la perfection. Ces six années écoulées, il se rend à Bōdhimandā, lieu sacré où les bōdhisattvas devenaient bouddhas. Lorsqu’il y fut, s’étant assis sur une couche de gazon, du genre de Kusa, il arriva à la perfection suprême. Cette perfection se manifesta par sa souvenance exacte de tout ce qui concernait toutes les créatures ayant jamais existé ; en obtenant l’œil divin par l’aide duquel il voyait toutes choses dans l’espace des mondes infinis, et en recevant la science qui explique les causes du cercle sans fin de l’existence. Sākyamouni, ainsi doué de toutes ces prodigieuses et merveilleuses facultés, devint l’homme le plus sage, le plus parfait Bouddha. Mais, quoique arrivé à cet état de perfection, il hésitait encore à faire connaître ses doctrines, à les proposer aux hommes ; ses principes étant, selon lui, opposés à tout ce qu’on révérait alors. Il redoutait les insultes des hommes, créatures ignorantes et remplies de mauvais desseins. Mais ému de compassion et réfléchissant néanmoins que beaucoup d’êtres le comprendraient et seraient délivrés par lui de l’existence, cause des peines et des chagrins, il se décida enfin à enseigner la loi qui lui avait été révélée[4]. Sâkyamouni mourut, suivant les écritures, après avoir atteint l’âge de quatre-vingts ans. La date que les livres sacrés assignent à cet événement varie considérablement ; les époques extrêmes qu’ils mentionnent étant l’an 2422 et 544 avant Jésus-Christ. Lassen, dans son étude de ces matières[5], donne la préférence à la littérature des bouddhistes du sud qui place sa mort en 544 ou en 543 avant Jésus-Christ. Westergaard, cependant, dans un récent essai sur ce sujet, croit même que sa mort a eu lieu de 370 à 378 avant Jésus-Christ, soit environ une génération avant qu’Alexandre le Grand montât sur le trône.


  1. Voyez pour les détails les biographies publiées par : Csoma de Körös (Notices sur la vie de Sakya dans les Recherches Asiatiques, vol. XX, pp. 285-318… Hardy (Manuel du Boudhisme, pp. 137-359).

    Schiefner Eine tibetanische Lebens-Beschreibung Sākyamuni’s, dans les Mémoires des savants étrangers, vol. VI, pp. 231-332.

    Pour les traditions tibétaines et singalaises sur la race de Sākya, voyez Foe-Koue-Ki, traduction anglaise, Calcutta, 1848, p. 203.

  2. Dans les légendes sacrées il est généralement désigné sous d’autres noms : ceux de Sâkyamouni, en tibétain, Shâkya-Thoub-pa, « Sakya le puissant ». Gautama ou Sramana Gautama « l’ascète des Gautamas » se rapporte également à sa famille et à sa carrière. Les noms de Bhagavat, « le fortuné ». Sougata, « le bien-venu », Bouddha, « le sage », désignaient sa suprême perfection. Un nom fréquemment donné aux Bouddhas dans les livres sacrés est celui de Tathagata, en tibétain Dezhin ou Dezhin Sheypa, « celui qui a été comme ses prédécesseurs ». Voyez Abel Rémusat, note sur quelques épithètes descriptives de Bouddha. Journal des savants, 1817, p. 702. Burnouf, Introduction, p. 78 et suiv. Barthélemy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion.
  3. Il est fort probable dit Wassiljew, dans son Buddhism, p. 12, que ce fut une guerre dans laquelle la tribu des Sākyas fut défaite et Sākyamouni obligé de fuir en exil, qui lui fit considérer l’existence comme une cause de peines et de chagrins, plutôt que la vue des quatre objets redoutés que mentionnent les légendes. On raconte, en effet, que la race des Sākyas fut presque entièrement détruite pendant la vie du Bouddha.
  4. Barthélemy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion, p. 32.
  5. Lassen, Indische Alterthumskünde, vol. II, p. 51. Westergaard Ueber Buddha’s Todesjahn, traduction allemande, p. 94.