Le Bouddhisme au Tibet/Chapitre 2

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Traduction par Léon de Milloué.
Texte établi par Musée Guimet, Impr. Pitrat Ainé (p. 8-11).

CHAPITRE II


développement graduel et situation actuelle de la religion bouddhique

Développement et déclin dans l’Inde. — Son extension dans diverses parties de l’Asie. — Comparaison du nombre des bouddhistes à celui des chrétiens.

À peine Sākyamouni commençait-il à enseigner sa nouvelle religion que déjà une foule nombreuse l’entourait. Son système avait un succès inouï à cause de sa simplicité et de l’abolition des castes ; le Bouddha répand les bénédictions dont il est le dispensateur aussi bien sur les plus hautes classes (brahmes) que sur les plus infimes. Déjà à sa mort le nombre des bouddhistes paraît être considérable, et environ au milieu du troisième siècle avant Jésus-Christ sous le règne d’Asoka, sa religion commence à se répandre dans l’Inde entière. Elle continue à progresser ainsi pendant huit cents ans (jusqu’au cinquième siècle de notre ère) ; alors commence une violente persécution (à l’instigation des sectaires brahmanes, et particulièrement des adhérents du culte de Siva) qui amena presque la destruction du bouddhisme.

Hiouen-Thsang, pèlerin chinois, qui passa une partie de sa vie en longs voyages dans l’Inde de 629 à 645 avant J.-C. cite nombre de temples, monastères et monuments bouddhiques, déserts déjà et en ruines ; deux siècles plus tôt, Fa-Hian, autre voyageur chinois, avait trouvé ces édifices dans l’état le plus prospère. Néanmoins, dans plusieurs contrées de l’Inde les bouddhistes existaient encore ; à Bénarès, redevenu maintenant un centre brahmanique, ils ont eu, dit-on, la prédominance jusqu’au onzième siècle et même jusqu’au douzième dans la partie nord de Goujrat.

Après cette époque le bouddhisme disparaît dans l’Inde par suite d’uni ; réunion de circonstances parmi lesquelles la jalousie des diverses écoles et l’invasion musulmane sont peut-être les plus importantes[1].

À présent le bouddhisme s’étend sur de vastes territoires, de Ceylan et l’archipel indien au sud, jusqu’au lac Baikal dans l’Asie centrale, et du Caucase jusqu’au Japon ; le nombre de ses adhérents égale, s’il ne le surpasse, celui des chrétiens, ainsi qu’on le verra par la suite[2].

Feu le professeur Dieterici dans son recueil si connu du recensement du globe, évalue la population de la Chine à quatre cents millions, celle du Japon à trente-cinq millions d’âmes et celle de la péninsule de l’Indo-Chine à cinquante millions d’habitants dans les territoires indépendants[3]. Les évaluations pour les dépendances de l’Inde sont peu d’accord. Le dictionnaire géographique de Thornton donni^ pour Arrakan, Pégou et Ténasserim une population d’environ un million d’âmes ; mais, d’après une note de V Indian Midi d’Allen 1861, les habitants de Pégou, seuls, sont estimés à un million. Une moyenne de deux millions d’habitants pour ces trois provinces serait peut-être plus en rapport avec leur superficie comparée au reste de la péninsule[4]. Selon Dieterici la population de l’archipel indo-chinois est de quatre-vingts millions, dont

vingt pour les possessions hollandaises et espagnoles. Celle de Ceylan, entièrement bouddhiste, dépasse deux millions suivant Mac-Carthy[5]. Dans l’Inde proprement dite, il n’y a pour ainsi dire point de bouddhistes.

D’après ces calculs nous obtenons donc pour ces parties de l’Asie un total approximatif de 534 millions d’habitants. Les deux tiers au moins sont considérés comme bouddhistes, le reste comprend les disciples de Confucius et de Lao-Tseu, adhérents des religions dominantes dans la Chine proprement dite[6], les musulmans (nombreux dans la Tartarie chinoise) et les tribus païennes de la péninsule de l’Indo-Chine et de l’Archipel ; le nombre de ces derniers est relativement faible, vu le peu de population de leurs districts. Nous pouvons donc estimer le total des bouddhistes à 340 millions.

Les autres parties du globe ajoutent à ce nombre un contingent relativement peu important, qui semble pourtant devoir dépasser un million. Les provinces orientales de l’empire russe renferment environ 400,000 bouddhistes, soit 82,000 kirghis et 119,162 kalmoucks habitant l’Europe[7], et les Bouriats (environ 190,000 âmes) vivant dans la Sibérie ; ceux-ci sont presque tous disciples de Bouddha[8]. Il faut encore ajouter pour l’Himalaya et le Tibet occidental, indépendants de la Chine, les habitants de Bhouthan au nombre 145,200, tous bouddhistes selon Pemberton[9].

J’estime de 500,000 à 550,000 la population de Sikkim, réunie aux bouddhistes de Népal, en grande partie d’origine tibétaine[10]. La province bouddhiste de Spiti[11], sous la protection de l’Angleterre, compte une population de 1,607 habitants d’après le recensement du major Hay en 1849. Ladak, maintenant province du royaume de Kashmir, possède suivant Cumingham 178,000 âmes ; la population native est exclusivement bouddhiste, mais depuis l’annexion à Kashmir quelques Hindous, membres de l’administration et quelques marchands musulmans s’y sont établis.

Le total de ce groupe peut monter à un million et quart[12].

J’ajoute comme comparaison que, d’après le professeur Dieterici, le total des chrétiens répandus sur la surface du globe est de 335 millions, dont 170 millions catholiques romains, 89 millions protestants, et 76 millions catholiques grecs. Leur nombre est donc inférieur de 5 millions à celui que nous donne, pour les bouddhistes, le calcul ci-dessus.


  1. Comparez Montstuart Elphinstone, History of India, vol. 1, p. 212, et Lassen, Ind. Alterthumskünde, vol. IV. p. 707.
  2. Le professeur Neuman de Munich a évalué le nombre des bouddhistes, en Chine, au Tibet, dans l’Indo-Chine et la Tartarie à 369 millions. Ungewitfcer, Neueste Erdbeschreibung, vol. 1, p. 51 estime leur nombre total à 325 millions. Le colonel Sykes, dont la compétence dans toutes les sciences et principalement dans la statistique, est bien connue, estime que le nombre des bouddhistes dépasse celui des fidèles de toutes les autres croyances (voir son essai, on Indian Characters. Londres, 1859).
  3. Die Bevölkerung der Erde dans les Géographische Mittheilungen de Pétermann, 1859, p. 1.
  4. Dictionnaire géographique de Thornton, Indian Mail d’Allen, 1861, p. 802.
  5. Rapport des procès-verbaux de la quatrième session du Congrès International de statistique, Londres, 1861, p. 84. Comparer Hardy, Eastern Monachism, p. 310.
  6. Gutzlaff établit que les bouddhistes forment la secte la plus populaire et la plus nombreuse en Chine ; il ajoute que leurs établissements religieux : peuvent être estimés, aux deux tiers de la totalité des édifices pieux de ce pays. R. As. Soc., vol. XVI, p. 89. Schott, Buddhismus, p. 26 ?[illisible], 1844, pense que les bouddhistes sont la minorité.
  7. Notes prises dans le mémoire de P. von Köppen « Ueber die Anfertigung der ethnographischen Karte des Europaischen Russlands, Bulletin hist.-phil. de l’Académie de Saint-Pétersbourg, vol. IX, p. 333.
  8. Latham, Descriptive ethnologie, vol. I, p. 303. Je l’ai aussi entendu dire par Gombojew, Bouriat de Selenginsk.
  9. Rapport sur Bhoutan, p. 151. Un calcul récent de Hugues, rapporté par l’Allgemeine Zeitung, janvier 1862, donne 1,500,000 habitants ; ce nombre paraît quelque peu exagéré.
  10. Hugues calcule que le Népal renferme 1.940.000 habitants dont 500,000 bouddhistes. Ce nombre ne noua paraîtra pas exagéré, si nous nous rappelons que les bouddhistes de Népal sont divisés en quatre sectes et que ces doctrines ont pris une grande extension dans les diverses tribus d’origine tibétaine qui habitent ce royaume. Voyez Hamilton, cité par Ritter, Asien, vol. III, p. 120, 123, 125, 129. Hodgson, Languages, As. Res., vol. XVI, p. 435 ; le même sur les aborigènes du Sud Himalaya, dans Records of the gov. of Bengal, p. 129.
  11. Rapport sur la vallée de Spiti, dans Journal As. Soc. Beng., vol. XIX, p. 437.
  12. Le bouddhisme avait aussi été introduit au Mexique par des prêtres chinois au cinquième siècle avant J.-C. ; et eut des disciples dans ce pays jusqu’au treizième siècle ; mais les Aztèques victorieux qui prirent possession du Mexique au commencement de ce siècle mirent fin au bouddhisme. Voyez Lassen, Ind. Alterth., vol. IV, p. 749 et suivantes.