Le Bouddhisme au Tibet/Chapitre 4

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Traduction par Léon de Milloué.
Texte établi par Musée Guimet, Impr. Pitrat Ainé (p. 14-20).


CHAPITRE IV

SYSTÈME HINAYĀNA

Controverses sur les lois de Sākyamouni. — Doctrines Hinayāna. — Les douze Nidanas, caractère des préceptes. — Méditation abstraite conseillée. — Degrés de perfection.


À l’époque de la mort de Sākyamouni les Hindous n’était pas assez civilisés pour avoir une littérature, et les prétentions des bouddhistes à posséder des lois écrites de son vivant (selon la croyance du Népal) ou immédiatement après sa mort (opinions des Chinois) sont positivement sans fondement. D’après de récentes recherches, il paraît probable que les alphabets qui ont servi à écrire les premières données historiques connues, inscriptions du roi Asoka (environ 250 ans avant Jésus-Christ), étaient imités de l’alphabet phénicien ; celui-ci fut apporté aux Indes par des marchands vers le cinquième siècle avant Jésus-Christ ; à la même époque les lettres grecques furent connues dans les anciens districts de Gandhāra et de Sindhou, contrées au pied de l’Himalaya arrosées par l’Indus[1]. Nous pouvons maintenant affirmer que les paroles et les doctrines attribuées à Sākyamouni se transmettaient par tradition orale jusqu’au premier siècle avant l’ère chrétienne. Les histoires écrites furent entreprises séparément par les bouddhistes du Nord et ceux du Sud. À Ceylan, les prêtres les écrivirent pendant le règne de Vartagāmani, 88-76 avant Jésus-Christ ; leurs frères du Nord rédigèrent leurs traditions dans une assemblée de prêtres, ou synode, réunie par le roi Tourouschka Kanishka, 10-40 A. D. Les Singalais employèrent la langue vulgaire, et leurs livres furent traduits en dialecte sacré, pâli, au commencement du cinquième siècle de notre ère ; les branches du Nord se servirent du sanscrit[2].

Jusqu’à cette époque la religion s’était conservée par tradition ; il est donc douteux que la loi originale soit restée pure de toute altération au milieu des modifications naturelles inhérentes à la tradition orale, quoique, selon l’histoire bouddhique, les paroles de Sākyamouni aient déjà reçu une forme précise et bien définie depuis l’année de sa mort. Bien plus, nous avons la preuve positive que des altérations arbitraires et des additions ont été faites volontairement, principalement au sujet de détails historiques donnés par les recueils primitifs. De telles modifications deviennent bientôt fréquentes et prennent de l’importance, non pas positivement en elles-mêmes, mais par la prétention de chaque nouvelle secte à des dogmes particuliers révélés par Sākyamouni. L’orthodoxie de chaque nouvelle école dogmatique est fondée sur la supposition que la parole du Bouddha doit se prendre dans un double sens, parce qu’il a souvent été forcé, en raison de l’intelligence de ses auditeurs, d’expliquer certains sujets tout à fait à l’opposé de sa véritable opinion ; chaque nouvelle secte qui s’établit ne repousse pas les travaux précédents comme falsifiés, mais prétend avoir découvert le sens vrai de sa parole[3].

Pendant le premier siècle après la mort de Sākyamouni, il ne s’élève point de controverses sur ses lois ; mais alors une nombreuse confrérie de moines (12,000 dit-on) affirment l’efficacité de dix indulgences. Leur doctrine est condamnée par l’assemblée des prêtres au synode de Vaïsālé, ville au nord de Pâtna (Patalipoutra), sur la rive orientale du Gandak ; ils refusent de se soumettre à ce jugement et forment le premier schisme[4]. À cette nouvelle période du bouddhisme, où les dogmes fondamentaux de Sākyamouni commencent à être interprétés sous différents points de vue, les anciennes sectes sont appelées le système hinayāna[5]. Ce nom signifie « petit véhicule », et à son origine chez les bouddhistes modernes. L’épithète petit vient de ce que les adhérents de ce système se bornent à la morale et à l’observation extérieure, sans faire usage d’une théologie aussi abstraite, aussi raffinée et profondément mystique que celle qu’adopta plus tard l’école mahāyāna, ou « du grand véhicule ». Yāna, véhicule, est une expression mystique qui indique que l’on peut échapper aux peines inhérentes à la naissance et à la mort en pratiquant les vertus enseignées par les Bouddhas et atteindre enfin au salut.

Les détails suivants peuvent être cités comme caractéristiques du système Hinayāna[6] :

1° Il se distingue des Srāvakas par la manière de développer le principe du bouddhisme. Il faut fuir le monde, parce qu’il greffe sur l’existence humaine la souffrance et la mort. La démonstration de la source de l’existence n’est plus tirée seulement des quatre vérités, mais aussi des douze Nidānas (en tibétain Tenbrel chougnyi), qui sont basés sur les quatre vérités. Les Nidānas, théorie de la connexion causale ou enchaînement des causes d’existence, sont formulées ainsi qu’il suit :

De l’ignorance naissent le mérite et le démérite : du mérite et du démérite la connaissance ; de la connaissance le corps et l’esprit ; du corps et de l’esprit les six organes des sens ; des six organes des sens le toucher (ou contact) ; du contact le désir ; du désir la sensation (plaisir ou peine) ; de la sensation l’union (ou attachement) aux objets existants ; de l’attachement aux objets existants renouvellement de l’existence (ou reproduction après la mort) ; de la reproduction d’existence naissance ; de la naissance décrépitude, mort, chagrins, douleur, dégoût et mécontentement passionné. Ainsi se produit le corps complet des maux.

De la complète séparation et de la cessation de l’ignorance découle la cessation de mérite et démérite ; de celle-ci, cessation de connaissance ; de celle-ci, celle du corps et de l’esprit : de là, cessation de la production des six organes ; de celle-ci, cessation du toucher ; sans le toucher point de désir ; sans désir point de sensation (agréable ou pénible) ; la sensation supprimée, plus d’attachement aux objets existants ; par là, plus de reproduction d’existence ; celle-ci entraîne la suppression de la naissance ; sans naissance plus de décrépitude, ni de mort.

Ainsi s’éteint le corps complet des maux[7].

2° Nous trouvons dans les livres d’instruction appartenant à ce système une accumulation considérable de préceptes et de règles dont le but est de dégager les fidèles des liens qui les attachent à l’état présent et futur de l’existence et de fortifier en eux les vertus morales. Le trait dominant partout est curieux et digne de remarque ; le caractère général qui se dégage de tous ces principes (compris dans deux cent cinquante articles) est négatif ; ainsi la charité est recommandée non par l’ordre de donne)-, mais par la défense de prendre, excepté quand le don est une aumône.

Déjà cette école avance cette doctrine, que la perfection dans la méditation abstraite est indispensable pour le salut final ; cette perfection est la preuve d’une énergie qui ne découle pas de la pure pratique des simples vertus. Néanmoins cette idée ne va pas jusqu’à assigner à la spéculation mentale une plus grande valeur qu’aux vertus.

Dans certaines circonstances pourtant, l’assiduité dans une réflexion sans distraction devient une tâche des plus difficiles ; aussi certains exercices préparatoires sont-ils recommandés pour conduire l’esprit à l’abstraction complète des objets extérieurs (mondains). Mais ici nous trouvons dans le bouddhisme de parfaites extravagances dans l’ordre des considérations morales. Compter les inspirations et les exhalaisons du souffle est selon lui un excellent moyen d’obtenir la tranquillité de l’esprit.

« L’horreur du monde, dit-il, découle des méditations sur les attributs du corps ; si donc on commence par considérer son corps comme une pourriture, on se convaincra qu’il ne contient rien que misère et décrépitude, et il sera alors facile de dépouiller toute affection pour lui ; on finira même par considérer la nourriture comme étant aussi un amas de putréfaction absolument dégoûtante[8]. »

Sous le rapport du degré de perfection que l’homme peut atteindre dans les vertus et la science ce système reconnaît plusieurs gradations, basées sur les considérations philosophiques suivantes :

L’intelligence des doctrines enseignées par Sâkyamouni diffère avec chaque homme. Il y a plusieurs degrés de compréhension. Ceux qui ont réussi à atteindre au plus haut degré sont supérieurs à ceux qui sont restés plus bas.

Quatre chemins mènent à la compréhension, et pour arriver à la libération finale, Nirvâna, il est de toute nécessité d’eu suivre au moins un. La libération arrive, soit instantanément par suite de mérites accumulés dans des existences antérieures, soit par une pratique soutenue des divers exercices prescrits. À la poursuite de chacun des quatre chemins de compréhension sont assignées des propriétés particulières.

Ceux qui n’ont encore mis le pied dans aucun de ces chemins sont désignés dans les livres sacrés sous le nom de fous, ou ceux qui vivent dans les filets de l’attachement à l’existence, du mauvais désir, de l’ignorance et de l’impureté. Ces hommes imprudents ne se servent pas des moyens révélés par le Bouddha pour se délivrer de la métempsycose ; « leurs esprits sont obscurcis, pesants et incapables de claire intelligence ; de tels êtres ne sont pas encore sur le chemin de la libération finale qui est seulement au bout de l’un des chemins de sagesse ».

Voici de quelle manière les bouddhistes définissent l’importance croissante des quatre chemins[9] :

Premier chemin. — Il est atteint par les Srotapatti ou « ceux qui sont entrés dans le courant conduisant à Nirvâna » et ont ainsi avancé d’un pas vers le salut. On atteint Nirvâna en rejetant l’erreur qui enseigne « Je suis » ou « Ceci est à moi », eu croyant à l’existence réelle des Bouddhas et en comprenant que les pratiques et exercices qu’ils ont ordonnés doivent être soigneusement observés. Du moment de l’entrée dans ce chemin jusqu’à l’arrivée à Nirvâna même il n’y a plus que sept naissances, mais on ne peut prend place dans aucun des quatre enfers ; le saint erre constamment et suivant les notions des Chinois ces migrations durent 80,000 kalpas, ou périodes d’une révolution mondaine.

Second chemin. — Celui qui est arrivé ici est appelé Sakridagamin, « celui qui naîtra encore une fois ». L’esprit de cet être est éclairé sur le sujet des trois doctrines que comprennent les Strotapatti ; de plus il est délivré du désir de l’attachement aux objets matériels et ne souhaite pas le malheur des autres. Il peut, ou suivre ce chemin dans le monde des hommes et ensuite naitre dans un monde de dieux, ou bien entrer dans le monde des dieux pour renaître ensuite dans celui des hommes. Il doit encore attendre 60,000 kalpas avant d’arriver à Nirvâna.

Troisième chemin. — Ici, l’élu, Auagamin, « celui qui ne naîtra plus », est affranchi des cinq erreurs déjà dépouillées par les Sakridagamins, et aussi des mauvais désirs, de l’ignorance, du doute et de la haine. Il peut entrer par connaissance visionnelle dans le monde des dieux et de là atteindre Nirvana ; mais il doit attendre 40,000 kalpas.

Quatrième chemin. — Celui-ci est le plus élevé des chemins de perfection, il est atteint par les Arhats, Arhants ou Archats, titre qui signifie qu’ils méritent de devenir membres des fidèles (Sanigha).

Dans la première période du bouddhisme le nom d’Arhat était donné à tous ceux qui s’étaient élevés à l’intelligence des quatre vérités. Mais une telle puissance d’esprit, disent les disciples d’Hinayana, ne peut être atteinte que par ceux-là seuls qui ont renoncé au monde, c’est-à-dire les prêtres ; ils sont donc les seuls qui jouissent de l’avantage d’entrer dans le quatrième chemin, avantage qui ne consiste en rien moins que l’émancipation de la renaissance et la possession de cinq facultés surnaturelles, ou abijnas. Rapporter de quelqu’un qu’il a « vu Nirvâna » revient à dire qu’il est devenu Arhat.

Sākyamouni n’est pas l’auteur de la restriction qui réserve Nirvâna au clergé ; il admet au contraire tous ses disciples aux grâces de sa loi[10].

À la première période du système Hinayāna la liste des différentes gradations doit avoir été restreinte aux Arhats, le Bouddha lui-même n’ayant d’abord pas d’autre nom ; mais dans le développement progressif de ce système l’Arhat fut dépassé par les Pratyékas Bouddhas, les Bodhisattvas et les Bouddhas plus parfaits.

Les Pratyékas Bouddhas sont des hommes qui, atteignant sans aide, par leurs seuls efforts, le Bōdhi des Bouddhas suprêmes, restent limités dans leur pouvoir comme dans leur intelligence. Ils sont incapables de délivrer quelqu’un du renouvellement de l’existence, parce qu’ils s’occupent seulement de leur propre salut sans contribuer en rien à celui des autres hommes. Aussi aucune légende n’attribue aux Pratyékas Bouddhas des travaux miraculeux comme ceux des Bouddhas suprêmes, et on croit qu’ils n’apparaissent jamais quand un véritable Bouddha vit sur la terre[11].

Les Bodhisattvas sont les prétendants à la dignité de Bouddha ou les hommes qui sont arrivés à l’intelligence, ou Bōdhi, des Bouddhas suprêmes par l’assiduité dans la pratique des vertus et de la méditation. Quiconque s’efforce d’atteindre à ce rang sublime doit passer par d’innombrables phases d’existence, pendant lesquelles il accumule une plus grande somme de mérites ; par là il gagne la protection d’un Bouddha vivant en même temps que lui sur la terre, et avec son assistance s’élève à l’une des régions célestes, où il attend sa prochaine naissance comme sauveur. Les livres sacrés Hinayâna ne mentionnent aucun de ces candidats parmi les compagnons de Sâkyamouni, qui du reste ne pouvait être contemporain d’aucun Bodhisattva.

On ne croit pas qu’ils prennent une part active dans la conduite des hommes. Ce titre désigne seulement la condition de ceux qui doivent atteindre le rang de Bouddhas à leur prochaine incarnation[12].

    bouddhistes eux-mêmes déclarent que ces pratiques étaient connues aussi des Terthikas, ascètes Brahmanes, appelés aussi les Incrédules. Voyez Hardy, Eastern Monachism, p. 250 ; Burnouf, Introduction, p. 280.

  1. A. Weber, Zschr. d. d. Morgen. Ges., vol. X, p. 396. Westergaard, Ueber den ältesten Zeitraum der Indischen Geschichte, pp. 35 et 80. Wassiljew, Der Buddhismus, p. 30, pense cependant que les missionnaires bouddhistes avaient appris les lettres grecques dans la Bactriane au troisième siècle avant J.-C. et croit qu’Asoka composa d’après elles les alphabets employés dans ses inscriptions.
  2. Turnour, Mahāvansa, p. 207. Lassen, Indisch. Alt., vol. II, pp. 435 à 460. Westergaard, l.c., p. 41.
  3. Burnouf, Introduction, p. 219 ; Wassiljew, Der Buddhismus, p. 329.
  4. Voyez Turnour, « Pâli Buddhistical Annals ». Journal As. Soc. Beng., vol. VI, p. 729. À ce synode fut proposé le dogme suivant : « Cela seul peut passer comme la véritable doctrine du Bouddha, qui n’est pas en contradiction avec la saine raison. » La conséquence immédiate de cette doctrine fut la formation de diverses écoles ; celles-ci, dans leurs fréquentes disputes, essayèrent de prouver la pureté de leurs dogmes dans une discussion solennelle devant une grande assemblée de prêtres et de laïques. Dans la premiers période du bouddhisme les chefs seuls des écoles rivales pouvaient engager la discussion ; le vaincu devait mettre fin à son existence, devenir l’esclave de son adversaire plus heureux, embrasser sa croyance ou abandonner sa fortune au vainqueur. Plus tard des monastères entiers prirent part à ces discussions et les établissements des vaincus furent détruits. Cette circonstance explique la disparition totale de maint monastère dans l’Inde ; Wassiljew, Der Buddhismus, p. 72. On trouvera de plus amples détails sur les anciennes écoles dans l’ouvrage de Vasoumitra, dont une traduction a été jointe comme appendice ; à l’ouvrage de Wassiljew ; voyez Foe-Koue-Ki, traduction anglaise, p. 259 une note intéressante est ajoutée à l’original français ; comparez aussi Burnouf, Introduction, p. 86.
  5. Voyez Foe-Koue-Ki, p. 9. Köppen, Die Religion des Buddha, vol. 1. p. 417.
  6. Sur ces dogmes, voyez Wassiljew, pp. 97-128-149.
  7. Hardy, Manual of Buddhism, p. 391 ; Burnouf, le Lotus de la bonne Loi, appendice n° VI ; Introduction, p. 623. Foe-Koue-Ki, p. 291.
  8. Ce fanatisme moral ne paraît pas, cependant, découler exclusivement du bouddhisme. car les
  9. Voyez Foe-Koue-Ki, traduction anglaise, p. 94. Burnouf, Introduction, pp. 288-98 : Hardy, Eastern Monachism, chapitre xxii. Chaque chemin se divise en deux classes et ainsi nous arrivons au système des huit chemins dont j’ai déjà parlé.
  10. J’aurai occasion, dans le chapitre sur le clergé tibétain, de revenir sur l’acceptation ou le rejet de ce dogme par les diverses écoles. Sur les Abhijnās, voyez Burnouf, Lotus de la bonne Loi, p. 820.
  11. Voyez, Foe-Koue-Ki, traduction anglaise, pp. 10, 95, 158 ; Burnouf, Introduction, p. 297 ; Hardy, Monachism et Manual, Index, voce Pase Bouddha.
  12. Burnouf, Introduction, p. 110 ; Hardy, l. c. Index, voce Bodhisattva.