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Le Bouddhisme au Tibet/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon de Milloué.
Texte établi par Musée Guimet, Impr. Pitrat Ainé (p. 21-31).


CHAPITRE V
SYSTEME MAHĀYĀNA
Nagarjouna. — Principes fondamentaux mahāyāna. — Système contemplatif mahāyāna.
Yogachārya. — École prasanga-Madyamika.

NAGARJOUNA

Presque tous les écrivains sacrés du Tibet considèrent Nagarjouna (en tibétain Lougroub) comme le fondateur de ce système dont le nom signifie « grand véhicule ». D’après leurs écrits, Nagarjouna vivait dans l’Inde méridionale quatre cents ans après la mort de Sakyamouni, ou selon le calcul de Westergaard dans le premier siècle avant Jésus-Christ[1].

L’historien tibétain Taranatha croit cependant que les plus importants des livres mahayana avaient déjà paru au temps de Sri-Saraha, ou Rahoula-Chada, qui vivait avant Nagarjouna.

Selon quelques légendes tibétaines, Nagarjouna reçut le livre Paramartha, selon d’autres Avatamsaka, des Nagas, créatures fabuleuses de la nature des serpents, qui occupent une place parmi les êtres supérieurs à l’homme et sont regardés comme les protecteurs de la loi du Bouddha[2]. On dit que Sakyamouni enseigna à ces êtres spirituels un système religieux plus philosophique que celui qu’il donna aux hommes, trop ignorants pour le comprendre au temps où il parût. Dans une biographie chinoise Nagarjouna est dépeint comme un homme excessivement habile, qui croyait sa théorie complètement différente du bouddhisme dans sa forme contemporaine ; après sa conversation avec les Nagas, il découvrit que la même doctrine avait été enseignée par le Bouddha Sākyamouni lui-même. De là le biographe conclut que ce système possède les mêmes principes que le bouddhisme original, mais plus sublimes.

Cette justification d’orthodoxie amène naturellement à cette conclusion, que les disciples de Nagarjouna se savaient en opposition avec les écoles hinayāna et qu’ils les auraient accusées d’hérésie si ces dernières n’avaient adopté quelques-uns des principes du nouveau système, admettant par là l’exactitude des innovations ainsi introduites. Le système hinayāna vécut encore pendant plusieurs siècles ; Hiouen-Thsang rapporte fréquemment dans ses récits, qu’il a rencontré dans ses voyages des adhérents du « petit-véhicule. »

Nous ne trouvons, dans les livres traitant du système mahāyāna, aucune trace historique du développement de ses théories antérieure à l’apparition d’Aryasanga (en tibétain Chagpa thogmed), réformateur qui fonda l’école Yogachârya (en tibétain Naljor Chodpa)[3].

Il est donc impossible d’indiquer avec exactitude l’origine ou les auteurs des théories divergentes exposées dans les livres religieux mahāyāna, puisqu’ils étaient tous écrits avant l’époque d’Aryasanga. On remarque dans les livres relatifs à ce système deux divisions essentiellement différentes ; la première explique les principes de Nagarjouna qui ont été adoptés par l’école madyamika (en tibétain Boumapa), la seconde plus développée, est appropriée à l’école yogacharia, ou mahāyāna contemplative. Je traiterai séparément ces parties, comme aussi les particularités qui se sont développées dans la branche prasanga, la plus importante du système madyamika.

PRINCIPES FONDAMENTAUX MAHĀYĀNA

Les principes les plus importants de cette doctrine se trouvent dans les premiers ouvrages attribués à Nāgārjouna, parmi lesquels nous remarquons spécialement le Saniādhirājā, le Bouddhāvatamasāka et le Ratnakoūta.

Son dogme fondamental est celui du vide et du néant des choses (en tib. Tongpanyid, en sanscrit Soūnyatā) ; on l’appelle aussi Prajnā Paramitā (en tib. Pharchin et aussi Sherchin), « l’intelligence suprême qui atteint l’autre côté de la rivière »[4]. Il est évident que ce dogme n’est que l’élargissement et le développement de la loi principale du bouddhisme : « Tout est périssable et participe de l’instabilité, de la misère et de l’inanité. » L’idée de vide se rapporte à la fois aux objets simples et aussi à l’existence absolue en général. Par rapport aux objets simples l’expression « vide ou idéal » désigne ce que nous considérons dans chaque objet comme original, existant par soi-même et durable ; d’après cela, le Bouddha même n’est que le produit de la réflexion judicieuse et de la méditation. Par rapport à l’existence absolue, le vide est l’essence abstraite existant en tout sans lien causal et comprenant tout, quoique ne contenant rien.

Sākyamouni, dit-on, a lié ce dogme à cette considération qu’aucun objet existant n’ayant de nature, ngovonyid, il s’ensuit qu’il n’y a ni commencement ni fin, que de temps immémorial tout a été parfait repos zodmanas zhiba (rien ne s’est manifesté en aucune forme) et a été entièrement plongé dans Nirvāna. L’école mahāyāna démontre la doctrine du vide par le dogme des trois preuves caractéristiques et des deux vérités ; les trois preuves caractéristiques énumèrent les propriétés de tous les objets existants et les deux vérités montrent comment, par la parfaite intelligence de ces propriétés, on atteint l’entière compréhension. Les trois preuves caractéristiques sont : Parikalpita (tib. Kemtagi), Paratantra (tib. Zhanvang), et Parinishpanna (tib. Yong-Groub).

Parikalpita est la supposition ou l’erreur. Telle est la croyance en l’existence absolue à laquelle s’attachent les êtres incapables de comprendre que toute chose est vide ; de cette nature est aussi tout ce qui n’existe que dans l’idée seulement sans qualité spécifique, ou, en d’autres termes, tout ce que nos réflexions et méditations attribuent à un objet quelconque. L’erreur peut être double si quelqu’un croit à l’existence d’une chose qui n’est pas, comme par exemple le non-moi ; d’autres affirment l’existence réelle d’un objet qui n’existe qu’en idée, comme par exemple toutes les choses extérieures.

Paratantra est tout ce qui existe par une connexion dépendante ou causale ; c’est la base de l’erreur. À cette catégorie appartiennent l’âme, la raison, l’intelligence et aussi la méditation philosophique imparfaite. Chaque objet existe par enchaînement et a une nature spécifiée, c’est pourquoi on le dit dépendant d’autres, paratantra.

Parinishpanna, « complètement parfait » ou simplement « parfait », est la véritable existence immuable qu’on ne peut voir ni prouver ; c’est donc le but du chemin, summum bonum, l’absolu. À cette espèce ne peut appartenir que ce qui pénètre dans l’esprit, clair et sans obscurité, comme par exemple le vide, ou le non-moi. Pour affranchir son esprit de tout ce qui pourrait attirer son attention l’homme doit donc considérer toute chose existante comme imaginaire, parce qu’elle dépend de quelque autre ; alors seulement il arrive à une parfaite intelligence du non-moi et à reconnaître que le vide seul existe par lui-même, que seul il est parfait[5].

Nous arrivons maintenant aux deux vérités. Samvritisatya (tib. Koundzabchi denpa) et Paramārthasatya (tib. Dondampai denpa), ou la vérité relative et la vérité absolue. Les livres sacrés donnent de nombreuses définitions de ces termes, mais voici les deux principales :

Samvriti, ce qui est supposé comme l’influence d’un nom ou d’un signe caractéristique ; Paramārtha est l’opposé. Les Yogāchāryas et les Madyamikas ne s’accordent pas au sujet de l’interprétation de Paramārtha ; les premiers disent que Paramārtha est aussi ce qui est indépendant d’autres choses ; les derniers prétendent qu’il est limité à Parinihspanna ou ce qui a le caractère de perfection absolue. En conséquence, pour les Yogāchāryas Samvriti est Parikalpita et Paratantra, pour les Madhyamikas Parikalpita seulement.

Samvriti est l’origine de l’illusion. Paramārtha est la « science particulière[6] du saint dans sa méditation personnelle, qui est capable de dissiper les illusions », c’est-à-dire ce qui est au-dessus de tout (parama), et contient la vraie intelligence (artha.)

II. Le monde ou le Samsara, doit être abandonné non seulement parce qu’il est cause de chagrins et de douleurs, comme le disent Sākyamouni et les disciples d’Hināyāna, mais à cause de sa non-réalité, puisqu’il ne contient rien qui puisse satisfaire l’esprit.

III. Outre l’attachement aux objets existants, le simple fait de penser à un objet quelconque ou à ses propriétés suffit à empêcher la perfection finale et l’obtention de l’intelligence (Bōdhi) d’un Bouddha. L’homme doit donc non seulement refréner ses passions et s’abstenir des plaisirs de la vie, mais il ne lui est pas même permis de laisser quelque imagination devenir l’objet de sa méditation.

IV. La morale ordinaire ne suffit pas pour affranchir de la métempsycose. Ceux qui réellement s’efforcent d’atteindre l’émancipation finale doivent pratiquer assidûment les six vertus transcendantes ou cardinales.

Ces vertus sont : 1° Charité, 2° Moralité, 3° Patience, 4° Application, 5° Méditation, 6° Sincérité.

V. L’expression « Bodhisattva » a presque entièrement perdu son sens primitif pour prendre une double valeur. Dans un sens il s’applique à tous ceux qui pratiquent les six Paramitas ; dans l’autre aux êtres parfaits qui passent entre les différents mondes. Nous les voyons, dans les légendes, contemporains des Bouddhas, voyageant avec eux, écoutant leurs paroles, parfois envoyés par eux dans de lointaines régions porter un message, ou recevant des instructions particulières. Ces Bodhisattvas sont subdivisés en plusieurs classes ; les plus sublimes parmi eux sont presque égaux des Bouddhas, de qui ils sont peut-être émanés ; quelques-uns les croient supérieurs. Ils ont rempli toutes les conditions pour en acquérir la dignité et pourraient de suite devenir de parfaits Bouddhas s’ils ne préféraient, par une charité infinie pour les êtres animés, rester encore soumis à la loi de la métempsycose et se réincarner dans la forme humaine pour le bien de l’humanité. Une fois arrivés à l’état de Bouddhas ils ne pourraient plus contribuer au salut des hommes, ne se souciant plus du monde une fois qu’ils l’ont quitté[7]. Aussi les prières pour obtenir assistance sont-elles adressées aux Bodhisattvas qui se sont montrés si favorables aux hommes. Nous ne devons considérer l’action d’adresser des prières aux Bouddhas résidant dans d’autres régions que comme un développement du bouddhisme mahāyāna[8].

Le système mahāyāna n’exclut pas les laïques de Nirvāna ; il admet chacun à la condition de Bouddha suprême et applique ce nom à tous ceux qui ont atteint Nirvāna. Quant à la nature des Bouddhas sa définition est altérée ; ils ne sont plus entièrement privés de personnalité, ils ont un corps avec certaines qualités et possèdent diverses facultés. Selon les Mahāyānas, il leur est attribué trois sortes de corps et, en quittant la terre pour retourner aux régions supérieures, ils dépouillent seulement le dernier et le moins sublime de ces embarras terrestre appelé le Nirmānakaya. Ces corps sont nommés :

1° Nirmānākāya (tib. Proulpai-kou), qui est le Nirvāna avec les restes, ou corps dans lequel les Bodhisattvas apparaissent sur la terre pour instruire les hommes après qu’ils sont entrés par les six paramitas dans la voie des Bouddhas.

2° Sambhogakaya (tib. Longchod-Dzopaï-kou), ou « le corps de félicité et la récompense de remplir les trois conditions de perfection. »

3° Dharmakāya (tib. Chos-kou) ou le Nirvāna sans aucun reste. Ce corps idéal appartient au Bouddha qui abandonne la terre pour toujours et laisse derrière lui tout ce qui a rapport au monde[9].

SYSTÈME MAHĀYĀNA CONTEMPLATIF (YOGACHĀRYA)

Le système contemplatif est décrit dans les livres qui, en passant en revue les doctrines des Paramitas, sont partis du principe que les trois mondes n’existent qu’en imagination (tib. Semtsama). Ces livres sont le Ghana vyouha (le Gandavyouha de Burnouf), le Mahāsamaya, et certains autres. Les saints Nanda (tib. Gavo), Outarasena (tib. Dampar-de), et Samyaksatya (tib. Yandagden), sont probablement au nombre de ceux qui ont enseigné en ce sens avant Aryasanga ; ce dernier doit être considéré comme le véritable fondateur de ce système[10].

Comme le précédent, ce système exige qu’on s’abstienne de toute réflexion, car elle serait incompatible avec la compréhension parfaite ; mais le dogme le plus important de cette théorie est évidemment la personnification du vide par la supposition qu’une âme, Alaya (tib. Tsang et aussi Nyingpo), est la base de toute chose. Cette âme existe de temps immémorial, « elle se reflète en toute chose comme la lune dans une eau claire et tranquille. » C’est la perte de sa pureté originelle qui la force à errer dans les diverses sphères de l’existence. L’âme peut être rendue à sa pureté par les mêmes moyens que dans le système précédent ; mais maintenant le motif et le succès deviennent évidents, l’ignorance est anéantie et l’illusion, qui fait croire que quelque chose peut être réel, est dissipée, l’homme comprend enfin clairement que les trois mondes ne sont qu’imaginaires ; il se débarrasse de l’impureté et revient à sa nature primitive ; c’est ainsi qu’il s’affranchit de la métempsycose.

Naturellement, comme tout ce qui appartient au monde, cette nature aussi est purement idéale ; mais, une fois établi ce dogme d’une pure nature absolue, le bouddhisme arrive bientôt dans les écoles mystiques ultérieures à la doter du caractère d’une divinité universelle[11]. Ainsi fut établie la modification matérielle de son caractère primitif.

L’idée de l’âme, Alaya, est le dogme principal du système yogachârya, ainsi appelé parce que[12] « celui qui est fort dans le Yoga (méditation) est capable de faire entrer son âme dans la vraie nature de l’existence. » Ici se présentent chez les Tibétains plusieurs explications de ce terme et des autres titres donnés à cette école ; mais ce nom est le plus commun et on attribue à Aryasanga la série des arguments déjà étudiés. L’importance que, dès le principe, cette école a attribuée à la méditation révèle les germes de la tendance qui l’amena à se perdre dans le mysticisme. Aryasanga et ses successeurs donnèrent à leur doctrine une telle splendeur que l’école Nagarjouna et ses principes, adoptés par les Madhyamikas (tib. Boumapa) tomba dans l’oubli pour plusieurs siècles ; elle reparut pourtant au septième siècle sous le nom de branche prasanga ; il nous reste à l’examiner avant de terminer notre étude du système mahāyāna.

ÉCOLE PRASANGA MADHYAMIKA

Cette école[13], probablement appelée en tibétain Thal-gyourva, fut fondée par Bouddhapalita et arriva bientôt à dépasser toutes les autres écoles du système mahāyāna, malgré les attaques dirigées contre elle par Bhavya, le fondateur de l’école svatantra madhyamika. Le succès de l’école prasanga est dû, en grande partie, aux commentaires et aux ouvrages d’introduction, écrits aux huitième et neuvième siècles par Chandrakirti (tib. Dava Daypa) et autres savants. Ces succès coïncidant avec une immigration considérable de prêtres indiens au Tibet sont causes que l’école prasanga est maintenant considérée par les Lamas tibétains comme celle qui seule enseigna et expliqua véritablement la foi révélée par le Bouddha.

L’école prasanga prit son nom du mode particulier qu’elle adopta de déduire l’absurdité et la fausseté de chaque opinion individuelle.

Les Prasangas disent que les deux vérités Samvriti et Paramartha ne peuvent être soutenues ni comme différentes ni comme identiques ; si elles sont identiques, nous devons dépouiller à la fois Paramartha et Samvriti, et si elles sont différentes, nous ne pouvons être délivrés de Samvriti ; comprenant par l’expression non-moi tous les objets qui sont composés ou existent dans Samvriti, nous lui attribuons un caractère identique à ce qui est existant et simple (Paramartha) ; mais si c’est déjà le caractère de Samvriti, cela dénote que les objets ont déjà une existence parfaite. Donc ils sont déjà arrivés au salut (tib. Dolzin). De ces considérations tirées par les cheveux les Prasangas déduisent que les deux vérités ont une seule et même nature (tib. Ngovo Chig), mais deux sens différents (tib. Togpanyi). Ces spéculations sont appelées Prasanga.

L’école prasanga soutient que les doctrines du Bouddha établissent deux chemins, l’un conduisant aux plus hautes régions de l’univers, les cieux Soukhavati, où l’homme jouit du parfait bonheur, mais reste lié à l’existence personnelle ; l’autre conduisant à l’entier affranchissement du monde, c’est-à-dire à Nirvāṇa. Le premier chemin s’atteint par la pratique des vertus, le second par la plus haute perfection de l’intelligence. Les Prasangas comptent huit (selon quelques auteurs onze) particularités qui distinguent leur système de tous les autres ; parmi ces onze particularités, telles qu’elles sont données par le Tibétain Jam Yang Shadpa, je choisis les suivantes comme les plus remarquables, les autres ne sont que la répétition des principes généraux mahāyāna, ou des déductions contenues dans leur système.

Leur dogme principal est la négation de l’existence et de la non-existence ; ils n’admettent ni existence propre (existence absolue) Paramartha, ni existence par connexion causale, Samvriti, afin de ne pas tomber dans les extrêmes. Car, ne pas dire être de ce qui n’a jamais existé et non-être de ce qui a vraiment existé, c’est prendre un terme moyen, Madhyama[14]. Ce dogme est formulé comme il suit : « Par la négation de l’extrême de l’existence on nie aussi (sous prétexte conditionnel) l’extrême de non-existence, qui n’est pas dans Paramartha. » La plupart des arguments à l’appui de cette thèse sont sans intérêt ; les curieux syllogismes qui suivent se trouvent dans le livre de Jam Yang Shadpa :

1° Si la plante croissait par sa propre nature spécifique, elle ne serait pas un composé, Tenbrel ; il est démontré cependant que c’est un composé.

2° Si quelque chose dans la nature avait une existence propre, nous devrions certainement le voir et l’entendre ; car la sensation de voir et d’entendre serait dans ce cas absolument identique.

3° La qualité d’être général (généralité) ne serait pas particulière à beaucoup de choses, parce que ce serait une unité indivisible ; nous devrions prendre le moi pour une unité de cette sorte, s’il y avait un moi.

4° La plante ne serait pas obligée de croître de nouveau, parce qu’elle continuerait à exister.

5° Si quelque Skandha[15], comme la sensation, possédait une existence propre, quelque autre Skandha, comme par exemple le corps organisé, existerait aussi par lui-même ; mais il est impossible de produire par l’existence propre de la sensation celle du corps organisé, parce que la faculté formatrice et l’objet à former sont identiques.

6° L’Alaya a une existence absolue, éternelle ; les traités qui ne lui accordent qu’une existence relative sont loin de la véritable doctrine.

7° Non seulement les Arhats, mais aussi les simples hommes, pourvu qu’ils soient entrés dans le chemin, peuvent atteindre à l’intelligence grossière des seize sorties des quatre vérités par « une méditation très évidente (appliquée) (tib. Naljor ngonsoum) ; mais ils sont faux les systèmes qui prétendent, comme le Hināyāna, que la connaissance (Vishnāna) née d’une telle méditation (qui n’est rien d’autre qu’une manifestation de l’Alaya) n’est pas exposée à l’erreur (sansc. Vikalpa, tib. Namtog). L’Arhat lui-même va en enfer s’il doute de quelque dogme. Ce reproche s’adresse aux écoles qui admettent les Arhats à Nirvāna sans aucune condition[16].

7° Les trois époques, le présent, le passé et l’avenir, sont composées et corrélatives entre elles. Le Bouddha a déclaré : « Une parole dure proférée dans le passé n’est pas perdue (littéralement détruite), mais revient de nouveau », c’est pourquoi le passé est le présent et aussi le futur, quoique pour le moment il ne soit pas arrivé à l’existence.

8° Les Bouddhas ont deux sortes de Nirvāna : Nirvāna avec restes et Nirvāna sans restes ; la dernière seulement est l’entière extinction de personnalité, ou l’état où cesse la notion du moi, où l’homme extérieur et intérieur est détruit. Dans cet état le Bouddha a pris le corps Dharmakāya, dans lequel il n’a ni commencement ni fin. Dans le Nirvāna avec restes il obtient seulement le corps Nirmānakāya, dans lequel, bien qu’inaccessible aux impressions extérieures, il n’a pas encore dépouillé les erreurs habituelles (l’influence des passions) dont il ne reste plus rien dans l’autre sorte de Nirvāna.

Les Prasangas admettent comme orthodoxes la plus grande partie des hymnes du Tandjour et des Soutras contenus dans le Kandjour ; dans celles-ci, disent-ils, est développé le véritable sens de la parole du Bouddha (c’est-à-dire la doctrine madhyamika). Il existe une grande quantité de ces livres dont les plus importants sont : les dix-sept livres de Prajnāpāramita, puis l’Akshayamatinirdesa, le Samādhirāja, l’Anavataptapariprichchhā, le Dharmasamgiti, le Sagarapariprichchha, le Mandjousrivikridita, le premier chapitre du Ratnakouta et le chapitre de Kāsyapa, qui est cité par Nagarjouna et ses disciples à l’appui de leurs dogmes[17].

Il est curieux de voir à quelles extravagances est arrivée la spéculation bouddhiste par sa tendance à suivre les idées abstraites sans tenir compte des limites imposées par l’expérience corporelle et les lois de la nature. Mais ce cas est loin d’être unique ; nous trouvons des exemples de rêves semblables dans les temps anciens et modernes.

  1. Voyez p. 8. Les Tibétains sont complètement dans l’erreur quand ils considèrent Nagarjouna comme l'auteur de nombreux écrits mahāyāna, car les traités qu’ils lui attribuent appartiennent dans les traductions chinoises à d’autres auteurs. Wassiljew croit que c’est un personnage mythologique, qui n’a jamais vécu ; dans ce cas nous devrions considérer Nagarjouna comme le nom général de divers auteurs qui traitèrent des doctrines mahāyāna avant le temps d’Aryasanga. Voyez Westergaard, Buddhismus, p. 140, 219.
  2. Sur les Nāgas voyez Foe-Koue-Ki, traduction anglaise, p. 155.
  3. Aryasanga avait appris sa doctrine, dit-on, du Bouddha futur, Maitreya, président de la région Toushita ; il en reçut les cinq courts traités en vers connus au Tibet comme les cinq livres de Maitreya ou Champai chasngā. Csoma place son existence au dix-septième siècle, mais d’après les recherches de Wassiljew, pp. 225 à 230, il doit avoir vécu beaucoup plus tôt, car la biographie de son frère cadet Vasoubandha fut traduite en chinois par le célèbre Tshin qui régnait de 557 à 588 av. J.-C. On peut citer aussi comme preuve de l’antériorité de son existence les remarques de Wilson, dans R. As. Soc., vol. VI, p. 240, sur l’époque où furent écrits les principaux ouvrages sanscrits existant encore. Il croit qu’il est maintenant accepté qu’ils ont été écrits au plus tard un siècle et demi avant et après l’ère chrétienne.
  4. Un intéressant traité sur le néant, intitulé le Vadjrāmanda Dhārani, contient un résumé des idées qui se lient à ce dogme. Il a été traduit par Burnouf dans son Introduction, p. 543. Sur les dogmes du système mahāyāna, voyez Wassiljew, l. c., pp. 128, 143, 319-24, 330.
  5. Ces termes techniques ont été inventés par l’école yogāchārya. Sur une comparaison de Nirvāna avec le vent pour expliquer la nature de Nirvāna, voyez Hardy, Eastern Monachism. p. 295.
  6. Sanscrit Svasamvedana, « la réflexion qui s’analyse elle-même. »
  7. Sur ce dogme important, voyez Hardy, Eastern Monachism, p. 228.
  8. Les dogmes de Bodhisattvas célestes, progénitures des Bouddhas parfaits, n’ont été développés que dans le système du mysticisme et non dans le Mahāyāna primitif.
  9. Schott, Buddhaismus, p. 9 ; Csoma, Notices, dans Journal As. Soc. Beng., vol. VIII, p. 142 ; Schmidz. Grundlehren, dans les Mémoires de l’Académie de Saint-Pétersbourg, vol. I, p. 224 et suiv. Pour les termes tibétains, voyez A. Schiefner, Buddhistische Triglotte, p. 4.
  10. Wassiljew, l. c., p. 143 et suiv. 164, 174, 344, 347.
  11. Le Bouddhisme japonais parle aussi d’un Bouddha suprême qui est assis sur un trône dans le monde de diamant et a créé tous les Bouddhas. Voyez Hollman, Buddha Pantheon von Nippon, dans la Reschreibung von Japon, de von Siebold, vol. II, p. 57.
  12. Wassiljew, Der Buddhismus, p. 327, 357, 367. Comparez les Notices de Csoma dans Journal As. Soc. Beng., vol. VII, p. 144.
  13. Voyez pour détails, chap. ix.
  14. On les appelle aussi en raison de cette théorie « ceux qui nient l’existence (nature), en tibétain Ngovonyid medpar mraba.
  15. Les bouddhistes comptent cinq propriétés essentielles de l’existence sensible qui sont appelées Skandhas ou Silaskandhas, en tibétain, Tsoulkhrim Kyi phoungpo, les corps de morale. Ce sont : 1° le corps organisé ; 2° la sensation ; 3° la perception ; 4° le discernement ; 5° la conscience. Voir Burnouf, Index voce Skandha ; Hardy’s, Manual of Buddhism, pages 388, 399-424. Voir, pour les noms tibétains des cinq Skandhas, Buddistische Triglotte, par A. Schiefner, p. 9.
  16. Les moyens d’écarter l’erreur ont été plus complètement développés par le mysticisme dans les exigences de Vipasyana et Samatha.
  17. Wassiljew, dans son examen des Soûtras Mahāyāna les plus importants, pp. 157, 202, présente une analyse du Manjousrivikrita et du Ratnakouta.