Le Bouif errant/1/7

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J. Ferenczi & fils (p. 95-113).

Chapitre VII

Un monarque dans un piano

— Son Altesse, le Prince Ladislas ? Rue Murillo ?

— Oui.

— Le Prince Samovaroff est-il visible ?

Le domestique auquel le comte Michaël s’adressait se gratta le crâne d’un air songeur.

— Ça dépend ? fit-il… Samovaroff ?… Connais pas. Peut-être voulez-vous dire « le prince Ça-Va » ?

— Je demande l’héritier du trône de Carinthie, mon souverain. J’apporte à Sa Majesté des propositions du Conseil de la Couronne. Je suis plénipotentiaire et colonel de skipetars de la Garde royale. J’ai donc intensément besoin de parler au Prince Ladislas.

L’air solennel du comte Michaël, joint à sa corpulente carrure, achevèrent d’intimider le valet de chambre.

— Monsieur a défendu d’introduire… des… raseurs lui avant ce soir, balbutia-t-il. Monsieur est rentré très tôt… Ce matin… Monsieur n’aime pas qu’on le réveille…

— Ne réveillez point Son Altesse. J’attendrai le temps qu’il faudra dans cette antichambre. Je veillerai sur le sommeil de Sa Majesté.

— Encore un phénomène que le patron a récolté, maugréa le valet de chambre. Entrez dans le petit salon, monsieur. Vous serez mieux que dans le corridor et vous ne dérangerez personne.

Bossouzof s’inclina sans répondre. Il était visiblement préoccupé. Son état d’âme l’empêcha de remarquer le désordre qui régnait dans l’appartement de Ladislas.

Le jeune héritier de la couronne de Carinthie habitait, rue Murillo, une garçonnière fort modeste.

Mais il avait suppléé à la somptuosité de l’appartement par l’ingéniosité et par l’originalité du décor et du mobilier, qui défiaient toutes les règles de la vraisemblance.

Pénétré de l’importance de sa mission, le comte Michaël Bossouzof regardait, comme un militaire, sans rien voir.

Les yeux fixés à quinze pas, il n’apercevait point le tohu-bohu qui régnait dans la pièce.

Pourtant, les fauteuils et les divans paraissaient avoir éprouvé de fortes secousses sismiques : Des coussins gisaient, épars, sur les tapis, une fourrure féminine était accrochée au lustre et des bas de soie autour du cou d’une statue prouvait que le prince Ça Va supportait fort allégrement les rigueurs de son exil.

Raide comme un tambour-major, le délégué du Conseil de la Couronne attendait au milieu des objets d’art nègre et des fétiches de feutre.

Ce n’était plus le personnage encombrant du Bahr-el-Gazal et le fêtard autoritaire et tapageur. Il symbolisait le Devoir. Il était le Colonel général de la Garde attendant le lever du Roy.

Et il demeurait aussi impassible dans cette garconnière parisienne que dans la grande salle du Palais de Selakzastyr, devant les skipetars, au port d’armes.

Un ronflement sonore l’arracha tout à coup à son immobilité. Le bruit s’était produit dans la pièce. Surpris, Bossouzof lança autour de lui un regard sévère. Ronfler dans les appartements royaux était une irrévérence.

— Qui se permet ? fit-il sévèrement. Silence.

Il frappa du plat de sa large main la grande serviette de maroquin armorié qu’il tenait serrée contre sa poitrine, comme une cuirasse.

Mais le geste n’intimida point le dormeur inconnu, qui riposta par une modulation de bugle.

Chose étrange, cette musique nasale paraissait émaner de la table d’harmonie d’un grand piano à queue à moitié recouvert par les tentures des fenêtres arrachées pour servir de couvertures.

Bossouzof assujettit ses lunettes quadrangulaires afin de se rendre mieux compte. Une exclamation de surprise lui échappa. Deux pieds, chaussés, l’un d’une pantoufle verte, l’autre d’une pantoufle rouge, surgissaient hors de l’instrument sonore. Le ministre plénipotentiaire les reconnut immédiatement. C’étaient les deux chaussures du prince Ladislas. L’héritier légitime de la couronne de Carinthie était couché dans son piano.

Un autre qu’un diplomate de carrière se serait retiré discrètement. Le comte Michaël Bossouzof fit exactement le contraire. Il s’approcha et mit un genou en terre devant les pantoufles de son roy.

On eût juré qu’il se disposait à baiser la mule du pape.

Le mouvement fut fatal à sa dignité, car il s’empêtra dans un tapis et laissa tomber sa serviette bourrée de document diplomatiques, sur le clavier du piano, qui exhala un accord imparfait.

Au bruit, la tête effarée de l’héritier présomptif se dégagea des rideaux. C’était Bicard, ébouriffé, hirsute, et encore tout ensommeillé.

— Encore le gros paquet d’hier soir, fit-il. Ah non ! j’ai assez rigolé ! Qui vous a dit que j’étais ici ?

— La carte de Votre Majesté m’a permis de retrouver mon roy ! déclama lyriquement Bossouzof, en se prosternant une seconde fois.

— Ma carte ? murmura Bicard, ahuri.

— Sire ! larmoya de nouveau le diplomate ; par suite d’un incident que je déplore, j’ai forcé Votre Altesse à un geste incompatible avec le droit divin qu’elle représente… Mais le dévouement de toute ma vie effacera, je l’espère, le crime que j’ai commis en osant porter une main sacrilège sur votre personne auguste…

— Je m’appelle Alfred, dit Bicard.

— Oui ! proclama Bossouzof, avec une exaltation croissante, Alfred, Népomucène, Alexis, Ladislas XIV de Carinthie ; grand-duc de Sélakzastyr ; Comte du pape, Prince d’Hémoglobine : diadoque de Sétavomir… je connais tous les titres de Votre Majesté. Depuis vingt ans que la Carinthie a les yeux sur vous…

— Sans blague ! gouailla le Bouif. Vous êtes sûr ?

— Pas un seul des instants précieux de votre existence n’a été ignoré de vos fidèles sujets. C’est pourquoi, pénétré d’admiration pour le courage avec lequel vous avez supporté l’infortune, le Conseil de la Couronne a songé que vous étiez digne de gouverner plus qu’un autre… Sire ! la Carinthie attend son roi !…

— Qui ? fit Bicard en se redressant.

— Vous !

— Moi ?

— Oui, Sire.

Il y eut un vacarme de notes, des cordes cédèrent avec un bruit métallique. Le roy se tortillait, dans son piano à queue, avec des gestes convulsifs. Une crise de fou rire l’étouffait. Il gesticulait si frénétiquement qu’il perdit une de ses pantoufles, que Bossouzof lui rapporta.

— Quel filon ! râla-t-il en se calmant. Ainsi, vous m’aviez reconnu ?

Bossouzof paya d’audace.

— Majesté, votre royale physionomie a toujours été chère à vos fidèles sujets. Un monarque de vingt ans est toujours populaire.

Le diplomate mentait effrontément. Les Carinthiens n’avaient jamais vu Ladislas. De plus, si Bossouzof avait été physionomiste, il eût certainement remarqué que Bicard n’avait ni l’âge, ni le physique d’un jeune homme.

Mais Bossouzof était myope et militaire. Ces deux infirmités l’empêchaient d’être clairvoyant.

De plus, il avait pu constater de ses yeux que son présumé souverain ne ménageait pas sa fatigue lorsqu’il s’agissait de son plaisir. Une pareille existence pouvait très bien avoir fait vieillir prématurément le futur roi de Carinthie. Les années de Montmartre comptent double.

Ce fut donc avec la plus entière bonne foi qu’il tira de sa serviette armoriée la proclamation du Conseil de la Couronne et commença d’une voix émue :

— Sire ! Les partisans du Pouvoir absolu, réunis en Assemblée solennelle, vous ont officiellement désigné pour relever le sceptre… de…

— Attendez un peu, fit Bicard, ce n’est pas assis dans un piano que je peux écouter des… allocations littéraires. Je vais chercher un uniforme officiel. Continuez votre discours sans moi. Je reviendrai vous dire ce que j’en pense…

Laissant le diplomate la bouche ouverte, il se précipita à la recherche du véritable Ladislas.

La chambre du prince avait également subi un bouleversement général. Tous les meubles étaient sens dessus dessous : le lit était saccagé, mais vide.

En revanche, si la chambre était déserte, le cabinet de toilette était habité.

Ça Va, couché dans la baignoire, parmi des coussins entassés, dormait du sommeil de l’homme juste qui n’a pas perdu sa journée.

— C’est dommage de le réveiller, pensa Bicard, mais il faut tout de même que je l’informe.

Il secoua deux ou trois fois le dormeur qui grogna et se frotta les yeux.

— Ladislas ! expliqua le Bouif, grouille-toi ! C’est une affaire ! Le gros lipopotame du Bahr-el-Gazal a dégoté la maison… il est ici.

— Que veut-il ?

— Il paraît que c’est le Conseil des Ministres de son pays qui l’a envoyé à ta recherche… pour te proposer la couronne.

— La barbe ! hurla le jeune homme, furieux. Je me moque de la couronne ! J’ai mal aux cheveux ! J’ai sommeil ! Est-ce pour me dire cela que tu me réveilles ?

— Non ! fit Bicard, mais il s’est produit un alibi…

— Quoi ?

— Figure-toi, expliqua le Bouif, en s’installant sans façon sur le bord de la baignoire, que je ne sais pas si je t’avais prévenu que je lui avais donné ta carte…

— Ma carte ?

— J’en avais pas d’autre sur moi. Il en voulait une à tout prix. Je lui ai remis la première venue. C’était justement la tienne. Alors, naturellement, il a marché ! Il s’est figuré qu’il avait affaire à toi…

— Très drôle ! Je pense que tu l’as laissé courir ?

— Je pouvais pas lui dire non, expliqua le Bouif, attendu qu’il m’avait reconnu !

— Comment ?

— Paraît que ma physiolomie est inscrite dans le cœur de tes compatriotes et que je suis attendu avec une grande impatience par tous mes sujets du Raincy.

— De Carinthie, rectifia Ladislas.

— Tu connais ?

— C’est mon pays natal, dans les Karpathes.

— Ça doit être loin, fit Bicard. Si c’était dans les environs, j’aurais aimé voir le patelin.

— Pourquoi pas ? s’écria tout à coup Ladislas. Tu as raison, Bicard. Pourquoi n’irais-tu point en Carinthie ?

Brusquement il s’était levé et avait sauté hors de sa baignoire. La joie d’un gamin de Paris en train de méditer une excellente farce se lisait déjà dans ses yeux.

Rapidement, il chercha dans sa garde-robe et y choisit un luxueux veston de fumoir, tout en soie, avec des parements à ramages.

— Ôte ce pyjama ridicule, fit-il en désignant le vêtement de nuit, dont le Bouif s’était affublé à la clinique de Cagliari, et endosse tout de suite ce smoking.

— Pourquoi ?

— Un roi de Carinthie ne peut s’habiller comme le commun des mortels.

— Quel roi ?

— Toi !…

— Moi ! hurla Bicard en s’écroulant à la renverse dans la baignoire de Ça-Va, est-ce que tu charries, Ladislas ?

— Je parle très sérieusement, Alfred. Du moment que cette brute de diplomate a formellement reconnu en toi le prince héritier de la Couronne, tu n’as rien à risquer en jouant ce rôle à ma place.

— Tu vas fort ! Tu me vois sur le trône de ta famille ?

— Pourquoi pas ?

— C’est épatant ! fit le Bouif. L’autre nuit, on voulait me transformer en un souverain sarcophage qu’avait régné sur les momies comme empereur du Sahara… Ce matin, je deviens un prince russe et on m’offre la Monarchie avec les attributs de son sesque. Y a de quoi devenir dingo.

— Mais, imbécile ; fit sérieusement Ladislas, ne vois-tu pas que c’est la meilleure façon d’échapper aux poursuites du sinistre charlatan dont tu m’as raconté l’histoire ?

Le souvenir de la clinique du docteur fit passer un frisson dans le dos de Bicard.

— Sans blague, fit-il lentement. Pas de boniment, Ladislas ! Le titre de roi ne suffit pas. Il faut aussi les aptitudes.

— À quoi bon ? Est-ce qu’un roi gouverne ses sujets parce qu’il connaît son métier ? Il règne, parce qu’il a la couronne.

— Hum ! pensa tout haut le Bouif. Avec une couronne sur le crâne il me semble que j’aurai l’air d’une andouille.

— Qu’importe ? Si tu es le seul à le trouver ?

— Ça finira par se remarquer. On verra que je suis incapable. Ça causera une révolution et je serais guillotiné comme Louis XV.

— Pas d’histoire. Les gens heureux n’en ont pas.

— Heureux ! soupira Bicard, en songeant à Kiki l’infidèle.

« Ça-Va » ne remarqua point ce nuage de mélancolie. Le jeune homme s’applaudissait d’avoir trouvé un moyen de conserver les subsides du Comité révolutionnaire carinthien, en ne montant point sur le trône, et, de se ménager également le Parti Conservateur, en ne refusant point la couronne. En laissant Bicard régner à sa place, il demeurait dans l’ombre, se payait le plaisir de mystifier les politiciens de son pays, et conservait leur argent sans rien abdiquer de ses droits. Sous son apparence frivole, le petit prince « Ça-Va » était un profond calculateur.

Cependant le Bouif avait revêtu machinalement le veston de gala de Ladislas et s’admirait dans la glace.

— Es-tu prêt ? demanda le jeune homme.

— Non, implora le monarque en herbe. Je suis encore indécis et perplesque. Ça m’intimide d’entrer dans une dynastie dans laquelle je ne connais personne. Et qu’est-ce que je vais dire à mon peuple ?

— As-tu oublié ton bagout ? Ne connais-tu point les procédés à employer pour monter le coup aux imbéciles ?

— J’ai été ministre et bistro, fit le Bouif, un peu vexé.

— Alors, ton éducation politique est complète. Viens…

— Pardon, objecta Bicard, non sans raison, pour les boniments en français, je ne crains personne. Mais en carinthien ?…

— Je te servirai d’interprète. D’ailleurs, les peuples applaudissent généralement leurs chefs avant de les comprendre. Tu n’as donc pas à te gêner. Le droit divin fait des miracles. Pourvu que tu sois coiffé de la couronne et que tu causes, le sceptre à la main, tu auras, par surcroît, le don des langues, et tu parleras aux Carinthiens comme saint Paul. Tu connais saint Paul ?

— Parfaitement ! déclara Bicard. C’est une station du métro.

Sans attendre cette réponse imprévue, Ladislas était allé retrouver le comte Michaël Bossouzof.

— Excellence ! Je suis le secrétaire particulier et le conseiller de Son Altesse Royale de Carinthie. Son Altesse a tenu à vous informer, par mon intermédiaire, que votre éloquence l’a persuadée. Le prince Ladislas accepte la couronne.

Une vive satisfaction épanouit aussitôt la figure renfrognée du diplomate.

— Vive le roi ! hurla-t-il avec une telle conviction que le valet de chambre passa la tête, un peu inquiet.

— Allez chercher un taxi, ordonna Ça-Va, et revenez nous prévenir.

Puis allant vivement dans sa chambre, où Bicard attendait encore.

— Sire ! Sire ! Eh bien, triple idiot, répondras-tu ? fit-il sur des intonations fort différentes.

— Voilà ! glapit le nouveau monarque. Je viens ! Je te suis, Ladislas !

Un coup de pied sournois du jeune homme le fit tressaillir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai fait ? fit-il dans l’oreille du conseiller intime.

— Ladislas ! C’est toi, imbécile ! Dorénavant, je ne suis plus que « Ça-Va », ou plutôt, le petit Sava, en un seul mot, ton secrétaire. Ne gaffe point et prends l’air digne, on va te distribuer tes insignes.

Le Maréchal du Palais n’avait point remarqué le dialogue du secrétaire et du roi. Il fouillait dans ses dossiers d’une main impatiente et venait d’extraire de sa serviette armoriée un grand cordon de moire bleue pâle, ornée d’un oiseau symbolique en diamant.

— Sire ! Le grand cordon du Pélican de Carinthie, fit-il en s’agenouillant respectueusement devant Bicard.

Le Bouif avait retrouvé son aplomb. La présence de son conseiller intime le rassurait.

Ce fut donc avec une grande dignité qu’il reçut le Pélican, dont Sava lui passa le cordon bleu en sautoir.

— Je suis charmé. L’oiseau est très bien imité et le harnachement n’est pas mal. Je regrette simplement que le cordon bleu ne soit pas rouge, parce qu’avec ce baudrier j’aurais l’air du père à Doumergue.

— Oh ! Sire ! protesta doucement le colonel plénipotentiaire.

Mais quand le Bouif commençait à exprimer son opinion, il allait toujours jusqu’au bout.

— Je regrette aussi qu’Ugénie ne voit pas cela. Elle n’a jamais eu entre les mains que le cordon de porte de son immeuble ; elle ferait une véritable maladie en voyant celui que j’ai au cou.

Heureusement Bossouzof cherchait dans sa serviette diplomatique la proclamation du Conseil de la Couronne.

— Votre Majesté daignerait-elle jeter les yeux sur le manifeste des plus fidèles soutiens du trône ?

— Avec plaisir ! fit le roi. Lisez, ou remettez cela à mon secrétaire, c’est un garçon qui a l’habitude.

Par malheur pour la dignité de la diplomatie balkanique, le comte Michaël Bossouzof n’avait pas eu le temps nécessaire pour trier les dossiers de son portefeuille.

Les documents diplomatiques étaient donc un peu en désordre. Tellement qu’au lieu de la proclamation légitimiste, Michaël remit à Sava une pièce de chancellerie ainsi conçue :

Dîner : 630  fr.
Champagne : 1.800  fr.
Frais accessoires : 3.500  fr.
Renseignements confidentiels : 10.000  fr.

C’était l’emploi des fonds secrets du Comité royaliste au Bahr-el-Gazal.

— À merveille, fit Sava en riant.

— Sire, balbutia Bossouzof, confondu et suant d’angoisse, la Propagande de la Cause a des nécessités impérieuses et exige des sacrifices qui… C’est une confusion, une substitution… Au lieu de la proclamation, j’ai sorti une… interpolation qui…

— Dites une soustraction simplement, résuma le roy, avec bonté, et ne parlons plus de cela, cher ami.

Le diplomate respira : le nouveau monarque serait clément.

— Sire, mon dévouement me justifie. Pendant ma mission confidentielle je n’ai pas cessé un instant de songer aux intérêts de la dynastie. Voici les reproductions photographiques des uniformes de Votre Majesté. Mais, indépendamment de la question représentative, il y a des questions d’ordre plus intime qui peuvent intéresser un jeune roi. La princesse Mitzi de Kummelsdorf, votre cousine…

— Hein ? fit Sava intéressé.

— La princesse Mitzi de Kummelsdorf, reprit Michaël, en foudroyant l’interrupteur de toute l’électricité de son regard, la princesse Mitzi est remarquablement jolie… et… en âge de se marier.

— Tiens, fit Bicard, comme ça tombe.

Sournoisement il tira Ladislas par sa manche, afin de lui faire part d’une idée.

Sava demeura impassible, il préférait rester garçon.

— Voici le portrait en pied de la princesse Mitzi de Kummelsdorf, continua le diplomate. Elle est en costume de chasse et telle qu’elle a coutume de se présenter au Conseil de la Couronne.

Un éclat de rire du roi et du conseiller intime arrêtèrent son explication.

— Vous ne confondez pas avec le Conseil de revision, fit Bicard avec intérêt.

Bossouzof faillit s’évanouir. Il s’était encore mépris et tendait au roi de Carinthie le portrait en pied de Gaby, la poule de luxe du Bahr-el-Gazal. Une Gaby vêtue comme un ver de terre de son sourire, et… d’une fleur.

— Si c’est la tenue de chasse de la princesse, complimentez-la de ma part, gouailla le faux Ladislas.

Liquéfié par la confusion, le diplomate implora :

— Sire ! fatale erreur… Ma myopie… Cette personne. Agent de liaison du service diplomatique, n’a rien de commun avec… ne présente aucune analogie… d’ailleurs voici réellement la princesse.

Cette fois, Sava eut une exclamation pleine de franchise.

— Charmante ! La jolie gosse !

— Laissez parler le Roy, monsieur ! commanda le plénipotentiaire.

— Oui, confirma le roi de Carinthie. Si tu conserves la photo, comment que je reconnaîtrais ma cousine ?

À son tour, il contempla le portrait.

Et soudain une vive émotion se manifesta sur ses traits.

— Kiki ! fit-il à mi-voix. Elle !… Kiki !

La princesse Mitzi de Kummelsdorf ressemblait en effet à la jolie transfuge.

Serrant le portrait entre ses mains, Bicard alla s’absorber dans une contemplation qui renouvela toute sa peine.

Cette silhouette fine, ces yeux noirs, cette bouche volontaire et mutine. Tout cela revivait devant lui. Il redevenait plus épris que jamais.

Discrètement, le comte Michaël attendait l’appréciation de son souverain.

Mais Sava s’impatientait. Il trouvait que le roi abusait.

Il allait et venait nerveusement.

Le valet de chambre était venu prévenir de l’arrivée du taxi. En domestique bien stylé, il disposait sur une table, une nappe, une bouteille cachetée, des cigares et un service à Porto. Il était au courant des habitudes de son jeune maître. Jamais un visiteur ne sortait de la garçonnière de Sava sans cette petite formalité d’adieu.

Cette façon de concevoir l’hospitalité intéressa aussitôt le comte Michaël Bossouzof que les spiritueux attiraient, comme une grosse mouche gourmande.

— Vive le roi ! fit-il en levant son verre. Je souhaite une grande prospérité au règne de votre majesté auguste !

— Encore ! ronchonna Bicard. Je m’appelle Alfred, je vous ai dit. Tâchez donc moyen, à l’avenir, de ne plus me donner un nom de cirque et versez un peu plus de porto dans mon verre, à cause du privilège de mon grade.

Il venait de serrer soigneusement, dans la poche de son veston, le portrait de la princesse Kiki, comme il nommait déjà mentalement la jolie Mitzi de Kummelsdorf.

Toute sa mélancolie s’était subitement dissipée à la vue du Porto et des verres.

— À ma santé ! fit-il. Quand partons-nous ?

— Le plus tôt sera le mieux, précisa le plénipotentiaire. Les sleepings sont retenus à l’Orient-Express. Un taxi attend à la porte. Nous serons à Sélakçastyr après-demain pour la cérémonie du couronnement. Votre Majesté emmène-t-elle son secrétaire ?

— Toujours, certifia Ladislas.

— C’est un employé inamovible, ajouta Bicard. C’est un rouage de la monarchie essentiellement indispensable, comme un parapluie ou une canne. Sans lui, il me serait impossible de prononcer un discours ou même d’expliquer mon vote.

Le Bouif avait acquis au Palais-Bourbon la conviction que les secrétaires particuliers étaient les réservoirs d’éloquence où puisaient les parlementaires. Il allait développer cette conception et émettre quelque énormité, lorsque Sava brusqua les choses.

— Le temps presse ! Un dernier toast, Majesté ?

— Avec plaisir, dit Bicard. Une bouteille à moitié achevée est un objet incompatible avec l’Équilibre européen.

— Très bien ! approuva Bossouzof.

Le nouveau roi de Carinthie commençait déjà à employer les maîtres mots des conducteurs de peuples, qui savent que le bétail est sensible aux tintements des grelots. Il parlait déjà pour ne rien dire, ce qui est la plus merveilleuse façon d’être compris par tout le monde et de ne blesser aucune opinion particulière.

Sava l’approuva du geste.

— Sa Majesté rêve toujours aux grands problèmes internationaux, dit-il. L’équilibre européen est sa constante préoccupation.

Le mot et la vue de la table et des verres rappelèrent fâcheusement à Bicard l’illusionniste Bussolini.

— L’Équilibre Européen, fit-il, c’est un peu le truc d’hier soir. Les nations sont comme les bouteilles sur la nappe, qui représente la diplomatie. Le truc, c’est d’enlever la diplomatie sans renverser les nations…

— Sire ! cria Sava, inquiet. Qu’allez-vous faire ? Oh !

— Maladroit ! hurla le valet de chambre. Il a cassé tout le service de monsieur. Ah ! Quel idiot !

Bicard venait, une seconde fois, de rater le tour de Bussolini. Il avait projeté dans le salon le porto, les soucoupes, les verres et, du même coup, la serviette diplomatique armoriée, qui avait semé sur le tapis tous les secrets d’État de Bossouzof.

À quatre pattes, le ministre plénipotentiaire, congestionné par l’effort, s’efforçait de réparer la maladresse de son roy. Le tableau eût semblé symbolique à un observateur philosophe. Mais le jeune prince Sava était simplement positif.

Aidé de son valet de chambre il parvint à donner à Bicard une apparence respectable et même à le rendre imposant, comme il convenait à une altesse.

— Plus de plaisanteries de ce genre-là, ballot ! lui glissa-t-il dans l’oreille. Attends d’être installé roi, pour faire des dégâts à ton aise. Le taxi nous attend en bas. Sire, le moment du départ est arrivé. Partons. Pour Dieu ! Pour la Carinthie ! Pour la couronne !

— Vive le roy ! compléta Bossouzof avec éclat. Vive le…

— Fermez ! ordonna vivement Sa Majesté. Empêchez c’t’idiot de diplomate de pousser des cris séditieux. Songez que le roi de Carinthie a été Bistro de la République française. Et puis, il y a des agents en bourgeois qui écoutent sur le trottoir en face.

En réalité, Bicard avait cru remarquer, parmi les passants, une sombre silhouette qui ressemblait au docteur Cagliari.

Aussi ne reprit-il son entrain que lorsqu’il fut installé dans un wagon de l’Orient-Express et sentit le train s’ébranler.

— Cagliari peut courir, pensa-t-il. Cette fois, s’il me retrouve, il sera fin. Je ne serai pas Falzar Ier, mais je suis, plus que jamais, le Bouif errant. C’est égal, lorsqu’Ugénie apprendra que j’ai été couronné roi et que je gouverne un royaume, je vois d’ici la tête qu’elle fera en songeant qu’en me laissant tomber elle a raté l’autobus.