Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910
LE BOURGEOIS GENTILHOMME,
COMÉDIE-BALLET EN CINQ ACTES.
« C’est là, dit Voltaire, un des plus heureux sujets de comédie que le ridicule des hommes ait jamais pu fournir. » Voltaire a raison, car la sottise et la vanité, ces deux compagnes inséparables si bien personnifiées dans M. Jourdain, survivent à toutes les transformations sociales. Aujourd’hui, il n’y a plus ni bourgeois ni gentilshommes, et cependant M. Jourdain, tout en se métamorphosant, est aussi vrai qu’au temps de Molière. Sa vanité a changé d’objet, mais au fond elle est restée la même. Et c’est précisément parce que nous le connaissons tous, que le Bourgeois gentilhomme est l’une des pièces qui sont encore le plus goûtées et le plus applaudies du répertoire de Molière.
Le Bourgeois gentilhomme fut joué pour la première fois à Chambord, le 14 octobre 1670. Voici, sur la manière dont cet ouvrage fut accueilli par la cour, ce que M. Taschereau raconte d’après Grimarest : « L’impénétrable impassibilité que le roi conserva pendant la représentation, et la crainte qu’eurent les courtisans d’émettre un avis contraire à celui du monarque, les empêchèrent de se prononcer. Au souper, Louis XIV ne se déclara pas davantage, et l’on crut même remarquer qu’il n’adressa pas la parole à Molière, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre. Ce silence suffit pour persuader aux marquis et aux comtes, qui n’avaient point oublié leurs anciens griefs contre l’auteur, et auxquels le rôle de Dorante en fournissait même de nouveaux, que le roi partageait leur sentiment sur la pièce ; alors ils cessèrent de le dissimuler. Les censures les plus amères lui furent prodiguées ; et certain duc, dont la chronique a cru mal à propos devoir taire le nom, laissa plus particulièrement éclater son dépit et sa fureur. « Molière, disait ce zoïle titré, nous prend assurément pour des grues, de croire nous divertir avec de telles pauvretés. Qu’est ce qu’il veut dire avec son Ha la ba, ba la chou ? Le pauvre homme extravague, il est épuisé : si quelque autre auteur ne prend le théâtre, il va tomber dans la farce italienne ! ». Voilà ce que la vanité, la sottise et l’ignorance dictaient a monsieur le duc et à ses nobles confrères ; voilà ce qu’ils repétèrent tous à l’envi pendant cinq grands jours que la seconde représentation se fit attendre. Nous disons cinq grands jours : en effet, que l’on se peigne le malheureux Molière désespéré de ce concert de diatribes, mais plus encore du silence du roi, renfermé dans sa chambre, dont il n’osait sortir, et envoyant, de temps à autre, Baron chercher des nouvelles qui n’avaient jamais rien de consolant.
» Enfin il arriva, ce jour qu’il redoutait même en le désirant. La seconde représentation fut aussi calme que la première ; mais le roi dit à Molière après le spectacle : « Je ne vous ai point parlé de votre pièce le premier jour, parce que j’ai appréhendé d’être séduit par la manière dont elle avait été représentée ; mais, en vérité, Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait plus diverti, et votre pièce est excellente. » On rendrait difficilement la joie qu’un tel jugement, qu’un tel acte de justice fit éprouver au malheureux patient ; mais on aurait tort de se figurer que ses critiques, si violents et si acharnés, en demeurèrent confus. À peine l’approbation royale leur fut-elle annoncée qu’ils entourèrent Molière et l’accablèrent de louanges. « Cet homme-là est inimitable, disait ce même duc, naguère si furieux ; il y a un vis comica dans tout ce qu’il fait que les anciens n’ont pas aussi heureusement rencontré. »
Le 23 novembre de cette même année 1670, le Bourgeois gentilhomme fut représenté à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal ; et là le succès fut encore plus grand que devant la cour, parce que chaque bourgeois, dit Grimarest, y croyait trouver son voisin peint au naturel, et ne se lassait point d’aller voir ce portrait. » Quelques personnes crurent aussi reconnaître dans M. Jourdain un chapelier nommé Gandoin, qui s’était rendu célèbre par ses prodigalités, et qui avait dépensé cinquante mille écus avec une femme de la connaissance de Molière.
Malgré les sarcasmes qui tombaient sur elle avec tant de gaieté et de malice, la bourgeoisie ne se montra nullement scandalisée. Elle rit de bon cœur et ne se fâcha point ; mais parmi les gens de cour, on murmura contre le rôle de Dorante, qui offrait le type accompli, et sans aucun doute très-reconnaissable, de ces chevaliers d’industrie du dix-septième siècle, si nombreux alors dans la haute société, et qu’on acceptait malgré leurs vices sur la foi de leur titre. Ce rôle offrait même aux ennemis de Molière une nouvelle occasion de le signaler comme un homme dangereux, qui ne respectait rien, pas même les marquis. Mais entre Molière et ses adversaires, il y avait Louis XIV ; et cette fois encore, l’attaque dirigée contre le poëte vint se briser contre la protection du grand roi.
Les critiques les plus compétents sont unanimes à reconnaître la verve et la puissante originalité des trois premiers actes du Bourgeois gentilhomme. « Ces trois actes, dit M. Génin — et c’est là aussi l’opinion de Geoffroy — égalent ce que Molière a produit de meilleur. Quel dommage que l’impatience et les ordres de Louis XIV aient précipité les deux derniers dans la farce ! Au reste, cette farce joyeuse n’est pas si loin de la vérité qu’elle le parait. L’abbé de Saint-Martin, célèbre dans ce temps-là, justifie la réception du Mamamouchi : on lui fit accroire que le roi de Siam l’avait créé mandarin et marquis de Miskou, et il apposa sa signature à ces deux diplômes. Molière n’est jamais sorti de la nature ; ce n’est pas sa faute si le vrai n’est pas toujours vraisemblable[1]. »
PERSONNAGES DE LA COMÉDIE.
MONSIEUR JOURDAIN, bourgeois[2]. MADAME JOURDAIN, sa femme[3]. LUCILE, fille de M. Jourdain[4]. CLÉONTE, amoureux de Lucile[5]. DORIMÈNE, marquise[6]. DORANTE, comte, amant de Dorimène[7]. NICOLE, servante de Jourdain[8]. COVIELLE, valet le Cléonte. UN MAITRE DE MUSIQUE. UN ÉLÈVE du maître de musique. UN MAÎTRE À DANSER. UN MAÎTRE D’ARMES[9]. UN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE[10]. UN MAÎTRE TAILLEUR. UN GARÇON TAILLEUR. DEUX LAQUAIS. |
PERSONNAGES DU BALLET.
DANS LE PREMIER ACTE.
UNE MUSICIENNE. DEUX MUSICIENS. DANSEURS.
DANS LE SECOND ACTE.
GARÇONS TAILLEURS dansants.
DANS LE TROISIÈME ACTE.
CUISINIERS dansants.
DANS LE QUATRIÈME ACTE.
cérémonie turque.
LE MUFTI. TURCS assistants du mufti, chantants. DERVIS chantants. TURCS dansants.
DANS LE CINQUIÈME ACTE.
ballet des nations.
UN DONNEUR DE LIVRES dansant. IMPORTUNS dansants. TROUPE DE SPECTATEURS chantants. PREMIER HOMME du bel air. SECOND HOMME du bel air. PREMIÈRE FEMME du bel air. SECONDE FEMME du bel air. PREMIER GASCON. SECOND GASCON. UN SUISSE. UN VIEUX BOURGEOIS babillard. UNE VIEILLE BOURGEOISE babillarde. ESPAGNOLS chantants. ESPAGNOLS dansants. UNE ITALIENNE. UN ITALIEN. DEUX SCARAMOUCHES. DEUX TRIVELINS. ARLEQUINS. DEUX POITEVINS chantants et dansants. POITEVINS et POITEVINES dansants. |
ACTE PREMIER.
L’ouverture se fait par un grand assemblage d’instruments ; et dans le milieu du théâtre on voit un élève du maître de musique qui compose sur une table un air que le bourgeois a demandé pour une sérénade.
Scène I.
Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en attendant qu’il vienne.
Et vous aussi, de ce côté.
Est-ce fait ?
Oui.
Voyons… Voilà qui est bien.
Est-ce quelque chose de nouveau ?
Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que notre homme fût éveillé.
Peut-on voir ce que c’est ?
Vous l’allez entendre avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
Nos occupations, à vous et à moi, ne sont pas petites maintenant.
Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce nous est une douce rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête, et votre danse et ma musique auroient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
Non pas entièrement ; et je voudrois, pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux choses que nous lui donnons.
Il est vrai qu’il les connoît mal, mais il les paie bien ; et c’est de quoi maintenant nos arts ont plus besoin que de toute autre chose.
Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me touchent, et je tiens que, dans tous les beaux-arts, c’est un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d’essuyer, sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art, qui sachent faire un doux accueil aux beautés d’un ouvrage, et, par de chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail[11]. Oui, la récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues, de les voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paie mieux que cela de toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises que des louanges éclairées.
J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges toutes pures ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer, c’est de louer avec les mains. C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit ; il a du discernement dans sa bourse ; ses louanges sont monnoyées ; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme montre pour lui de l’attachement.
Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur ; et je voudrois qu’avec son bien il eût encore quelque bon goût des choses.
Je le voudrois aussi ; et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous pouvons. Mais, en tout cas, il nous donne moyen de nous faire connoître dans le monde ; et il paiera pour les autres ce que les autres loueront pour lui.
Le voilà qui vient.
Scène II.
Hé bien, messieurs ? Qu’est-ce ? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?
Comment ? Quelle petite drôlerie ?
Hé ! la… Comment appelez-vous cela ? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse.
Ah ! ah !
Vous nous y voyez préparés.
Je vous ai fait un peu attendre ; mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais.
Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.
Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu’on ne m’ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.
Tout ce qu’il vous plaira.
Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu’à la tête.
Nous n’en doutons point.
Je me suis fait faire cette indienne-ci.
Elle est fort belle.
Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étoient comme cela le matin.
Cela vous sied à merveille.
Laquais ! holà, mes deux laquais !
Que voulez-vous, monsieur ?
Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. (Au maître de musique et au maitre à danser.) Que dites-vous de mes livrées ?
Elles sont Magnifiques.
Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
Il est galant
Laquais !
Monsieur.
L’autre laquais !
Monsieur.
Tenez ma robe. (Au maître de musique et au maître à danser.) Me trouvez-vous bien comme cela ?
Fort bien. On ne peut pas mieux.
Voyons un peu votre affaire.
Je voudrois bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élève) qu’il vient de composer pour la sérénade que vous m’avez demandée. C’est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.
Oui, mais il ne falloit pas faire faire cela par un écolier ; et vous n’étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.
Il ne faut pas, monsieur, que le nom d’écolier vous abuse. Ces sortes d’écoliers en savent autant que les plus grands maîtres ; et l’air est aussi beau qu’il s’en puisse faire. Écoutez seulement.
Donnez-moi ma robe, pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi ; cela ira mieux.
Je languis nuit et jour, et mon mal est extrême
Depuis qu’à vos rigueurs vos beaux yeux m’ont soumis.
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas ! que pourriez-vous faire à vos ennemis ?
Cette chanson me semble un peu lugubre ; elle endort, et je voudrois que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci par-là.
Il faut, monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles.
On m’en apprit un tout à fait joli, il y a quelque temps. Attendez… la… Comment est-ce qu’il dit ?
Par ma foi, je ne sais.
Il y a du mouton dedans.
Du mouton ?
Oui. Ah !
Je croyois Jeanneton
Aussi douce que belle ;
Je croyois Jeanneton
Plus douce qu’un mouton.
Hélas ! hélas !
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle
Que n’est le tigre aux bois.
N’est-il pas joli ?
Le plus joli du monde.
Et vous le chantez bien.
C’est sans avoir appris la musique.
Vous devriez l’apprendre, monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.
El qui ouvrent l’esprit d’un homme aux belles choses.
Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique ?
Oui, monsieur.
Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le maître d’armes qui me montre, j’ai arrêté encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin.
La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la musique…
La musique et la danse… La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.
Il n’y a rien qui soit si utile dans un État que la musique.
Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
Sans la musique, un État ne peut subsister,
Sans la danse, un homme ne sauroit rien faire.
Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde, n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.
Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements des grands capitaines, tout cela n’est venu que faute de savoir danser.
Comment cela ?
La guerre ne vient-elle pas d’un manque d’union entra les hommes ?
Cela est vrai.
Et si tous les hommes apprenoient la musique, ne seroit-ce pas le moyen de s’accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle ?
Vous avez raison.
Lorsqu’un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d’un État, ou au commandement d’une armée, ne dit-on pas toujours : Un tel a fait un mauvais pas dans telle affaire[12] ?
Oui, on dit cela.
Et faire un mauvais pas peut-il procéder d’autre chose que de ne savoir pas danser ?
Cela est vrai, et vous avez raison tous deux.
C’est pour vous faire voir l’excellence et l’utilité de la danse et de la musique[13].
Je comprends cela à cette heure.
Voulez-vous voir nos deux affaires ?
Oui.
Je vous l’ai déjà dit, c’est un petit essai que j’ai fait autrefois des diverses passions que peut exprimer la musique.
Fort bien.
Allons, avancez, (À monsieur Jourdain.) Il faut vous figurer qu’ils sont habillés en bergers.
Pourquoi toujours des bergers ? On ne voit que cela partout.
Lorsqu’on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions[14].
Passe, passe. Voyons.
Un cœur, dans l’amoureux empire,
De mille soins est toujours agité.
On dit qu’avec plaisir on languit, on soupire,
Mais quoi qu’on puisse dire,
Il n’est rien de si doux que notre liberté.
Il n’est rien de si doux que les tendres ardeurs
Qui font vivre deux cœurs
Dans une même envie ;
On ne peut être heureux sans amoureux désirs.
Ôtez l’amour de la vie,
Vous en ôtez les plaisirs.
Il seroit doux d’entrer sous l’amoureuse loi,
Si l’on trouvoit en amour de la foi ;
Mais, hélas ! ô rigueur cruelle !
On ne voit point de bergère fidèle ;
Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
Doit faire pour jamais renoncer à l’amour.
Aimable ardeur !
Franchise heureuse !
Sexe trompeur !
Que tu m’es précieuse !
Que tu plais à mon cœur !
Que tu me fais d’horreur !
Ah ! quitte, pour aimer cette haine mortelle !
On peut, on peut te montrer
Une bergère fidèle.
Hélas ! où la rencontrer ?
Pour défendre notre gloire,
Je te veux offrir mon cœur.
Mais, bergère, puis-je croire
Qu’il ne sera point trompeur ?
Voyons, par expérience,
Qui des deux aimera mieux.
Qui manquera de constance,
Le puissent perdre les dieux !
À des ardeurs si belles
Laissons-nous enflammer ;
Ah ! qu’il est doux d’aimer
Quand deux cœurs sont fidèles ?
Est-ce tout ?
Oui.
Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons assez jolis.
Voici, pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements et des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.
Sont-ce encore des bergers ?
C’est ce qu’il vous plaira, (Aux danseurs.) Allons,
Quatre danseurs exécutent tous les mouvements différents et toutes les sortes de pas que le maître à danser leur commande.
ACTE SECOND.
Scène I.
Voilà qui n’est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien.
Lorsque la danse sera mêlée avec la musique, cela fera plus d’effet encore ; et vous verrez quelque chose de galant dans le petit ballet que nous avons ajusté pour vous.
C’est pour tantôt, au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire tout cela me doit faire l’honneur de venir dîner céans.
Tout est prêt.
Au reste, monsieur, ce n’est pas assez ; il faut qu’une personne comme vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.
Est-ce que les gens de qualité en ont ?
Oui. monsieur.
J’en aurai donc. Cela sera-t-il beau ?
Sans doute. Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d’une basse de viole, d’un téorbe, et d’un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.
Il y faudra mettre aussi une trompette marine[16]. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.
Laissez-nous gouverner les choses.
Au moins, n’oubliez pas tantôt de m’envoyer des musiciens pour chanter à table.
Vous aurez tout ce qu’il vous faut.
Mais, surtout, que le ballet soit beau.
Vous en serez content, et, entre autres choses, de certains menuets que vous y verrez.
Ah ! les menuets sont ma danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.
Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante.) La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.
Hé !
Voilà qui est le mieux du monde.
À propos ! apprenez-moi comme il faut faire une révérence pour saluer une marquise ; j’en aurai besoin tantôt.
Une révérence pour saluer une marquise ?
Oui. Une marquise qui s’appelle Dorimène.
Donnez-moi la main.
Non. Vous n’avez qu’à faire ; je le retiendrai bien.
Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d’abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu’à ses genoux.
Faites un peu. (Après que le maître à danser a fait trois révérences.) Bon.
Scène II.
Monsieur, voilà votre maître d’armes qui est là.
Dis-lui qu’il entre ici pour me donner leçon. (Au maître de musique et au maître à danser.) Je veux que vous me voyiez faire.
Scène III.
Allons, monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si tendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Une, deux. Un saut en arrière. En garde, monsieur, en garde.
Hé !
Vous faites des merveilles.
Je vous l’ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner et à ne point recevoir ; et, comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps ; ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet, ou en dedans, ou en dehors.
De cette façon, donc, un homme, sans avoir de cœur, est sur de tuer son homme, et de n’être point tué ?
Sans doute ; n’en vîtes-vous pas la démonstration ?
Oui.
Et c’est en quoi l’on voit de quelle considération nous autres nous devons être dans un État ; et combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres science inutiles, comme la danse, la musique, la…
Tout beau, monsieur le tireur d’armes ; ne parlez de la danse qu’avec respect.
Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.
Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne !
Voyez un peu l’homme d’importance !
Voilà un plaisant animal, avec son plastron !
Mon petit maître à danser, je vous ferois danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferois chanter de la belle manière.
Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.
Êtes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?
Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.
Tout doux, vous dis-je.
Comment ! petit impertinent !
Hé ! mon maître d’armes !
Comment ! grand cheval de carrosse !
Hé ! mon maître à danser !
Si je me jette sur vous…
Doucement.
Si je mets sur vous la main…
Tout beau !
Je vous étrillerai d’un air…
De grace !
Je vous rosserai d’une manière…
Je vous prie…
Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.
Mon Dieu ! arrêtez-vous !
Scène IV.
Holà ! monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.
Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il, messieurs ?
Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu’à se dire des injures, et en vouloir venir aux mains.
Hé quoi, messieurs ! faut-il s’emporter de la sorte ? et n’avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère ? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d’un homme une bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ?
Comment, monsieur ! il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse, que j’exerce, et la musique, dont il fait profession.
Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience.
Ils ont tous deux l’audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne !
Faut-il que cela vous émeuve ! Ce n’est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c’est la sagesse et la vertu.
Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d’honneur.
Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.
Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.
Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladin !
Allez, philosophe de chien.
Allez, bélître de pédant.
Allez, cuistre fieffé.
Comment ! marauds que vous êtes…
(Le philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups.)
Monsieur le philosophe !
Infames, coquins, insolents !
Monsieur le philosophe !
La peste de l’animal !
Messieurs !
Impudents !
Monsieur le philosophe !
Diantre soit de l’âne bâté !
Messieurs !
Scélérats !
Monsieur le philosophe !
Au diable l’impertinent !
Messieurs !
Fripons, gueux, traîtres, imposteurs !
Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe !
Scène V.
Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurai que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serois bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me feroit mal.
Scène VI.
Venons à notre leçon.
Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses ; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvènal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?
Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.
Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrina, vita, est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute.
Oui ; mais faites comme si je ne le savois pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.
Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.
Ce latin-là a raison.
N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
Oh ! oui, je sais lire et écrire.
Par où vous plaît-il que nous commencions[17] ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?
Qu’est-ce que c’est que cette logique ?
C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.
Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?
La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton[18].
Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli[19].
Voulez-vous apprendre la morale ?
La morale ?
Oui.
Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?
Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…
Non ; laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne : je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
Apprenez-moi l’orthographe[20].
Très volontiers.
Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.
Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles[21], parcequ’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, 0, U.
J’entends tout cela.
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A[22].
A, A. Oui.
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
A, E ; A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
Et la voix I, eu rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
O, O. Il n’y a rien de plus juste : A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O ; I, O.
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.
U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : DA.
DA, DA. Oui ! Ah ! les belles choses ! les belles choses !
L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : FA.
FA, FA. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
Et l’R, eu portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une maniére de tremblement : R, RA[23].
R. R, RA ; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps ! R, R, R, RA.
Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterois que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
Fort bien !
Cela sera galant, oui.
Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez ecrire ?
Non, non ; point de vers.
Vous ne voulez que de la prose ?
Non, je ne veux ni prose ni vers.
Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.
Pourquoi ?
Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.
Il n’y a que la prose ou les vers ?
Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.
Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
De la prose.
Quoi ! quand je dis : Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c’est de la prose ?
Oui, monsieur.
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrois donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrois que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour les les violences d’un…
Non, non, non, je ne veux point tout cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Il faut bien étendre un peu la chose.
Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d’amour.
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Je n’y manquerai pas.
Scène VII.
Comment ! mon habit n’est point encore arrivé ?
Non, monsieur.
Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fiévre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! au diable le tailleur ! la peste étouffe le tailleur ! Si je le tenois maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Scène VIII.
Ah ! vous voilà#1 je m’allois mettre en colère contre vous.
Je n’ai pas pu venir plus tôt, et j’ai mis vingt garçons après votre habit.
Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits, que j’ai eu toutes les peines du monde à les mettre, et il y a déjà deux mailles de rompues.
Ils ne s’élargiront que trop.
Oui, si je romps toujours des mailles. Vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.
Point du tout, monsieur.
Comment ! point du tout ?
Non, ils ne vous blessent point.
Je vous dis qu’ils me blessent, moi.
Vous vous imaginez cela.
Je me l’imagine parceque je le sens. Voyez la belle maison !
Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C’est un chef-d’œuvre que d’avoir inventé un hahit sérieux qui ne fût pas noir ; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.
Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en bas.
Vous ne m’avez pas dit que vous les vouliez en en haut.
Est-ce qu’il faut dire cela ?
Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.
Les personnes de qualité poilent les fleurs en bas.
Oui, monsieur.
Oh ! voilà qui est donc bien.
Si vous voulez, je les mettrai en en haut.
Non, non.
Vous n’avez qu’à dire.
Non, vous dis-je ; vous avez bien fait. Croyez-vous que mon habit m’aille bien[24] ?
Belle demande ! Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J’ai chez moi un garçon qui, pour monter une ringrave, est le plus grand génie du monde ; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héro de notre temps.
La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?
Tout est bien.
Ah ! ah ! monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m’avez fait. Je la reconnois bien.
C’est que l’étoffe me sembla si belle, que j’en ai voulu lever un habit pour moi.
Oui : mais il ne falloit pas le lever avec le mien.
Voulez-vous mettre votre habit ?
Oui : donnez-le-moi.
Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres.
Scène IX.
Mettez cet habit à monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.
Les quatre, garçons tailleurs dansants s’approchent de monsieur Jourdain. Deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices ; les deux autres lui ôtent la camisole ; après quoi, toujours en cadence, ils lui mettent son habit neuf. Monsieur Jourdain se promène au milieu d’eux, et leur montre son habit pour voir s’il est bien.
Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.
Comment m’appelez-vous ?
Mon gentilhomme.
Mon gentilhomme ! Voilà ce que c’est que de se mettre en personne de qualité ! Allez-vous en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : Mon gentilhomme (Donnant de l’argent.) Tenez, voilà pour Mon gentilhomme.
Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.
Monseigneur ! Oh ! oh ! Monseigneur ! Attendez, mon ami ; Monseigneur mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que Monseigneur ! Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.
Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.
Votre Grandeur ! Oh ! oh ! oh ! Attendez ; ne vous en allez pas. À moi, Votre Grandeur ! (Bas, à part.) Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. (Haut.) Tenez, voilà pour ma grandeur.
Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.
Il a bien fait, je lui allois tout donner.
Les quatre garçons tailleurs se réjouissent, en dansant, de la libéralité de monsieur Jourdain.
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi.
Oui, monsieur.
Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques ordres. Ne bougez : la voilà.
Scène II.
Nicole !
Plaît-il ?
Écoutez.
Hi, hi, hi, hi, hi[25].
Qu’as-tu à rire ?
Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
Que veut dire cette coquine-là ?
Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti ! Hi, hi, hi.
Comment donc ?
Ah ! ah ! mon Dieu ! Hi, hi, hi, hi, hi.
Quelle friponne est-ce là ! Te moques-tu de moi ?
Nenni, monsieur ; j’en serois bien fâchée. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage.
Monsieur, je ne puis pas m’en empêcher. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
Tu ne t’arrêteras pas ?
Monsieur, je vous demande pardon ; mais vous êtes si plaisant, que je ne saurois me tenir de rire. Hi, hi, hi.
Mais voyez quelle insolence !
Vous êtes tout à fait drôle comme cela. Hi, hi.
Je te…
Je vous prie de m’excuser. Hi, hi, hi, hi.
Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je t’appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné.
Hé bien ! monsieur, voilà qui est fait : je ne rirai plus.
Prends-y bien garde. Il faut que, pour tantôt, tu nettoies…
Hi, hi.
Que tu nettoies comme il faut…
Hi, hi.
Il faut, dis-je, que tu nettoies la salle, et…
Hi, hi.
Encore ?
Tenez, monsieur, battez-moi plutôt, et me laissez rire tout mon soûl ; cela me fera plus de bien. Hi, hi, hi, hi, hi.
J’enrage !
De grace, monsieur, je vous prie de me laisser rire. Hi, hi, hi.
Si je te prends…
Monsieur, eur, je crèverai, ai, si je ne ris. Hi, hi, hi.
Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme celle-là, qui me vient rire insolemment au nez, au lieu de recevoir mes ordres ?
Que voulez-vous que je fasse, monsieur ?
Que tu songes, coquine, à préparer ma maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.
Ah ! par ma foi, je n’ai plus envie de rire ; et toutes vos compagnies font tant de désordre céans, que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur.
Ne dois-je point pour toi fermer ma porte à tout le monde ?
Vous devriez au moins la fermer à certaines gens.
Scène III.
Ah ! ah ! voici une nouvelle histoire ! Qu’est-ce que c’est donc, mon mari, que cet équipage-là ? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? et avez-vous envie qu’on se raille partout de vous ?
Il n’y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi.
Vraiment, on n’a pas attendu jusqu’à cette heure ; et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.
Qui est donc tout ce monde-là, s’il vous plaît ?
Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce que c’est que notre maison. On diroit qu’il est céans carême-prenant[26] tous les jours ; et dès le matin, de peur d’y manquer, on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs dont tout le voisinage se trouve incommodé.
Madame parle bien. Je ne saurois plus voir mon ménage propre avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l’apporter ici ; et la pauvre Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.
Ouais ! notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne !
Nicole a raison ; et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrois bien savoir ce que vous pensez faire d’un maître à danser, à l’âge que vous avez.
Et d’un grand maître tireur d’armes, qui vient, avec ses battements de pied, ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carriaux de notre salle.
Taisez-vous, ma servante et ma femme.
Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n’aurez plus de jambes ?
Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu’un ?
Taisez-vous, vous dis-je : vous êtes des ignorantes l’une et l’autre ; et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela.
Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge d’être pourvue.
Je songerai à marier ma fille quand il se présentera un parti pour elle ; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses.
J’ai encore ouï dire, madame, qu’il a pris aujourd’hui, pour renfort de potage, un maître de philosophie.
Fort bien. Je veux avoir de l’esprit, et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens.
N’irez-vous point, l’un de ces jours, au collège, vous faire donner le fouet, à votre âge ?
Pourquoi non ? Plût à Dieu l’avoir tout à l’heure, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu’on apprend au collège[27] !
Oui, ma foi, cela vous rendroit la jambe bien mieux faite.
Sans doute.
Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison !
Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j’ai honte de votre ignorance, (À madame Jourdain.) Par exemple, savez-vous, vous, ce que c’est que vous dites à cette heure ?
Oui. Je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d’autre sorte.
Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c’est que les paroles que vous dites ici.
Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l’est guère.
Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous demande, ce que je parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu’est-ce que c’est ?
Des chansons.
Hé ! non, ce n’est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à celle heure ?
Hé bien ?
Comment est-ce que cela s’appelle ?
Cela s’appelle comme on veut l’appeler.
C’est de la prose, ignorante.
De la prose ?
Oui, de la prose. Tout ce qui est prose n’est point vers ; et tout ce qui n’est point vers est prose. Heu ! voilà ce que c’est que d’étudier. (À Nicole.) Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U ?
Comment ?
Oui. Qu’est-ce que tu fais quand tu dis U ?
Quoi ?
Dis un peu U, pour voir.
Hé bien ! U.
Qu’est-ce que tu fais ?
Je dis U.
Oui ; mais quand tu dis U, qu’est-ce que tu fais ?
Je fais ce que vous me dites.
Oh ! l’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en bas ; U, vois-tu ? Je fais la moue : U.
Oui, cela est biau.
Voilà qui est admirable !
C’est bien autre chose, si vous aviez vu O, et DA, DA, et FA, FA !
Qu’est-ce que c’est donc que tout ce galimatias-là ?
De quoi est-ce que tout cela guérit ?
J’enrage quand je vois des femmes ignorantes.
Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs fariboles.
Et surtout ce grand escogriffe de maître d’armes, qui remplit de poudre tout mon ménage.
Ouais ! ce maître d’armes vous tient au cœur ! Je te veux faire voir ton impertinence tout à l’heure. (Après avoir fait apporter des fleurets, et en avoir donné un à Nicole.) Tiens, raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en quarte, on n’a qu’à faire cela, et, quand on pousse en tierce, on n’a qu’à faire cela. Voilà le moyen de n’être jamais tué ; et cela n’est-il pas beau, d’être assuré de son fait quand on se bat contre quelqu’un ? Là, pousse-moi un peu, pour voir.
Hé bien ! quoi !
(Nicole pousse plusieurs bottes à monsieur Jourdain.)
Tout beau ! Holà ! ho ! Doucement Diantre soit la coquine !
Vous me dites de pousser.
Oui ; mais tu me pousses en tierce avant que de me pousser en quarte, et tu n’as pas la patience que je pare.
Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies ; et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.
Lorsque je hante la noblesse, je fais paroître mon jugement ; et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.
Çamon[28] vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau monsieur le comte, dont vous vous êtes embéguiné !
Paix ; songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étois son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devineroit jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.
Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.
Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?
Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?
Des choses dont on seroit étonné, si on les savoit.
Et quoi ?
Baste ! je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.
Oui. Attendez-vous à cela.
Assurément. Ne me l’a-t-il pas dit ?
Oui, oui, il ne manquera pas d’y faillir.
Il m’a juré sa foi de gentilhomme.
Chansons !
Ouais ! Vous êtes bien obstinée, ma femme ! Je vous dis qu’il me tiendra sa parole ; j’en suis sûr.
Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu’il vous fait ne sont que pour vous enjôler.
Taisez-vous. Le voici.
Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore nous faire quelque emprunt ; et il me semble que j’ai dîné quand je le vois.
Taisez-vous, vous dis-je.
Scène IV.
Mon cher ami monsieur Jourdain, comment vous portez-vous ?
Fort bien, monsieur, pour vous rendre mes petits services.
Et madame Jourdain, que voilà, comment se porte-t-elle ?
Madame Jourdain se porte comme elle peut.
Comment ! monsieur Jourdain ! vous voilà le plus propre du monde !
Vous voyez.
Vous avez tout à fait bon air avec cet habit ; et nous n’avons point de jeunes gens à la cour qui soient mieux faits que vous.
Hai, hai.
Il le gratte par où il se démange.
Tournez-vous. Cela est tout à fait galant.
Oui, aussi sot par derrière que par devant.
Ma foi, monsieur Jourdain, j’avois une impatience étrange de vous voir. Vous êtes l’homme du monde que j’estime le plus ; et je parlois de vous encore, ce matin, dans la chambre du roi.
Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur. (À madame Jourdain.) Dans la chambre du roi !
Allons, mettez.
Monsieur, je sais le respect que je vous dois.
Mon Dieu ! mettez. Point de cérémonie entre nous, je vous prie.
Monsieur…
Mettez, vous dis-je, monsieur Jourdain ; vous êtes mon ami.
Monsieur, je suis votre serviteur.
Je ne me couvrirai point, si vous ne vous couvrez.
J’aime mieux être incivil qu’importun.
Je suis votre débiteur, comme vous le savez.
Oui : nous ne le savons que trop.
Vous m’avez généreusement prêté de l’argent en plusieurs occasions, et m’avez obligé de la meilleure grace du monde, assurément.
Monsieur, vous vous moquez.
Mais je sais rendre ce qu’on me prête, et reconnoitre les plaisirs qu’on me fait.
Je n’en doute point, monsieur.
Je veux sortir d’affaire avec vous ; et je viens ici pour faire nos comptes ensemble.
Hé bien ! vous voyez votre impertinence, ma femme.
Je suis homme qui aime à m’acquitter le plus tôt que je puis.
Je vous le disois bien.
Voyons un peu ce que je vous dois.
Vous voilà, avec vos soupçons ridicules.
Vous souvenez-vous bien de tout l’argent que vous m’ayez prêté ?
Je crois que oui. J’en ai fait un polit mémoire. Le voici. Donné à vous une fois deux cents louis.
Cela est vrai.
Une autre fois six vingts.
Oui.
Et une autre fois cent quarante.
Vous avez raison.
Ces trois articles font quatre cent soixante louis, qui valent cinq mille soixante livres.
Le compte est fort bon. Cinq mille soixante livres.
Mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier.
Justement.
Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.
Il est vrai.
Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sous huit deniers à votre marchand.
Fort bien. Douze sous huit deniers ; le compte est juste.
Et mille sept cent quarante-huit livres sept sous quatre deniers à votre sellier.
Tout cela est véritable. Qu’est-ce que cela fait ?
Somme totale, quinze mille huit cents livres.
Somme totale est juste. Quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents pistoles que vous m’allez donner : cela fera justement dix-huit mille francs, que je vous paierai au premier jour.
Hé bien ! ne l’avois-je pas bien deviné ?
Paix.
Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis ?
Hé ! non.
Cet homme-là fait de vous une vache à lait.
Taisez-vous.
Si cela vous incommode, j’en irai chercher ailleurs.
Non, monsieur.
Il ne sera pas content qu’il ne vous ait ruiné.
Taisez-vous, vous dis-je.
Vous n’avez qu’à me dire si cela vous embarrasse.
Point, monsieur.
C’est un vrai enjôleux.
Taisez-vous donc.
Il vous sucera jusqu’au dernier sou.
Vous tairez-vous ?
J’ai force gens qui m’en prèteroient avec joie ; mais comme vous êtes mon meilleur ami, j’ai cru que je vous ferois tort si j’en demandois à quelque autre.
C’est trop d’honneur, monsieur, que vous me faites. Je vais quérir votre affaire.
Quoi ! vous allez encore lui donner cela ?
Que faire ? voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là, qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du roi ?
Allez, vous êtes une vraie dupe.
Scène V.
Vous me semblez toute mélancolique. Qu’avez-vous, madame Jourdain ?
J’ai la tête plus grosse que le poing, et si elle n’est pas enflée.
Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la vois point ?
Mademoiselle ma fille est bien où elle est.
Comment se porte-t-elle ?
Elle se porte sur ses deux jambes.
Ne voulez-vous point, un de ces jours, venir voir avec elle le ballet et la comédie que l’on fait chez le roi ?
Oui, vraiment ! nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous avons.
Je pense, madame Jourdain, que vous avez eu bien des amants dans votre jeune âge, belle et d’agréable humeur comme vous étiez.
Tredame ! monsieur, est-ce que madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle déjà ?
Ah ! ma foi, madame Jourdain, je vous demande pardon ! je ne songeois pas que vous êtes jeune ; et je rêve le plus souvent. Je vous prie d’excuser mon impertinence.
Scène VI.
Voilà deux cents louis bien comptés.
Je vous assure, monsieur Jourdain, que je suis tout à vous, et que je brûle de vous rendre un service à la cour.
Je vous suis trop obligé.
Si madame Jourdain veut voir le divertissement royal, je lui ferai donner les meilleures places de la salle.
Madame Jourdain vous baise les mains.
Notre belle marquise, comme je vous ai mandé par mon billet, viendra tantôt ici pour le ballet et le repas ; et je l’ai fait consentir enfin au cadeau que vous lui voulez donner.
Tirons-nous un peu plus loin, pour causer.
Il y a huit jours que je ne vous ai vu ; et je ne vous ai point mandé de nouvelles du diamant que vous me mîtes entre les mains pour lui en faire présent de votre part ; mais c’est que j’ai eu toutes les peines du monde à vaincre son scrupule ; et ce n’est que d’aujourd’hui qu’elle s’est résolue à l’accepter.
Comment l’a-t-elle trouvé ?
Merveilleux ; et je me trompe fort, ou la beauté de ce diamant fera pour vous sur son esprit un effet admirable.
Plût au ciel !
Quand il est une fois avec lui, il ne peut le quitter.
Je lui ai fait valoir comme il faut la richesse de ce présent, et la grandeur de votre amour.
Ce sont, monsieur, des bontés qui m’accablent ; et je suis dans une confusion la plus grande du monde, de voir une personne de votre qualité s’abaisser pour moi à ce que vous faites.
Vous moquez-vous ? est-ce qu’entre amis on s’arrête à ces sortes de scrupules ? et ne feriez-vous pas pour moi la même chose, si l’occasion s’en offroit ?
Oh ! assurément, et de très grand cœur !
Que sa présence me pèse sur les épaules !
Pour moi, je ne regarde rien quand il faut servir un ami ; et lorsque vous me fîtes confidence de l’ardeur que vous aviez prise pour cette marquise agréable, chez qui j’avois commerce, vous vîtes que d’abord je m’offris de moi-même à servir votre amour.
Il est vrai. Ce sont des bontés qui me confondent.
Est-ce qu’il ne s’en ira point ?
Ils se trouvent bien ensemble.
Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur. Les femmes aiment surtout les dépenses qu’on fait pour elles ; et vos fréquentes sérénades, et vos bouquets continuels, ce superbe feu d’artifice qu’elle trouva sur l’eau, le diamant qu’elle a reçu de votre part, et le cadeau[29] que vous lui préparez, tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre amour que toutes les paroles que vous auriez pu lui dire vous-même.
Il n’y a point de dépenses que je ne fisse, si par là je pouvois trouver le chemin de son cœur. Une femme de qualité a pour moi des charmes ravissants ; et c’est un honneur que j’achèterois au prix de toutes choses.
Que peuvent-ils tant dire ensemble ? Va-t’en un peu tout doucement prêter l’oreille.
Ce sera tantôt que vous jouirez à votre aise du plaisir de sa vue ; et vos yeux auront tout le temps de se satisfaire.
Pour être en pleine liberté, j’ai fait en sorte que ma femme ira dîner chez ma sœur, où elle passera toute l’après-dînée.
Vous avez fait prudemment, et votre femme auroit pu nous embarrasser. J’ai donné pour vous l’ordre qu’il faut au cuisinier et à toutes les choses qui sont nécessaires pour le ballet. Il est de mon invention ; et pourvu que l’exécution puisse répondre à l’idée, je suis sûr qu’il sera trouvé…
Ouais ! vous êtes bien impertinente ! (À Dorante.) Sortons, s’il vous plaît.
Scène VII.
Ma foi, madame, la curiosité m’a couté quelque chose ; mais je crois qu’il y a quelque anguille sous roche, et ils parlent de quelque affaire où ils ne veulent pas que vous soyez.
Ce n’est pas d’aujourd’hui, Nicole, que j’ai conçu des soupçons de mon mari. Je suis la plus trompée du monde, ou il y a quelque amour en campagne ; et je travaille à découvrir ce que ce peut être. Mais songeons à ma fille. Tu sais l’amour que Cléonte a pour elle : c’est un homme qui me revient ; et je veux aider sa recherche, et lui donner Lucile, si je puis.
En vérité, madame, je suis la plus ravie du monde de vous voir dans ces sentiments ; car si le maître vous revient, le valet ne me revient pas moins, et je souhaiterois que notre mariage se pût faire à l’ombre du leur.
Va-t’en lui en parler de ma part[30], et lui dire que tout à l’heure il me vienne trouver, pour faire ensemble, à mon mari, la demande de ma fille.
J’y cours, madame, avec joie, et je ne pouvois recevoir une commission plus agréable. (Seule.) Je vais, je pense, bien réjouir les gens.
Scène VIII.
Ah ! vous voilà tout à propos ! Je suis une ambassadrice de joie, et je viens…
Retire-toi, perfide, et ne me viens point amuser avec tes traîtresses paroles.
Est-ce ainsi que vous recevez…
Retire-toi, te dis-je, et va-t’en dire, de ce pas, à ton infidèle maîtresse qu’elle n’abusera de sa vie le trop simple Cléonte.
Quel vertigo est-ce donc là ? Mon pauvre Covielle, dis-moi un peu ce que cela veut dire.
Ton pauvre Covielle, petite scélérate ! Allons, vite, ôte-toi de mes yeux, vilaine, et me laisse en repos.
Quoi ! tu me viens aussi…
Ôte-toi de mes yeux, te dis-je, et ne me parle pas de ta vie.
Ouais ! Quelle mouche les a piqués tous deux ? Allons de cette belle histoire informer ma maîtresse[31].
Scène IX.
Quoi ! traiter un amant de la sorte, et un amant le plus fidèle et le plus passionné de tous les amants !
C’est une chose épouvantable que ce qu’on nous a fait à tous deux.
Je fais voir pour une personne toute l’ardeur et toute la tendresse qu’on peut imaginer ; je n’aime rien au monde qu’elle, et je n’ai qu’elle dans l’esprit ; elle fait tous mes soins, tous mes désirs, toute ma joie ; je ne parle que d’elle, je ne pense qu’à elle, je ne fais des songes que d’elle, je ne respire que par elle, mon cœur vit tout en elle ; et voilà de tant d’amitié la digne récompense ! Je suis deux jours sans la voir, qui sont pour moi deux siècles effroyables : je la rencontre par hasard ; mon cœur, à cette vue, se sent tout transporté, ma joie éclate sur mon visage, je vole avec ravissement vers elle, et l’infidèle détourne de moi ses regards, et passe brusquement, comme si de sa vie elle ne m’avoit vu !
Je dis les mêmes choses que vous.
Peut-on rien voir d’égal, Covielle, à cette perfidie de l’ingrate Lucile ?
Et à celle, monsieur, de la pendarde de Nicole ?
Après tant de sacrifices ardents, de soupirs et de vœux que j’ai faits à ses charmes !
Après tant d’assidus hommages, de soins et de services que je lui ai rendus dans sa cuisine !
Tant de larmes que j’ai versées à ses genoux !
Tant de seaux d’eau que j’ai tirés au puits pour elle !
Tant d’ardeur que j’ai fait paroître à la chérir plus que moi-même !
Tant de chaleur que j’ai soufferte à tourner la broche à sa place !
Elle me fuit avec mépris !
Elle me tourne le dos avec effronterie !
C’est une perfidie digne des plus grands châtiments.
C’est une trahison à mériter mille soufflets.
Ne t’avise point, je te prie, de me parler jamais pour elle.
Moi, monsieur ? Dieu m’en garde !
Ne viens point m’excuser l’action de cette infidèle.
N’ayez pas peur.
Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre ne serviront de rien.
Qui songe à cela ?
Je veux contre elle conserver mon ressentiment, et rompre ensemble tout commerce.
J’y consens.
Ce monsieur le comte qui va chez elle lui donne peut-être dans la vue ; et son esprit, je le vois bien, se laisse éblouir à la qualité. Mais il me faut, pour mon honneur, prévenir l’éclat de son inconstance. Je veux faire autant de pas qu’elle au changement où je la vois courir, et ne lui laisser pas toute la gloire de me quitter.
C’est fort bien dit, et j’entre pour mon compte dans tous vos sentiments.
Donne la main à mon dépit, et soutiens ma résolution contre tous les restes d’amour qui me pourroient parler pour elle. Dis-m’en, je t’en conjure, tout le mal que tu pourras. Fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable, et marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.
Elle, monsieur ? voilà une belle mijaurée, une pimpesouée[32] bien bâtie, pour vous donner tant d’amour ! Je ne lui vois rien que de très médiocre ; et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement, elle a les yeux petits.
Cela est vrai, elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.
Elle a la bouche grande.
Oui ; mais on y voit des graces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus amoureuse du monde.
Pour sa taille, elle n’est pas grande.
Non ; mais elle est aisée et bien prise.
Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions…
Il est vrai ; mais elle a grace à tout cela ; et ses manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.
Pour de l’esprit…
Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.
Sa conversation…
Sa conversation est charmante.
Elle est toujours sérieuse.
Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et vois-tu rien de plus impertinent que les femmes qui rient à tout propos ?
Mais, enfin, elle est capricieuse autant que personne du monde.
Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord ; mais tout sied bien aux belles, on souffre tout des belles.
Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l’aimer toujours.
Moi ? j’aimerois mieux mourir ; et je vais la haïr autant que je l’ai aimée.
Le moyen, si vous la trouvez si parfaite ?
C’est en quoi ma vengeance sera plus éclatante, en quoi je veux faire mieux voir la force de mon cœur à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d’attraits, tout aimable que je la trouve. La voici.
Scène X.
Pour moi, j’en ai été toute scandalisée.
Ce ne peut être, Nicole, que ce que je te dis. Mais le voilà.
Je ne veux pas seulement lui parler.
Je veux vous imiter.
Qu’est-ce donc, Cléonte ? qu’avez-vous ?
Qu’as-tu donc, Covielle ?
Quel chagrin vous possède ?
Quelle mauvaise humeur te tient ?
Êtes-vous muet, Cléonte ?
As-tu perdu la parole, Covielle ?
Que voilà qui est scélérat !
Que cela est Judas !
Je vois bien que la rencontre de tantôt a troublé votre esprit.
Ah ! ah ! On voit ce qu’on a fait.
Notre accueil de ce matin t’a fait prendre la chèvre[33].
On a deviné l’enclouure.
N’est-il pas vrai, Cléonte, que c’est là le sujet de votre dépit ?
Oui, perfide, ce l’est, puisqu’il faut parler ; et j’ai à vous dire que vous ne triompherez pas, comme vous pensez, de votre infidélité ; que je veux être le premier à rompre avec vous, et que vous n’aurez pas l’avantage de me chasser. J’aurai de la peine, sans doute, à vaincre l’amour que j’ai pour vous ; cela me causera des chagrins, je souffrirai un temps ; mais j’en viendrai à bout, et je me percerai plutôt le cœur, que d’avoir la foiblesse de retourner à vous.
Queussi, queumi[34].
Voilà bien du bruit pour un rien ! Je veux vous dire, Cléonte, le sujet qui m’a fait ce matin éviter votre abord.
Non, je ne veux rien écouter.
Je te veux apprendre la cause qui nous a fait passer si vite.
Je ne veux rien entendre.
Sachez que ce matin…
Non, vous dis-je.
Apprends que…
Non, traîtresse !
Écoutez !
Point d’affaire.
Laisse-moi dire.
Je suis sourd.
Cléonte !
Non.
Covielle !
Point.
Arrêtez.
Chansons.
Entends-moi.
Bagatelle.
Un moment.
Point du tout.
Un peu de patience.
Tarare.
Deux paroles.
Non : c’en est fait.
Un mot.
Plus de commerce.
Hé bien ! puisque vous ne voulez pas m’écouter, demeurez dans votre pensée, et faites ce qu’il vous plaira.
Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.
Sachons donc le sujet d’un si bel accueil.
Il ne me plaît plus de le dire.
Apprends-nous un peu cette histoire.
Je ne veux plus, moi, te l’apprendre.
Dites-moi…
Non, je ne veux rien dire.
Conte-moi…
Non, je ne conte rien.
De grace !
Non, vous dis-je.
Par charité.
Point d’affaire.
Je vous en prie.
Laissez-moi.
Je t’en conjure.
Ôte-toi de là.
Lucile !
Non.
Nicole !
Point.
Au nom des dieux !
Je ne veux pas.
Parle-moi.
Point du tout.
Éclaircissez mes doutes.
Non : je n’en ferai rien.
Guéris-moi l’esprit.
Non : il ne me plaît pas.
Hé bien ! puisque vous vous souciez si peu de me tirer de peine, et de vous justifier du traitement indigne que vous avez fait à ma flamme, vous me voyez, ingrate, pour la dernière fois ; et je vais, loin de vous, mourir de douleur et d’amour.
Et moi, je vais suivre ses pas.
Cléonte !
Covielle !
Hé ?
Plaît-il ?
Où allez-vous ?
Où je vous ai dit.
Nous allons mourir.
Vous allez mourir, Cléonte ?
Oui, cruelle, puisque vous le voulez.
Moi ! je veux que vous mouriez !
Oui, vous le voulez.
Qui vous le dit ?
N’est-ce pas le vouloir, que de ne vouloir pas éclaircir mes soupçons ?
Est-ce ma faute ? et, si vous aviez voulu m’écouter, ne vous aurois-je pas dit que l’aventure dont vous vous plaignez a été causée ce matin par la présence d’une vieille tante, qui veut à toute force que la seule approche d’un homme déshonore une fille, qui perpétuellement nous sermonne sur ce chapitre, et nous figure tous les hommes comme des diables qu’il faut fuir ?
Voilà le secret de l’affaire.
Ne me trompez-vous point, Lucile ?
Ne m’en donnes-tu point à garder ?
Il n’est rien de plus vrai.
C’est la chose comme elle est.
Nous rendrons-nous à cela ?
Ah ! Lucile, qu’avec un mot de votre bouche vous savez apaiser de choses dans mon cœur, et que facilement on se laisse persuader aux personnes qu’on aime !
Qu’on est aisément amadoué par ces diantres d’animaux-là !
Scène XI.
je suis bien aise de vous voir, Cléonte, et vous voilà tout à propos. Mon mari vient ; prenez vite votre temps pour lui demander Lucile en mariage.
Ah ! madame, que cette parole m’est douce, et qu’elle flatte mes désirs ! Pouvois-je recevoir un ordre plus charmant, une faveur plus précieuse ?
Scène XII.
Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même, et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.
Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme.
Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n’hésitent pas beaucoup ; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l’usage aujourd’hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments, sur cette matière, un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis, dans les armes, l’honneur de six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d’autres en ma place croiroient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme.
Touchez là, monsieur ; ma fille n’est pas pour vous.
Comment ?
Vous n’êtes pont gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.
Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?
Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.
Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
Voilà pas le coup de langue ?
Et votre père n’étoit-il pas marchand aussi bien que le mien ?
Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux, pour elle, un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
Cela est vrai : nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne[35] et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.
Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je la veux faire marquise.
Marquise ?
Oui, marquise.
Hélas ! Dieu m’en garde !
C’est une chose que j’ai résolue.
C’est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il falloit qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât, par mégarde, à saluer quelqu’un du quartier, on ne manqueroit pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, diroit-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de monsieur Jourdain, qui étoit trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendoient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils paient maintenant, peut-être, bien cher en l’autre monde ; et l’on ne devient guère si riches à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire : Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi.
Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde ; et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse[36].
Scène XIII.
Cléonte, ne perdez point courage encore. (À Lucile.) Suivez-moi, ma fille ; et venez dire résolument à votre père que si vous ne l’avez, vous ne voulez épouser personne.
Scène XIV.
Vous avez fait de belles affaires, avec vos beaux sentiments !
Que veux-tu ? j’ai un scrupule là-dessus que l’exemple ne sauroit vaincre.
Vous moquez-vous, de le prendre sérieusement avec un homme comme cela ? Ne voyez-vous pas qu’il est fou ? et vous coûtoit-il quelque chose de vous accommoder à ses chimères ?
Tu as raison ; mais je ne croyois pas qu’il fallût faire ses preuves de noblesse pour être gendre de monsieur Jourdain.
Ah ! fih ! ah !
De quoi ris-tu ?
D’une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et vous faire obtenir ce que vous souhaitez.
Comment ?
L’idée est tout à fait plaisante.
Quoi donc ?
Il s’est fait depuis peu une certaine mascarade qui vient le mieux du monde ici, et que je prétends faire entrer dans une bourle[37] que je veux faire à notre ridicule. Tout cela sent un peu sa comédie ; mais, avec lui, on peut hasarder toute chose ; il n’y faut point chercher tant de façons, et il est homme à y jouer son rôle à merveille, et à donner aisément dans toutes les fariboles qu’on s’avisera de lui dire. J’ai les acteurs, j’ai les habits tout prêts ; laissez-moi faire seulement.
Mais apprends-moi…
Je vais vous instruire de tout. Retirons-nous ; le voilà qui revient.
Scène XV.
Que diable est-ce là ? ils n’ont rien que les grands seigneurs à me reprocher, et moi je ne vois rien de si beau que de hanter les grands seigneurs ; il n’y a qu’honneur et que civilité avec eux ; et je voudrois qu’il m’eût coûté deux doigts de la main, et être né comte ou marquis.
Scène XVI.
Monsieur, voici monsieur le comte, et une dame qu’il mène par la main.
Hé ! mon Dieu ! j’ai quelques ordres à donner. Dis-leur que je vais venir ici tout à l’heure.
Scène XVII.
Monsieur dit comme cela qu’il va venir ici tout à l’heure.
Voilà qui est bien.
Scène XVIII.
Je ne sais pas, Dorante, je fais encore ici une étrange démarche, de me laisser amener par vous dans une maison où je ne connois personne.
Quel lieu voulez-vous donc, madame, que mon amour choisisse pour vous régaler, puisque, pour fuir l’éclat, vous ne voulez ni votre maison ni la mienne ?
Mais vous ne dites pas que je m’engage insensiblement chaque jour, à recevoir de trop grands témoignages de votre passion. J’ai beau me défendre des choses, vous fatiguez ma résistance, et vous avez une civile opiniâtreté qui me fait venir doucement à tout ce qu’il vous plaît. Les visites fréquentes ont commencé, les déclarations sont venues ensuite, qui, après elles, ont traîné les sérénades et les cadeaux que les présents ont suivis. Je me suis opposée à tout cela ; mais vous ne vous rebutez point, et, pied à pied, vous gagnez mes résolutions. Pour moi, je ne puis plus répondre de rien, et je crois qu’à la fin vous me ferez venir au mariage, dont je me suis tant éloignée.
Ma foi, madame, vous y devriez déjà être : vous êtes veuve, et ne dépendez que de vous ; je suis maître de moi, et je vous aime plus que ma vie : à quoi tient-il que dès aujourd’hui vous ne fassiez tout mon bonheur ?
Mon Dieu ! Dorante, il faut des deux parts bien des qualités pour vivre heureusement ensemble ; et les deux plus raisonnables personnes du monde ont souvent peine à composer une union dont ils soient satisfaits.
Vous vous moquez, madame, de vous y figurer tant de difficultés ; et l’expérience que vous avez faite ne conclut rien pour tous les autres.
Enfin j’en reviens toujours là ; les dépenses que je vous vois faire pour moi m’inquiètent par deux raisons : l’une, qu’elles m’engagent plus que je ne voudrois ; et l’autre, que je suis sûre, sans vous déplaire, que vous ne les faites point que vous ne vous incommodiez ; et je ne veux point cela.
Ah ! madame, ce sont des bagatelles ; et ce n’est pas par là…
Je sais ce que je dis ; et, entre autres, le diamant que vous m’avez forcée à prendre est d’un prix…
Hé ! madame, de grace, ne faites point tant valoir une chose que mon amour trouve indigne de vous ; et souffrez… Voici le maître du logis.
Scène XIX.
Un peu plus loin, madame.
Comment ?
Un pas, s’il vous plaît.
Quoi donc ?
Reculez un peu, pour la troisième.
Madame, monsieur Jourdain sait son monde.
Madame, ce m’est une gloire bien grande de me voir assez fortuné, pour être si heureux, que d’avoir le bonheur que vous ayez eu la bonté de m’accorder la grace, de me faire l’honneur de m’honorer de la faveur de votre présence ; et si j’avois aussi le mérite, pour mériter un mérite comme le vôtre, et que le ciel… envieux de mon bien… m’eût accordé… l’avantage de me voir digne… des…
Monsieur Jourdain, en voilà assez. Madame n’aime pas les grands compliments, et elle sait que vous êtes homme d’esprit. (Bas, à Dorimène.) C’est un bon bourgeois assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.
Il n’est pas malaisé de s’en apercevoir.
Madame, voilà le meilleur de mes amis.
C’est trop d’houneur que vous me faites.
Galant homme tout à fait.
J’ai beaucoup d’estime pour lui.
Je n’ai rien fait encore, madame, pour mériter cette grace.
Prenez bien garde, au moins, à ne lui point parler du diamant que vous lui avez donné.
Ne pourrois-je pas seulement lui demander comment elle le trouve ?
Comment ? gardez-vous-en bien ! cela seroit vilain à vous ; et, pour agir en galant homme, il faut que vous fassiez comme si ce n’étoit pas vous qui lui eussiez fait ce présent. (Haut.) Monsieur Jourdain, madame, dit qu’il est ravi de vous voir chez lui.
Il m’honore beaucoup.
Que je vous suis obligé, monsieur, de lui parler ainsi pour moi !
J’ai eu une peine effroyable à la faire venir ici.
Je ne sais quelles graces vous en rendre.
Il dit, madame, qu’il vous trouve la plus belle personne du monde.
C’est bien de la grace qu’il me fait.
Madame, c’est vous qui faites les graces ; et…
Songeons à manger.
Scène XX.
Tout est prêt, monsieur.
Allons donc nous mettre à table, et qu’on fasse venir les musiciens.
Scène XXI.
Six cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent ensemble, et font le troisième intermède, après quoi ils apportent une table couverte de plusieurs mets.
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
Comment ! Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique !
Vous vous moquez, madame ; et je voudrois qu’il fût plus digne de vous être offert.
(Dorimène, monsieur Jourdain, Dorante et les trois musiciens se mettent à table.)
Monsieur Jourdain a raison, madame, de parler de la sorte ; et il m’oblige de vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d’accord avec lui que le repas n’est pas digne de vous. Comme c’est moi qui l’ai ordonné, et que je n’ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n’avez pas ici un repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère, et des barbarismes de bon goût. Si Damis, notre ami, s’en étoit mêlé, tout seroit dans les règles, il y auroit partout de l’élégance et de l’érudition, et il ne manqueroit pas de vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu’il vous donneroit, et de vous faire tomber d’accord de sa haute capacité dans la science des bons morceaux, de vous parler d’un pain de rive[38] biseau doré, relevé de croûte partout, croquant tendrement sous la dent ; d’un vin à sève veloutée, armé d’un vert qui n’est point trop commandant ; d’un carré de mouton gourmandé de persil ; d’une longe de veau de rivière[39], longue comme cela, blanche, délicate, et qui, sous les dents, est une vraie pâte d’amande ; de perdrix relevées d’un fumet surprenant ; et, pour son opéra, d’une soupe à bouillon perlé, soutenue d’un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux, et couronnée d’oignons blancs mariés avec la chicorée. Mais, pour moi, je vous avoue mon ignorance ; et, comme monsieur Jourdain a fort bien dit, je voudrois que le repas fût plus digne de vous être offert.
Je ne réponds à ce compliment qu’en mangeant comme je fais.
Ah ! que voilà de belles mains !
Les mains sont médiocres, monsieur Jourdain ; mais vous voulez parler du diamant, qui est fort beau.
Moi, madame ? Dieu me garde d’en vouloir parler ! ce ne seroit pas agir en galant homme ; et le diamant est fort peu de chose.
Vous êtes bien dégouté.
Vous avez trop de bonté…
Allons, qu’on donne du vin à monsieur Jourdain et à ces messieurs, qui nous feront la grace de nous chanter[40] quelque air à boire.
C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la musique ; et je me vois ici admirablement régalée.
Madame, ce n’est pas…
Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces messieurs ; ce qu’ils nous feront entendre vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire[41].
Un petit doigt, Philis, pour commencer le tour :
Ah ! qu’un verre en vos mains a d’agréables charmes !
Vous et le vin vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour :
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Qu’en mouillant votre bouche il en reçoit d’attraits !
Et que l’on voit par lui votre bouche embellie !
Ah ! l’un de l’autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m’enivre à longs traits.
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Buvons, chers amis, buvons !
Le temps qui fuit nous y convie :
Profitons de la vie
Autant que nous pouvons.
Quand on a passé l’onde noire,
Adieu, le bon vin, nos amours.
Dépêchons-nous de boire ;
On ne boit pas toujours.
Laissons raisonner les sots
Sur le vrai bonheur de la vie ;
Notre philosophie
Le met parmi les pots.
Les biens, le savoir et la gloire,
N’ôtent point les soucis fâcheux ;
Et ce n’est qu’à bien boire
Que l’on peut être heureux.
Sus, sus ; du vin partout : versez, garçon, versez.
Versez, versez toujours, tant qu’on vous dise, Assez.
Je ne crois pas qu’on puisse mieux chanter ; et cela est tout à fait beau.
Je vois encore ici, madame, quelque chose de plus beau.
Ouais ! monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensois.
Comment, madame ! pour qui prenez-vous monsieur Jourdain ?
Je voudrois bien qu’elle me prît pour ce que je dirois.
Encore ?
Vous ne le connoissez pas.
Elle me connoîtra quand il lui plaira.
Oh ! je le quitte.
Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que monsieur Jourdain, madame, mange tous les morceaux que vous touchez.
Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.
Si je pouvois ravir votre cœur, je serois…
Scène II.
Ah ! ah ! je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu’on ne m’y attendoit pas. C’est donc pour cette belle affaire-ci, monsieur mon mari, que vous avez eu tant d’empressement à m’envoyer dîner chez ma sœur ? Je viens de voir un théâtre là-bas, et je vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien ; et c’est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez la musique et la comédie, tandis que vous m’envoyez promener.
Que voulez-vous dire, madame Jourdain ? et quelles fantaisies sont les vôtres, de vous aller mettre en tête que votre mari dépense son bien, et que c’est lui qui donne ce régal à madame ? Apprenez que c’est moi, je vous prie ; qu’il ne fait seulement que me prêter sa maison, et que vous devriez un peu mieux regarder aux choses que vous dites.
Oui, impertinente, c’est monsieur le comte qui donne tout ceci à madame, qui est une personne de qualité. Il me fait l’honneur de prendre ma maison, et de vouloir que je sois avec lui.
Ce sont des chansons que cela ; je sais ce que je sais.
Prenez, madame Jourdain, prenez de meilleures lunettes.
Je n’ai que faire de lunettes, monsieur, et je vois assez clair. Il y a longtemps que je sens les choses, et je ne suis pas une bête. Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari. Et vous, madame, pour une grande dame, cela n’est ni beau, ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que mon mari soit amoureux de vous.
Que veut donc dire tout ceci ? Allez, Dorante, vous vous moquez, de m’exposer aux sottes visions de cette extravagante.
Madame, holà ! madame, où courez-vous ?
Madame… Monsieur le comte, faites-lui mes excuses, et tâchez de la ramener.
Scène III.
Ah ! impertinente que vous êtes, voilà de vos beaux faits ! Vous me venez faire des affronts devant tout le monde ; et vous chassez de chez moi des personnes de qualité !
Je me moque de leur qualité.
Je ne sais qui me tient, maudite, que je ne vous fende la tête avec les pièces du repas que vous êtes venue troubler.
Je me moque de cela. Ce sont mes droits que je défends, et j’aurai pour moi toutes les femmes.
Vous faites bien d’éviter ma colère.
Scène IV.
Elle est arrivée là bien malheureusement. J’étois en humeur de dire de jolies choses ; et jamais je ne m’étois senti tant d’esprit. Qu’est-ce que c’est que cela ?
Scène V.
Monsieur, je ne sais pas si j’ai l’honneur d’être connu de vous.
Non, monsieur.
Je vous ai vu que vous n’étiez pas plus grand que cela.
Moi ?
Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenoient dans leurs bras pour vous baiser.
Pour me baiser ?
Oui. J’étois grand ami de feu monsieur votre pére.
De feu monsieur mon père ?
Oui. C’étoit un fort honnête gentilhomme.
Comment dites-vous ?
Je dis que c’étoit un fort honnête gentilhomme.
Mon père ?
Oui.
Vous l’avez fort connu ?
Assurément.
Et vous l’avez connu pour gentilhomme ?
Sans doute.
Je ne sais donc pas comment le monde est fait ?
Comment ?
Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu’il a été marchand.
Lui, marchand ! C’est pure médisance, il ne l’a jamais été. Tout ce qu’il faisoit, c’est qu’il étoit fort obligeant, fort officieux ; et, comme il se connoissoit fort bien en étoffes, il en alloit choisir de tous les côtés, les faisoit apporter chez lui, et en donnoit à ses amis pour de l’argent.
Je suis ravi de vous connoitre, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père étoit gentilhomme.
Je le soutiendrai devant tout le monde.
Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?
Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai-dit, j’ai voyagé par tout le monde.
Par tout le monde ?
Oui.
Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.
Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours ; et, par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.
Quelle ?
Vous savez que le fils du Grand Turc est ici[42] ?
Moi ? Non.
Comment ! il a un train tout à fait magnifique ; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d’importance.
Par ma foi, je ne savois pas cela.
Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.
Le fils du Grand Turc ?
Oui ; et il veut être votre gendre.
Mon gendre, le fils du Grand Turc !
Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa langue, il s’entretint avec moi ; et, après quelques autres discours, il me dit : Acciam croc soler onch alla mouslaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire : N’as-tu point vu une jeune belle personne, qui est la fille de monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ?
Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?
Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connoissois particulièrement, et que j’avois vu votre fille : Ah ! me dit-il, marababa sahem ! c’est-à-dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle !
Marababa sahem veut dire : Ah ! que je suis amoureux d’elle ?
Oui.
Par ma foi, vous faites bien de me le dire ; car, pour moi, je n’aurois jamais cru que marababa sahem eût voulu dire : Ah, que je suis amoureux d’elle ! Voilà une langue admirable que ce turc !
Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?
Cacaracamouchen ? Non.
C’est-à-dire, Ma chère ame.
Cacaracamouchen veut dire, Ma chère ame ?
Oui
Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, Ma chère ame. Diroit-on jamais cela ? Voilà qui me confond.
Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et, pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi[43], qui est une certaine grande dignité de son pays.
Mamamouchi ?
Oui, mamamouchi ; c’est-à-dire, en notre langue, paladin. Paladin, ce sont de ces anciens… Paladin, enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre.
Le fils du Grand Turc m’honore beaucoup ; et je vous prie de me mener chez lui pour lui faire mes remercîments.
Comment ! le voilà qui va venir ici.
Il va venir ici ?
Oui ; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.
Voilà qui est bien prompt.
Son amour ne peut souffrir aucun retardement.
Tout ce qui m’embarrasse ici, c’est que ma fille est une opiniâtre qui s’est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n’épouser personne que celui-là.
Elle changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand Turc ; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse : c’est que le fils du Grand Turc ressemble à ce Cléonte, à peu de chose prés. Je viens de le voir, on me l’a montré ; et l’amour qu’elle a pour l’un pourra passer aisément à l’autre, et… Je lentends venir ; le voilà.
Scène VI.
Ambousahim oqui boraf, Jordina, salamalequi.
C’est-à-dire : Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l’année comme un rosier fleuri. Ce sont façons de parler obligeantes de ces pays-là.
Je suis très humble serviteur de Son Altesse turque.
Carigar camboto oustin moraf.
Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.
Il dit : Que le ciel vous donne la force des lions et la prudence des serpents.
Son Altesse turque m’honore trop, et je lui souhaite toutes sortes de prospérités.
Ossa binamen sadoc babally oracaf ouram.
Belmen.
Il dit que vous alliez vite avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de voir ensuite votre fille, et de conclure le mariage.
Tant de choses en deux mots ?
Oui. La langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez vite où il souhaite.
Scène VII.
Ah ! ah ! ah ! Ma foi, cela est tout à fait drôle. Quelle dupe ! quand il auroit appris son rôle par cœur, il ne pourroit pas le mieux jouer. Ah ! ah !
Scène VIII.
Je vous prie, monsieur, de nous vouloir aider céans dans une affaire qui s’y passe.
Ah ! ah ! Covielle, qui t’auroit reconnu ? Comme te voilà ajusté !
Vous voyez. Ah ! ah !
De quoi ris-tu ?
D’une chose, monsieur, qui le mérite bien.
Comment ?
Je vous le donnerois en bien des fois, monsieur, à deviner le stratagème dont nous nous servons auprès de monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner sa fille à mon maître.
Je ne devine point le stratagème ; mais je devine qu’il ne manquera pas de faire son effet, puisque tu l’entreprends.
Je sais, monsieur, que la bête vous est connue.
Apprends-moi ce que c’est.
Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que j’aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l’histoire, tandis que je vous conterai le reste.
Scène IX.
Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son des instruments. Ils portent trois tapis qu’ils lèvent fort haut, après en avoir fait, en dansant, plusieurs figures. Lès Turcs chantants passent par-dessous ces tapis pour s’aller ranger aux deux côtés du théâtre. Le muphti, accompagné des dervis, ferme cette marche.
Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux. Le muphti et les dervis restent debout au milieu d’eux ; et, pendant que le muphti invoque Mahomet, en faisant beaucoup de contorsions et de grimaces, sans proférer une seule parole, les Turcs assistants se prosternent jusqn’à terre, chantant Alli, lèvent les bras au ciel, en chantant Alla[45] ; ce qu’ils continuent jusqu’à la fin de l’invocation, après laquelle ils se lèvent tous, chantant Alla eckber[46] ; et deux dervis vont chercher monsieur Jourdain.
Scène X.
Se ti sabir,
Ti respondir ;
Se non sabir,
Tazir, tazir.
Mi star muphti,
Ti qui star si ?
Non intendir ;
Tazir, tazir[47].
Scène XI.
Dice, Turque, qui star quista ? Anabatista ? anabatista ?
Ioc.
Zuinglista ?
Ioc.
Coffita ?
Ioc.
Hussita ? Morista ? Fronista ?
Ioc, ioc, ioc[48].
Ioc, ioc, ioc. Star pagana ?
Ioc.
Luterana ?
Ioc.
Puritana ?
Ioc.
Bramina ? Moffina ? Zurina ?
Ioc, ioc, ioc.
Ioc, ioc, ioc. Mahametana ? Mahametana ?
Hi Valla. Hi Valla.
Como chamara ? Como chamara[49] ?
Giourdina, Giourdina.
Giourdina, Giourdina
Giourdina, Giourdina.
Mahameta, per Giourdina,
Mi pregar sera e matina.
Voler far un paladina
De Giourdina, de Giourdina,
Dar turbanta, e dar scarrina,
Con galera, e brigantina,
Per deffender Palestina.
Mahameta, per Giourdina,
Mi pregar sera e matina.
(Aux Turcs.)
Star bon Turca Giourdina[50] ?
Hi Valla. Hi Yalla.
Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da[51].
Ha la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.
Scène XII.
Scène XIII.
Le muphti revient coiffé avec son turban de cérémonie, qui est d’une grosseur démesurée, et garni de bougies allumées à quatre ou cinq rangs ; il est accompagné de deux dervis qui portent l’Alcoran, et qui ont des bonnets pointus, garnis aussi de bougies allumées.
Les deux autres dervis amènent monsieur Jourdain, et le font mettre à genoux, les mains parterre, de façon que son dos, sur lequel est mis l’Alcoran, sert de pupitre au muphti, qui fait une seconde invocation burlesque, fronçant le sourcil, frappant de temps en temps sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation ; après quoi, en levant les bras au ciel, le muphti crie à haute voix ; Hou.
Pendant cette seconde invocation, les Turcs assistants, s’inclinant et se relevant alternativement, chantent aussi Hou, hou, hou.
Ouf.
Ti non star furba ?
- No, no, no
Non star forfanta ?
No, no, no.
Donar turbanta.
Ti non star furba ?
- No, no, no.
Non star forfanta ? No, no, no. Donar turbanta[52].
Les Turcs dansants mettent le turban sur la tête de mosieur Jourdain au son des instruments.
Ti star nobile, non star fabbola.
- Pigliar schiabbola.
Ti star nobile, non star fabbola
- Pigliar schiabbola.
Les Turcs dansants donnent en cadence plusieurs coups de sabre à monsieur Jourdain.
Dara, dara Bastonnara. Dara, dara Bastonnara[53].
Les Turcs dansants donnent à monsieur Jourdain des coups de bâton en cadence.
- Non tener honta,
Questa star l’ultima affronta.
- Non tener honta,
Questa star l’ultima affronta[54]. Le muphti commence une troisième invocation. Les dervis le soutiennent par-dessous les bras avec respect ; après quoi les Turcs chantants et dansants, sautant autour du muphti, se retirent avec lui et emmènent monsieur Jourdain.
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
Ah ! mon Dieu, miséricorde ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Quelle figure ! Est-ce un momon[55] que vous allez porter, et est-il temps d’aller en masque ? Parlez donc, qu’est-ce que c’est que ceci ? Qui vous a fagoté comme cela ?
Voyez l’impertinente, de parler de la sorte à un mamamouchi !
Comment donc ?
Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire mamamouchi.
Que voulez-vous dire avec votre mamamouchi ?
Mamamouchi, vous dis-je. Je suis mamamouchi.
Quelle bête est-ce là ?
Mamamouchi, c’est-à-dire, en notre langue, paladin.
Baladin ! Etes-vous en âge de danser des ballets ?
Quelle ignorante ! Je dis paladin : c’est une dignité dont on vient de me faire la cérémonie.
Quelle cérémonie donc ?
Mahameta per Jordina.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Jordina, c’est-à-dire Jourdain.
Hé bien ? quoi, Jourdain ?
Voler far un paladina de Jordina.
Comment ?
Dar turbanta con galera.
Qu’est-ce à dire, cela ?
Per deffender Palestina.
Que voulez-vous donc dire ?
Dara, dara bastonnara.
Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?
Non tener honta, questa star l’ultima affronta.
Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?
Hou la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.
Hélas ! mon Dieu ! mon mari est devenu fou !
Paix, insolente. Portez respect à monsieur le mamamouchi.
Où est-ce donc qu’il a perdu l’esprit ? Courons l’empêcher de sortir. (Apercevant Dorimène et Dorante.) Ah ! ah ! voici justement le reste de notre écu[56]. Je ne vois que chagrin de tous côtés.
Scène II.
Oui, madame, vous verrez la plus plaisante chose qu’on puisse voir ; et je ne crois pas que dans tout le monde il soit possible de trouver encore un homme aussi fou que celui-là. Et puis, madame, il faut tâcher de servir l’amour de Cléonte, et d’appuyer toute sa mascarade. C’est un fort galant homme, et qui mérite que l’on s’intéresse pour lui.
J’en fais beaucoup de cas, et il est digne d’une bonne fortune.
Outre cela, nous avons ici, madame, un ballet qui nous revient, que nous ne devons pas laisser perdre ; et il faut bien voir si mon idée pourra réussir.
J’ai vu là des apprêts magnifiques, et ce sont des choses, Dorante, que je ne puis plus souffrir. Oui, je veux enfin vous empêcher vos profusions ; et, pour rompre le cours à toutes les dépenses que je vous vois faire pour moi, j’ai résolu de me marier promptement avec vous. C’en est le vrai secret, et toutes ces choses unissent avec le mariage, comme vous savez[57].
Ah ! madame, est-il possible que vous ayez pu prendre pour moi une si douce résolution ?
Ce n’est que pour vous empêcher de vous ruiner ; et, sans cela, je vois bien qu’avant qu’il fût peu vous n’auriez pas un sou.
Que j’ai d’obligation, madame, aux soins que vous avez de conserver mon bien ! Il est entièrement à vous, aussi bien que mon cœur ; et vous en userez de la façon qu’il vous plaira.
J’userai bien de tous les deux. Mais voici votre homme : la figure en est admirable.
Scène III.
Monsieur, nous venons rendre hommage, madame et moi, à votre nouvelle dignité, et nous réjouir avec vous du mariage que vous faites de votre fille avec le fils du Grand Turc.
Monsieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence des lions.
J’ai été bien aise d’être des premières, monsieur, à venir vous féliciter du haut degré de gloire où vous êtes monté.
Madame, je vous souhaite toute l’année votre rosier fleuri. Je vous suis infiniment obligé de prendre part aux honneurs qui m’arrivent ; et j’ai beaucoup de joie de vous voir revenue ici, pour vous faire les très humbles excuses de l’extravagance de ma femme.
Cela n’est rien ; j’excuse en elle un pareil mouvement : votre cœur lui doit être précieux ; et il n’est pas étrange que la possession d’un homme comme vous puisse inspirer quelques alarmes.
La possession de mon cœur est une chose qui vous est tout acquise.
Vous voyez, madame, que monsieur Jourdain n’est pas de ces gens que les prospérités aveuglent, et qu’il sait, dans sa grandeur, connoître encore ses amis.
C’est la marque d’une ame tout à fait généreuse.
Où est donc Son Altesse turque ? nous voudrions bien, comme vos amis, lui rendre nos devoirs.
Le voilà qui vient ; et j’ai envoyé quérir ma fille pour lui donner la main.
Scène IV.
Monsieur, nous venons faire la révérence à Votre Altesse, comme amis de monsieur votre beau-père, et l’assurer avec respect de nos très humbles services.
Où est le truchement, pour lui dire qui vous êtes, et lui faire entendre ce que vous dites ? Vous verrez qu’il vous répondra ; et il parle turc à merveille, (À cléonte.) Holà ! où diantre est-il allé ? Strouf, strif, strof, straf. Monsieur est un grande segnore, grande segnore, grande segnore ; et madame, une granda dama, granda dama. (Voyant qu’il ne se fait point entendre.) Ah ! (À Cléonte, montrant Dorante.) Monsieur, lui mamamouchi françois, et madame mamamouchie françoise. Je ne puis pas parler plus clairement. Bon ! voici l’interprète.
Scène V.
OÙ allez-vous donc ? nous ne saurions rien dire sans vous. (Montrant Cléonte.) Dites-lui un peu que monsieur et madame sont des personnes de grande qualité, qui lui viennent faire la révérence, comme mes amis, et l’assurer de leurs services. (À Doriméne et à Dorante.) Vous allez voir comme il va répondre.
Alabala crociam acci boram alabamen.
Catalequi tubal ourin soter amalouchan.
Voyez-vous ?
Il dit que la pluie des prospérités arrose en tout temps le jardin de votre famille.
Je vous l’avois bien dit, qu’il parle turc.
Cela est admirable.
Scène VI.
Venez, ma fille ; approchez-vous, et venez donner votre main à monsieur, qui vous fait l’honneur de vous demander en mariage.
Comment ! mon père, comme vous voilà fait ! est-ce une comédie que vous jouez ?
Non, non, ce n’est pas une comédie ; c’est une affaire fort sérieuse, et la plus pleine d’honneur pour vous qui se peut souhaiter. (Montrant cléonte.) Voilà le mari que je vous donne.
À moi, mon père ?
Oui, à vous. Allons, touchez-lui dans la main, et rendez graces au ciel de votre bonheur.
Je ne veux point me marier.
Je le veux, moi, qui suis votre père.
Je n’en ferai rien.
Ah ! que de bruit ! Allons, vous dis-je. Çà, votre main.
Non, mon père ; je vous l’ai dit, il n’est point de pouvoir qui me puisse obliger à prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités, que de… (Reconnoissant Cléonte.) Il est vrai que vous êtes mon père ; je vous dois entière obéissance ; et c’est à vous à disposer de moi selon vos volontés.
Ah ! je suis ravi de vous voir si promptement revenue dans votre devoir ; et voilà qui me plaît, d’avoir une fille obéissante.
Scène VII.
Comment donc ? qu’est-ce que c’est que ceci ? on dit que vous voulez donner votre fille en mariage à un carême-prenant[58].
Voulez-vous vous taire, impertinente ? Vous venez toujours mêler vos extravagances à toutes choses ; et il n’y a pas moyen de vous apprendre à être raisonnable.
C’est vous qu’il n’y a pas moyen de rendre sage ; et vous allez de folie en folie. Quel est votre dessein, et que voulez-vous faire avec cet assemblage ?
Je veux marier notre fille avec le fils du Grand Turc.
Avec le fils du Grand Turc ?
Oui. Faites-lui faire vos compliments par le truchement que voilà.
Je n’ai que faire du truchement, et je lui dirai bien, moi-même, à son nez, qu’il n’aura point ma fille.
Voulez-vous vous taire, encore une fois ?
Comment ! madame Jourdain, vous vous opposez à un honneur comme celui-là ? vous refusez Son Altesse turque pour gendre ?
Mon Dieu ! monsieur, mélez-vous de vos affaires.
C’est une grande gloire qui n’est pas à rejeter.
Madame, je vous prie aussi de ne vous point embarrasser de ce qui ne vous touche pas.
C’est l’amitié que nous avons pour vous qui nous fait intéresser dans vos avantages.
Je me passerai bien de votre amitié.
Voilà voire fille qui consent aux volontés de son père.
Ma fille consent à épouser un Turc ?
Sans doute.
Elle peut oublier Cléonte ?
Que ne fait-on pas pour être grand’dame ?
Je l’étranglerois de mes mains, si elle avoit fait un coup comme celui-là.
Voilà bien du caquet ! Je vous dis que ce mariage-le se fera.
Je vous dis, moi, qu’il ne se fera point.
Ah ! que de bruit !
Ma mère !
Allez ! vous êtes une coquine.
Quoi ! vous la querellez de ce qu’elle, m’obéit ?
Oui ; elle est à moi aussi bien qu’à vous.
Madame !
Que me voulez-vous conter, vous ?
Un mot.
Je n’ai que faire de votre mot.
Monsieur, si elle veut écouter une parole en particulier, je vous promets de la faire consentir à ce que vous voulez.
Je n’y consentirai point.
Écoutez-moi seulement.
Non.
Écoutez-le.
Non ; je ne veux pas l’écouter.
Il vous dira…
Je ne veux point qu’il me dise rien.
Voilà une grande obstination de femme ! Cela vous fera-t-il mal de l’entendre ?
Ne faites que m’écouter ; vous ferez après ce qu’il vous plaira.
Hé bien ! quoi ?
Il y a une heure, madame, que nous vous faisons signe. Ne voyez-vous pas bien que tout ceci n’est fait que pour nous ajuster aux visions de votre mari ; que nous l’abusons sous ce déguisement, et que c’est Cléonte lui-même qui est le fils du Grand Turc ?…
Ah ! ah !
Et moi, Covielle, qui suis le truchement.
Ah ! comme cela, je me rends.
Ne faites pas semblant de rien.
Oui, voilà qui est fait, je consens au mariage.
Ah ! voilà tout le monde raisonnable, (à madame Jourdain.) Vous ne vouliez pas l’écouter. Je savois bien qu’il vous expliqueroit ce que c’est que le fils du Grand Turc.
Il me l’a expliqué comme il faut, et j’en suis satisfaite. Envoyons quérir un notaire.
C’est fort bien dit. Et afin, madame Jourdain, que vous puissiez avoir l’esprit tout à fait content, et que vous perdiez aujourd’hui toute la jalousie que vous pourriez avoir conçue de monsieur votre mari, c’est que nous nous servirons du même notaire pour nous marier, madame et moi.
Je consens aussi à cela.
C’est pour lui faire accroire.
Il faut bien l’amuser avec cette feinte.
Bon, bon ! (Haut.) Qu’on aille quérir le notaire.
Tandis qu’il viendra et qu’il dressera les contrats, voyons notre ballet, et donnons-en le divertissement à Son Altesse turque.
C’est fort bien avisé. Allons prendre nos places.
Et Nicole ?
Je la donne au truchement ; et ma femme, à qui la voudra.
Monsieur, je vous remercie, (À part.) Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome.
(La comédie finit par un petit ballet qui avoit été préparé.)
Un homme vient donner les livres du ballet, qui d’abord est fatigué par une multitude de gens de provinces différentes, qui crient en musique pour en avoir, et par trois importuns qu’il trouve toujours sur ses pas.
À moi, monsieur, à moi, de grace, à moi monsieur :
Un livre, s’il vous plaît, à votre serviteur.
Monsieur, distinguer-nous parmi les gens qui crient.
Quelques livres ici ; les dames vous en prient.
Holà, monsieur ! monsieur, ayez la charité
D’en jeter de notre coté.
Mon Dieu, qu’aux personnes bien faites
On sait peu rendre honneur céans !
Ils n’ont des livres et des bancs
Que pour mesdames les grisettes.
Ah ! l’homme aux libres, qu’on m’en vaille.
J’ai déjà lé poumon usé.
Bous boyez qué chacun mé raille ;
Et jé suis escandalisé.
Dé boie es mains de la canaille
Ce qui m’est par bous réfusé.
Hé ! cadédis, monseu, boyez qui l’on pût être.
Un libret, je bous prie, au varon d’Asbarat.
Jé pensé, mordi, que lé fat
N’a pas l’honneur dé mé connoître.
Montsir le donner de papieir,
Que vuel dire sti façon de fifre ?
Moi l’écorchair tout mon gosieir
À crieir,
Sans que je pouvre afoir ein lifre
Pardi, mon foi, montsir, je pense fous l’être ifre.
De tout ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait.
Et cela sans doute est laid,
Que notre fille
Si bien faite et si gentille,
De tant d’amoureux l’objet,
N’ait pas à son souhait
Un livre de ballet,
Pour lire le sujet
Du divertissement qu’on fait ;
Et que toute notre famille
Si proprement s’habille
Pour être placée au sommet
De la salle où l’on met
Les gens de l’entriguet !
De tout ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait ;
Et cela sans doute est laid.
Il est vrai que c’est une honte ;
Le sang au visage me monte ;
Et ce jeteur de vers, qui manque au capital.
L’entend fort mal :
C’est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal,
De faire si peu de compte
D’une fille qui fait l’ornement principal
Du quartier du Palais-Royal,
Et que, ces jours passés, un comte
Fut prendre la première au bal.
Il l’entend mal,
C’est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal.
Ah ! quel bruit !
Quel fracas !
Quel chaos !
Quel mélange !
Quelle confusion !
Quelle cohue étrange !
Quel désordre !
Quel embarras !
On y sèche.
L’on n’y tient pas.
Bentré ! je suis à vout.
J’enrage, Diou mé damne.
Ah ! que l’y faire saif dans sti sal de cians !
Je murs !
Je perds la tramontane !
Mon foi, moi le foudrois être hors de dedans.
Allons, ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas.
On fait de nous trop peu de cas,
Et je suis las
De ce tracas.
Tout ce fracas,
Cet embarras,
Me pèse par trop sur les bras.
S’il me prend jamais envie
De retourner de ma vie
À ballet ni comédie,
Je veux bien qu’on m’estropie.
Allons, ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas.
On fait de nous trop peu de cas.
Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis ;
Et sortons de ce taudis,
Où l’on ne peut être assis.
Ils seront bien ébaubis.
Quand ils nous verront partis.
Trop de confusion règne dans cette salle,
Et j’aimerois mieux être au milieu de la Halle.
Si jamais je reviens à semblable régale,
Je veux bien recevoir des soufflets plus de six.
Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis ;
Et sortons de ce taudis,
Où l’on ne peut être assis.
À moi, monsieur, à moi, de grace, à moi, monsieur ;
Un livre, s’il vous plaît, à vôtre serviteur.
Les trois importuns dansent.
Se que me muero de amor
Y solicito el dolor.
Aun muriendo de querer,
De tan buen ayre adolezce
Que es mas de lo que padexco,
Lo que quiero padecer,
Y no pudiendo excéder
A mi deseo el rigor.
Sé que me muero de amor
Y solicito el dolor.
Lisonxeame la fuerte
Con piedad tan advertida,
Que me assegura la vida
En el riesgo de la muerte.
Vivir de su golpe fuerte
Es de mi salud primor.
Sé que me muero de amor
Y solicito el dolor[59].
Ay ! que locura, con tanto rigor
Quexarse de Amor,
Del nino benito
Que todo es dulzura.
Ay ! que locura !
Ay ! que locura !
El dolor solicita,
El que al dolor se da :
Y nadie de amor muere,
Sino quien no save amar.
Dulce muerte es el amor
Con correspondencia igual ;
Y si esta gozamos hoy,
Porque la quieres turbar ?
Alegrese enamorado
Y tome mi parecer,
Que en esto de querer,
Todo. es hallar el vado.
Vaya, vaya de fiestas !
Vaya de bayle !
Alegria, alegria, alegria !
Que esto de dolor es fantasia[60].
Di rigori armata il seno,
Contro Amor mi ribellai ;
Ma fui vinta in un baleno,
In mirar due vaghi rai.
Ahi ! che résiste puoco
Cor di gelo a stral di fuocse ?
Ma si caro è’l mio tormento,
Dolce è si la piaga mia,
Ch’il penare è’l mio contento,
Ahi ! sanarmi è tirannia.
Ahi ! che più giova e piace,
Quanto amor è più vivace !
Après l’air que la musicienne a chanté, deux Scaramouches, deux Trivelins et un Arlequin, représentent une nuit à la manière des comédiens italiens, en cadence. Un musicien italien se joint à la musicienne italienne, et chante avec elle les paroles qui suivent :
Bel tempo che vole
Rapisce il contento :
D’Amor ne la scola
si coglie il momento.
Insin che florida
Ride l’ età,
Che pur tropp’orrida,
Da noi sen va :
Sù cantiamo,
Sù godiamo
Ne’ bei di di gioventù ;
Perduto ben non si racquista più.
Pupilla ch’è vaga
Mill’ alme ineatena,
Fa dolce la piaga,
Felice la pena.
Ma poichè frigida
Langue l’ età,
Più l’ alma rigida
Fiamme non ha.
Sù cantiamo,
Su godiamo
Ne’ bei di di gioventù ;
Perduto ben non si racquista più#1.
Après les dialogues italiens, les Scaramouches et Trivelins dansent une réjouissance. [61]
Ah ! qu’il fait beau dans ces bocages !
Ah ! que le ciel donne un beau jour !
Le rossignol, sous ces tendres feuillages.
Chante aux échos son doux retour ;
Ce beau séjour,
Ces doux ramages
Ce beau séjour
Nous invite à l’amour.
Vois ma Climéne,
Vois, sous ce chêne.
S’entre-baiser ces oiseaux amoureux :
Ils n’ont rien dans leurs vœux
Qui les gêne ;
De leurs doux feux
Leur ame est pleine.
Qu’ils sont heureux !
Nous pouvons tous deux
Si tu le veux,
Etre comme eux.
Six autres François viennent après, vêtus galamment à la poitevine, trois en hommes et trois en femmes, accompagnés de huit flûtes et de hautbois, et dansent les menuets.
Tout cla finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en danse et en musique de toute l’assistance, qui chante les deux vers qui suivent :
Quels spectacles charmants ! quels plaisirs goûtons-nous ;
Les dieux mêmes, les dieux n’en ont point de plus doux.
UNE MUSICIENNE, mademoiselle Hilaire.
PREMIER MUSICIEN, le sieur Langeais.
SECOND MUSICIEN, le sieur Gaye.
DANSEURS, les sieurs La Pierre, Saint-andré et Magny.
GARÇONS TAILLEURS dansants, les sieurs Dolivet, Le Chantre, Besnard, Isaac, Magny et Saint-andré.
CUISINIERS dansants…
PREMIER MUSICIEN, le sieur Lagrille.
SECOND MUSICIEN, le sieur Morel.
TROISIÈME MUSICIEN, le sieur Blondel.
LE MUPHTI chantant, le sieur Chiacchierone.
DERVIS chantants, les sieurs Morel, Gingan le cadet, Noblet et Philibert.
TURCS assistants du Muphti chantants, les sieurs Estival, Blondel, Gingan l’aîné, Héduoin, Rebel, Gillet, Fernond le cadet, Bernard, Deschamps, Langeais et Gaye.
TURCS assistants du Muphti dansants, les sieurs Beauchamp, Dolivet, La Pierre, Favier, Mayeu, Chicanneau. Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 3.djvu/339
- ↑ On sait que la réception de l’abbé de Saint-Martin se fit à Caen en 1686, c’est-à-dire seize ans après la première représentation du Bourgeois gentilhomme. Cette histoire a été recueillie en trois volumes in-12, sous le titre de Mandarinade, ou Histoire comique du mandarinat de M. l’abbé de Saint-Martin, marquis de Miskou, docteur en théologie, et protonotaire du saint-siége, etc. ; La Haye, 1738.
- ↑ Acteurs de la troupe de Molière : Molière.
- ↑ Hubert.
- ↑ Mademoiselle Molière
- ↑ La Grange.
- ↑ Mademoiselle de Brie.
- ↑ La Thorilliere.
- ↑ Mademoiselle Beauval.
- ↑ de Brie.
- ↑ Du Croisy.
- ↑ Régaler, récompenser, dédomager.
- ↑ Var. Dans une telle affaire.
- ↑ L’importance exagérée que les artistes attachent souvent à l’exercice de leurs talents, et ce que dit Molière de leur vanité, se trouve pleinement confirmé par deux de nos plus célèbres danseurs, Marcel et Vestris. Marcel avait la prétention de reconnaître un homme d’État à sa manière de danser, et Vestris disait, en parlant de lui-même, et cela sérieusement : « Il n’y a que trois grands hommes en Europe : le roi de Prusse, Vollaire et moi ! »
- ↑ Ce trait est dirigé contre le grand opéra italien, que Mazarin avait introduit à la cour de 1646, et qui donna naissance à notre Académie royale de musique. Cette dernière venait d’être instituée en 1669, un an avant la représentation du Bourgeois gentilhomme. (Aimé Martin.)
- ↑ Les actes de cette pièce sont séparés par des intermèdes à la manière des anciens ; et comme les mêmes personnages se retrouvent toujours sur la scène, rien ne seroit plus facile que de réunir les cinq actes en un seul. Le Bourgeois gentilhomme est donc en effet une pièce en un acte divisée par des ballets. Aucun autre ouvrage de Molière ne présente une pareille singularité. (Aimé Martin.)
- ↑ Instrument formé d’une seule corde fort grosse montée sur un chevalet, et qui rend un son assez semblable à celui de la trompe.
- ↑ Dans les Nuées d’Aristophane, Socrate fait la même question à Strepsiade : « Or çà ; par où voulez-vous commencer ? que voulez-vous apprendre ? Parlez, vous euseignerai-je à connaître les mesures on régles des vers et de leur harmonie ? » (Acte II, scéne i, vers 686 et suivants.)
- ↑ Ces mots servoient à désigner dans les anciennes écoles les différente mode de syllogismes réguliers.
- ↑ Aristophane se moque comme Molière de l’enseignement de la philosophie ; mais dans le poëte grec la satire est injuste, parce qu’elle s’adresse à Socrate, tandis que dans le poëte français elle ne frappe que sur les pédants.
- ↑ Ce trait est encore une imitation d’Aristophane. Dans la pièce grecque, Socrate, après beaucoup de questions semblables à celles du maître de philosophie, demande à Strepsiade ce qu’il veut apprendre : celui-ci, qui est poursuivi pour dettes, répond naïvement qu’il veut apprendre à ne rien rendre aux usuriers. Socrate termine la scène par donner une leçon de grammaire, qui n’est pas moins ridicule que celle du maître de philosophie. (Nuées, sc. iv, v. 433 et 436.) (Aimé Martin.)
- ↑ Var. Sont divisées en voyelles, parcequ’elles expriment les voix, etc.
- ↑ MM. Aimé Martin et Auger indiquent comme ayant inspirée Molière quelques traits de cette scène de pédagogie si plaisante, un livre publié deux ans avant le Bourgeois gentilhomme, par Cordemoy, membre de l’Académie française, sous le titre de Discours physique de la parole. Molière, du reste, en ridiculisant cet ouvrage, ne faisait pas seulement une critique particulière, il attaquait la méthode généralement suivie de son temps. Il travaillait par la moquerie, comme les solitaires de Port-Royal par la science, à la réforme de l’enseignement.
- ↑ Voici quelques passages du livre de Cordemoy, où on reconnaîtra facilement
led emprumts de Molière :
« Si l’on ouvre un peu moins la bouche, en avançant la mâchoire d’en bas vers celle d’en haut, on formera une autre voix terminée en E.
» Et si l’on approche encore un peu davantage les mâchoires l’une de l’autre, sans toutefois que les dents se touchent, on formera une troisième voix en I.
« Mais si, au contraire, on vient à ouvrir les mâchoires, et à rapprocher en même temps les lèvres par les deux coins, le haut et le bas, sans néanmoins les fermer tout à fait, on formera une voix en O.
» Enfin, si l’on rapproche les dents sans les joindre entièrement, et si, au même instant, on allonge les deux lèvres, sans les joindre tout à fait, on formera une voix eu U.
» Le D se prononce en approchant le bout de la langue au-dessus des dent d’en haut…
» Et la lettre R en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de manière qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient souvent au même endroit. »
- ↑ Var. Croyez-vous que l’habit m’aille bien ?
- ↑ L’actrice chargée d’abord de ce rôle se nommait Beauval ; elle avait un tic qui nuisait à la vérité de son jeu, elle riait toujours. Le roi, frappé de ce défaut, refusa d’abord d’admettre cette actrice dans la troupe de ses comédiens ; mais Molière, qui désirait la conserver, composa pour elle le rôle de Nicole, où son tic se trouvait mis en scène d’une manière si heureuse, qu’on pouvait le prendre pour une marque de talent. Le triomphe de mademoiselle Beauval fut complet ; car après la pièce le roi dit à Molière : Je reçois votre actrice. (Aimé Martin.)
- ↑ Mardi gras, qui touche au mercredi des Cendres, jour où prend le carême.
- ↑ « La sotte chose qu’un vieillard abécédaire ! On peut continuer en tout temps l’estude, non pas l’escholage. » (Montaigne.)
- ↑ C'est mon, ce fay mon, ce faudra mon, sont façons de parler de harengères dit Antoioe Oudin dans sa grammaire française. Il est probable que çamon est une corruption de c’est mon, qui se disait par abréviation de c’est mon avis. On en trouve un exemple dans Montaigne, liv. II, ch. 37. (Aimé Martin.)
- ↑ Var. Et le régal que vous lui préparez.
- ↑ Var. Va lui parler de ma part.
- ↑ Ici, Molière se prépare à traiter, pour la troisième fois, une situation qu’on à déjà vue dans le Dépit amoureux et dans le Tartufe, celle de la brouillerie et du raccommodement des deux amants. La scène du Dépit amoureux est annoncée, amenée exactement comme celle-ci. Marinette, chargée d’un doux message pour Éraste, est reçue de même par le maître et par le valet ; et elle dit de même, dans son étonnement : Quelle mouchie le pique ? (Auger.)
- ↑ Pimpesouée se dirait d’une femme qui fait la délicate et la précieuse.
- ↑ Prendre la chèvre, se fâcher, comme on dit prendre la mouche.
- ↑ Dans le sens de : tout de même, il en sera ainsi.
- ↑ Malitorne. de male tornatus, maladroit, inepte, qui ne peut rien faire de bien ni à propos. (Michelet.)
- ↑ Comparez cette scène avec l’entretien de Sancho Pança et de sa femme Don Quichotte, part. II [illisible]
- ↑ Bourle, de l’italien burlare, se moquer, se jouer, se rire, faire un tour, une niche à quelqu’un. (Ménage.)
- ↑ Pain qui, ayant été placé sur la rive, c’est-à-dire sur le bord du four, n’a point touché les autres pains, et se trouve cuit et doré tout alentour. (F. Génin.)
- ↑ Veau de rivière, veau élevé en Normandie, dans des prairies voisines de la Seine.
- ↑ Var. De nous chanter un air à boire.
- ↑ Var.Ce qu’ils nous diront vaudra mieux, etc.
- ↑ « À cette époque, dit l’auteur anonyme de la Vie de Molière, un ambassadeur turc étoit à la cour de France. Le roi, qui aimoit à briller, lui donna audience avec un habit superbe, chargé de pierreries. Cet envoyé, sortant des appartements, témoigna de l’admiration pour la bonne mine et l’air majestueux du roi, sans dire un seul mot de la richesse des pierreries. Un courtisan, voulant savoir ce qu’il en pensoit, s’avisa de le mettre sur ce chapitre, et eut pour réponse qu’il n’y avoit rien là de fort admirable pour un homme qui avoit vu le Levant ; et que lorsque le Grand Seigneur sortoit, son cheval étoit plus richement orné que l’habit qu’il venoit de voir. Colbert, qui entendit cette réponse, recommanda à Molière celui qui l’avoit faite ; et comme Molière travailloit alors au Bourgeois gentilhomme et qu’il savoit que l’Excellence turque viendroit à la comédie, il imagina le spectacle ridicule qui sert de dénoùment à la pièce. Je tiens ce fait d’une personne encore vivante, qui étoit alors à la cour. Quant à l’exécution, il est à remarquer que Lulli, qui étoit aussi excellent grimacier qu’excellent musicien, voulut chanter lui-même le rôle du muphti ; en quoi personne n’a été capable de l’égaler. L’ambassadeur, qu’on vouloit mortifier par cette extravagante peinture des cérémonies de sa nation, en fit une critique fort modérée : il trouva à redire qu’on donnât la bastonnade sur le dos au lieu de la donner sur la plante des pieds, comme c’est l’usage. Molière répondit qu’il n’avoit pas prétendu représenter au juste les cérémonies turques, mais en imaginer une qui fût risible ; et il faut avouer qu’il a réussi. » (Vie de Molière, écrite en 1724 par un auteur anonyme.)
- ↑ Mamamouchi, mot forgé par Molière, et qui a pris place dans notre langage.
- ↑ Lulli, déjà célèbre, avait composé la musique de cette cérémonie.
- ↑ Alli et Alla, qui s’écrit Allah, signifient Dieu.
- ↑ Alla ekber signifie Dieu est grand.
- ↑ Ces deux petits couplets chantés par le muphti sont en langue franque. On sait que cette langue, parlée dans les États barbaresques, est un mélange corrompu d’italien, d’espagnol, de portugais, etc., dans lequel les verbes sont employés à l’infinitif seulement, comme dans le jargon des nègres de nos colonies. Voici l’explication des deux couplets : « Si tu sais, réponds ; si tu ne sais pas, tais-toi. Je suis le muphti. Toi, qui es-tu ? Tu ne comprends pas, tais-toi. »
Tout ce qui se dit dans le reste de l’acte est également en langue franque, à l’exception de quelques mots turcs qui seront traduits à mesure. (Auger.) - ↑ « Dis, Turc, qui est celui-ci ? Est-il anabaptiste ? » — Ioc ; ou plutôt yoc, mot turc qui signifie, non. — Zuinglista, zuinglien, ou de la secte de Zuingle. — Coffita, cophite en cophte, chrétien d’Égypte, de la secte des jacobites. — Hussita, Hussite, ou de la secte de Jean Huss. — Merista, more. — Fronista, probablement pironiste, ou [illisible] ; lat.f. » (Auger.)
- ↑ « Est-il païen ? » — Luterana, luthérien. — Puritana, puritain. — bremina, bramine. — Quant à Moffina et à Zurina, ce sont probablement des noms d’invention ; au moins ne les ai-je trouvés dans aucun des livres qui traitent des religions et des sectes religieuses. — Hi Valla, mots arabes, qui devraient être écrits, Ei Vallah, et qui signifient : Oui, par Dieu. — Como chamara, Comment se nomme-t-il ? (Auger.)
- ↑ Les questions du muphti aux Turcs, et les réponses de ceux-ci, ont été imprimées, pour la première fois, dans l’édition de 1682. L’édition originale porte seulement ces mots, qui les indiquent : « Le muphti demande en même langue, aux assistants, de quelle religion est le Bourgeois, et ils l’assurent qu’il est
- ↑ Comme on l’a vu plus haut, Hi Valla, ou plutôt Ei Vallah, signifie, en turc : Oui, par Dieu. Ces syllabes, ainsi détachées, n’ont aucun sens. Mais, en les rapprochant, et en rectifiant ce qu’elles ont d’incorrect, on en forme aisément ces mots : Allah, baba, hou, Allah, baba, qui sont véritablement turcs, et qui signifient : Dieu, mon père ; Dieu. Dieu, mon père. (Auger.)
- ↑ Hou, mot arabe qui signifie lui, est un des noms que les musulmans donnent à Dieu ; ils ne le prononcent qu’avec une crainte respectueuse. — « Tu n’es point fourbe ? — Tu n’es point imposteur ? — Donnez le turban. » (Auger.)
- ↑ « Tu es noble, ce n’est point une fable. Prends ce sabre. » — « Donnez, donnez la bastonnade. » Bastonata serait sûrement plus exact que bastonnara ; mais il fallait rimer avec dara. (Auger.)
- ↑ « N’aie point honte, c’est le dernier affront. » (Auger.)
- ↑ Grosse pelote que l’on portait dans les mascarades, comme si c’était une bourse contenant des enjeux. (Voir F Génin, Lexique, etc.)
- ↑ Expression figurée, prise du change des monnaies. Voici le resie de notre du ! c’est-à-dire : voici qui complète notre infortune. (F. Genin.)
- ↑ Ces mots, comme vous savez, sont ajoutés dans l’édition de 1682.
- ↑ C’est-à-dire à un masque du mardi gras. Voir plus haut la note sur carême-prenant, ibid., act. III, sc. iii.
- ↑ « Je sais que je me meurs d’amour, et je recherche la douleur. Quoique mourant de désir, je dépéris de si bon air, que ce que je désir souffrir est plus que ce que je souffre ; et la rigueur de mon mal ne peux excéder mon désir.
Je sais, etc.
Le sort me flatte avec une pitié si attentive, qu’il m’assure la vie dans le danger de la mort. Vivre d’un coup si tout est le [illisible] de mon salut.
Je sais, etc. » (Auger.) « Ah ! quelle folie de se plaindre de l’Amour avec tant de rigueur ! de l’enfant gentil qui esl la douceur même ! Ah ! quelle folie ! ah ! quelle folie !La douleur tourmente celui qui s’ababandonne à la douleur : et personne ne se meurt d’amour, si ce n’est celui qui ne sait pas aimer.
L’amour est une douce mort, quand on est payé de retour ; et si nous en jouissons aujourd’hui, pourquoi la veux-tu troubler ?
- ↑ Que l’amant se réjouisse, et adopte mon avis ; car lorsqu’on désire, tout est de trouver le moyen.
Allons, allons, des fêtes ; allons, de La danse. Gai, gai, gai ; la douleur n’est qu’une fantaisie. (Auger.) - ↑
« Ayant armé mon sein de rigueurs, je me révoltai contre l’Amour ; mais je fus vaincue, avec la promptitude de l’éclair, en regardant deux beaux yeux. Ah ! qu’un cœur de glace résiste peu à une flèche de feu !
Cependant mon tourment m’est si cher, et ma plaie [illisible] si douce [illisible] peine fait mon bonheur, et que me guérir serait une tyrannie. Ah ! plus l’amour est vif, plus il a de charmes et cause de plaisir.
Le beau temps, qui s’envole, emporte le plaisir : à l’école d’Amour on apprend à profiter du moment.
Tant que rit l’âge fleuri, qui trop promptement, héias ! s’éloigne de nous, Chantons, jouissons dans les beaux jours de la jeunesse ; un bien perdu ne se recouvre plus.
Un bel œil enchaîne mille cœurs ; ses blessures sont douces ; le mal qu’il cause est un bonheur,
Mais quand languit l’âge glacé, l’âme engourdie n’a plus de feux.
Chantons, jouissont dans les beaux jours de la jeunesse ; un bien perdu ne se recouvre plus. » (Auger.)
mahométan. » Les éditeurs de 1682 ont fait entrer dans leur texte ce qui se disoit à la représentation. — « Je prierai soir et matin Mahomet pour Jourdain. Je veux faire de Jourdain un paladin. Je lui donnerai turban et sabre, avec galère et brigantin, pour défendre la Palestine. Je prierai soir et matin Mahomet pour Jourdain. (Aux Turcs.) Jourdain est-il bon Turc ? » (Auger.)