Le Bourgeon/Acte III
ACTE TROISIÈME
Le jardin du presbytère de l’abbé Bourset. — Paysage d’automne. — À gauche, le corps de bâtiment du presbytère occupant deux plans. Au premier plan, la porte d’entrée surélevée de trois marches. Au deuxième plan, une fenêtre ; devant la fenêtre, un banc. Au quatrième plan, la haie de clôture qui sépare le jardin de la route. Entre le deuxième et quatrième plan, le chemin qui sépare le bâtiment de la haie de clôture. Au fond, un peu à gauche, et face au public, entre deux pilastres de pierre, une grille donnant accès dans le jardin ; pendant tout l’acte la grille est grande ouverte. Adroite de la scène, le jardin est clos par un mur percé d’une porte pleine au premier plan. Au deuxième plan, à droite, accolée au mur, une serre au faite de laquelle on parvient au moyen d’une échelle de fer garnie de sa rampe. Au milieu de la scène, à droite, un vieux chêne qu’enchâsse un banc de bois circulaire. À gauche de la scène, une table de jardin ; un fauteuil de jardin devant, une chaise idem au-dessus. Entre le banc de gauche et les marches, une chaise. Entre le gros arbre et la porte de droite, une brouette sans coffre de façon à pouvoir s’asseoir dessus. Au lointain, mouvement de terrains dominant la mer qui s’étend à l’infini.
Scène PREMIÈRE
Eh bien, Jean-Lou, ça avance ?
Ça va être fini, la Mariotte ! j’en suis au masticage.
Oui ? ben, tâche un peu à pas me salir partout avec ton mastic.
Que non ! ça me connaît.
Oui, ben, tâche.
- C’est le mois de Marie,…
Eh… ?
Je voudrais bien vous demander quelque chose.
Fais, mon petiot…
Vous qui avez du goût…
Oh !
Je voudrais avoir votre avis sur un objet…
Et quoi donc ?
Oh ! C’est peu de chose… C’est pour la demoiselle du château, vous savez… qui m’a sauvé de la noyade, le jour où je faisais l’idiot sans connaissance sur la plage… Il paraît que sans elle, ça y était de mon Jean-Lou…
Alors, ça vaut bien quéqu’chose, n’est-ce pas ? Seulement quoi ?… Ah ! ce que j’ai cherché ! Quand on n’est pas riche, pas vrai ? et puis, je voulais que ce soit un souvenir qui eût rapport… et puis, qu’il vînt bien de moi… Alors je ne sais pas si c’est bien ?… j’ai pensé que ça… ?
Il saute à bas de son banc et va chercher quelque chose dans le casier qui forme le bas de son crochet, lequel est contre la table du jardin.
Voyons ?
Oh ! ce n’est pas un objet de valeur !… ce n’est qu’un objet d’art… fait par moi… c’est tout le mérite. Il présente l’objet qu’il a développé tout en parlant ; c’est une espèce de grand verre gravé.
Ah ! mais c’est joli !
Ah ! c’est elle, ça ?
C’est elle.
Je ne l’aurais pas reconnue.
Sur du verre, n’est-ce pas ? et au-dessus de sa tête, une femme en l’air, qui brandit une couronne ; j’ai vu ça dans des tableaux… ça fait bien… Et moi, à genoux, lui baisant respectueusement le bout des doigts, une main sur mon cœur.
Oui, oui.
Au fond, la mer avec une moitié de soleil qui en sort. C’est ce qu’on appelle une allégorique.
Comme tu es instruit.
On a été élevé à la ville, pas vrai ? vous croyez que ça lui fera plaisir ?
C’est simple… (changeant de ton.) Ça pourra lui servir de verre à table ; comme ça, chaque fois qu’elle boira, ce verre lui dira : « c’est le petit que j’ai sauvé !… » et ça fera plaisir à tous les deux.
Bien pensé, mon p’tiot ; faut lui porter ça.
Qui, moi ?… Oh ! non… non !
Comment ?
Non, vous !… vous, vous lui porterez !… moi, voyez-vous, j’oserais pas la regarder en face. Quand on a été vu tout nu par une demoiselle, et que c’est pas voulu, on a trop honte.
Jean-Lou, t’as de l’orgueil !
J’aime pas me faire remarquer.
Il retourne à son crochet dans l’intention de ranger son précieux cadeau.Eh bien, c’est comme ça que tu travailles, flâneur ?
J’ai fini, monsieur l’Abbé.
Qu’est-ce que tu montrais-là, à la Mariette ?
Oh ! c’est rien d’intéressant, monsieur l’abbé.
C’est un cadeau qu’il voulait offrir à la demoiselle du château en manière de reconnaissance.
Ah ?… voyons !
Oh ! monsieur l’Abbé !…
Allons ! allons !
Te fais donc pas prier.
Oh ! pour ce que c’est… !
Ah ! mais c’est bien, ça !
C’est simple.
« À ma sauveteuse, son sauveté. »
- Il s’incline avec un sourire légèrement ironique.
Ça peut aller ?
Mon Dieu !… c’est du français du cœur.
Ah ! oui, du cœur…
Alors, c’est parfait. Qu’est-ce que c’est que cette chose-là, cette espèce de brioche qui est au milieu.
C’est mademoiselle !
Et moi à côté.
Mes compliments, Jean-Lou, c’est tout à fait gentil.
Ah, bien, je suis bien content, monsieur l’Abbé !
Il remonte au-dessus de la table pour ranger ses outils et se préparer au départ.
Je sors, la Mariotte.
Où est-ce que vous allez encore porter notre vin ?
Qu’est-ce que ça te fait ?… puisque nous n’en buvons ni l’un ni l’autre.
Possible ; mais quand il n’y en aura plus pour mettre dans les burettes, hein ? comment fera-t-on pour le Saint-Office, hein ?
Eh ! bien, on en fera venir d’autre « hein » ! Ne grogne pas. Je m’absente cinq minutes. Si madame la comtesse et sa famille arrivent pendant ce temps, dis-leur que je suis à deux pas, chez la Marie-Jeanne qui est accouchée ce matin ; qu’on veuille bien m’attendre, le temps que tu viennes me chercher.
Voilà donc où il va passer, notre vin : chez la Marie-Jeanne, une fille-mère !
Une mère, c’est tout ce que j’ai à savoir ! et une mère qui a d’autant plus besoin de moi que la place du mari est vide à son chevet, par conséquent… !
C’est bon, allez. Tout ce que je dirai ou rien…
Tu es bien aimable de me donner la permission.
- Il remonte. La Mariotte hausse les épaules et pendant ce qui suit rentre dans le presbytère en emportant ses ustensiles de ménage.
Je peux disposer, monsieur l’Abbé ?
Oui !… Ah ! Et puis, si tu vois ton oncle, dis-lui qu’il vienne réparer mon mur, là. (Il indique le côté droit de la scène.) Ces diables de gamins me l’ont dégradé en l’escaladant pour venir marauder dans mes espaliers ! Que diantre ! je leur laisse ma porte ouverte, ils pourraient bien se dispenser de détériorer ma clôture. Enfin ! va !
Oui, M. L’Abbé.
Scène II
Bonjour, monsieur le Curé.
Ah ! mademoiselle Huguette !…
Ah ! bien, justement… (voyant Jean-Lou qui cherche à s’esquiver et le rattrapant par son crochet avec le bec de corbin de sa canne.) Eh ! là, ne t’en va donc pas toi, là-bas.
Mais, monsieur l’Abbé…
J’arrive en avant-garde ; la famille me suit.
Parfait ! Tenez, mademoiselle Huguette, voici un petit gars qui n’ose pas vous dire qu’il a une surprise pour vous.
HUGUETTE
Pour moi ?
Allez. Jean-Lou.
Oh ! non ! non !
C’est-à-dire… Oh ! mademoiselle… c’est une bêtise, une façon de vous remercier bien faiblement.
Et de quoi, mon Dieu ?
Mais de… (Bien godiche.) C’est moi le noyé, mademoiselle.
Ah ! c’est vous que…
C’est moi, oui, mademoiselle… Jean-Lou, le vitrier…
Oh ! je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas… c’est que c’est la première fois que je vous vois… (Hésitant et baissant les yeux.) comme ça.
Oui, en effet…
Ils restent un instant décontenancés, n’osant se regarder ; à un moment donné leurs regards se rencontrent, ils rebaissent aussitôt les yeux.
Eh bien, c’est le moment d’y aller de ton offrande. (sur un ton un peu moqueur.) « À ma Sauveteuse, son sauveté ».
Oui. monsieur le curé, (À Huguette.) Alors, voilà, mademoiselle, si c’était un effet de votre bonté d’accepter ce modeste vase en souvenir de la chose…
Oh ! vous êtes bien aimable, monsieur Jean-Lou.
C’est pas bien beau.
Oh ! c’est très joli.
C’est simple.
Ça me touche profondément monsieur Jean-Lou.
Alors, vrai, mademoiselle, vous ne m’en voulez pas ?
Et de quoi donc, monsieur Jean-Lou ?
Oh ! pouvez-vous dire !
Si. si. je sais très bien que ce n’est pas comme ça qu’on se présente à une demoiselle… surtout qui n’est pas de votre monde.
Ce n’était pas de votre faute, monsieur Jean-Lou.
Sûr que ce n’était pas ma faute ! et il est évident que sur le moment on n’y a réfléchi ni l’un ni l’autre.
Oh ! non !
Seulement, quand après ça on se rencontre, on a beau faire : on pense, on se rappelle… et on se trouve tout gêné.
Oui.
Oh ! je le sens bien, allez.
Est-ce bête ! je vous aurais revu comme vous étiez la première fois, je ne sais pas, il me semble que ça m’aurait paru naturel…
J’aurais tout de même pas osé.
Non, évidemment !… aujourd’hui, je vous revois comme ça… et, je ne peux pas dire pourquoi ?… j’ai comme un peu de honte… ça me gêne…
C’est mon vêtement qui me fait remarquer.
Oh ! mais ça passera.
Faut l’espérer… Au revoir, mademoiselle.
Au revoir, monsieur Jean-Lou.
Et quand on se rencontrera… des fois… eh ! bien, alors, v’là tout, on ne se regardera pas, mais on saura que le cœur y est.
Oui, monsieur Jean-Lou.
Au revoir, Jean-Lou.
Brave petit gars tout de même.
Je crois que j’ai été stupide.
Mais non, mais non, ma chère enfant.
Si, si ! et je suis capable de lui avoir fait de la peine… Ah ! que c’est bête d’être bête comme ça !…
Elle remonte vers sa bicyclette et range pendant ce qui suit le verre que lui a donné Jean-Lou dans une sacoche en forme d étui suspendue au guidon de sa machine.
Scène III
Madame la comtesse.
Vous nous avez fait prier de venir…
Mais oui, madame. Bonjour, monsieur le marquis, bonjour, madame.
Bonjour, monsieur le curé.
Le marquis descend à la suite de la comtesse. Eugénie descend par la gauche.
Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? pourquoi cette convocation… officielle ?
Ah ! ça, madame !… je serais bien embarrassé pour vous le dire ; j’ai reçu une lettre de M. Maurice, m’annonçant son arrivée, et me priant, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient, de convier ici toute sa famille : je me suis conformé aux instructions.
Oh ! il n’y a aucune inquiétude à avoir : le ton de la lettre est enjoué ; M. Maurice y parle d’un grand bonheur.
Ah ?
Il a peut-être été nommé sergent.
Oh ! non ! Il n’est au régiment que depuis quinze jours ! À ce compte-là, il serait général à la fin de l’année. Ça ne va pas si vite.
Mais alors quoi ? Quoi ?
Ah !
Non, écoute ! Tu ne vas pas t’inquiéter, hein ? puisqu’il s’agit d’un bonheur, on peut attendre.
Tout en parlant, il quitte la comtesse et gagne jusqu’à Huguette.
C’est évident.
Mais oui, mais oui !… (À Eugénie.) Et M. Heurteloup. madame ? j’ai appris avec joie qu’il était tout à fait remis ; est-il vrai qu’il fasse aujourd’hui sa première sortie ?
Vous allez le voir tout à l’heure. Je l’ai laissé en train de s’habiller. Il vient même d’avoir une colère après moi !
Ah ?… Oh ! alors, il est tout à fait bien !
Tout à fait. Mais c’est égal, nous avons eu une rude alerte !
Pendant quelques jours, on a craint la fièvre muqueuse.
Heureusement, ça n’a été qu’une forte jaunisse.
Ah ! Tant mieux !
Ce pauvre M. Heurteloup !
Oh ! ne le plaignez pas : C’est le ciel qui l’a puni ! Aujourd’hui qu’il est sain et sauf, je déclare qu’il n’a eu que ce qu’il méritait ! Un homme, monsieur le curé, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession, et qui se débauchait avec des hétaïres.
Non, ce n’est pas possible !
Êtes-vous bien sûre, Eugénie ?
Si je suis sûre ! Il a avoué. Un peu plus, il concubinait !
Non ? Oh !… Heureusement que vous êtes arrivée à temps.
Un jour de plus, il était trop tard !
Oh !
Oh ! mais, maintenant, je l’ai à l’œil. D’ailleurs je le défie bien d’aller courir la prétentaine, avec la mesure que j’ai prise à son égard, pendant sa maladie !… aussi bien, je dois le dire pour son salut que pour sa pénitence !
Ah ! mon Dieu, quoi donc ?
Moi,… (Bien catégoriquement.) je l’ai voué au bleu !
Non ?
- À ce moment explosion de cris et de rires à la cantonade gauche et Heurteloup paraît se débattant contre une ribambelle de gamins qui le huent à qui mieux mieux.
Scène IV
Ah !
Heurteloup a franchi la grille, l’air furieux, la figure maussade.
Ah !
Voilà ce que tu me vaux, toi !
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Ah ! monsieur Heurteloup, que vous êtes drôle comme ça !
Vous avez l’air du prince Saphir.
Oui, en bien, je la trouve mauvaise ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Mes vêtements ? Qu’est-ce que tu as fait de tous mes vêtements ?
Je les ai distribués aux pauvres.
C’est trop fort ! tu t’imagines que je vais continuer à me promener comme un chienlit ?
Eh bien, tu resteras chez toi ! c’est autant de gagné.
Ah ! non, par exemple ! non !
Il n’y a pas à dire : « Ah ! non ! »… j’ai pris l’engagement, si tu revenais à la santé, de te vouer au bleu ; un engagement est un engagement.
Un engagement qu’on prend soi-même, soit ! Mais celui qu’on prend pour vous… ! (Se tournant vers l’abbé.) Monsieur le curé, vous allez me relever de ce vœu et sans tarder.
Mais, monsieur Heurteloup, je n’ai à vous relever de rien du tout, puisque ce n’est pas vous qui avez fait le vœu. Ah ! si madame Heurteloup le demande, elle…
Du tout, du tout ! Mais qu’est-ce qu’on dirait, lui qui, grâce à Dieu, a une réputation de piété, si on savait qu’après avoir dû son retour à la santé au vœu pris en son nom, monsieur s’en dégageait et en faisait litière !
Oui, oh !… ce serait grave !
Il est évident qu’un vœu… !
Oui ? Eh bien, je m’en moque.
Non, non !… il en a pour cinq ans ! (Après un temps.) on verra après.
Ah ! c’est comme ça !… Eh bien, non, entends-tu ; j’en ai assez de plier devant toi ! d’être sous le boisseau. Je secoue le joug, je relève la tête, je suis le maître à la fin !
Qu’est-ce que c’est ?
Oui, enfin… je dis…
En voilà assez !
- Elle remonte pour s’éloigner de son mari et redescend aussitôt et dans le même mouvement vers la comtesse (5) qui cause avec l’abbé (6).
Oh !
Ma pauvre victime !
Oh ! divorcer ! divorcer !… la pincer avec un amant !
Eugénie ? Oh !… elle ne voudrait jamais !
Ah !… et lui non plus !
Monsieur le curé, si vous avez à faire avec ces dames, je pourrais bien aller jusque chez la Marie-Jeanne lui porter les bouteilles.
Non, non, j’irai moi-même plus tard, merci.
La Marie-Jeanne ? Qui ? la petite vachère ?
Non ?
Voyez-vous ça !
Tiens, je ne savais pas qu’elle fût mariée ?
- Tout le monde reste un instant interloqué par l’intervention subite de la jeune fille.
Hein ?… la…
La… la vachère… oh ! euh !…
C’est-à-dire que… euh !…
Oui.
Voilà.
Ah ? bon, je comprends…
Rien ! rien !
Voilà !… voilà ce que ça amène, ces choses-là !
- Heurteloup, la pensée ailleurs, brutalement rappelé à la réalité par l’apostrophe de sa femme, la regarde ahuri, puis lève des yeux résignés au ciel, hausse les épaules, et va s’asseoir sur le banc devant le presbytère.
La pauvre petite est dans un dénuement complet ; rien qu’un pauvre grabat et personne auprès d’elle… Alors, j’allais luiporter…
Ah ! mais que ne le disiez-vous ? on ne peut pas la laisser ainsi : je vais la faire transporter à notre asile de Kénogant où elle trouvera auprès des bonnes sœurs tous les soins désirables, comme aussi tous les bons conseils qu’il est regrettable qu’on n’ait pu lui donner plus tôt.
Bien ! oui… mais un petit français de moins ; tout compte fait, je ne sais pas si ça ne vaut pas encore mieux comme ça.
Si vous voulez, ma tante, j’ai ma bicyclette, je puis pédaler jusqu’au château, c’est l’affaire de dix minutes.
C’est ça ; tu diras à Luc de faire le nécessaire pour le transport de la mère et du bébé.
J’y cours.
Que vous êtes charitable.
Laissez donc !… (changeant de ton.) La pauvre fille ! Qu’est-ce qui lui a encore fait ça ?
Est-ce qu’on sait !
Prenez garde. Eugénie ! vous accusez à la légère.
- Heurteloup qui s’est levé, descend d’un air distrait entre le marquis et Eugénie.
Je l’ai demandé à la petite ; c’est triste : elle ne le sait pas elle-même ! elle m’a répondu : « C’est un monsieur à bicyclette ! »
- Tout le monde hoche la tête, déplorant en silence. — Soudain un éclair traverse le cerveau d’Eugénie ; elle relève la tête ; « À bicyclette ! » ; — porte la tête à droite « est-ce que ce serait ?… — Regarde son mari fixement dans les yeux « toi ! » Tout ce jeu de scène muet doit durer exactement trois secondes ; ce sont en quelque sorte trois soubresauts successifs de la tête où Eugénie doit tout exprimer par la physionomie.
Quoi ? quoi ? tu ne vas pas encore me mettre ça sur le dos ! Il n’y a pas que moi en France qui aie une bicyclette.
C’est possible ! mais je constate que vous avez pour ce genre de sport un amour un peu trop marqué,
Écoutez, Eugénie, je vous jure que pour faire un enfant, la bicyclette…
Je vous en prie, Onfroy ! (À Heurteloup.) Dorénavant, vous me ferez le plaisir de restreindre un peu vos sorties à bicyclette.
Oh !
Allez ! au bleu aussi la bécane.
Ah ! le célibat ! le célibat !
- Ils remontent ensemble par la gauche de la table ; à ce moment, à la porte premier plan droit, paraît Jean-Lou.
Scène V
Te voilà revenu, toi.
C’est monsieur l’abbé de Plounidec qui m’envoie…
Ah ! bien justement, mesdames…
Oh ! chut !… (Confidentiellement.) Monsieur l’abbé est là en carriole ; il voudrait vous toucher deux mots en particulier avant de voir sa famille ; alors il vous fait prier, si elle est déjà arrivée, de l’éloigner…
Bon.
habilement.
Ha… habilement ?
habilement.
Nous ?
Pourquoi faire ?
Hein ?… je ne sais pas ! Tenez, j’ai… j’ai un poirier qui est assez curieux : il ne produit pas de poires.
Qu’est-ce qu’il produit ?
Rien du tout. Si ça vous intéressait… ?
Vous avez quelqu’un à recevoir !
À quoi avez-vous vu ça ?
Oh ! c’est difficile à deviner ! c’est Maurice, hein ?
Maurice, oui !
Comme vous êtes perspicace.
Et il VOUS a fait prier de nous éloigner.
Habilement, oui !
Que de mystères, mon Dieu ! Eh bien, plutôt que d’aller rendre visite à votre poirier qui ne donne pas de poires, je propose d’utiliser ces instants en poussant jusque chez la Marie-Jeanne ; on lui montrera qu’elle n’est pas tout à fait abandonnée. Cela va-t-il ?
Ça va.
Oh ! madame, comme vous êtes plus habile que moi.
Croyez-vous ? (aux autres, en se dirigeant vers le fond.) Allons !
Hein ? Quoi ?
Ça !… c’est rouge !
Oh !
Vous n’avez plus droit qu’au bleuet.
Ah ! et puis toi, je t’en prie, pas de tête hein ?
Scène VI
Là ! si tu veux prévenir monsieur l’abbé que je suis à sa disposition.
Ça ne sera pas long ! Il attend dans la ruelle !
Bon ! va !
Ehl monsieur l’abbé.
Voilà !
Le v’là !
Merci. Jean-Lou. (se précipitant dans les bras de l’abbé.) Bonjour, monsieur le curé.
Mon cher enfant ! Ça me fait plaisir de vous voir.
Et à moi donc ! (passant au (1) ; tout ce qui suit très chaud, très vibrant, très jeune.) Ah ! monsieur le curé, les joies que je viens d’éprouver en me retrouvant ici.. ! tous ces lieux que je connais depuis mon enfance, il me semble que je les vois avec d’autres yeux ! comme c’est beau, notre cher patelin.
C’est aujourd’hui que vous vous en apercevez ?
Oui ! c’est à croire que je n’ai jamais regardé !… j’ai toujours eu les yeux trop tournés à l’intérieur, alors, je ne voyais pas au dehors ! (Bien gosse.) C’est bien, la nature, vous savez.
Si c’est bien !
C’est ça qui nous prouve l’existence de Dieu !
Tiens !
Et à part ça, ça va bien ? la santé, oui ?
Ma parole, je ne vous reconnais pas : cette exubérance, cette gaieté… c’est le service militaire qui vous a transformé ainsi ?
Mais oui ! le service militaire et aussi…
Quoi ?
Je ne sais pas… un tas de choses ! (Brusquement, changeant de ton.) Où est ma famille ?
Vous aviez à me parler : je l’ai éloignée… habilement.
Bien !
Qu’avez-vous à me dire ?
Votre sentiment à vous demander sur un cas de conscience.
Et quoi donc ?
Un homme a aimé une femme ; ils sont tombés dans le péché ; cet homme estime cette femme : quel est son devoir ?
Mais cela ne souffre aucun doute ! Il doit réparer la faute par le mariage.
Mais pour qui me demandez-vous… ?
Chut !… chut !… je vous le dirai plus tard.
Je ne suppose pas que ce soit… ?
Chut, chut, chut ! plus tard, (changeant de ton.) Et, maintenant, monsieur le curé, (Avec pompe.) introduisez… la famille.
L’introduire ? Mais… elle n’est pas là ! il faut que j’aille la chercher…
Oh ! monsieur le curé, non ! s’il en est ainsi, je…
Laissez donc ! laissez donc ! Là où sont les vôtres, j’avais justement à aller.
Oh ! vraiment, je suis confus.
Dix minutes !
Scène VII
Entre !
Ah ! ça, m’expliqueras-tu ce que tout cela signifie ?… et ce que tu manigances ?
Taratata ! inutile, madame… Je ne vous dirai rien tant que je ne jugerai pas le moment venu. Vous m’avez promis de ne pas m’interroger, de vous en rapporter à moi, vous êtes à ma discrétion.
Mais je ne me reconnais pas moi-même. Il me semble que j’ai des années de jeunesse en retard, que j’existe pour la première fois. Assez longtemps j’ai vécu comprimé dans ma chrysalide, j’ai besoin d’étendre mes ailes et de voler éperdument. J’ai besoin de mon âge, j’ai besoin de vivre, j’ai besoin d’aimer.
Qu’il est loin le petit séminariste, à la soutane noire, dont le rigorisme m’imposait, dont la pureté me troublait !
Qu’il est loin l’être de vanité qui s’imaginait avoir en lui toutes les vertus du sacrifice ! Il a suffi d’un sourire de femme pour le ramener à la réalité et lui montrer qu’il n’était qu’un homme.
Regretterais-tu quelque chose ?
Ai-je l’air de quelqu’un qui éprouve des regrets ?
Oh ! monsieur l’abbé, vous !
Bonjour, la Mariotte !… Je vous présente ma bonne amie.
Jésus-Maria ! Est-ce vous, monsieur l’abbé, qui parlez ainsi ?
Ah ! c’est qu’il y a du nouveau, la Mariotte ! beaucoup de nouveau ! et je suis un vil pécheur comme tous les autres.
Mon Dieu, mon Dieu ! monsieur l’abbé est possédé du démon !
- Elle se signe avec un de ses artichauts et se précipite affolée dans le presbytère.
Voilà : je l’ai scandalisée, la Mariotte !
Tu te fais un jeu de ces choses aujourd’hui. Tu es bien comme ces petits collégiens tout fiers des premières grivoiseries qu’ils apprennent, qui les répètent à tout le monde pour bien montrer qu’ils ne sont plus innocents.
Tu crois ? c’est qu’en effet je suis le collégien en vacances, le petit soldat qui s’émancipe… (se levant, et allant à Étiennette.) Si tu voyais au régiment… ! les progrès que je fais… ! Je commence à jurer, ma chère amie ! je dis : « nom d’une pipe », « ventre de biche ». « mille tonnerres ».
Non ? Et puis quoi ?
Oh ! c’est tout ! Merci : (Dévotement sincère.) plus, ça offenserait le bon Dieu !
À la bonne heure !
Ah ! dis que tu n’es pas contente de nous sentir tous les deux ici ?
Non, ici ! à Plounidec ! où nous nous sommes vus pour la première fois.
C’est vrai, pourtant.
Regarde-la, la grande verte, la vilaine qui a failli t’enlever à moi.
Regarde-la, la grande verte, l’exquise, qui nous a donnés l’un à l’autre.
C’est vrai pourtant, je suis un ingrat. (Envoyant un baiser à l’océan.) Tiens, la mer ! (À Étiennette.) Tiens, toi !
Ah ! qu’il serait doux, de vivre ici tous les deux, toujours.
Oui ?… C’est ta pensée que tu dis là ?
Oh ! oui.
Et tu ne regretterais rien de ta vie de Paris ? de ton passé ? tu ne regarderais jamais en arrière ?
Tu sais bien qu’aujourd’hui, mon horizon, c’est toi.
Alors, si par hasard ce vœu se réalisait.. ?
Quoi ? vivre, ici, près de toi, toujours ?
Oui, et régulièrement, légitimement.
Malheureux ! Quels mots prononces-tu ? Ne joue pas avec ces choses-là ; c’est mal !
Pourquoi pas ? Est-ce que tu ne m’aimes pas ? Est-ce que je ne t’aime pas ?
Moi ! moi ! après ce que j’ai été, après ce que tu m’as connue ? voyons !
Allons, allons ! ne dis pas de folies !
Eh bien ! soit, mettons que c’est une folie ; je t’aime.
- Ils se tiennent longuement embrassés. À ce moment, au fond, on voit paraître Huguette à bicyclette. Elle saute de sa machine, s’apprête à entrer et soudain aperçoit le couple enlacé.
Ah !
Qu’est-ce que c’est ?
Huguette ! (Il se précipite vers la grille en appelant.) Huguette ! Huguette !
Oui, oui ! Tout de suite ! je reviens ! je reviens !
Oui.
Pourquoi se sauve-t-elle ?
Bien sûr elle nous a vus et sa pudeur de jeune fille s’est effarouchée.
C’est donc un spectacle si effrayant que celui de deux êtres qui s’aiment ?
Non, devant la nature, mais oui de par le monde.
Eh bien, vive la nature ! Je vous aime, madame !
Et moi aussi, monsieur !
- Maurice lui a pris la tête entre les deux mains et lui applique un long baiser sur les yeux. Sur ces deux dernières répliques, on a vu surgir la tête d’Huguette au-dessus du mur de droite.
Oh ! encore !
Et maintenant, madame, vous allez me faire le plaisir d’aller un peu vous recoiffer. Vous êtes tout ébouriffée.
Qu’est-ce que ça fait !
Tsse ! tsse ! je veux !… j’ai mes raisons… Dites que c’est de la vanité si vous voulez : je tiens à ce qu’on vous voie avec tous vos avantages.
Enfant ! va !
- L’un tenant la taille de l’autre, comme deux amants, ils sont entrés dans le presbytère. À peine ont-ils franchi le seuil de la maison, qu’Huguette qui ne les a pas perdus de l’œil, enjambe le mur, descend de long de l’échelle de fer fixée le long de la serre et gagne jusqu’à la fenêtre du presbytère pour épier le couple. Sa figure est mauvaise, ses traits sont contractés. Elle a un geste de rage. À ce moment paraissent sur la route l’abbé, la comtesse, le marquis, Eugénie et Heurteloup. En les voyant Huguette fait un effort sur elle-même ; se laisse tomber sur le banc et se compose un visage indifférent.
Scène VIII
Passez, mesdames ! passez, messieurs !
Pardon.
Ah ! te voilà, toi ! C’est toi qui laisses ta bicyclette contre le mur ? Tu veux donc qu’on te la vole ?
Oh ! il n’y a pas de danger. Je vais aller la reprendre.
Tu as été au château ?
Eh ! bien, et Maurice ? qu’est-ce que tu en as fait ?
Je ne sais pas, ma tante ! Il m’a semblé le voir entrer au presbytère comme j’arrivais.
Oui ? (Appelant.) Maurice !
Maurice ! Maurice !
Je vais chercher ma bicyclette.
- Elle gagne rapidement le fond, désireuse d’éviter une rencontre avec Maurice.
Maman !
Mon fils ! mon chéri, comme ça me fait plaisir !
Ma chère maman ! (au marquis qui est à sa droite.) Bonjour mon oncle ! (Allant à Eugénie qui est (4) à la gauche de la Comtesse (3). Bonjour Eugénie ! (id. à Heurteloup qui est devant l’arbre près de la brouette.) Bonjour Hector ! Oh ! le drôle de costume ! Pourquoi êtes-vous si céleste ?
Ne m’en parle pas ! on m’a voué à la vierge.
{{PersonnageD>|MAURICE|c| riant.}}
Non ?
Oui !… ça le change.
Mes compliments. (Retournant à sa mère. En passant jettant son chapeau sur le banc qui entoure l’arbre.)
Ma chère maman, j’ai prié monsieur le curé de vous réunir tous pour vous entretenir d’une décision grave que j’avais l’intention de prendre et pour laquelle j’avais besoin de votre avis (indiquant l’abbé qui est un peu au-dessus des autres.) ainsi que de celui de monsieur le curé.
Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?
- Tout le monde s’assied à l’exception de Maurice : la comtesse sur le fauteuil à droite de la table ; l’abbé sur le fauteuil qui est au-dessus, le marquis sur la chaise entre le banc et le perron, Eugénie sur le banc circulaire de l’arbre, Heurteloup sur la brouette. MAURICE, une fois tout le monde assis.
- Tout le monde s’assied à l’exception de Maurice : la comtesse sur le fauteuil à droite de la table ; l’abbé sur le fauteuil qui est au-dessus, le marquis sur la chaise entre le banc et le perron, Eugénie sur le banc circulaire de l’arbre, Heurteloup sur la brouette.
Maman, je vais sans doute vous causer une grande déception ; je renonce à ma carrière sacerdotale.
Toi !
Est-il possible !
Oui.
La voilà, l’influence néfaste de la caserne !
Non, Eugénie, non ! la caserne n’a rien à voir dans ma décision, croyez-le bien. Seulement, il m’a été donné de constater que je n’avais pas en moi les vertus suffisantes. la force de caractère nécessaire pour remplir dignement ma mission et rester à la hauteur du vœu que j’aurais prononcé. (Après un temps d’hésitation.) Et puis enfin, ma mère… je ne suis plus chaste !
Toi !
Oh !
Patatras !
Toi, mon enfant ! mon ange de pureté, d’innocence !
Il est loin, ma pauvre maman, votre ange de pureté, d’innocence. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un homme, et un homme aussi faible que tous les autres.
Voilà !… voilà !
C’est ça ! ça va encore être de ma faute.
Vous me pardonnerez, mes chers parents, et vous monsieur le curé… Ah ! Dieu sait que sincèrement j’avais cru à ma vocation ! parce que dès le plus jeune âge, j’avais été nourri dans les idées de religion, avec l’horreur qu’on m’avait enseignée du péché de la chair ; aussi quand je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, mon sang bouillonner dans mes veines, affluer à mes joues, je croyais bonnement que c’était là une manifestation de l’exaltation religieuse ! Aujourd’hui, ah !… aujourd’hui, j’ai compris… aujourd’hui, je sais ! (Allant s’asseoir sur le bras du fauteuil dans lequel sa mère est elle même assise et bien câlin avec elle.) Et ceci m’amène, maman, au grand point pour lequel je voulais vous parler. Maman, j’ai l’intention de me marier.
Hein ?
- Eugénie se lève anxieuse, suspendue aux lèvres de Maurice.
Te marier, toi ! Mais avec qui ? Avec qui ?
Avec celle que j’ai jugée digne d’être ma femme ; avec celle à qui vous avez vous-même témoigné votre sympathie, avec celle que j’aime enfin, (se levant.) avec madame de Marigny.
Madame de Marigny !
- Tout le monde s’est levé à l’exception d’Heurteloup qui semble dans les nuages. L’abbé est légèrement redescendu de façon à être devant la table. LA COMTESSE
- Tout le monde s’est levé à l’exception d’Heurteloup qui semble dans les nuages. L’abbé est légèrement redescendu de façon à être devant la table.
Qu’est-ce que tu dis ?
Tu veux épouser madame de Marigny ?
Tu veux épouser une cocotte ?
Ah ! Eugénie, je vous en prie.
Oh ! Ça va un peu loin ! Ça va un peu loin !
Ah ! ça, tu es fou ! tu perds la tête ! Ah ! non, par exemple ! Moi, vivante, jamais je ne consentirai.
Ma mère…
Voyons, mon enfant, tu n’y penses pas.
Ma mère, j’aime et j’estime madame de Marigny.
Mais, mon pauvre enfant, tu ne sais donc pas à quelle femme tu as affaire ?
Tu ne sais donc pas ce qu’elle a été ?
Je sais tout, mais je sais aussi ce qu’elle est aujourd’hui et cela me suffit.
Mon enfant, songe au scandale, toi, le comte de Plounidec !
Songe à ce que l’on dira !
Que m’importe l’opinion du monde ! j’ai ma conscience avec moi.
Oh !
Voyons, Maurice, je ne suis pas sujet à caution, moi, tu sais ! je suis un vieux libéral.
Mais justement, mon oncle, vous êtes un vieux libéral ; et pour me comprendre, il faut être un religieux. Je suis sûr que monsieur le curé me comprend, lui.
Hein ? euh ! je… certainement !… je… je vous comprends ; mais… je comprends aussi madame la comtesse et M. le Marquis.
Que vous me blâmiez, vous, je l’admets ! (Passant devant le marquis pour aller à sa mère.) mais toi, ma mère ! toi, qui pratiques la doctrine chrétienne ; toi qui m’as toujours prêché la pitié et le pardon… tout cela n’était donc que des mots ?
Entre le pardon et le mariage, il y a une marge.
Parce que ç’a été une pécheresse ?… mais n’en est-elle pas plus digne d’intérêt ? et la morale du Christ : « Il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé. »
Trop !… Elle a trop aimé !
Le Christ a pardonné à la Magdeleine, mais il ne l’a pas épousée.
Et puis enfin, il y a une chose qui est au-dessus de tout ça ! Entre Étiennette et moi, il y a eu le péché et dans un cas pareil, c’est le devoir de l’homme de réparer par le mariage.
Maison as-tu pris ra ?
Monsieur le curé me le confirmait encore tout à l’heure.
Permettez, je ne savais pas que dans l’espèce il s’agissait d’une personne qui…
Mais parbleu !… Ah ! si c’était une jeune fille que tu eusses détournée, bon !
Voilà !
Madame de Marigny !!
Mais, mon pauvre petit, si chaque fois que l’on a commis le péché, il fallait réparer par le mariage, mais tous les hommes seraient polygames.
Que voulez-vous, mon oncle, chacun sa morale.
- Il s’assied, boudeur, sur le fauteuil qu’occupait sa mère, le marquis à bout d arguments, lève les bras au ciel et remonte.
Non, c’est de la folie ! (à Heurteloup.) Mais, dis-lui donc, toi ! au lieu de rester muet comme une carpe !
Je ne me mêle pas des choses qui ne me regardent pas.
Alors, tu approuves ce mariage ?
Je n’approuve jamais le mariage !
Je suis pour le célibat ! (se levant et à pleine voix.) Vive le célibat !
Insolent !
Aïe, donc !
Et puis enfin, toute cette discussion est inutile… Si tu ne comprends pas certaines choses, c’est à moi d’avoir de la raison pour toi : Ce mariage ne se fera pas, parce que je ne le veux pas.
C’est bien, ma mère, je sais trop le respect que je vous dois pour aller à l’encontre de votre volonté. Mais je ne m’imaginais pas que par vous, j’aurais à choisir entre mes devoirs filiaux et ceux que me dicte ma conscience. C’est dur !
Mon pauvre petit, tu m’en veux ?
Non ! mais j’en souffre. Adieu, maman.
Tu pars ?
Oui… la carriole qui nous a amenés n’est peut-être pas encore dételée… Je dois rentrer au corps demain matin et alors !… (sentant qu’il va pleurer.) À tout à l’heure, maman.
- Il essuie une larme du revers de la main et gagne vivement la porte de droite ; sortie.
Pauvre petit, il s’en va le cœur brisé.
Que veux-tu, il y a des opérations nécessaires. Il faut savoir s’y résigner pour le bonheur de ceux qu’on aime.
C’est que c’est une opération au cœur, monsieur le marquis, et le cœur ne s’opère pas comme on veut.
Eh ! je sais bien.
Hélas !
Mais qu’est-ce qui se dégage donc de nous. mon Dieu ! que les hommes subissent ainsi notre empire ?
Ah ! non ! Écoutez-la !
Scène IX
À ce moment, Étiennette paraît sur le perron du presbytère.
Elle !
- Chacun esquisse le mouvement de remonter comme pour lui céder la place.
Ne vous en allez pas, madame.
Madame !…
Hein ?
Quoi, madame… ?
Il ne se fera pas !… laissez-moi seulement avoir un entretien avec votre fils… je crois que vous serez contente de moi.
Soit ! (Elle s’incline légèrement, passe devant Étiennette, gagne le perron, et une fois la troisième marche franchie, se retourne pour dire :) Pardonnez-moi d’être obligée de vous faire du mal.
Vous défendez votre fils, madame, il n’y a rien de plus respectable.
Merci.
- La comtesse entre dans le presbytère tandis qu’Étiennette remonte — Le marquis entre à la suite de la comtesse, suivi de l’abbé, suivi lui-même d’Heurteloup et d’Eugénie qui se chamaillent à voix basse. — Arrivé à la troisième marche l’abbé se retourne pour livrer passage au couple en discorde — Heurteloup qui marche en quelque sorte à reculons pour discuter avec sa femme, n’a pas vu le mouvement du curé, et va donner contre lui — le choc le renvoie sur sa femme, qui le repousse brutalement — après quoi ils entrent tous trois au presbytère — Étiennette qui au fond et face au presbytère, a regardé à distance tout ce jeu de scène, n’a pas aperçu Huguette qui est entrée sur ces entrefaites, avec sa bicyclette en main — En se retournant, elle se trouve nez à nez avec elle.
Oh ! pardon mademoiselle.
Oh ! vous ! vous ! je vous déteste !
Hein ? (Après un temps très lentement et avec un hochement de tête.) Ah ! Oui… oui, je comprends !
Scène X
Ma pauvre Étiennette !
Mon pauvre petit Maurice !
Oui.
Ah ! maman a été vraiment cruelle.
- Il dépose d’un geste accablé son chapeau près de lui sur le banc.
Ne l’accuse pas, Maurice ! À sa place, ayant un fils, j’aurais agi comme elle.
Oh !
Si ! si ! vois-tu, c’est un aveu qu’il faut avoir le courage de se faire à soi-même : nous ne sommes pas des femmes que l’on épouse. Nous sommes ici-bas pour donner du plaisir, pour donner de l’amour, il ne nous appartient pas de donner un foyer ; contentons-nous de notre rôle. J’aurai eu de toi le meilleur de toi-même, la fleur de ta jeunesse, tes premiers baisers, tes premières étreintes. Tu auras été le printemps, le sourire de ma vie ; et toujours de ton souvenir se dégagera pour moi comme un parfum d’amour qui embaumera jusqu’à mes vieux jours. Qu’ai-je le droit de demander de plus ? Ne suis-je pas parmi les heureuses ?
Étiennette, tes paroles me brisent le cœur.
Crois-tu qu’elles ne déchirent pas le mien ? Mais quand nous fermerons les yeux à la réalité, empêcherons-nous qu’elle soit ? Renonce à ce mariage, Maurice ! nous ne sommes pas des femmes qu’on épouse.
Mais tout cela, ce sont des conventions du monde ! Est-ce qu’il peut m’empêcher de t’aimer, le monde ? Est-ce qu’il pourra faire que je puisse aimer jamais une autre femme que toi ?
Enfant ! Tu parles bien comme un être qui aime pour la première fois et qui croit encore à l’éternité de l’amour ! Mais si j’étais assez démente pour accepter le bonheur que tu m’offres… avec tout ton cœur aujourd’hui, mais c’est toi, demain, qui ne me pardonnerais pas de n’avoir pas eu de la raison pour toi.
Je ne te juge pas mal, je te juge selon la nature des hommes. Crois-moi, mon cher aimé, (s’asseyant tout près de lui à sa droite.) il faut nous prendre pour ce que nous sommes : quelque chose, comme ces fleurs de luxe, voyantes et capiteuses, arrangées pour paraître, que l’on achète pour orner sa boutonnière, plus encore pour les autres que pour soi-même et que le soir venu, alors que déjà elles se flétrissent, on jette dans un coin, comme une chose dont on a pris tout ce qu’elle pouvait donner. La vérité, vois-tu, c’est la petite fleur, bien plus modeste, quelquefois sauvage, au parfum plus discret, mais si jolie ! si pure ! si délicate ! que votre œil découvre, que votre regard choisit et que votre main cueille sur la branche même qui l’a fait naître. Celle-là, vous l’aimez, parce que vous sentez que le premier vous l’avez vue, qu’elle n’est que pour vous. C’est cette petite fleur-là qu’il te faut, Maurice, cette petite fleur un peu sauvage, que ton œil n’a pas découverte et qui pourtant existe, ici, pas loin, à portée de ta main.
Ta cousine.
Huguette ?
Oui.
Elle ? la bonne histoire ! elle ne peut pas me sentir.
- En ce disant il s’est levé et boudeur remonte un peu vers le fond.
Crois-tu ?
J’en suis sûr.
Elle t’aime.
Elle te l’a dit ?
Peut-être pas précisément dans ces termes, mais enfin quelque chose d’approchant. Elle m’a dit : « Oh ! vous, vous, je vous déteste ! »
Eh bien ? pourquoi me déteste-t-elle, si ce n’est parce qu’elle sent que je possède le cœur de son Maurice qu’elle aime et qu’elle ne me pardonne pas de lui ravir. Épouse-là, mon aimé, c’est la femme qu’il te faut.
Étiennette, mais c’est fou. L’épouser, moi !… quand mon cœur est plein de toi, quand notre amour est encore tout récent… qu’il est dans toute sa force…
Oh ! mais non, mais non… je ne te demande pas de l’épouser tout de suite ! Oh ! non non… (Lui prenant amicalement les épaules entre les deux mains.) Je te demande simplement de te faire à cette idée, d’envisager cette perspective, pour plus tard, beaucoup plus tard ! dans un an… un an et demi.
Oh ! Dans un an, un an et demi… Alors nous avons le temps d’y penser…
- Tout en parlant il se dégage d’Étiennette et gagne le n° 2.
Bon, bon, soit ! puisque ça te fait plaisir, c’est entendu : dans un an !
Oh ! un an… un an et demi…
Ah ! Ah ! Tu vois !… Tu marchandes déjà !
- Ils remontent côte à côte vers le fond. À ce moment un incident invisible au public attire l’attention d’Étiennette.
Oh tiens ! Regarde un peu qui vient là ?
Huguette ! Qu’est-ce qu’elle a ?
- Pour observer en se dissimulant ils vont se réfugier derrière l’arbre, restant toujours visibles aux spectateurs.
Scène XI
Mais enfin, qu’est-ce que vous avez mademoiselle ?
Mais rien, quoi ! je n’ai rien.
Comment, rien ? Je vous trouve là au fond du jardin, pleurant à chaudes larmes.
Oh !
Attendez, je vais un peu aller trouver votre papa, pour qu’il voie clair dans tout ça.
Oh non non ! Je vous le défends !
Si si ! Je ne veux pas que vous ayez du chagrin, moi !
Oh ! n’avoir même pas la liberté de pleurer en paix !
Dis-lui un mot, voyons ! console-là !
- Maurice hésite un instant, puis se laissant persuader, va s’asseoir tout près d Huguette.
Tu pleures, Huguette ?
Hein ! Toi ! (Essuyant vivement ses yeux.) Non ! non !
Qu’est-ce que tu as ?
Rien. C’est nerveux !
Non ça n’est pas nerveux ! Tu as du chagrin. Est-ce vrai, ce qu’on m’a dit, que c’est à cause de moi ?
De toi ! Oh non !… non !
Ah ! n’est-ce pas, que ce n’est pas exact, (Avec un geste de la tête dans la direction d’Étiennette qui, elle, assiste à cet entretien, dissimulée par l’arbre.) ce qu’on voudrait me persuader, que soi-disant, tu m’aimerais ?
Ah ! (À Huguette.) Qu’au contraire, la vérité, c’est que plutôt, un peu d’antipathie…
D’antipathie ! Oh non… (pLus timidement.) non !
Non ?
Ah ! Maurice ! Maurice, laisse-moi !
Tu me repousses ?
Oh ! Que je suis malheureuse !
Huguette !
Oh ! toi ! toi… et cette femme !…
Hein ?
Quand je pense que tout à l’heure, là… Oh ! Je la hais !…
Vraiment !
Elle me disait que tu étais la femme qu’il me faut ! Que je devrais t’épouser !
Elle t’a dit cela, elle ?
Oui, elle m’a dit ça !
Est-il possible !… Oh ! Et moi qui croyais… qui me figurais !… (changeant de ton.) Oh ! oui, mais toi ! toi, tu as répondu non !
Moi ?… non, je n’ai pas répondu non.
Tu n’as pas répondu non !
Non, je n’ai pas répondu non !
Ah ! Maurice ! Maurice !… Si tu savais. je… la… la… ah ! ah !… (changeant brusquement de ton.) Attends-moi… Attends-moi !
Huguette !
Oui, oui, je reviens.
Eh bien ! Qu’est-ce qu’elle a ?
Et maintenant mon petit Maurice, il faut être bien raisonnable, et me laisser m’en aller.
Hein ! Tu pars ?
Je ne saurais rester davantage… Ma place n’est plus ici…
Oh ! mais, attends-moi ; je rentre avec toi…
Étiennette… !
Si, si ! Tu vas être bien mignon et faire ce que je te dis.
Étiennette, tu ne penses pas à me quitter… Tu rentres à Paris, mais une fois là-bas…
Mais oui, mais oui… Tu sais bien que je t’aime.
À demain alors.
À demain ! (Maurice tend les lèvres vers elle pour l’embrasser, elle le repousse doucement.) Allons ! allons ! sage !…
Étiennette !
Chut ! Chut ! Demain !
- Elle a gagné doucement à reculons jusqu’à la porte de droite. — Au moment de la franchir, à Maurice qui la regarde littéralement terrassé, elle envoie un baiser et sort. Elle n’est pas plus tôt dehors qu’Huguette paraît, tirant son père par la main ; à leur suite la Comtesse, l’Abbé, Eugénie et Heurteloup.
Scène XII
Viens papa ! Venez, ma tante ! Vous ne savez pas la nouvelle !… Maurice, m’a demandé ma main.
Moi !
Hein ?
Est-il possible !
Toi ! Mon enfant !
Comment maman, mais non !
Non ?…
Oh ! Si… si !… Il peut dire ce qu’il voudra !… À l’instant il s’est déclaré… alors… ! Ça m’est égal, maintenant que je sais que c’est la timidité.
Hein !
Ah ! mon enfant ! mon chéri ! Ce mariage-là, à la bonne heure.
Mais maman…
Ah ! Maurice ! Ça, oui ; voilà qui est bien !
Quoi ?
Mes compliments… Une union comme celle-là… !
- Il lui serre la main et remonte féliciter la comtesse.
Monsieur le curé… mais non !
Je ne suis pas pour le mariage… mais celui-là !…
Mais enfin !… (À lui-même, furieux.) Oh ! c’est trop fort !
Tu vois comme tout le monde est content.
Mon fils !… Dans mes bras !
Hein ?
Là ! dans les bras de papa !
Mon enfant ! mon gendre !
Bravo ! Bravo !
- Au milieu des applaudissements, on entend des « Très bien » « À la bonne heure… »
Mais ça y est ! On me marie alors ! on me marie !
Alors tu consens ?
Si je consens !… Je crois bien !
- Pendant ces dernières répliques, on a entendu à la cantonade le grelot d’un cheval. MAURICE, instinctivement, se précipitant vers la grille du fond et à part.
- Pendant ces dernières répliques, on a entendu à la cantonade le grelot d’un cheval.
Étiennette !
Aha !… (voyant Maurice qui, s’étant rendu compte que son mouvement a été remarqué, redescend un peu gêné, — reprenant sa phrase.) Je consens… mais pas tout de suite…
Ah ?
Oh !
Non… non !… Ce sont encore deux gamins ! … Maurice finira son service militaire… Pendant ce temps, Huguette se fera plus femme ! Dans un an… un an et demi…
Oui, oh ! bien, d’ici là !…
Je suis persuadé que Maurice se rangera à mon désir…
C’est ma volonté, oui !… oui !…
L’important, c’est de savoir qu’on s’épousera, n’est-ce pas ?
- Elle entraîne Maurice vers l’arbre sur le banc duquel ils s’asseyent.
Ah ! ça !… pourquoi ?… pourquoi tant de temps ?
Parce que ! (pour donner une raison.) Parce qu’ils ne sont mûrs ni l’un ni l’autre pour le mariage ; et puis… et puis enfin, parce que j’estime qu’en matière de fièvre, il ne faut jamais essayer de la faire rentrer… Il faut que ça sorte… et puis que ça passe.
Je ne comprends pas…
Oui, mais moi, je me comprends.
Allons, voilà un mariage que je bénirai, car j’espère bien qu’il se fera à Plounidec.
Est-ce qu’il faudra que j’y assiste en bleu ?
Naturellement !
Eh ! bien ! Elle est verte, celle-là !
Qu’est-ce que vous voulez, Heurteloup ? ça n’est pas rose tous les jours !
- ↑ Le M. (1) près d’Hug. (2) ; plus en scène E. 3, H. 4, la C. 5, l’A. 6.
- ↑ Le M. et H. au fond au-dessus du banc de gauche, — plus en scène E. la C., — plus bas devant le grand arbre l’ab. et J.-L.
- ↑ Maurice est en civil : blouse de chasse à trois plis et ceinture ; knickerbockers, le tout en étoffe anglaise. Legings et feutre mou.
- ↑ Le M. 2, Hug. 2, La C. 3, L’ab. 4, Eug. 5, Heurteloup, 6.